Introduction à la troisième partie
p. 671-746
Texte intégral
1Il faut suivre maintenant, brossé à grands traits, le cheminement du Code et de ses interprétations après la Libération, lors de la seconde tentative de révision générale du Code civil. En effet, à partir de 1965, le législateur abandonnera définitivement (en tous cas jusqu'à aujourd'hui) l'ambition de procéder à une « révision », une réforme d'ensemble du Code, notamment à l'égard de sa structure (sans même parler ici de l'idée d'un Code entièrement nouveau).
2La nouvelle « philosophie » législative se contentera d'intégrer des réformes ponctuelles et thématiques dans les parties du texte de 1804 prévues à cet effet, au prix de quelques accomodements et « arrangements » avec l'ordonnancement général du corpus consulaire.
3Ces réformes ne seront cependant pas minimes ou même modestes, loin de là : c'est paradoxalement la période où le Code va subir les plus profondes réformes qui furent jamais portées à son texte et à ses principes, particulièrement en matière familiale, seule matière principale du Code réellement réformée au demeurant.
4Mais le contenu de ces réformes n'est pas inédit. La plupart des dispositions et nouveautés apportées au texte de 1804, à travers les lois de 1965 sur les régimes matrimoniaux, de 1970 sur l'autorité parentale, de 1972 sur la filiation, de 1975 sur le divorce, et même jusqu'à la loi du 23 décembre 1985 sur les régimes matrimoniaux et l'administration légale, du 22 juillet 1987 sur l'autorité parentale, ainsi que la récente loi 8 janvier 1993 instituant le juge aux affaires familiales, sont déjà exposées, revendiqués par certains progressistes de l'époque du Centenaire, après l'avoir été par des juristes de la fin du xixe siècle comme Accolas, et avant de l'être à nouveau (en partie) par la Commission de réforme nommée en 1945.
5Sans parler du projet de Code de 1793, « redécouvert » notamment par Accolas, et dont la plupart des réformes familiales de la période 1965-1975 ne font que consacrer les principes.
6Ainsi, d'une certaine manière, tant par l'intangibilité de sa structure générale que par le caractère peu original des réformes, l'histoire du Code depuis 1965, bien que matériellement mouvementée, pourrait presque apparaître en quelque sorte comme une « non-histoire », et les réformes pourtant profondes qu'il a subi presque comme un « non-évènement ».
7Certes, il n'en est rien en réalité, au contraire. Le fait que ces réformes familiales, dont il n'est pas nécessaire ici de rappeler le caractère « libéral » et « individualiste », aient été effectivement apportées au Code est en soi un évènement extrêmement riche de sens sur l'évolution de la société française et de ses structures profondes. Ce serait cependant l'objet d'une autre étude que de développer et d'approfondir ce sens.
8Contentons-nous ici de circonscrire ce qui nous paraît constituer la troisième étape essentielle de l'histoire politique et de l'histoire juridique du Code : la seconde tentative de révision générale.
9C'est en effet encore une fois à une mise en question publique et officielle du Code et de son esprit que nous assistons. Précisément, rien de tel ne se produira après 1965, alors certes que les réformes effectives se multiplieront.
10Pour la seconde fois en effet, le gouvernement nomme une commission de révision réclamée par un fort parti de juristes réformateurs ; plus encore, ces juristes aboutissent cette fois presqu'entièrement, et un nouveau projet de Code est présenté. Encore une fois, les principes fondamentaux du Code civil, et donc du droit civil, mais plus généralement de la société politique française depuis 1789, sont explicitement problématisés, ouverts au débat. Il est question d'individu, de société, de justice, d'individualisme, de libéralisme, de socialisme, de socialisation du droit, de liberté, de responsabilité, de solidarité, etc. C'est, au travers du Code civil, la société française moderne toute entière qui est officiellement mise en question. Voilà ce à quoi on n'assiste pas après 1965. Et c'est d'ailleurs peut-être ce fait qui explique le succès des réformes apportées au Code lors de cette période...
11Sans, répétons-le encore, oublier l'intérêt de cette période contemporaine, elle nous semble davantage ressortir d'une étude théorique à vocation synthétique sur les rapports entre le Code civil, son esprit, son histoire politique et juridique et la France politique moderne, spécialement d'ailleurs depuis une certaine « consensualisation » de celle-ci autour de la République et des principes de 1789.
