Questions de droit liées à la recherche sur la chanson
L’exemple du réseau de recherche « Chanson. Les ondes du monde »
p. 89-100
Texte intégral
1La Convention organisée par le Laboratoire Interdisciplinaire en Droit des Médias et des Mutations Sociales (LID2MS) en partenariat avec la SACEM est l’occasion de poser quelques questions concernant la recherche sur la chanson1 et de faire progresser l’idée que le développement d’une telle recherche est devenu indispensable pour patrimonialiser la chanson de façon professionnelle et rigoureuse. Je propose d’en parler du point de vue des Lettres et sciences humaines, mais en montrant que le domaine de la chanson, comme objet de recherche, concerne finalement l’ensemble des disciplines. Et si toutes les disciplines sont amenées à prendre en compte cet objet artistique devenu culte, il va de soi que cette recherche doit être bien comprise par les représentants des droits des auteurs – auteurs que les chercheurs défendent comme eux en prenant au sérieux leur production artistique. Nous l’illustrerons par l’exemple du réseau de recherche que nous avons créé à l’Université d’Aix-Marseille en 2015 et commencerons par décrire ses actions. Cela nous permettra dans un second temps, à partir des actions décrites et de celles qui sont envisagées dans un futur proche, de poser quelques problèmes de droit qui font question aux chercheurs, et pour lesquelles ils aspirent à trouver une juste conduite en dialogue avec tous les acteurs du périmètre Chanson. Les spécialistes de droit des médias et le partenaire essentiel dans la cité qu’est la SACEM pourront sans doute nous apporter leur soutien dans la définition d’une pratique éthique et sereine de cette recherche qui s’affirme massivement.
Un réseau de recherche interdisciplinaire pour un objet à la croisée des compétences
Le réseau « Chanson. Les ondes du monde »
2Le programme « Chanson. Les ondes du monde » est un projet déjà très actif, né en 2015 de l’action conjuguée de trois chercheurs d’Aix-Marseille Université, Perle Abbrugiati (Études italiennes, CAER), Joël July (Lettres modernes, CIELAM) et Jean-Marie Jacono (Musicologie, LESA). Il a été labellisé « Projet CRISIS » en 2016, puis « Programme CRISIS » en 2018, et a obtenu pour 2018-2019 un financement A*MIDEX au titre de la pépinière d’excellence. Le réseau de recherche constitué (bientôt 17 universités en France et à l’international) est fondé sur l’interdisciplinarité et le partenariat avec le monde artistique et la cité. Plus qu’un simple projet circonscrit, il s’agit d’un faisceau d’actions cohérent, fondateur d’un nouveau champ de recherches où AMU est devenue un précurseur : l’étude de la chanson. Le nom « Les ondes du monde » reflète non seulement les ondes (radiophoniques et maintenant télématiques) qui nous transmettent la chanson, mais le fait que la chanson reçoit les ondes d’un monde en transformation et qu’elle en témoigne et les fait rayonner.
3J’assure la coordination du réseau en étroite collaboration avec deux collègues et nous représentons à nous trois la triade, essentielle en chanson, Texte/Musique/Langues. Professeur de littérature italienne au CAER, je suis tournée vers les études romanes, et j’assure tout naturellement la dimension internationale du projet. Le pilotage se fait en étroite collaboration avec Joël July, maître de conférences en Lettres modernes, spécialiste au CIELAM de la chanson française (Rive gauche et Nouvelle scène) et avec Jean-Marie Jacono, maître de conférences en Musicologie et membre du LESA, qui est spécialiste entre autres des mouvements musicaux innovants, tels que le rap, et garantit une ouverture vers les genres chantés autres que la chanson patrimoniale.
