Justice digitale deux ans après
p. 103-111
Texte intégral
1Tout livre est un instantané pris sur une situation en constante évolution, et Justice digitale n’échappe évidemment pas à la règle. Si nous devions nous prêter à l’exercice consistant à nous demander ce qui a changé au cours des deux années écoulées depuis la publication du livre en avril 2018, que retiendrions-nous ?
I. Point d’arrivée
2Rappelons le point auquel nous étions arrivés il y a deux ans. La digitalisation du droit devait s’analyser comme une révolution graphique liée à l’apparition de l’informatique, qui affectait en profondeur l’idée même de légalité. Trois étapes pouvaient ainsi être distinguées dans ce processus de digitalisation du droit ayant chacune un impact sur la notion de légalité. Cette dernière notion ne se confond pas avec le droit dans la mesure où elle renvoie aux conditions de production du droit non pas d’un point de vue social comme le fait la sociologie du droit, mais d’un point de vue anthropologique et sémiotique : elle désigne autant les contraintes sémiotiques que les usages sociaux qui se joignent pour conférer du sens à des textes et plus généralement à des pratiques sociales. La légalité n’est pas l’apanage du droit mais appartient à toute création culturelle : celle-ci relève des formes symboliques au sens que donne à ce mot Ernst Cassirer, c’est-à‑dire « des sortes de lois, des règles que l’esprit humain se donne à lui-même dans un continuel processus de formation de soi par soi qui est l’essence de la culture »1.
3Dans la première étape, la digitalisation, qui appréhende le droit sous sa forme textuelle, a ouvert des perspectives infinies de mobilisation et de circulation d’informations qui étaient autrefois consignées dans des recueils difficilement accessibles (autant par leur forme que par leur langue). La traduction informatique des différents textes juridiques (d’origine législative, réglementaire ou jurisprudentielle) changeait le travail des professionnels du droit mais aussi l’accès au droit pour les citoyens. Chacun pensait toutefois que cette facilitation offerte par la digitalisation n’affectait pas le sens du droit dont la « légalité » demeurait immuable. C’était sous-estimer la force du traitement informatique qui repose sur une étape centrale au cours de laquelle le texte est encodé et transformé en suite de nombres. Même s’il réapparaît sous forme textuelle aux usagers, la digitalisation résulte d’une transcription dans des langages informatiques qui échappent à la lecture au sens habituel du terme. La digitalisation du droit soulève un problème majeur de lisibilité qui bouleverse la construction sociale des textes juridiques partagés au sein d’une communauté et donc leur sens. Avec sa digitalisation, les conditions d’écriture et de lisibilité du droit sont modifiées, et nous voulions attirer l’attention sur cette évolution grosse de transformations à court et à long terme des conditions sociales et non pas seulement technologiques du droit. Nous aurions pu nous en tenir à ce constat pour le déplorer ou nous en féliciter comme beaucoup le font aujourd’hui, mais nous avons voulu approfondir les conséquences anthropologiques des conditions d’écriture et de lisibilité du droit sur la notion de légalité elle-même. Il fallait donc mieux saisir l’articulation nouvelle entre lisibilité et légalité. Il fallait se garder d’imputer les conséquences anthropologiques de cette nouvelle articulation à la seule technologie informatique en lui prêtant une agentivité propre, comme la vulgate technophile le suggère. Pour cette dernière, en effet, un changement technologique a mécaniquement des effets sur le contenu de la connaissance produite2. Nous insistions au contraire sur la nature sociale du changement en cours, la technologie n’étant qu’une facette importante de ce changement mais n’ayant pas de pouvoirs quasi magiques. C’est pourquoi nous avons envisagé la situation nouvelle comme une compétition entre deux formes de légalité émanant de deux formes graphiques radicalement différentes : celle de la loi comme texte et celle de la loi comme codage.