12Au contraire, dans la période d'Après-guerre, l'histoire politique du Code civil vit une de ces étapes, un de ses moments cruciaux. L'intégrité, l'existence même du texte de 1804 sont remis en cause. Dans l'histoire politique du Code, il s'agit donc bien d'un véritable « évènement ».
13Et si certes, sur le plan de l'histoire proprement juridique du Code, cet Après-guerre, qu'on fait aboutir dans notre perspective à l'année 1965, n'est par contre guère riche en « évènements », nombre de réformes à venir y sont proposées, discutées, préparées.
14Pourtant, dans les manuels de droit, à l'instar de la première tentative de révision, mais à l'inverse de la période contemporaine, cet Après-guerre ne bénéficie que de quelques lignes, souvent laconiques. Les juristes ne s'intéressent, et on ne peut le leur reprocher, qu'aux transformations juridiques effectivement réalisées, aux réformes « positivement » apportées au Code.
15Dans notre perspective, on ne peut au contraire que souligner davantage, même si ce ne le sera encore que d'une manière insuffisante, cette période si intense de la vie (ou de la survie en l'occurence) du Code, et souligner aussi l'intérêt que pourraient trouver à sa fréquentation les historiens des idées juridiques et de la doctrine juridique.
16Au niveau de généralité qui reste le nôtre, on pourra aisément se contenter ici d'une lecture plus rapide et plus superficielle que dans les deux parties précédentes : les grandes lignes de forces de l'histoire politique du Code ont déjà été dégagées ; toutes les réformes d'importance ont déjà été proposées, débattues ; toutes les grandes interprétations du Code ont été données. A cet égard, la période qui nous intéresse peut quasiment être réduite à une continuation, un développement des topiques des périodes précédentes.
17Dès la fin de l'année 1944, le président de l'Association Henri Capitant1, le bâtonnier Jacques Charpentier, ainsi que son secrétaire général, le professeur Jean-Paulin Niboyet, spécialiste réputé de droit international privé, attirent l'attention du Garde des Sceaux d'alors, François de Menthon, sur la nécessité d'une refonte du Code civil. Quelques mois plus tard, le successeur du premier Garde des Sceaux du gouvernement de la Libération, Pierre-Henri Teitgen, fait nommer par le Général de Gaulle une nouvelle commission de révision du Code, par décret du 7 juin 1945. La "Commission de réforme du Code civil" travaillera presque quinze années, et produira beaucoup plus de travaux que son homologue de 1904, dont deux avant-projets de nouveau Code civil, sans qu'aboutisse pour autant une refonte générale du Code2.
18On présentera brièvement le contexte dans lequel s'est effectuée cette tentative de révision (section 1), avant de tenter d'en saisir les principales modalités (section 2). Ensuite, on s'interrogera successivement sur les raisons de l'échec de cette tentative (section 3), avant d'évoquer quelques-unes des interprétations du Code de 1804 et de son histoire proposées durant cette période (section 4).
SECTION 1 – LE CONTEXTE DE LA SECONDE TENTATIVE DE RÉVISION
19Politiquement et juridiquement favorable, le contexte de la seconde tentative de révision du Code Napoléon semble lourd de menaces à l'égard du vénérable corpus consulaire.
Le contexte politique3
20Nul n'est besoin d'insister longuement sur le contexte proprement politique de la Libération. A cette époque, les mouvements dits "de Gauche" dominent largement la vie politique. Dans l'assemblée constituante élue en octobre 1945, socialistes et communistes détiennent la majorité absolue.
21Or, à l'enthousiasme de la victoire, se joignait celui d'une réforme globale de la société, pour édifier un monde meilleur. Comme le note Julliot de la Morandière, "Un monde nouveau paraissait devoir sortir des ruines de la seconde guerre mondiale". Et l'auteur de faire référence à la future Constitution de 1946, alors en débat et qui, tout en revendiquant l'héritage de 1789, "proclamait d'autres principes sociaux comme nécessaires à notre temps"4.
