L’ADN environnemental et la détection de la vie marine
p. 49-55
Résumé
Le recensement des peuplements d’organismes marins est indispensable à une bonne gestion des ressources et à la mise en place, le cas échéant, de mesures de protection appropriées. Aujourd’hui, cette connaissance est principalement basée sur des observations et des inventaires visuels en plongée ou des captures. Cependant on sait qu‘un nombre non négligeable d’espèces, rares ou dissimulées dans des zones parfois difficiles d’accès, échappent à ces observations et rendent les inventaires actuels peu exhaustifs et complexes à mettre en œuvre. Or tous les organismes vivants laissent une trace ADN dans leur environnement qui révèle leur présence ou leur passage récent, et permet d’identifier potentiellement chaque espèce.
Texte intégral
« L’utilisation de l’ADNe pour la surveillance de l’Océan et la collecte de données n’en est qu’à ses débuts… »
Unesco, 2021.
Introduction
1La connaissance des espèces et de leur distribution est une étape primordiale à la gestion écologique d’un territoire, qu’il soit terrestre ou aquatique, ainsi qu’à la mise en place de mesures de conservation de la biodiversité. Ces mesures de protection environnementale, qu’elles soient ciblées ou étendues, sont décidées in fine par les instances administratives et politiques des pays concernés, et celles-ci vont découler des nombreuses données récoltées sur le terrain par les spécialistes, à la demande même des gestionnaires et décideurs. Une gestion efficace requiert donc un inventaire préliminaire précis et exhaustif des populations, surtout celles à faible densité. La détection de ces populations est habituellement basée sur des méthodes de capture ou des comptages visuels ou acoustiques. Or cette surveillance traditionnelle est particulièrement chronophage et coûteuse en milieu aquatique. Les résultats des inventaires vont également fortement dépendre de la présence/absence des individus vagiles (c’est-à-dire ceux capables de se déplacer) au moment précis du comptage sur site, introduisant des biais conséquents dans l’interprétation des observations. Ainsi, la non-détection d’une espèce sur un site donné ne présage en rien de son absence sur ce site. De plus, la qualité et l’exhaustivité des inventaires vont dépendre fortement de l’expertise taxonomique des biologistes impliqués dans ces suivis, ce domaine d’expertise tendant à se raréfier de nos jours par manque de spécialistes en systématique.
Une alternative moléculaire aux méthodes traditionnelles : l’ADNe
2Le terme d’« ADN environnemental » (ou ADNe) est défini comme étant l’ADN pouvant être extrait d’échantillons environnementaux tels que le sol, l’eau ou même l’air, sans avoir besoin d’isoler au préalable les individus cibles. Les prémices de cette approche ont été imaginées pour la première fois dans les années 80 par des microbiologistes qui ne pouvaient cultiver toute la diversité des microbes en laboratoire1. La technique a réellement émergé dans les années 2000, avec diverses études menées sur les microorganismes présents dans le sol, les sédiments et dans l’eau2. Ce n’est qu’ensuite que les études ont été étendues à la meiofaune puis à la macrofaune3. Cette technique de détection des espèces par ADNe est maintenant aussi bien utilisée pour les milieux terrestres (avec entre autres l’analyse des fèces, des poils et d’échantillons de sol), que pour les milieux aquatiques par simple prélèvement d’eau ou de sédiment.
3La détection de l’ADN extracellulaire d’un organisme dans un environnement témoigne de la présence actuelle, récente ou beaucoup plus ancienne de cet organisme dans le milieu échantillonné. En effet, selon la nature du substrat, l’ADNe peut persister plusieurs centaines de milliers d’années dans des carottes de glace4 ou ne persister que quelques heures à quelques jours en milieu aquatique, la durée exacte étant dépendante des paramètres biotiques (présence de microorganismes qui vont dégrader les molécules d’ADN pour s’en nourrir) et abiotiques de l’environnement comme l’exposition aux rayons UV, l’acidité et la température des sols ou de l’eau5. En milieu aquatique, l’ADN génomique libéré est rapidement dégradé par l’action combinée des UV et des micro-organismes, ce qui représente à la fois un inconvénient (perte du signal) et un avantage (non-accumulation et stabilité des signaux). La présence de courtes séquences d’ADN spécifiques à une espèce dans le prélèvement va donc témoigner de sa présence physique récente aux abords du site d’échantillonnage sans nécessité d’observation directe ou de capture.
4Ainsi, cette approche originale de détection a été utilisée pour confirmer par exemple la présence ou l’absence d’espèces invasives comme la grenouille taureau dans les cours d’eau du sud-ouest de la France6.