4La légalité propre au droit considéré comme texte était liée à un contexte social devenu à peu près invisible à force de nous être familier. Il dépendait de toutes sortes d’institutions allant des tribunaux à l’université en passant par le Parlement, mais il était également tributaire d’un niveau d’alphabétisation des citoyens qui avait augmenté dans les deux derniers siècles comme jamais auparavant, rendant possibles une lecture de la loi par tous et donc leur participation à la vie publique. Cette légalité reposait sur un échange implicite : à l’écriture de la loi par les représentants politiques épaulés par la technique juridique émanant de professionnels à l’autorité reconnue répondait sa lecture par des citoyens alphabétisés. Le contenu du droit était ainsi modifié par la volonté politique mais aussi par la pratique des professionnels qui en complétait la signification et par la réception des citoyens. Écriture et lecture se renvoyaient l’une à l’autre en permettant une circulation du sens et donc une élaboration commune incrémentale reposant sur des acteurs aux rôles sociaux clairement définis, sur les citoyens et sur des institutions pérennes. Le codage du droit défait un tel appariement : les citoyens mais aussi les juristes, même les plus habitués à la haute technicité du langage juridique, se retrouvent subitement analphabètes devant le codage des textes légaux, et personne, pas même les programmeurs de métier d’ailleurs, ne peut suivre pas à pas les milliards d’opérations nécessaires à l’exécution d’un logiciel servant à l’extraction d’une information juridique (ce qui est d’ailleurs le cas pour tout logiciel, juridique ou pas).
5Une fois dissipée l’illusion d’une simple traduction informatique des textes de droit, il nous fallait définir une deuxième étape partant du constat que l’informatique ne renouvelait pas seulement les conditions de lisibilité – et d’illisibilité – du droit mais aussi celles de son écriture même. Le cycle lecture-écriture qui, jusqu’à présent, définissait le destin social de la loi et des rôles sociaux afférents était bouleversé, ce qui provoquait une crise inédite. Pour la comprendre, il fallait partir de l’approche de Clarisse Herrenschmidt3, selon laquelle l’informatique était l’étape actuelle dans la très longue histoire de l’écriture en Occident, et donc se plonger dans l’épistémologie de l’informatique et de sa place dans l’histoire de l’écriture en croisant linguistique, anthropologie et épistémologie.
6D’un point de vue épistémologique, l’informatique se définit comme un ensemble de règles formelles d’écriture et de réécriture, règles qui sont exclusivement indexées sur des nombres et dont on délègue l’effectuation à une machine à calculer, l’ordinateur. Du point de vue strictement graphique, il s’agit ainsi d’une nouvelle façon d’écrire et de réécrire des caractères encodés par des nombres, qu’il s’agisse de caractères d’instructions permettant la bonne marche des étapes du logiciel ou de caractères de contenu, c’est-à‑dire les informations proprement dites, en l’occurrence les textes légaux. Or, la possibilité d’une réécriture des caractères dépend en particulier de choix effectués par l’application réitérable d’une règle logique de type « si… alors » : de ce fait, le logiciel acquiert une autonomie dans le traitement de l’écriture puisqu’il peut de lui-même faire varier ce qu’il écrit en fonction des données de contenu qui lui sont fournies. L’écriture ne dépend donc plus exclusivement d’une intervention humaine, ce qui est un changement radical dont nous mesurons encore mal la portée, sauf à nous réfugier dans un imaginaire de robots pensants et de transhumanité. Pour éviter ce piège, nous avons tenté de nous référer strictement à l’écriture et à l’autonomie de l’écriture. Il faut se méfier d’un prétendu « matérialisme » de la pensée qui estime que l’informatique dévoile les conditions matérielles de l’effectuation de la pensée, alors qu’au contraire, pensons-nous, c’est plutôt l’aspect immatériel de l’écriture, c’est-à‑dire ce qui se rapporte au logiciel, qui dépossède les êtres humains de leur capacité à être tenus pour responsables de ce qu’ils écrivent en brisant le cycle de lecture-écriture qui rendait jusqu’à présent toute légalité collective possible. Nous soutenions donc que le codage, en révolutionnant à la fois la lecture et l’écriture, avait des conséquences directes sur la légalité juridique sans pour autant faire de la technologie du codage la cause unique de ce changement. Le changement était avant tout sémiotique en ce qu’il affectait le rapport collectif aux signes. Il nous semblait essentiel de prendre conscience que la loi devenait illisible pour les citoyens d’une part, et qu’elle n’était plus intégralement rédigée par les professionnels du droit de l’autre. La légalité du droit sous ce régime de codage devenait de ce fait problématique puisqu’elle se situait partiellement hors de la sphère du jugement et des institutions permettant la production de celui-ci et qu’elle n’était donc plus fondée sur un ordre politique plongeant ses racines dans une histoire partagée. Le codage ne permet plus l’élaboration d’un sens commun selon nos canons millénaires. Il prétend en effet pouvoir se déployer hors de toute socialité en remettant en question par là les fondements anthropologiques de l’ordre juridique. Cette nouvelle légalité exigeait dès lors une investigation anthropologique avant de lui reconnaître une efficacité quelconque dans le règlement des conflits sociaux, à l’instar des professionnels du droit qui avaient rapidement perçu cette difficulté.