22Les forces et l'idéologie politiques dominantes vont néamoins se « recentrer » rapidement, notamment avec l'échec du projet de constitution conférant la prépondérance politique à une assemblée unique, lors du référendum de mai 1946. La seconde assemblée constituante, élue en juin suivant dans la foulée de l'échec du référendum, voit la consécration électorale et parlementaire du jeune Mouvement républicain populaire5, qui va inaugurer l'ère du "tripartisme" (alliance MRP-SFIO-PC) jusqu'en 1947. C'est sous l'égide du MRP, dont un des principaux leaders, Georges Bidault, a succédé au socialiste Félix Gouin à la tête du Gouvernement, que la constitution de la IVe République est adoptée, lors du référendum du 13 octobre 1946. Le départ des communistes du cabinet Ramadier, en mai 1947, fera éclater le tripartisme. Face à un parti communiste puissant (premier parti de l'assemblée aux élections de novembre 1946) et menaçant (il s'engage dans la critique violente du régime et l'action syndicale musclée), SFIO et MRP s'allient alors à divers mouvements (radicaux, modérés) dans le but de dominer l'assemblée et de résister tant aux attaques de gauche (communistes) que de droite (RPF)6. Jusqu'à l'éclatement de cette alliance centriste de "Troisième Force", en 1952, le climat politico-idéologique reste globalement très réformateur.
23Si l'atmosphère exubérante de la Libération, "alors que le Parlement paraissait s'engager nettement dans la voie socialiste" comme le rappelle en 1948 Julliot de La Morandière7, s'est rapidement atténuée (notamment par l'échec du premier projet de constitution), les forces politiques dominantes, dans le sillage du Conseil national de la résistance8 et du Gouvernement provisoire9, défendent néanmoins un idéal de démocratie économique et sociale avancée10.
24Les principaux promoteurs de la révision du Code civil, Charpentier, Niboyet, Julliot de La Morandière lui-même11, et les Gardes des Sceaux Menthon12 et Teitgen13, appartiennent d'ailleurs à cette mouvance centriste/centre-gauche d'inspiration démocrate-chrétienne et réformatrice. Le projet de moderniser le Code Napoléon était donc largement partagé. C'est d'ailleurs de Gaulle lui-même qui signera le décret de nomination de la Commission de Réforme14.
25Traduisant l'idéal démocratique du moment en termes juriques, le doyen La Morandière, indiquait en 1948 que, malgré l'absence de directives idéologiques précises de la part des gouvernements successifs depuis la nomination de la Commission de réforme15,
"Sans doute attend-on de nous un Code nouveau, tenant largement compte de l'évolution, de ce que l'on a pu appeler la socialisation du droit"16.
26Mais l'éminent doyen avait auparavant précisé que cette évolution était déjà entamée depuis longtemps, et que le contexte politico-idéologique de la Libération ne faisait que consacrer et précipiter une évolution juridique remarquable17.
L'évolution du droit
27S'il n'avait pas donné suite aux travaux de la Commission de révision de 190418, le pouvoir politique avait en effet considérablement augmenté son intervention sociale depuis le début du siècle19, et ceci dans tous les domaines fondamentaux du Code civil. Le phénomène était accentué par une jurisprudence qui continuait son (souvent discret mais efficace) travail d'adaptation du Code aux réalités modernes20.
28Le droit de propriété, après les attaques dont il avait fait l'objet de la part des réformateurs de 1904, se voit réellement limité au cours des décennies suivantes. "En trente ans", estime André-Jean Arnaud pour la période 1920-1950, "ce droit subit les plus grandes atteintes qui lui aient jamais été portées"21. Alors que la théorie de l'abus de droit, chère à Josserand, est développée, la propriété des immeubles d'habitation et commerciaux, des terres (statut du fermage de 1945), est atténuée, du moins en son caractère "absolu"22. Le développement du droit du travail, considérable à l'époque (on y reviendra), entraîne de son côté une remise en cause du régime de la propriété capitaliste en matière industrielle et commerciale23. Plus généralement, la multiplication des nationalisations, dont le principe sera affirmé par les préambules des constitutions de 1946 et de 195824, ainsi que l'assouplissement progressif des conditions d'expropriation pour cause d'utilité publique25, rendront encore plus précaire le "droit individuel et absolu" de propriété face aux besoins de la société.
29Le dogme de l'autonomie de la volonté, à peine théorisé26, fut immédiatement démenti. Outre les atteintes au droit de propriété, dont on vient de rappeler certaines topiques, les hypothèses de contrats forcés27 et de contrats d'adhésion28 se multiplièrent. Les tribunaux, de leur côté, accentuèrent la précarité des relations contractuelles en développant les cas d'atteinte à l'intégrité du consentement et de rééquilibrage des prestations.
