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Préface

p. 9-11


Texte intégral

1Mlle Caroline SIFFREIN-BLANC a soutenu sa thèse l’année du centenaire de Claude Levi-Strauss (2008) et près de soixante ans après la première publication (1949) des “Structures élémentaires de la parenté” qu’il avait mises en système. Or ce livre qui a marqué une époque en est aussi le produit. Si pour Levi-Strauss, les structures élémentaires de la parenté sont des formes de systèmes matrimoniaux organisant, selon un petit nombre de modèles, l’échange des femmes entre les groupes, c’est que 1’ anthropologie de la parenté telle que la conçoit Levi-Strauss est une anthropologie de l’alliance entre groupes sociaux, l’ interdit de l’inceste obligeant à chercher femme hors de son groupe. Dans la pensée du père de l’anthropologie structurale, la parenté et l’alliance ne sont pas, comme dans le vocabulaire des juristes, deux espèces différentes de liens de famille : selon la théorie levi-straussienne de l’échange, c’est l’alliance qui structure la parenté.

2Le juriste qui s’essaye modestement à étudier aujourd’hui la parenté en droit civil français et qui est sensible aux maîtres à penser extérieurs à sa discipline se sent à la fois écrasé par la haute figure de Levi-Strauss et gêné par le décalage entre les anthropologies de la parenté de type structuraliste et les réalités, disons, “de terrain”, auxquelles est confronté le droit de la famille au début du xxieme siècle : conjugalités “de fait” et partenariats, démariage, recompositions familiales, familles monoparentales, assistance médicale à la procréation, gestation pour autrui, unions de personnes de même sexe, “homoparentalité”, formulation d’un nouvel interdit (le clonage reproductif, qualifié de crime contre l’espèce humaine) tandis que l’interdit immémorial de l’inceste est, lui, relativisé par un arrêt célèbre de la Cour EDH (13 sept.2005, B.L. c/Royaume-Uni, RTDciv.2005, p. 735, obs. J. p. Marguénaud ; Dr. fam. 2005, n°234 obs. A. Gouttenoire et M. Lamarche)....

3Il n’est tout simplement plus possible de retenir, à tout le moins, il n’est plus possible de défendre de manière exclusive, un système de parenté dont l’unique clé de voûte soit l’alliance institutionnelle par excellence, autrement dit le mariage. C’est le premier signe de déconstruction du système ; la parenté se “désinstitutionnalise”. Elle se désinstitutionnalise au point que le juriste qui, que cela lui plaise ou non, le constate, en vient à se demander si ce n’est pas le modèle anthropologique des systèmes de parenté structurés par l’alliance matrimoniale qui aurait cessé, hélas, d.’être complètement pertinent. Pour le dire simplement, le juriste qui écrit aujourd’hui une thèse sur la parenté n’écrit pas une thèse sur les liens découlant du mariage ou même plus généralement des diverses formes de conjugalités. Il écrit une thèse sur la filiation, une thèse selon laquelle, essentiellement, c’est la filiation qui fait la famille. Comme il n’y a, semble-t-il jamais rien de nouveau : sous le soleil, le juriste qui consacre une étude critique à la parenté croit faire retour à une anthropologie “pré-lévi-straussienne”, l’anthropologie des groupes de filiation, qui, à travers Radcliffe-Brown, remonte aux travaux de William Rivers (Kinship an social organization, Cambridge, 1914 ; v.aussi L.Barry, “La parenté” ; Gallimard, 2008, spéc. p. 33 et s, et p. 50 et s).

4Malheureusement, même si le système de parenté qui apparaît déconstruit repose davantage sur la descendance que sur 1’alliance, c’est toujours par un constat de déconstruction qu’ une étude critique du droit civil français de la parenté est forcée de commencer. Sans doute la déconstruction paraît-elle affecter davantage l’entrée en parenté, la manière d’intégrer le groupe familial, que la vie en parenté, la manière de se comporter à l’intérieur du groupe. Mais ce serait une simplification probablement abusive, de croire que le droit civil pourrait se limiter à n’être qu’un droit de “l’apparentement”, de la fondation biologique et/ou sociale du lien (filiation par le sang, filiation adoptive). La manière de se conduire comme père ou mère, fils ou fille, n’est pas simplement un jardin secret de la vie en famille, une sorte de non-droit ; c’est aussi un réseau d’obligations juridiques et la déconstruction de l’entrée en parenté se répercute par une déconstruction des obligations et des conduites entre parents et enfants.