5Les séquences d’ADN présentes dans le milieu constituent donc, après prélèvement de l’échantillon environnemental et analyse en laboratoire par des techniques de biologie moléculaire et de bioinformatique, une véritable signature génétique associée à un individu ou une population.
Extraction et traitement de l’ADNe en laboratoire
6L’ADN retrouvé dans un échantillon environnemental peut être présent sous plusieurs formes : ADN cellulaire (organisme complet dans le cas des micro-organismes, cellules de peau, muqueuses, poils, gamètes, etc.), ADN extracellulaire libre (suite à une dégradation des cellules) ou associé à de la matière organique et inorganique. Le devenir de cet ADN dépend essentiellement des conditions environnementales et sa durée de préservation extrêmement variable selon le milieu. La stabilité de l’ADN extracellulaire peut être altérée par des enzymes qui le dégradent. C’est le cas par exemple des nucléases qui sont rejetées accidentellement dans le milieu lors de la rupture des membranes cellulaires, ou intentionnellement par certaines bactéries qui se nourrissent des éléments constituant la molécule d’ADN. La température est aussi un facteur limitant la bonne conservation des séquences, et des températures supérieures à 60°C peuvent les dénaturer. A contrario, des températures basses et stables comme on peut les retrouver dans le pergisol permettent de maintenir les molécules d’ADN intactes sur de longues périodes. Ainsi, il a été possible de déceler les traces d’ADN d’un mammouth conservé dans la glace et disparu depuis 15 000 ans7. La conservation des échantillons dans des conditions adaptées après prélèvement sur le terrain est donc primordiale afin d’assurer la stabilité des séquences d’ADN. L’emploi de tampons de conservation à base de substances chimiques et solvants empêchant l’action des nucléases est ainsi parfois utile.
7L’extraction de l’ADN présent dans les échantillons a lieu en laboratoire spécialisé afin d’éviter au maximum les contaminations croisées et la dégradation des ADN, en utilisant les techniques de la biologie moléculaire qui permettent d’isoler et séparer les molécules d’ADN des autres constituants cellulaires ou contaminants environnementaux.
8Après isolement des molécules d’ADN, une amplification des séquences recherchées par réaction de polymérase en chaîne (Polymerase Chain Reaction : PCR) est réalisée grâce à des amorces spécifiques qui vont initier la synthèse de l’ADN. Ces amorces sont précisément choisies, soit pour permettre l’amplification de séquences d’ADN propre à une espèce donnée, dans le cas d’une détection ciblée de cette espèce, soit pour amplifier toutes les séquences présentes ou conservées entre différentes espèces afin de recenser un maximum d’espèces et taxons présents sur site.
9Suite à cette étape d’amplification, les brins d’ADN obtenus sont séquencés en masse par des approches de séquençage à haut débit NGS (Next-Generation Sequencing) qui permettent d’obtenir rapidement et à coût modéré plusieurs millions de séquences.
10Enfin, le tri et la comparaison des séquences obtenues avec des séquences connues présentes dans les bases de données d’ADN collaboratives publiques (Genbank, NCBI) ou privées vont permettre, dans le meilleur des cas, d’identifier précisément les séquences environnementales et ainsi révéler la présence des espèces associées au site d’échantillonnage.
Contraintes et limites de l’approche ADNe
11Le protocole de récolte des échantillons est certainement l’étape clé qui va conditionner l’obtention de résultats exploitables. Un protocole fiable et reproductible, pertinent avec la recherche des espèces considérées doit être mis en œuvre. En théorie, la probabilité de retrouver l’ADN d’une espèce présente sur un site dans un échantillon va dépendre fortement de l’abondance de cette espèce et de son mode de vie, de la taille des individus ainsi que des conditions environnementales. Les quantités d’échantillons nécessaires à l’analyse (volume d’eau par exemple) va donc dépendre de ces différents facteurs. Ainsi, une espèce rare qui ne laissera que peu d’ADN dans son environnement aura peu de chance d’être détectée si les volumes d’échantillonnage sont inadaptés et pourra être considérée comme faussement absente après analyse (faux-négatif).
12De même une attention toute particulière doit être portée aux possibilités de contamination accidentelles des échantillons par un apport d’ADN exogène lors de la collecte et du traitement des prélèvements. En laboratoire, où plusieurs échantillons de diverses origines peuvent être traités de façon concomitante ou même en décalé, il est indispensable d’avoir recours aux bonnes pratiques de laboratoire et à des systèmes de décontamination des surfaces et des matériels utilisés afin de limiter au maximum les contaminations croisées et la détection d’espèces non présentes (faux-positif).
13Certaines erreurs (substitution d’une base par une autre par exemple) introduites dans les séquences lors des étapes d’amplification et/ou de séquençage de l’ADN peuvent également venir fausser l’interprétation des résultats.