30Néanmoins, le principe le plus touché par l'évolution du droit positif au xxe siècle aura sans doute été celui de la responsabilité individuelle pour faute. Même si le monde juridique ne recevra pas telle quelle la théorie du risque prônée par Saleilles et Josserand29, notamment sous la pression conservatrice de Planiol et Ripert, et continuera à s'en référer à la faute, le rôle de celle-ci deviendra de plus en plus discret et secondaire, grâce notamment au mécanisme de la présomption. De plus, la théorie de l'abus de droit sera également utilisée par la jurisprudence, de manière générale pour apprécier et fixer l'exercice "normal" des droits, et de manière particulière dans les relations de voisinage30.
31Enfin, suivant les thèses de Henri Capitant, reprises ensuite par les frères Mazeaud, le régime de la responsabilité des dommages causés par les choses que l'on détient (art. 1384 al. 1er) sera définitivement établi. La Cour de cassation fait en effet de la notion de gardien de la chose (dont la responsabilité est présumée) le pilier central du nouveau droit de la responsabilité31. Cette solution, à mi-chemin entre l'esprit du Code et la théorie du risque, abouti en pratique à la mise en cause du gardien dans presque tous les cas, puisqu'il lui faut prouver l'existence d'un cas fortuit, de force majeure, ou d'une "cause étrangère" qui ne lui soit pas imputable pour être exonéré de la présomption de responsabilité qui pèse sur lui. Même si cette solution conservait des dimensions conformes à l'esprit du Code de 1804 (de par la définition de la garde sur la chose comme d'un contrôle effectif et conscient), telles que l'inapplication de la présomption de responsabilité à l'aliéné et la perte de la garde en cas de vol32, nul doute que dans l'immense majorité des cas l'engagement de la responsabilité des propriétaires ou gardiens était assuré. La nécessité d'une faute véritable en matière de responsabilité avait donc progressivement cédé le pas à l'impératif d'indemnisation des victimes. En matière de responsabilité pour le fait d'autrui (art. 1384 al. 2 et s.), une semblable présomption avait été établie dès 1921 à l'égard des parents vis-à-vis des dommages causés par leurs enfants, puis en 1937 à l'égard de l'employeur33, avant que plusieurs lois de 1937 ne consacrent et n'étendent cette jurisprudence34.
32En matière de droit familial, l'évolution est plus lente, mais néanmoins significative, dans le sens d'une tendance à l'égalisation des rapports. Tendance aussi à l'interventionnisme étatique, ainsi que la création du Code de la famille en 1939 le révèle. A propos des rapports conjugaux, après la loi de 1907, inspirée par la Commission de révision de 1904 et assurant à la femme mariée la libre disposition de ces gains et salaires35, ce sont bien sûr les lois du 18 février 1938 et du 22 septembre 1942 qu'il faut rappeler.
33Issue de débats passionnés, comme tous ceux qui concernent le droit familial en France depuis 1804, la première loi raye de l'article 213 les devoirs d'"obéissance" de la femme à son mari et de "protection" de ce dernier à l'égard de son épouse, dispositions déjà si décriées par les féministes de 190436, et dispose que dorénavant "la femme mariée a plein exercice de sa capacité de droit" (art. 216 nouveau). La fameuse "puissance maritale" chère aux codificateurs de 1804 disparaissait, le mari n'ayant plus juridiquement de contrôle sur la conduite personnelle de sa femme. La loi de 1942, quant à elle, reconnaît expressément cette égalisation (partielle), et l'étend aux régimes matrimoniaux. Mais le mari restait encore le "chef de famille", même si son rôle était désormais moins considéré comme un droit que comme une fonction sociale, devant s'exercer dans l'intérêt de l'entité familiale37.
34Signalons aussi le renforcement des droits successoraux du conjoint survivant (1917, 1925, 1930). Cependant, encore une fois, et a fortiori sous le régime de Vichy, la "socialisation" du droit familial, qui n'avait fait qu'augmenter depuis 1904, n'était pas forcément favorable au désir d'émancipation des femmes vis-à-vis de leur statut domestique traditionnel. La « fonctionnalisation » des droits conjugaux et parentaux limitait certes de plus en plus les pouvoirs du mari et étendaient ceux de l'épouse, mais uniquement dans ce qui pouvait promouvoir "l'intérêt familial", et spécialement l'intérêt des enfants38. Dans cette perspective, l'absence de libéralisation juridique du divorce est significative. Rappelons également l'impact de la montée des campagnes natalistes39.