5Heureusement, il n’est pas inévitable d’adhérer à la théorie de la catastrophe, au scénario de l’effondrement suivi de la pénible reconstruction sur les décombres : toute déconstruction est déjà une reconstruction en train de se faire. La parenté est à la fois une histoire dont on se souvient et une histoire qui advient, à la fois une mémoire généalogique et une succession générationnelle, une narration et une édification. Nous pourrions dire (en détournant une formule fameuse, empruntée à Jean-Paul Sartre) que la parenté nous permet d’être à la fois ce qu’on a fait de nous et ce que nous faisons de ce qu’on a fait de nous. C’est pourquoi il est terriblement important de ne pas oublier que l’engendrement ne doit pas être appauvri en le réduisant à un processus strictement biologique, voire, horreur ultime, à une pure technique de reproduction (clonage). L’engendrement est aussi un engagement. Même ce que l’on appelle, par schématisation, la parenté biologique, est culturellement déterminée. Un auteur américain a pu écrire que la pure parenté biologique n’est nullement de l’ordre du fait : à strictement parler, cela “n’existe” pas, “there is no such thing as kinship” (David M. Schneider, “A critic of the Study of Kinship”, 1984, Univ. of Michigan Press). Pour véritablement “exister”, pour vivre une vie véritable, il faut que la parenté réponde à une volonté d’être père, mère, fils, fille et il faut qu’elle corresponde à une certaine idée de ce que cela implique, à une certaine représentation (v. C. Ghasarian, “Introduction à l’étude de la parenté”, Seuil,1996, p. 246 et s).

6Le juriste qui tient ce discours accepte, tout à fait sciemment d’être critiqué en tant que thuriféraire de ce que la parenté doit ou devrait être, en tant que défenseur de la parenté officielle, en tant que gardien du temple (comp. p. Bourdieu “la parenté comme représentation et comme volonté” in “Esquisse d’une théorie de la pratique éd. Droz, 1972 et “Le sens pratique”, éd. de Minuit, 1980, spéc. p. 279 et s. ; v. aussi C. Ghasarian, op. Et loc. Cit). Le juriste est habitué à ce qu’on le caricature. A vrai dire, il est plus lucide qu’il ne paraît. Il se rend, par exemple, très bien compte de ce que des parentés qui furent officieuses deviennent officielles (fin de la distinction filiation légitime – filiation naturelle ; bientôt, peut-être, fin de l’interdiction du contrat de “location d’utérus”) ou réclament de le devenir (homoparentalité). Le juriste n’ignore pas les pratiques et les stratégies, ne restent pas sourd aux groupes de pression. Il ne renonce pas pour autant à chercher des critères possibles, Mlle Siffrein-Blanc, dans la thèse qu’on va lire, ne fait pas mystère de sa préférence pour la volonté fermement fondée par une éthique de responsabilité, autrement dit pour la correspondance intime et, s’il se peut, indéfectible, entre la volonté d’être parent et la représentation qu’on se fait de la parenté, pourvu que cette représentation ne soit pas en contradiction radicale avec les caractères, exclusif, sexué, généalogique et pérenne qui aux yeux de Mlle Siffrein-Blanc sont les conditions de viabilité d’un système juridique de parenté.

7On ne veut pas décrire ici, par le menu, le contenu de la thèse de Caroline Siffrein-Blanc, mais laisser le lecteur pressentir ses richesses et lui donner l’envie de les découvrir. Ce que Maurice Godelier appelle les “Métamorphoses de la parenté” (Fayard,2004) mérite un essai juridique qui ne soit ni la reprise stérile du thème du déclin du droit, ni une polémique dirigée contre les aspirations ou les revendications des uns ou des autres. Nous espérons que le lecteur va maintenant apprécier, selon ses mérites, l’une des formes possibles d’un tel essai.

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