4Nous en faisions le constat en 2015, lors d’un workshop fondateur : la chanson est le seul art qui concerne tout le monde, et le seul qui ne soit pas étudié de façon systématique à l’Université : aucun centre de recherche ne lui est dédié en France, notre pays manifestant ainsi un retard sur le monde germanique ou le Canada, par exemple, où elle a davantage droit de cité, retard que le prix Nobel échu à Bob Dylan nous rappelle et nous reproche. L’idée du projet est de renverser cette situation et de faire de notre université un épicentre connu internationalement pour les recherches sur la chanson.
5Cet objet d’étude est particulièrement intéressant, car il appelle par essence une étude interdisciplinaire : une chanson est à la fois un texte, une musique en devenir (une mélodie connaissant des arrangements sans cesse renouvelés) ; c’est un art scénique, un objet audiovisuel (depuis toujours avec la comédie musicale, encore plus depuis l’existence du clip) ; mais elle est aussi un miroir sociologique, un indicateur historique et anthropologique ; c’est donc un croisement sémantique en même temps qu’une création esthétique, et elle devient par sa diffusion un objet sonore commercialisé faisant l’objet d’un marché, avec des contraintes juridiques qui évoluent depuis sa diffusion sur Internet ; elle représente enfin, puisqu’elle passe facilement les frontières au gré du succès, un remarquable vecteur interculturel et international par ses traductions, adaptations, reprises, en même temps qu’un enjeu d’influences musicales et discursives. On comprend donc que pour en rendre compte de façon exhaustive il faut pouvoir mettre en jeu l’analyse littéraire, la musicologie, l’analyse de la performance scénique, l’analyse audiovisuelle, la sociologie, l’histoire, l’anthropologie, la sémiologie, l’esthétique, l’économie, et dans sa dimension internationale la traductologie et l’étude de réception. En bref : ce tout petit objet mobiliserait, pour être compris dans toutes ses dimensions, la plupart des sciences humaines ; même les sciences dures s’intéresseront à elle dans la mesure où elle mobilise à la fois la compréhension et l’émotion. Et bien sûr elle concerne le droit (en l’espèce le droit sur la propriété intellectuelle), On a donc dans la chanson un objet qui se prête merveilleusement à faire travailler les disciplines ensemble : c’est non seulement un marqueur de notre temps mais potentiellement un terrain expérimental.
6Le programme « Les ondes du monde » est né du constat qu’une recherche sur la chanson est en émergence (voir bibliographie succincte en annexe), mais que les chercheurs sur ce domaine sont toujours isolés, qu’ils soient littéraires, musicologues, sociologues, spécialistes de cultures étrangères, etc. Le workshop de 2015, réunissant à AMU six universités françaises et trois universités étrangères, a confirmé le besoin d’un élan fédérateur inspiré par un esprit pluridisciplinaire. Nous avons donc agi dès le début dans plusieurs directions complémentaires, formant une action cohérente :
- Fédérer les recherches isolées en faisant d’AMU un lieu de référence pour l’étude de la chanson en France et dans le monde, en partenariat avec le monde artistique régional. C’est le sens de la création d’une Biennale internationale d’études sur la chanson.
- Élargir le nombre de disciplines collaborant autour du projet.
- Favoriser la formation doctorale de jeunes chercheurs sur la chanson.
- Créer une base de données qui affiche AMU à la pointe du domaine.
Contours institutionnels du réseau « Les ondes du monde »
7Dans le droit fil du workshop de 2015, une convention à notre initiative a été signée entre dix partenaires scientifiques : outre AMU, les universités de Paris 3, Lille, Valenciennes, Picardie Jules Verne, Bordeaux Montaigne, Manchester, Innsbruck, et l’International Association for the Study of Popular Music (IASPM italiana, Turin). Pourraient les rejoindre les universités de Toulouse, Nice, Lyon, Cagliari, Séville, Montréal, Kaunas (Lituanie) qui se sont rapprochées de nous.