35Quant aux enfants, précisément, il faut signaler à leur égard la facilitation de la légitimation des enfants adultérins et incestueux (1907, puis 1915 et 1924) ; l'autorisation de la recherche de paternité naturelle (1912) ; la facilitation de l'adoption (1939 et 1958). Plus généralement, la loi du 18 février 1938 avait érigé le tribunal en juge suprême et effectif de la puissance paternelle.
36Dans le domaine familial, on a pu constater combien le progrès était lent chez les hommes de droit. Les réticences à la libéralisation de la famille et à l'égalisation des rapports étaient fortes, y compris chez les réformateurs solidaristes. L'égalité et la liberté personnelle étaient encore, et pour longtemps au moment du Centenaire, sacrifiées à l'ordre moral ou social. Ces réticences majoritaires perdureront bien après cette époque, ne cédant à l'évolution sociale que lentement et avec difficultés, comme on le verra plus bas. Mais l'octroi, déjà en discussion depuis longtemps d'ailleurs, du droit de vote aux femmes, ainsi que l'atmosphère de renouveau de la Libération et la puissance des mouvements progressistes, allaient néanmoins créer après-guerre, malgré l'ordonnance de 194540, un climat favorable aux réformes familiales. Le préambule de la Constitution nouvelle ne proclamait-il pas que "La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme" ?
37Mais c'était bien sûr au sein des domaines juridiques nouveaux ou en pleine expansion que l'intervention étatique, souvent par voie réglementaire d'ailleurs, se faisait le plus sentir, et que la remise en cause des grands principes juridiques traditionnels était la plus nette : droit commercial ; droit du travail ; contrat d'assurance (lois de 1930 et 1942) ; copropriété immobilière (lois de 1938 et 1965).
38Le droit commercial et artisanal connut son véritable essor à cette époque41. Quant au droit du travail, on peut parler d'une explosion : ce fut, pendant les années 1920-1950, "une des principales préoccupations du législateur"42. Si les propositions des réformateurs de 1904 tendant à inclure dans le nouveaux Code un titre spécial sur le contrat de travail restèrent sans effet, le législateur s'engagea dans une vaste entreprise de réglementation générale des rapports de travail. Après une nouvelle loi sur les syndicats (1920), le Code du travail, en chantier depuis l'époque du Centenaire43, est enfin réalisé en 192744. L'année suivante, c'est la grande loi sur les assurances sociales, ainsi que la loi sanctionnant la résiliation abusive du contrat de travail. Les allocations familiales seront établies en 1932 ; la créance des employés sur leur salaire protégée par les lois de 1933 et 1935. L'année suivante, les "Accords Matignon" de juin 1936 débouchent sur une série rapide de lois très importantes : congés payés (20 juin) ; semaine de quarante heures (21 juin) ; institution des délégués du personnel et des conventions collectives (24 juin)45. Témoin de l'expansion de ce qu'on appelle de plus en plus le "droit social" (réglementation du travail et de la sécurité sociale)46 et de son contentieux, un décret-loi de 1938 institue une chambre sociale à la Cour de cassation. Le tout dans une atmosphère de promotion du travail et du "corporatisme"47, que revendiquera d'ailleurs le régime de Vichy, en la radicalisant dans un sens traditionaliste.
39Succédant au régime de syndicat unique et obligatoire de l'État français, la liberté syndicale est restaurée en 1944 (1945 pour les syndicats agricoles). Puis vient l'année 1946, extrêmement riche en nouveautés : alors que le Préambule de la Constitution de 1946 garantit "les droits individuels et collectifs des travailleurs", constitutionnalise le droit de grève et l'assurance sociale, on assiste précisément à la création de la Sécurité sociale, basée sur le principe de l'adhésion obligatoire et universelle, et à celle des Comités d'entreprise48.
40Inutile de souligner combien, avec la création de la Sécurité sociale, la promotion de l'engagement syndical, de l'idée de coopération et de "participation", on assistait à l'époque à une formidable application de l'idée de solidarité sociale, théorisée durant le tournant du siècle.
41Avec l'importante vague de nationalisations de ces années, le dirigisme économique, déjà bien développé dans les années trente, atteint des sommets : alors que les conventions collectives sont restaurées, le gouvernement décide par exemple de conserver la fixation réglementaire des salaires, avant de relâcher sa pression après les années 1950, non sans définir pour la suite un salaire minimum de portée générale49.
