Introduction au titre I
p. 67-69
Texte intégral
1Bien que non apparente dans le plan de cette thèse, une distinction est peut-être décisive : celle des sources privées indépendantes de l’État et des sources privées acceptées, accueillies ou même « validées » par l’État130. Seulement cette dernière catégorisation ne pouvait-elle être pertinemment utilisée afin de présenter les sources du droit de la communication par internet dès lors que ces sources appartiennent rarement à l’une des deux sphères à l’exclusion de l’autre131. Par exemple, parmi les règlements d’origine privée, certains sont autonomes par rapport à l’État quand d’autres sont le fruit d’une incitation publique.
2Reste qu’une disposition privée dont les instances étatiques nient toute relevance juridique – c’est-à-dire qu’elles l’ignorent totalement – est incomparable à cette même disposition dont la portée juridique est reconnue par l’État, à travers quelque texte législatif et/ou quelque décision de justice132. L’« autorégulation » et la « corégulation » en vertu d’une « investiture étatique »133 comportent des sens très différents et même peut-être largement antinomiques aux yeux de l’État. Raymond Carré de Malberg ne professait-il pas que « l’État lui-même cesserait de subsister s’il pouvait s’établir chez lui, en vertu d’une puissance autre que la sienne, c’est-à-dire sans des habilitations venues de règles créées par ses propres organes, un système de normes pourvu de sanctions »134 ?
3Il est temps d’envisager plus en détails les sources privées du droit de la communication par internet, sous un angle formel, donc, et en recourant à une « taxinomie » ne pouvant rendre qu’imparfaitement justice de la réalité foncièrement hétéroclite de ces sources – on souligne combien les instruments de la régulation privée sont beaucoup plus complexes que ceux de la régulation étatique135. À ces fins, seront séparées les sources de règles générales (chapitre 1) et les sources de règles particulières ou individuelles (chapitre 2)136. Peut-être est-ce parmi ces diverses sources qu’il faut rechercher prioritairement les sources du « droit de demain ».
4Les règles à portée générale sont les plus emblématiques, à tel point qu’on y réduit souvent le domaine du droit – l’opinion selon laquelle la généralité de la règle serait un critère de sa juridicité est, semble-t-il, largement défendue137 et il est fréquemment affirmé que « la plupart des règles de droit sont des règles générales »138. Néanmoins, les règles à portée générale ne sont peut-être pas plus importantes que les règles à portée individuelle, lesquelles nourrissent le système juridique au quotidien et sans cesse et sont mécaniquement beaucoup plus nombreuses. Cela signifie aussi que le droit produit par l’État est peut-être moins essentiel que le droit produit par les organismes privés puisque les sources étatiques sont avant tout génératrices de règles générales quand, dans le cadre privé, ce sont surtout des règles individuelles qui sont établies. Le droit de la communication par internet, cependant, tend à remettre en cause cette dernière assertion puisque nombre des règles générales qui le constituent ont une origine privée. Ce qui est remarquable dans ce droit est autant l’identité de ses sources privées, dont certaines s’avèrent particulièrement originales, que l’importance quantitative des règles générales qu’elles édictent. Les sources privées paraissent bien participer du renouvellement des sources du droit autant sous l’angle qualitatif que sous l’angle quantitatif.
Notes de bas de page
130 La différenciation des sources privées indépendantes de l’État et des sources privées autorisées par l’État pourrait être importante à l’aune d’une approche davantage matérielle que formelle. Peut-être l’« État postmoderne » est-il celui qui ne s’obstine pas à nier la « relevance » des ordres normatifs privés et qui cherche, en l’acceptant, à mieux dominer et contrôler ceux-ci (cf., par exemple, J. Chevallier, « Vers un droit post-moderne ? Les transformations de la régulation juridique », RDP 1998, p. 677 s.) Toutefois, ce titre premier spécifiera les sources privées du droit au terme d’une approche formelle, en s’attachant aux divers types d’actes juridiques porteurs de normes.
131 Néanmoins, la coutume, en particulier, paraît intimement attachée aux sources indépendantes des institutions publiques. On observe, en effet, que « la coutume est un droit qui trouve son origine dans le corps social et non dans la volonté de la puissance publique ; un droit qui échappe ainsi à l’emprise de l’État. Et c’est bien pourquoi l’État moderne n’aime pas la coutume » (J.‑M. Carbasse, « Coutumes françaises », op. cit., p. 326). Mais y compris en matière de coutumes, il n’est pas rare que certaines d’entre elles, qualifiées de « secundum legem » par opposition aux coutumes « praeter legem » et, surtout, par opposition aux coutumes « contra legem », reçoivent une onction étatique, que le législateur leur confère expressément force juridique, lorsqu’il oblige les destinataires des normes législatives à se conformer aux « bonnes mœurs » ou même lorsqu’il se borne à édicter des lois supplétives.
132 M. van de Kerchove, « Les rapports entre systèmes juridiques : entre clôture et ouverture », in J.‑L. Bergel (dir.), Le plurijuridisme, PUAM (Aix-en-Provence), 2005, p. 50.
133 Réf. à S. Le Bris, L. Luther, « De l’autorégulation à l’investiture étatique : éléments de réflexion pour une réforme », in B. Feuillet le Mintier (dir.), De l’éthique au droit en passant par la régulation professionnelle, Mission de recherche droit et justice, 1999, p. 35 s.
134 R. Carré de Malberg, Confrontation de la théorie de la formation du droit par degrés avec les idées et les institutions consacrées par le droit positif français relativement à sa formation, Librairie du Recueil Sirey, 1933, p. 164.
135 L. Cohen-Tanugi, Le droit sans l’État, op. cit., p. 24.
136 Cela à la suite de Michel Virally selon qui « il existe deux grandes catégories de normes : celles qui ordonnent une seule relation juridique et celles qui peuvent en ordonner une pluralité indéfinie » (M. Virally, La pensée juridique, op. cit., p. 49 ; également, R. Capitant, L’illicite – t. I : L’impératif juridique, Dalloz, 1928, p. 59).
137 Comme le relevait, au milieu du xxe s., un auteur, « l’idée de la généralité, inhérente à la nature de la loi, [est] si bien adaptée aux catégories généralisatrices et simplificatrices de notre esprit que tous les juristes se la transmettent sans examen les uns aux autres » (H. Dupeyroux, « Sur la généralité de la loi », in Mélanges Raymond Carré de Malberg, Librairie du Recueil Sirey, 1933, p. 137 (cité par L. Charbonnel, La hiérarchie des normes conventionnelles : contribution à l’analyse normativiste du contrat, th., Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, 2010, p. 52)). Toutefois, ce n’est pas la règle de droit mais bien la règle en tant que telle que Carbonnier associait à la généralité, avec quelques auteurs selon lesquels toute règle serait générale quand une norme pourrait être aussi bien générale que particulière (J. Carbonnier, Théorie sociologique des sources du droit, Association corporative des étudiants en droit de l’Université Panthéon-Sorbonne, 1961, p. 80).
138 C. Larroumet, Droit civil – t. I : Introduction à l’étude du droit privé, 5e éd., Economica, coll. Droit civil, 2006, p. 16 (cité par L. Charbonnel, op. cit., p. 51).
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