8Au sein d’AMU, une activité est bien sûr déployée au sein des trois centres fondateurs, CAER, CIELAM, LESA, recoupant respectivement, rappelons-le, les périmètres des études romanes, des lettres modernes et de la musicologie : nous y organisons régulièrement des journées d’études sur la chanson. Notre initiative trouve un écho favorable auprès du laboratoire ECHANGES (études germaniques), du LERMA (études anglophones), mais aussi du LID2MS (droit des médias), du LNIA (neurosciences), et elle est soutenue par l’IMéRA, institut d’études avancées d’AMU, qui a invité sur notre parrainage une ethnomusicologue de Montréal pour un séjour d’un an, a organisé une journée d’études en partenariat avec nous, et a contribué au succès de la première Biennale.
La Biennale internationale d’études sur la chanson, et son effet boule de neige
9Prolongeant le succès obtenu par un colloque précurseur réalisé à AMU par le CIELAM en 2014 (Chanson : le collectif et l’intime), le principal levier de la fédération des partenaires est la création d’une Biennale internationale d’études sur la chanson : un important colloque bi-annuel qui sera un rendez-vous essentiel pour les chercheurs qui veulent alimenter ce domaine d’étude. La première Biennale, intitulée « Espaces de la chanson contemporaine. Cartographie d’un genre en mutation » a été un colloque double, et nous a donné une bonne visibilité, puisqu’elle a eu lieu en septembre 2017 sur six jours, à Aix-Marseille puis au Nord de la France : au Sud une journée à AMU, une journée au Mucem, une journée au Conservatoire Darius Milhaud d’Aix-en-Provence, puis la semaine suivante trois jours au musée du Louvre‑Lens grâce aux universités partenaires de Lille, Valenciennes et Amiens. Le double événement, ouvert au public, a été ponctué par trois concerts, les artistes connus Bïa et Thomas Fersen ayant passé le relais aux élèves avancés de la classe de chanson française du Conservatoire Darius Milhaud (CRR d’Aix-en-Provence). Selon la logique proposée, une deuxième Biennale aura lieu en 2019, cette fois en partenariat avec l’université Lyon 22.
10Parallèlement, les journées d’études à AMU s’égrainent à un rythme grandissant : de deux par an depuis 2015, on passera à cinq journées d’étude en 2019. Et nos partenaires, forts de l’existence de notre réseau, multiplient les initiatives et nous y associent : séminaire sur la chanson à la Sorbonne, colloques d’Innsbruck « Chanson et migration » en 2017 et « Marseille-Naples, deux métropoles musicales transculturelles de Méditerranée » en 2018, colloque sur Charles Trénet à Valenciennes en novembre 2018, etc. En étudiant des chansons-phare à la fois des points de vue textuel, musical, sociologique, économique, etc. nous faisons émerger une méthode de référence pour l’étude de la chanson. Celle-ci, inspirée par les principes de la cantologie (méthode d’analyse croisée proposée par Stéphane Hirschi qui intègre l’analyse du texte et de la musique), pousse encore plus loin l’interdisciplinarité comme on l’a compris.
11La coopération internationale découle tout naturellement de l’existence de notre réseau. L’exemple de notre coopération avec Innsbruck est à ce titre exemplaire de la logique créée. Cette université nous intéresse particulièrement car le Département d’études romanes y a créé un centre de documentation sur le Texte et la Musique dans l’aire romane (Textmusik in der Romania), riche de très nombreux documents écrits, sonores et audiovisuels. L’activité de recherche sur la chanson y est représentée par Ursula Mathis-Moser, qui a réalisé une recherche pionnière sur la chanson et a participé au workshop de 2015 fondateur de notre réseau ; maintenant à la retraite, elle a passé la main à Gerhild Fuchs, enseignante chercheuse désormais directrice de ce centre, qui est venue deux fois pour des journées d’études et a participé à la Biennale de septembre 2017. L’université d’Innsbruck a monté un colloque sur le thème « Chanson et migration » auquel nous avons participé, et il a débouché sur la coorganisation Innsbruck/AMU du colloque « Marseille-Naples » cité plus haut, réalisé dès l’année suivante. Un échange Erasmus au niveau enseignant consolide cette proximité. Dès maintenant, nous voyons donc que le réseau fait proliférer les initiatives, non seulement à AMU mais chez les partenaires en coopération avec AMU.