42Enfin, la fièvre réglementative de l'après-guerre s'illustre aussi par l'accélération du processus de codification tous azimuts, débuté depuis les années 1920. Outre les codes nouveaux antérieurs à la Libération (Famille, Travail), et sans compter les profonds remaniements qui avaient touchés jusqu'alors le Code de commerce et le Code pénal, le Gouvernement prévoit en 1945 la codification de la législation en matière d'administration départementale et communale, et surtout institue en 1948 une commission chargée d'élaborer un nouveau Code de commerce, et de reprendre les propositions de réforme du Code de procédure civile, du Code pénal et du Code d'instruction criminelle50.
43Cette volonté de (re)codification générale, rapprochée du climat politique (sortie d'une longue épreuve nationale et d'une période de guerre, sous la houlette d'un chef militaire providentiel et héroïque incarnant presque à lui seul la nation51), n'est d'ailleurs pas sans rappeler le Consulat.
44De nombreux facteurs concourent donc à rendre possible une réforme profonde du Code civil. Symptomatiquement, la commission nommée en 1945 est appelée commission de "réforme"52 du Code civil, et non plus commission de « révision » (ce terme n'était d'ailleurs même pas officiellement employé dans l'arrêté ministériel de 1904), dans le sens restreint et modeste qu'avait de surcroît donné à ce terme le Garde des Sceaux Vallé en 190453.
45Reste à voir si la doctrine et la théorie juridiques étaient réellement disposées à des changements si profonds.
L'état de la doctrine et de la théorie juridiques
46Comme en 1904, l'éventualité et les modalités d'une profonde réforme du droit civil français à partir de la Libération dépendait de beaucoup des théories du droit dominantes54. Pour le dire schématiquement, plus le fait, la réalité sociologique serait prise en compte par les théories juridiques à titre d'impératif ou de modèle à suivre, moins les obstacles théoriques à l'évolution de la législation, à la rénovation du Code de 1804, seraient grands.
47Mais, comme déjà en 1904, au mouvement "sociologique"55 s'oppose - souvent plus discrètement mais tout aussi efficacement - un courant conservateur, composé de partisans d'une plus grande indépendance du droit vis-à-vis du fait, et cherchant plutôt dans les principes traditionnels du droit civil le critère des éventuelles réformes, de toute manière à mener avec une grande prudence.
48La majorité du monde juridique se trouve entre ces deux positions extrêmes, ou plutôt est composé en réalité d'une palette de tendances et de positions plus ou moins attirées par l'un ou l'autre des deux paradigmes opposés, tout en conservant leur personnalité.
49De la confrontation de ces tendances au moment de l'Après-guerre allait être déterminée l'attitude, la réponse du monde du droit face à la question de la réforme du Code.
50Parmi les tenants du paradigme « sociologique », il faut citer en premier lieu les auteurs du mouvement lié à l'École française de sociologie, qu'on avait déjà aperçu dans sa formation à l'époque du Centenaire. A la suite surtout de Durkheim56 et de Duguit57, des auteurs comme Mauss, Fauconnet, Lévy-Bruhl, Ray, Davy et Gurwitch plongent au coeur du social pour découvrir l'origine et le critère du droit58, certes souvent situé ultimement soit dans la "conscience collective" soit dans les consciences individuelles, soit dans les deux ensemble59, mais généré et largement déterminé dans son contenu par les structures sociales et les rapports sociaux. Le mouvement sociologique, déjà puissant dans ses domaines propres, investissait donc de plus en plus celui du droit. A partir de 1924 sera ouverte dans la nouvelle série de L'Année sociologique une rubrique juridique. Dix ans plus tard, les Annales sociologiques inaugurent une troisième série, consacrée à la sociologie juridique et dirigée par Jean Ray.