14Une limite de taille à l’identification des séquences, mais qui devrait s’estomper au fil des ans, est le manque de séquences de référence disponibles dans les bases de données. En effet, l’identification exhaustive de toutes les espèces présentes sur un site nécessite de disposer au préalable de toutes les séquences de référence. Si elles ont été pertinemment choisies, deux séquences ADNe divergentes après séquençage, vont définir deux taxons ou espèces différentes. L’identification exacte dépendra ensuite de la présence et de la concordance de ces séquences avec celles de la banque de données. En revanche, tant que ces bases ne seront pas complètes, il existera toujours une incertitude sur la possibilité que deux séquences totalement identiques n’appartiennent en définitive à deux espèces proches. Le choix des séquences a priori, ainsi que la complétude des bases de références génétiques, restent à ce jour une contrainte forte liée à cette méthode de détection.
15Par ailleurs, il est pour le moment impossible de pouvoir différencier exclusivement par l’approche ADNe le stade de développement ou de vie des individus, puisque ceux-ci possèdent le même patrimoine génétique quel que soit leur âge (œuf, larve, juvénile ou adulte). De même, cette méthode moléculaire qui permet de révéler avec une quasi-certitude la présence et l’identité d’une espèce sur un site ne permet toujours pas, à l’heure actuelle, de quantifier précisément les peuplements. Il est cependant possible, dans certains cas et pour certaines espèces, notamment grâce au nombre de séquences retrouvées dans l’échantillon, d’avoir une idée de l’abondance d’une espèce (semi-quantification).
16Enfin, il est important de prendre en compte tous les aléas et contraintes de dispersion des ADN relâchés dans le milieu, comme cela peut être le cas pour les cours d’eau et les océans dont les courants peuvent déplacer les signaux moléculaires sur plusieurs kilomètres.
Adaptation de la méthode au milieu marin
17En milieu marin, l’étude des espèces par extraction de leur ADN est réalisée depuis plusieurs décennies chez les micro-organismes comme les virus, bactéries et eucaryotes unicellulaires microscopiques. Il s’agit d’ailleurs de la seule approche permettant d’appréhender dans sa globalité la diversité des micro-organismes marins, une approche plus connue sous le terme de métagénomique8. Cependant, cette méthode n’a été étendue que très récemment à la détection des macro-organismes (poissons et mammifères marins) pour des questions de sensibilité des techniques utilisées et de développement accru des méthodes de séquençage de nouvelle génération.
18À présent, un nombre exponentiel d’études est mené pour appliquer la méthode de l’ADN environnemental au milieu marin, qui reste un des milieux les plus compliqué à appréhender en termes de recensement de biodiversité par les méthodes traditionnelles. Il représente pourtant l’un des compartiments essentiels de notre biosphère dont la biodiversité est sans nul doute largement sous-estimée. Tous les groupes biologiques sont désormais scrutés par l’approche ADNe : des microorganismes (bactéries, virus, archées, zoo et phytoplanctons) jusqu’à la macrofaune (poissons osseux, requins, mammifères marins) en passant par les invertébrés, les plantes marines et les algues. De même, tous les habitats marins sont concernés par cette approche de recensement des peuplements : habitats côtiers, hauturiers, extrêmes profonds comme les abysses ou d’intérêt écologique particulier comme les lagons, récifs coralliens, mangroves, environnements tropicaux ou arctiques, etc. Sa mise au point en ce qui concerne l’environnement marin présente toutefois une difficulté supplémentaire : la dilution et la dispersion des traces d’ADN par les courants.
19Du fait de l’environnement particulièrement complexe et ouvert que représente le milieu marin et du faible rapport biomasse/volume d’eau, la dilution de l’ADNe est importante, ce qui implique des quantités d’ADN exploitables très faibles. Cependant et malgré les nombreuses contraintes liées à l’environnement marin, la faisabilité de cette méthode est effective.
20Un exemple de détection de la faune marine particulièrement parlant est celui de diverses espèces de requins en Nouvelle Calédonie9. Jusqu’à présent ces espèces étaient décrites et filmées par les plongeurs en scaphandre. Cela nécessite de nombreuses heures de plongée et d’analyse de vidéos « appâtées » réalisées sur de longues périodes de temps. Dans cette étude comparative, il aura pourtant suffi de prélever une vingtaine d’échantillons d’eau de mer (2 L) en à peine deux semaines pour permettre l’identification de 44 % d’espèces de requins supplémentaires sur la zone, par rapport aux méthodes classiques d’inventaire visuel en plongée ou vidéo, pour lesquels l’effort représente plus de 2 500 plongées et près de 400 heures de film. De plus 6 espèces de requins sur 13 n’ont été détectées que grâce à l’ADN, et il s’agit des espèces les plus menacées.