La collection « Chants Sons » et la diffusion du savoir
12La multiplication des initiatives nous a permis de créer une collection aux Presses Universitaires de Provence, intitulée « Chants Sons ». Elle est appelée à se nourrir de nos travaux mais aussi à s’ouvrir aux monographies proposées par des membres extérieurs à AMU. Cinq volumes sont déjà parus, résultats de nos premiers travaux : Chanson. Du collectif à l’intime, sous la direction de Joël July (sept. 2016) ; Réécriture et chanson dans l’aire romane, sous la direction de Perle Abbrugiati (fév. 2017) ; Chabadabada. Des hommes et des femmes dans la chanson française, sous la direction de Stéphane Chaudier (avril 2018) ; Ferré… vos papiers !, sous la direction de Joël July et Pascal Pistone (octobre 2018) ; Chanson et parodie, sous la direction de Perle Abbrugiati (novembre 2018). Nous préparons plusieurs monographies, un ouvrage sur la chanson et la culture hip-hop, et d’autres viendront sur les liens entre chanson et world music, entre chanson et jazz, d’autres encore sont en préparation sur l’adaptation de chansons. Les Biennales seront bien sûr à l’origine d’Actes qui prendront place dans la collection (voir note 2 p. 91). On pense ainsi atteindre une dizaine de volumes lors du quadriennal à venir, et la collection pourra aussi s’alimenter des initiatives de nos universités partenaires.
13Parallèlement à cette collection de niveau universitaire, nous avons à cœur, et c’est un point important de notre partenariat avec les théâtres et musées, de divulguer nos résultats auprès d’un large public. Exemplaire est à cet égard la série de conférences données au théâtre Le Petit Duc, d’Aix-en-Provence, sous le titre « Comme ça vous chante » (déjà une douzaine de conférences données), mais il faudrait citer aussi notre collaboration avec le Mucem, avec le festival « Avec le temps » à Marseille ou avec le Hall de la Chanson à Paris.
14Autre aspect de nos collaborations hors les murs, l’invitation d’artistes en commun avec des salles de spectacles. À notre actif, l’invitation de Benoît Dorémus, et celle de l’artiste brésilienne Bïa, qui sont venus à l’Université pour une démarche analytique de leur œuvre, en présence d’étudiants, et ont donné en parallèle un concert en ville auprès de salles partenaires.
Formation doctorale
15Les jeunes chercheurs ont eu connaissance de notre projet, en France et à l’étranger, et nous sollicitent pour des sujets de thèse. Nous avons déjà une formation doctorale à AMU sur le domaine de la chanson : déjà une thèse soutenue (CAER), trois thèses en cours (dont une codirection CAER/LESA et une cotutelle avec l’université de Naples), et une troisième vient d’obtenir un contrat doctoral (codirection CAER/CIELAM). Les travaux des jeunes chercheurs pourront être valorisés dans la collection « Chants Sons » en fonction de la qualité de leurs résultats.
16Sur un autre plan de la formation doctorale, on mettra à notre crédit la création d’un séminaire doctoral sur la traduction de chanson : le séminaire interlangues « Des chansons dans tous les sens » analyse les adaptations de chansons d’une langue à l’autre, toutes langues confondues, et pourra même produire des traductions inédites de chansons, ce qui le met à la lisière d’une action de recherche/création, qui intéresse bien sûr nos partenaires artistiques.
Perspectives de développement
17Nous avons initié un partenariat avec des musiciens de la région pour enregistrer les résultats du séminaire de traduction de chanson au moyen du Studio de la plateforme de recherche H2C2 de la Maison de la Recherche.