7Le fameux article de Lawrence Lessig « Code is law »4 exprimait bien la nouvelle compétition s’établissant entre les deux légalités. D’ailleurs, la publication de 2000 employait le terme de « cyber-espace », qu’il mettait en tension avec l’espace traditionnel des institutions juridiques. L’article de Lessig, à bien des égards fondateur, laissait entendre que le « cyber-espace »5 était encore structuré comme l’espace d’une société. Lessig restait ainsi marqué par l’« ancien monde » du droit, celui de la loi comme texte, du cycle de lecture-écriture permettant à des humains à vivre en société dans un espace historique donné. À la différence du juriste américain, nous tenions que si l’informatique était bien l’étape la plus récente dans la longue histoire de l’écriture, la spécificité de ce nouvel ordre graphique au fondement de l’informatique était essentiellement logique et non spatiale6, et que c’était la raison pour laquelle la continuité du cycle de lecture-écriture n’était plus assurée. Point de « cyber-espace », donc, contrairement à ce que laissait entendre Lessig, mais seulement des effets d’une écriture logique hors de tout espace sociohistorique jusqu’ici nécessaire à la construction collective de la légalité commune par des institutions sociales. Le conflit des légalités texte / codage avait ainsi pour origine un conflit graphique ; il manifestait la difficile articulation entre l’espace socialement institué et une écriture anonyme hors de tout espace, résultant de l’effectuation d’opérations illisibles qui ne pouvaient pas être immédiatement intégrées à la parole commune et au dialogue entre des individus incarnés.
8Si le passage au digital via la traduction numérique posait toutes sortes de difficultés (en particulier du fait que la maintenance des logiciels exigeait un coût très élevé et qu’il n’était donc pas certain que la réduction des coûts et les gains de productivité pourtant promis fussent toujours assurés), nous étions aussi intimement convaincus qu’il n’y avait pas de retour en arrière : le droit devenait désormais un système mi-textuel, mi-digital et, de ce point de vue, il ressemblait de plus en plus à un texte mathématique dans lequel le formel et le non-formel se côtoient. Juridiquement, le problème que posait le caractère duel d’un système de ce type tenait au fait que la légalité n’y était plus uniformément définie. À la distinction tranchée du fait et du droit permettant la constitution d’un jugement à partir d’une norme collectivement instituée par le droit comme texte, le droit comme codage substituait une approche très différente de la légalité : il devenait possible au moyen de logiciels appropriés de faire l’analyse détaillée des façons variées dont le droit serait appliqué pour des affaires pour lesquelles on avait au préalable repéré une certaine ressemblance. On en déduisait non pas exactement des normes permettant l’exercice du jugement mais des tendances générales pouvant s’appliquer avant tout jugement rendu sur une affaire particulière. La norme juridique tendait de ce fait à se confondre avec un simple éventail statistique de probabilités et servait non pas tellement à dire le droit mais à l’inclure dans un calcul de coût / bénéfice qui n’était plus de nature juridique mais stratégique. Le calcul statistique sur des données aussi massives que possible permettait de révéler une raison jusqu’alors inconnue dans les jugements rendus ; en matière de politique pénale, il permettait l’agrégation des comportements et donc de déjouer à l’avance l’apparition des plus déviants (pour des raisons de coût / bénéfice exclusivement). D’une norme entendue comme tiers-garant hors du jeu des échanges et les rendant possibles, il n’était plus question.