51Du côté des juristes, la réceptivité grandit. Des échos de plus en plus nets aux analyses sociologiques se font jour dans la doctrine juridique, qui maintient cependant une épistémologie propre et souvent partiellement idéaliste60. Outre l'influence des Duguit, Saleilles, Gény, Raoul de La Grasserie, il faut rappeler celle des socialistes Emmanuel Lévy61 et Maxime Leroy. Ce dernier, dont on a cité les premiers ouvrages parus à l'époque du Centenaire, qui annonçaient la constitution d'un droit nouveau bâti sur "l'usine", va notamment se spécialiser dans le droit social syndical62. Il faut citer aussi des auteurs plus récents comme Armand Le Hénaff63, et surtout Gaston Morin. Doyen de la faculté de droit de Montpellier, Morin apparaîtra dans l'entre-deux guerres comme le « champion » de la critique des institutions classiques du droit en général et du droit civil en particulier, c'est-à-dire principalement la propriété individuelle, le contrat individuel et la loi64. Plus modérée, mais néanmoins réformatrice, la mouvance juridique « solidariste » (Saleilles, Gounot, Tissier, Deslandres, puis Demogue, Josserand - cf. infra) reprenait également ces thèmes au sein de la doctrine juridique.
52Les Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique, fondées par Louis Le Fur (cf. infra) en 1931, et bientôt dirigées par Gurwitch, constitueront un terrain privilégié de dialogue et de rapprochement entre juristes et sociologues, et où le thème du droit social va prospérer jusqu'aux années 1950.
53Mais le véritable introducteur de la sociologie du droit dans le monde juridique fut Henri Lévy-Bruhl, fils du sociologue Lucien Lévy-Bruhl. De formation pluridisciplinaire, titulaire d'un doctorat en droit romain65, il soumit d'abord ce droit à l'analyse sociologique66, avant de généraliser ses investigations67, et finalement de publier vingt ans plus tard son fameux Aspects sociologiques du droit (Paris, Rivière, 1955), suivi d'un "Que sais-je ?" réputé consacré à la Sociologie du droit (Paris, Puf, 1961). L'auteur, qui parviendra au cours de sa carrière à imposer la sociologie du droit comme une discipline à part entière tant à la Faculté de droit de Paris qu'au Centre National de la Recherche Scientifique, professait, délaissant les sources classiques du droit (justice, raison, loi) pour s'enfoncer plus profondément au cœur de la genèse sociale du droit, que si la coutume est bien une source de droit, elle est elle-même secondaire, car seule "l'opinion collective est la véritable source du droit"68. Partant, l'auteur montrait la prégnance du social sur l'individuel en matière juridique, s'attaquant au dogme de l'autonomie de la volonté par exemple :
"En réalité (...), cette « autonomie » se meut dans les limites les plus étroites, et les cadres sociaux qui l'enserrent s'opposent à toute démarche originale, à toute innovation importante. Seule des modalités – importantes certes dans la pratique mais théoriquement sans grande portée - restent à la disposition des parties. La structure des contrats est fixée par la collectivité au moyen de prescriptions légales ou coutumières et ne se modifie que dans la mesure ou celle-ci à changé d'avis à son égard"69.
54A cette époque encore, les juristes conservateurs, tenants de l'ordre établi en 1804, et même certains progressistes, n'hésitent pas à assimiler sociologie du droit, solidarisme et socialisme. Si théoriquement l'accusation est intenable, maints rapprochements, en pratique, sont tout de même autorisés, tel que l'avait noté déjà Durkheim70.
55Sociologues, solidaristes et socialistes centraient en effet leur regard sur le social, social le plus souvent perçu comme le but de l'action juridique, dès lors que le droit était moins vu comme un attribut inné et individuel de la personne que comme un instrument de réalisation du bien commun71.
56L'orientation politique et idéologique était d'autre part souvent identiquement progressiste, réformatrice, réclamant une plus grande "socialisation du droit", dans le sens favorable aux "faibles" et aux classes défavorisées (spécialement la classe ouvrière) qu'avaient donné les Charmont, Capitant, Saleilles et Tissier à cette formule72.
57De plus, des auteurs comme Emmanuel Lévy, déjà rencontré, affichaient un "socialisme juridique" à vocation scientifique à côté de leur socialisme politique73, et leur collaboration aux revues sociologiques contribuait bien sûr à faciliter l'amalgame.
58Bref, dans cette optique sociologique-réformatrice, le "droit social" apparaissait le plus souvent comme un droit « de fait », à tendance socialisante mais simultanément libérale-émancipatrice et protectrice, un droit véritable et légitime car généré par les comportements sociaux, en face du droit classique, celui des institutions du Code civil, fortement individualiste et dépassé, donc illégitime. Dans la science juridique, le "fait" (créateur de droit), va donc progresser au détriment du "droit", créant une tension entre réalisme et idéalisme juridiques, comme on le remarque à l'époque74.