18Par ailleurs, forts de l’intérêt des différents laboratoires d’études en cultures étrangères (CAER, ECHANGES, LERMA), nous souhaitons créer un premier corpus de traductions/adaptations de chansons. Le projet est baptisé CITA-Chansons (Corpus Interlangues de Traductions de Chansons). Il s’agirait de créer une première banque de données sur les adaptations de chansons en langue étrangère (du français vers toutes les langues, des autres langues vers le français, voire de différentes langues entre elles), corpus potentiellement d’une infinie richesse pour confronter les cultures populaires des pays concernés, les problèmes de réception d’un pays à l’autre, les questions de censure, etc. L’existence de ce corpus qualifierait AMU comme un terrain pionnier non seulement dans l’étude d’un genre artistique encore marginal à l’université, mais pionnier dans la définition de ce genre comme un carrefour international et intermédial. Si elle voit le jour, cette réalisation ne peut qu’être remarquée par des chercheurs de tous pays.
19Il va de soi qu’un tel projet nécessite un personnel dédié (doctorant ou post-doc) et des financements que nous sommes encore en train de rechercher.
20Autre perspective : l’intensification de la collaboration avec le monde muséal, certains musées comme le Mucem possédant des fonds sur la chanson, exploitables dans une perspective doctorale.
21Par ailleurs, le monde artistique est particulièrement intéressé par notre action, et nous encourage à la poursuivre par des actions de recherche/création. Un cadre favorable existe dans notre École doctorale (ED 354), où une mention de doctorat « Recherche/Création » s’est créée.
Une urgence, et des questions qui se posent
22En résumé, notre action s’est déployée sur plusieurs fronts. Il s’agit de créer rigoureusement et activement un champ de recherche reconnu, pouvant apporter à AMU une notoriété sur un terrain neuf, et qui se prête aux liens université/cité.
23Ce terrain est particulièrement en prise avec les transformations sociétales et esthétiques de notre temps. Il a aussi pour enjeu la patrimonialisation de tout un territoire culturel, que le xxe siècle a développé par les moyens de diffusion de masse, et qui risque de s’évanouir s’il n’est pas étudié : nos enfants connaissent-ils encore Brassens ? Reconnaissent‑ils Léo Ferré ? Combien de temps encore chanteront-ils Barbara ou Nougaro ? Par ailleurs, sur un versant plus actuel, peut-on être indifférent aux nouvelles formes du lyrisme populaire qui métamorphosent les formes du chant ? Les évolutions sociétales s’entendent dans les textes du rap et les contaminations musicales venant de tous horizons.
24Il y a donc urgence à investir de façon frontale un domaine d’études qui, loin de représenter seulement un « art mineur », est le creuset où peuvent se retrouver de nombreuses disciplines. Sans doute ne s’est-il pas ouvert de champ aussi nouveau et aussi important au cœur des sciences humaines depuis la création des études sur le Cinéma. On revit, à quelques décennies de distance, les mêmes réticences, mais elles semblent tomber devant les liens qui se profilent avec les acteurs culturels de tous ordres, et vers lesquels nous avons dès le départ dirigé notre action.
Abondance de directions émergentes
25L’enjeu est, on l’a compris, de pérenniser un domaine d’études, ce qui explique que nous ayons essayé de rayonner dans de multiples directions : activités régulières (une dizaine de journées d’études dans les trois prochaines années), événementiel scientifique (la Biennale), lien avec la Cité (cycle de conférences et partenariats pour des événements grand public), épistémologie pionnière en direction de l’interdisciplinarité (profil PR2I), internationalisation (Europe, Canada, Lituanie, développement prochain vers l’Amérique latine), publications (collection pérennisée), projet de corpus numérisé (CITA-Chansons) et de recherche/création (exploitation du studio de la plateforme H2C2), formation doctorale attirant des étudiants de France et de l’étranger, partenariat avec des artistes, etc.