21La méthode de l’ADNe en milieu marin se veut donc prometteuse mais reste à développer et à optimiser sur plusieurs plans. L’ultime aboutissement d’une telle méthode de détection et qui concerne l’aspect quantitatif : la possibilité de corréler les signaux génétiques avec la biomasse ou l’abondance des organismes à détecter représenterait une avancée considérable dans les techniques de surveillance de la biodiversité.
22En résumé, pouvoir détecter indirectement n’importe quel organisme marin par les traces d’ADN qu’il laisse transitoirement derrière lui (telle une empreinte) est une percée méthodologique dans le domaine de la biologie marine, qui offre une multitude d’applications telles que :
Méthode de détection non invasive à fort potentiel pour les inventaires de biodiversité ;
Surveillance d’espèces rares, discrètes ou menacées ;
Détection précoce et suivi d’espèces invasives ;
Support et aide aux méthodes conventionnelles d’inventaire ou de recensement de la biodiversité ;
Suivi de la dynamique des populations marines et des stocks ;
Appréciation des services écosystémiques potentiels de sites naturels ;
Évaluation d’un état zéro et suivi de l’évolution des communautés biologiques sur des sites sensibles (lagunes, estuaires, zones de rejet de stations d’épuration), réhabilités (récifs artificiels) ou aménagés (ports, ouvrages de défense) ;
Suivi de l’efficacité et choix d’aires marines protégées ;
Paléobiologie et reconstitution de populations ancestrales, etc.
23La méthode de l’ADN environnemental constitue donc un outil innovant de détection et d’identification des espèces marines. Cet outil qui permet d’évaluer la biodiversité dans sa globalité, ou au contraire d’aller cibler certaines espèces d’intérêt particulier comme les espèces cryptiques, les espèces halieutiques d’intérêt économique, ou les espèces menacées et invasives, présente deux avantages majeurs sur les techniques de surveillance conventionnelles : une sensibilité accrue qui va de pair avec un coût réduit. D’une part, un inventaire basé sur la détection de l’ADN surpasse actuellement les méthodes biologiques classiques de surveillance en termes de nombre d’espèces détectées. D’autre part, le prix du séquençage de l’ADN ne cessant de chuter, générer des données exploitables à partir d’échantillons environnementaux est devenu de plus en plus abordable.
24Cette méthode non invasive permettra à terme de fournir des données précises et exhaustives aux gestionnaires de territoires maritimes – institutionnels, AMP, politiques et scientifiques – pour apporter une aide à la décision en termes de gestion et de protection des écosystèmes marins.
Notes de bas de page
1 A. Ogram et al., « The extraction and purification of microbial DNA from sediments », Journal of microbiological methods, 7(2-3), p. 57-66.
2 M. R. Rondon et al., « Cloning the soil metagenome : a strategy for accessing the genetic and functional diversity of uncultured microorganisms », Applied and environmental microbiology 66.6 (2000) : p. 2541-2547.
3 P. Bhadury et al., « Development and evaluation of a DNA-barcoding approach for the rapid identification of nematodes », Marine Ecology Progress Series 320 (2006) : p. 1-9 ; G. F. Ficetola et al., « Species detection using environmental DNA from water samples », Biology letters 4.4 (2008) : p. 423-425. ; A. Valentini et al., « Next-generation monitoring of aquatic biodiversity using environmental DNA metabarcoding », Molecular ecology 25.4 (2016) : 929-942.
4 E. Willerslev et al., « Ancient biomolecules from deep ice cores reveal a forested southern Greenland », Science 317.5834 (2007) : p. 111-114.
5 T. Dejean et al., « Persistence of environmental DNA in freshwater ecosystems », PloS one 6.8 (2011) : e23398.
6 G. F. Ficetola et al., op. cit.
7 E. Willerslev et al., « Diverse plant and animal genetic records from Holocene and Pleistocene sediments », Science 300.5620 (2003) : p. 791-795.
8 J. C. Venter et al., « Environmental genome shotgun sequencing of the Sargasso Sea », Science 304.5667 (2004) : p. 66-74.
9 G. Boussarie et al., « Environmental DNA illuminates the dark diversity of sharks », Science advances 4.5 (2018) : eaap9661.
Auteur
Directeur Scientifique de l’Institut Océanographique Paul Ricard
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sources complémentaires du droit d’auteur français
Le juge, l’Administration, les usages et le droit d’auteur
Xavier Près
2004
Compensation écologique
De l'expérience d'ITER à la recherche d'un modèle
Virginie Mercier et Stéphanie Brunengo-Basso (dir.)
2016
La mer Méditerranée
Changement climatique et ressources durables
Marie-Luce Demeester et Virginie Mercier (dir.)
2022