9Ce point de vue réaliste nous conduisait à reformuler la question dans les termes suivants : comment réintégrer la partie du droit devenue digitale dans un espace assurant la reconnaissance mutuelle d’acteurs ayant des rôles sociaux distribués par une autorité tierce symboliquement instituée au niveau politique ? Le problème demeure aujourd’hui et il est loin d’être résolu, mais on peut supposer qu’il sera traité à l’avenir par une hybridation plus poussée des groupes sociaux des juristes et des informaticiens qui rendra possible une meilleure circulation entre les deux niveaux – le droit comme texte et le droit comme codage – en vue de restaurer une relative continuité entre les deux. Cela devrait déboucher sur la production de logiciels juridiques résultant de cette hybridation en espérant que celle-ci construira un sens de la justice dans un nouveau contexte où le cycle de la lecture-écriture aura profondément changé.
10Est-ce là le fin mot de l’histoire ? Nous avions remarqué dès la publication de Justice digitale en avril 2018 que la digitalisation croissante des rapports sociaux tendait à instituer un monde d’emblée digital qui rendait partiellement caduques les deux étapes précédentes, celle de la traduction numérique de la loi comme celle de l’hybridation entre loi comme texte et loi comme codage. C’est ce point qui nous paraît devoir être particulièrement retravaillé aujourd’hui.
II. Nouveau départ
11À la simple facilitation de l’accès aux textes juridiques par le biais de leur digitalisation (première étape) a donc succédé une hybridation du texte et du codage produisant une légalité mixte d’un nouveau genre (deuxième étape). Se dessine désormais une troisième étape qui se veut plus radicale que les précédentes et qui consiste à tenter de se passer de la loi comme texte en s’en tenant exclusivement à la loi comme codage. Cette digitalisation totale du droit est-elle possible et, si oui, quelle forme prend-elle ?
12L’idée en soi n’est pas nouvelle : il s’agit d’un vieux rêve leibnizien7 que nous avions décrit dans Justice digitale comme « une révolution dans la révolution » et que nous avions limité à la technique de la blockchain sans en décrire encore pleinement la portée à la fois épistémologique et anthropologique. Voyons tout d’abord l’aspect épistémologique.
13Même si nous avions commencé à le faire dans les deux premiers chapitres de Justice digitale, il vaut mieux préciser ici un certain nombre de traits concernant l’idée de codage pour comprendre les effets que cette idée peut avoir aujourd’hui sur le droit. L’idée de codage a permis de caractériser la notion de calcul numérique : calculer n’est finalement rien d’autre qu’écrire une suite de caractères en opérant une transformation sur eux grâce à d’autres caractères servant d’instructions. Le point capital dans cette opération de codage vient de ce que le nombre conçu comme suite de caractères est seulement le résultat d’une manipulation de caractères : autrement dit, le nombre n’est pas défini en soi, c’est l’opération de calcul qui le caractérise comme nombre. Le paradigme du calcul tel qu’il a été exporté dans des champs d’activité multiples – dont le droit – via l’informatique consiste donc, de façon contre-intuitive, à partir des opérations de calcul pour définir les objets calculés, c’est-à‑dire à définir les objets au moyen des opérations qui permettent de le faire. La circularité d’un tel raisonnement est patente mais produit deux résultats épistémologiques fondamentaux : l’automatisation du calcul et son extension indéfinie. Si, en effet, c’est l’opération qui définit le contenu sur lequel elle opère, il semble possible de s’en tenir à l’opération du calcul pour définir tous les objets qui relèveront par nature du calcul. On comprend dès lors l’ubiquité actuelle de la notion de calcul : en se définissant comme opération, une activité, quelle qu’elle soit, institue un régime de traitement entièrement indépendant de l’extériorité et qui paraît indéfiniment extensible, sans limites.