26Cette récapitulation d’actions menées veut montrer qu’en matière de recherche un dynamisme émerge très vite sur le secteur qui nous intéresse. Cela ne va pas sans créer quelques interrogations. Aura-t-on la bienveillance des acteurs du domaine ? Quelles formes est autorisée à prendre l’action que nous menons, qui a pour effet de consolider la crédibilité des auteurs-compositeurs, et quelles formes doit-elle s’interdire ? Y a-t-il risque de malentendu sur les intérêts des artistes dont nous apprécions et défendons la création ? Reprenons les points forts de notre action, et observons quelles questions juridiques nous sommes amenés à nous poser.
Les publications sur la chanson et le droit de citation
27Notre réseau de recherche, comme pour toute recherche, a vocation à publier ses résultats. Déjà, la plupart des collaborateurs sur le domaine publient des articles et s’autorisent des citations textuelles et/ou musicales dans le respect du droit de citation. L’existence de supports tels que la collection créée aux Presses Universitaires de Provence donne plus d’espace aux publications sur la chanson, et permet en particulier l’analyse exhaustive de tel ou tel objet artistique. Le chercheur peut-il compter sur la bienveillance de la SACEM et de ses homologues à l’étranger, quant à l’utilisation par exemple du texte intégral d’une chanson aux fins de la recherche ?
28Il apparaît évident que la recherche sur la chanson plafonnera si l’on doit se contenter d’études thématiques qui invoqueraient les textes de chanson à raison de citations limitées à des distiques ou à des quatrains. Il semble désormais important que nous puissions citer l’intégralité d’une chanson, soit pour en analyser les principes créatifs, soit pour en comparer le texte à ses versions anglaise ou italienne, par exemple. Serons-nous alors dans la légalité ? Est-il nécessaire de prévenir à chaque étude les ayants droit ? Ou l’éditeur ? Ou la SACEM peut-elle jouer un rôle d’interlocuteur unique ?
29À l’heure où l’on trouve sans mal le texte de n’importe quelle chanson sur Internet d’un simple clic, il serait paradoxal que la citation intégrale soit interdite au chercheur, dont les publications sont une valeur ajoutée à l’objet étudié, puisqu’elles confirment la valeur esthétique et sémantique de la chanson prise en considération. Que dit le droit à ce sujet ?
30Le risque, si l’on s’en tient à la loi du domaine public, serait que nous ne puissions étudier en profondeur (si l’on publie nos résultats) que les textes de chansons de Trenet ou de Fréhel, sans avoir le loisir de rendre compte de la production actuelle. Or, c’est précisément l’un des enjeux de nos recherches, que de montrer en quoi la chanson est une forme de « veille » sur les problèmes sociétaux, comme l’a montré le choix du titre de la première Biennale (Aix-Marseille/Lens, septembre 2017) : Espaces de la chanson contemporaine. Cartographie d’un genre en mutation.
31L’enjeu est donc de permettre à l’Université de ne pas rester un éternel dinosaure, qui n’étudierait que les objets artistiques du passé, mais de lui permettre, légalement, d’analyser une création in fieri. Loin de limiter la circulation des objets artistiques pris en compte, tout porte à croire que l’acuité des analyses proposées pourrait avoir une retombée positive sur la notoriété de ces objets.
32Obtenir des autorisations au cas par cas serait d’une lourdeur dissuasive pour le dynamisme de la recherche. La signature d’une convention globale avec la SACEM serait une avancée décisive au contraire pour le favoriser.
La citation sonore : vers un format intermédial ?
33Régler le problème du droit à citation intégrale serait une avancée considérable. Peut-être est-ce un faux problème, et ce droit est-il déjà garanti ? Une confirmation de la part des acteurs juridiques nous apparaît en tout état de cause indispensable.
34À l’évidence, cependant, cette étape, si elle est essentielle, est encore insuffisante. La citation de chanson par le texte ou par un extrait de partition nous semble une action nécessaire, mais peut-être dépassée, à l’heure de nos pratiques intermédiales. L’idéal serait de pouvoir développer au sein de nos publications (livres collectifs ou monographies) des analyses ponctuées d’exemples que le lecteur puisse écouter. Le renvoi à des liens vers internet, sur des sites tels que Youtube ou Deezer, fragilise la pertinence des publications, car la disparition des links rend caducs les renvois prévus. L’idéal serait de développer des formats nouveaux de publications : livres accompagnés de CD, ou livres renvoyant à un site en ligne où les écoutes seraient possibles (site créé par le chercheur), voire publications entièrement en ligne et intermédiales intégrant des icônes sonores qui pourraient être activées par le lecteur.
35Désigner dans un article ou dans un livre un effet de style, ou un effet de voix, ou l’originalité d’une orchestration dans une chanson donnée, sans les donner à entendre, cela ne correspond ni à la richesse de l’objet étudié, ni aux technologies disponibles à notre époque. Bien des dialogues analyse/écoute sont possibles techniquement désormais. Mais le droit nous autorise-t-il à intégrer à nos publications une reproduction de chanson sans paraître usurper les droits de diffusion ? Ces travaux pouvant être, par vocation, rendus publics (imprimés sous forme de livres, ou de livres-disques, ou de sites, ou transférés sur HAL), pourront-ils encourir des sanctions ? Le vide juridique devrait ici être corrigé. Il s’agirait de faciliter la circulation d’études s’appuyant sur des documents de nature adaptée (en l’occurrence sonore, voire audiovisuelle), sans pour autant léser les parties concernées, dans la mesure où ces opérations seraient faites aux fins de la recherche et de l’augmentation du savoir.
36On peut faire une analogie avec les droits à l’image. Les chercheurs en histoire de l’art ou en histoire des médias peuvent avoir recours à des banques d’images qui centralisent la gestion des ayants droit. Intégrer la reproduction d’un tableau dans un article est donc possible moyennant le recours à des interlocuteurs désignés. La SACEM peut-elle avoir cette fonction ? En bref, quelles solutions se présentent-elles pour que la recherche en prise directe sur la chanson ne soit pas freinée ? Ne faut-il pas éviter qu’une question d’intérêt financier empêche à la recherche de se développer ?
Le projet CITA-Chansons
37Le même type de frein devrait sauter pour favoriser le projet CITA-Chansons. Rappelons que ce projet consiste en la création d’une banque de données sur les traductions de chansons. Certains corpus (limités) sont repérables sur Internet, ce qui laisse à penser que rien n’empêche quelqu’un de réunir des textes de chansons pour créer du sens en direction d’un lectorat.
38Pour notre part, nous n’envisageons pas pour l’instant de créer une banque de données en libre accès. Nous souhaiterions réunir un corpus, le plus étendu possible, qui serait réservé aux chercheurs. Cela supposerait que nous ayons le droit de détenir des enregistrements de toute chanson concernée par une adaptation en langue étrangère ou d’une langue étrangère. Là encore, le juriste aurait son mot à dire sur la faisabilité d’un tel corpus. Nous aspirons à constituer ce corpus en bonne intelligence avec la SACEM, qui pourrait même nous aider à le constituer en nous donnant accès à ses archives.
39L’enjeu est considérable : il s’agit de montrer, par l’existence de ce data-bank, quels sont les processus de circulation dans le monde de la chanson. Plus exactement il s’agit de constituer un outil qui permette aux chercheurs de mettre au jour ces processus, de montrer comment la chanson circule et crée, par exemple, une culture populaire européenne.