14Du point de vue anthropologique, les conséquences sur le droit sont immenses parce que le droit comme codage n’a plus qu’une existence opératoire : ce qui définit alors la légalité du droit comme codage, c’est son opérativité, son contenu ne se distinguant plus de sa mise en forme opératoire relevant du calcul. Cette opérativité passe par un préalable, le rejet de toute forme d’autorité symbolique servant de médiation aux rapports sociaux : les rapports sociaux tels qu’ils se développent dans la justice, l’éducation, l’économie et même le langage doivent désormais pouvoir être gérés sur le mode du calcul sans faire appel à un tiers symbolique préalable, porteur d’un sens hérité et survivant aux transactions actuelles pour peser sur celles à venir. L’avènement d’un droit conçu comme codage réduit à son opérativité explique ainsi au moins deux formes nouvelles prises par le droit qui ne vont d’ailleurs pas dans la même direction : les plates-formes juridiques qui proposent des services juridiques en ligne d’une part, et les applications juridiques de la blockchain de l’autre. Remarquons qu’aucune de ces nouvelles formes n’est d’origine exclusivement juridique puisqu’elles configurent aussi d’autres types d’activités : les données juridiques n’ont plus aucune spécificité particulière à cette étape, et seul le traitement qui leur est fait diffère d’autres activités, selon les logiciels utilisés.
15L’apparition de plates-formes juridiques témoigne de ce mouvement vers le droit comme codage dans la mesure où elles visent à régler les conflits avant qu’ils ne soient arbitrés par la justice sous la forme du droit comme texte : moyennant une catégorisation préalable des cas analogues, il deviendrait possible de les regrouper et de faire en sorte que la compétence des experts ne soit pas limitée à une affaire particulière mais puisse être indéfiniment réitérée par le biais d’un logiciel. Certains conflits peuvent sans doute être traités automatiquement parce qu’ils ne mobilisent que très peu le témoignage humain : outre les excès de vitesse très faciles à contrôler par radar puisqu’il s’agit seulement de mesurer le dépassement d’un seuil, on peut imaginer d’autres conflits (reposant sur des questions très factuelles comme une livraison non effectuée ou une branche d’arbre dépassant d’une propriété) qui pourraient également être traités par le biais de logiciels capables de géolocaliser et d’horodater des situations en vue de les authentifier pour servir de preuve. La restriction de l’offre publique de justice (par une réforme de la carte judiciaire notamment) et le désengagement progressif de l’État (en France mais sans doute aussi ailleurs) seraient censés être compensés par les plates-formes auxquelles les plaignants auraient accès via les applications mobiles. La question de leur homologation par une autorité compétente reste cependant ouverte car, loin de supprimer définitivement les intermédiaires symboliques sclérosants, les plates-formes deviennent elles-mêmes des intermédiaires et visent même à être le seul reconnu.
16Aujourd’hui, la tension est vive entre un droit-codage « ubérisé » et la volonté via les réseaux de blockchain de se défaire intégralement de tout ce qui pourrait reconstituer des intermédiaires. L’opérativité est en effet poussée à la limite dans le cas de la blockchain. Constituant un réseau fermé entre des individus mutuellement cooptés, les transactions en son sein sont censées être de nature purement opératoire et ne nécessiter aucune extériorité, et surtout pas celle d’un tiers terme symbolique ayant capacité à dire le droit. Ce réseau vise alors trois buts : l’équité pour tous les membres, l’absence de biais générateur de corruption et la prédictibilité absolue du résultat de toute transaction. Ce qui semble être une utopie égalitariste laisse bien des questions ouvertes8. Le logiciel qui contrôle un réseau de blockchain ne peut pas être garanti sans bugs pour des raisons théoriques très précises : quand se produit un bug logiciel sur le réseau, qui le répare ? Qui décide d’opérer une mise à jour du logiciel quand une faille de sécurité est décelée ? Et surtout, qui est habilité à prendre la décision de modifier le logiciel ou à supprimer une transaction fallacieuse s’il n’y a aucune institution prévue à cet effet qui rendrait légitime une telle intervention ?