40Le nombre de chansons concernées est tel qu’il paraît inimaginable de devoir payer des droits sur chaque chanson intégrée à la banque de données. On sollicitera donc la SACEM et ses homologues étrangers pour une facilitation de la constitution du corpus à titre gratuit. Il va de soi que les éventuelles retombées pratiques de la recherche resteraient monnayables. Si par exemple un chercheur devait un jour exploiter le corpus constitué pour créer un manuel de langue utilisant des chansons, il pourrait se servir de notre banque de données pour repérer les chansons intéressantes pour son projet, mais ne pourrait sans doute pas les exploiter sans autorisation de la SACEM. Potentiellement, donc, l’existence d’une telle banque de données serait même une source de gain pour la SACEM et ses homologues.
41Quant à notre organisation du savoir, nous pourrions convenir qu’elle resterait soit consultable seulement sur place, soit consultable sur condition au moyen de verrous informatiques. C’est là encore une question qui aurait besoin du regard du juriste pour être tranchée.
Enregistrer nos productions de recherche-création
42Reste un cas à examiner, celui des productions de traductions de chansons qui sont réalisées au sein du séminaire « Des chansons dans tous les sens ». Là aussi, il s’agit d’étudier les mécanismes de l’adaptation de chanson, par la pratique. Au-delà de l’étude de traductions existantes, nous proposons à nos étudiants et collègues de traduire eux-mêmes un texte d’une langue à une autre, non seulement pour en restituer le sens mais en respectant la prosodie aux fins de rendre leur traduction « chantable ».
43La preuve par neuf de la « chantabilité » d’une chanson, c’est à l’évidence de la chanter et de l’enregistrer. Le droit nous y autorise-t-il, dans la mesure où ces productions ne seraient pas l’objet d’une commercialisation mais ne seraient réalisées qu’à des fins de recherche ? Un encouragement serait bienvenu.
44On le voit, quel que soit notre angle d’approche, notre recherche sur la chanson va au-devant de problèmes pratiques qu’il convient de soupeser avec l’attention de juristes spécialistes du droit sur la propriété intellectuelle, droit d’auteur ou droit des médias. Le rôle de la SACEM, comme interlocuteur et comme conseil, semble tout aussi indispensable. La signature d’une convention globale avec la SACEM, qui deviendrait par là même un partenaire au lieu d’être un censeur, serait une perspective rassurante et enviable. Nous ouvrons aujourd’hui le dialogue, pour que le déploiement d’initiatives dynamiques nées à foison en seulement trois ans ne se voie pas couper les ailes par de bien inutiles craintes ou frilosités, au regard de l’ampleur du travail commencé. Il s’agit de construire ensemble un patrimoine-chanson, loyalement constitué et intelligemment analysé, pour que perdure cet art qui a atteint des sommets de poésie, de talent et de succès. D’un point de vue esthétique, sociologique et historique, nous faisons œuvre utile et sommes ouverts à tout partenariat fructueux. Nous remercions donc nos collègues du LID2MS de nous avoir conviés à cette Convention « Du droit d’auteur au(x) droit(s) des auteurs : considérations croisées », et espérons que les acteurs du domaine n’oublieront pas dans leur réflexion le droit des auteurs-chercheurs : ce sont des « auteurs » comme les autres, qui méritent d’être soutenus dans leur action.
Notes de bas de page
1 Pour un aperçu de cette recherche, voir par exemple la bibliographie de Joël July (dir.), Chanson. Du collectif à l’intime, Aix-en-Provence, PUP, 2016. Voir aussi : Perle Abbrugiati et al., Cartographier la chanson contemporaine, Actes de la première Biennale internationale d’études sur la chanson (2017), Aix-en-Provence, PUP, 2019.
2 La deuxième Biennale aura pour thème « Du malentendu dans la chanson » et aura lieu du 1er au 3 avril 2019 à Aix-en-Provence et les 4 et 5 avril à Lyon.
Auteur
Professeur de littérature italienne, Aix-Marseille Université, Centre Aixois d’Études Romanes (CAER), coordinatrice du réseau de recherche interdisciplinaire « Chanson. Les ondes du monde »
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