17Les questions sociales les plus classiques, on le voit, risquent de resurgir quand on cherche à les éliminer en proposant une solution exclusivement technique pour gérer les conflits humains. Il faut se rendre à l’évidence : il y a du non-écrit (entendons du non-calculable) dans le droit comme partout d’ailleurs dans la nature. Le grand apport de Turing est de l’avoir démontré en fondant la théorie de la calculabilité qui sert de base à l’informatique. Le rapport entre écrit et non-écrit et la construction collective du sens ne relèvent pas d’emblée de l’écriture.
18Il faudrait s’interroger pour finir sur les raisons sociologiques qui poussent à ignorer ce qui constitue pourtant le fondement théorique de la théorie de la calculabilité et à l’amputer des limites a priori dont elle s’est dotée et qui portent précisément sur le non-calculable. Il y aurait là matière à une enquête passionnante qui allierait l’imaginaire contemporain à la volonté de fonder un ordre social mécanique. Mais c’est une autre histoire.
Notes de bas de page
1 J. Lacoste, préface à Ernst Cassirer, Rousseau, Kant, Goethe, traduit de l’allemand par J. Lacoste, Paris, Belin, 2011, p. 15.
2 Nous nous opposions donc radicalement à l’idée d’un rapport causal entre l’apparition d’une technique et des changements dans le contenu du savoir car cette causalité n’est pas corroborée par l’histoire des techniques. Nous nous appuyions pour ce faire sur l’exemple développé par D. Piotrowski dans L’hypertextualité ou la pratique formelle du sens (Paris, Champion, 2004, p. 70 et s.) sur le cas du rapport codex / volumen dans l’histoire du livre : l’auteur montre que le livre (codex), apparu au ier siècle de notre ère, ne supplanta définitivement le rouleau (volumen) que mille ans plus tard. Les conséquences d’un changement technique, en particulier dans le cas d’une technologie du texte comme le livre, ne relèvent pas d’une causalité mécanique ; ce changement rend plutôt possibles un certain nombre de potentialités qui peuvent finir par s’exercer selon des conditions sociales particulières, quelquefois lointaines. Pourquoi le « Plan calcul » fut-il un échec industriel et Airbus le succès que l’on sait ? Sûrement pas du fait d’une agentivité intrinsèque à la technologie déployée qui aurait des incidences directes sur le type de production que celle-ci rendait possible.
3 On la trouve dans son ouvrage Les trois écritures : langue, nombre, code, Paris, Gallimard, 2007.
4 L. Lessig, « Code is law », Harvard Magazine, 2000. En ligne : https://harvardmagazine.com/2000/01/code-is-law-html.
5 Il fut d’abord utilisé par l’auteur de roman d’anticipation William Gibson dans son roman Neuromancien de 1984, p. 128 : « Une représentation graphique de données abstraites des banques contenues dans chaque ordinateur du système humain. Complexité impensable. Lignes de lumière étendues dans le non-espace de l’esprit, groupes et constellations de données. »
6 Il faut remonter à ce qu’il est convenu d’appeler la « crise des fondements » en mathématiques au début du xxe siècle pour en saisir la portée : le lien entre la géométrie et la description de la nature avait été brisé à partir du moment où des systèmes axiomatiques contradictoires entre eux mais ayant chacun leur propre cohérence interne avaient vu le jour – aucun n’avait de préséance pour décrire la nature physique. Mais la conséquence était que le lien « naturel » entre géométrie (euclidienne) et réalité physique était à tout jamais brisé et que le pouvoir rendant possible une description mathématique de la nature n’avait plus aucun fondement.
7 Remarquons qu’il est d’usage de se référer aux essais de formalisation du droit qui parcourent l’œuvre de Leibniz comme d’une œuvre pionnière. On oublie généralement que cette œuvre est nettement plus contrastée et qu’il a lui-même critiqué ses propres tentatives en ce sens.
8 Cf. les travaux d’Angela Walch présentés au séminaire « Blockchain and procedural law : law and justice in the age of disintermediation » (Max Planck Institute, Luxembourg, 15 novembre 2019). Voir en particulier « Deconstructing “decentralization” : exploring the core claim of crypto systems », in C. Brummer (ed.), Crypto Assets : Legal and Monetary Perspectives, Oxford, Oxford University Press, 2019. En ligne : https://ssrn.com/abstract =3326244.
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