59On a pertinemment noté à cet égard que le législateur favorise simultanément cette évolution « réaliste », comme le montre par exemple la loi du premier septembre 1948 qui créé un droit de maintien dans les lieux au profit des simples occupants.
60Le groupe communiste à l'Assemblée nationale, dès la Libération, se réfère d'ailleurs systématiquement, dans l'exposé des motifs de ses propositions de lois réformatrices du droit de la famille, à une conception des institutions juridiques fondée sur la réalité sociale, le fait. Ainsi se proclame-t-il en faveur d'une filiation réelle, afin d'en terminer avec la hiérarchie filiation légitime-filiation naturelle et avec les conséquences insupportables qu'elle entraîne à l'égard de cette dernière75.
61L'auteur de cette analyse, René Savatier, est d'ailleurs passablement inquiet de ce mouvement de remise en cause, au nom du fait, des cadres juridiques traditionnels de la société depuis 180476. Son conservatisme apparaît particulièrement en matière familiale, où l'auteur attendit du régime de Vichy une reprise en main de cette matière au nom de la morale. On le verra par exemple à cette époque condamner sans appel l'union libre, dont la prétendue liberté "ne peut être complète", dès lors que, désirant n'être que des concubins, les intéressés "forment un faux ménage"77 ; et vilipender la loi du 14 septembre 194178 en tant que véhiculant une conception regrettable et même désastreuse de la famille79.
62Toute une partie du monde juridique, souvent silencieuse mais puissante, se rangeait à un tel moralisme juridique80. La personnalité de Georges Ripert, l'un des juristes les plus réputés de ce siècle81, est à cet égard emblématique. Acceptant de considérer, dans le sillage de son principal inspirateur Planiol, le droit comme une matière vivante, évolutive, lui-même contribuant éminemment à théoriser le droit commercial - en plein développement - le droit maritime, et le droit "professionnel"82, il reste foncièrement pessimiste face à l'évolution du droit durant cette époque, période de "crise morale", n'hésitant pas à y voir un risque sérieux de disparition à terme du droit individuel, et par conséquent de "déclin" du droit83.
63Par contre, dans le camp des traditionalistes (mais se référant à une tradition juridique pré-révolutionnaire), on découvre des auteurs « jusnaturalistes » dont les positions les rapprochent en grande partie, dans les solutions concrètes, des réformateurs plus à gauche84. Il s'agit du courant thomiste progressiste ou « néo-thomiste », pour lequel la conception du droit comme instrument du bien commun était, si l'on peut dire, toute « naturelle », et qui considérait d'un œil satisfait la "socialisation du droit"85, ainsi que la tendance au corporatisme du droit contemporain86. Quelque peu compromis (de bon ou mauvais gré) avec Vichy, le mouvement restait toutefois présent après la Libération. Mais si son réformisme était net en matière de droit du travail par exemple, ses positions étaient bien sûr, au nom du "droit naturel" ou du "droit social", plus conservatrices en matière familiale.
64Il faudrait également consacrer de longs paragraphes à l'œuvre de Maurice Hauriou, assez atypique mais dotée d'une influence considérable. Inspirée de considérations sociologiques sur un fond de convictions traditionalistes et religieuses, la pensée du grand administrativiste87, sans être comparable au réformisme solidariste ou socialiste, aboutit néanmoins à une critique et à une limitation de l'individualisme juridique classique88, au profit d'une théorisation de l'"institution"89.
65Du coté des modérés, du « marais » juridique, moins préoccupé de recherches et de luttes théoriques, plus centré sur le droit en tant que tel, sans parti-pris théorique exclusif, relativement sensible à l'évolution des idées démocratiques, ainsi qu'à la force et à la pertinence propres à la sociologie du droit, nombre d'auteurs avaient rejoint, au moins partiellement, les positions des Saleilles, Demogue90 et Josserand91 en faveur d'un réformisme juridique socialisant, quitte à délaisser les dogmes traditionnels de la science juridique française92. Car l'importance d'avoir un Code civil rénové et enfin "positif" (au sens du droit réellement appliqué) en mettant fin au décalage entre le texte de 1804 et le droit du moment, l'emportait de plus en plus sur le vieux réflexe consistant à encastrer les situations nouvelles dans une institution juridique déjà existante sous peine de les nier juridiquement, c'est-à-dire finalement sur le respect des vieilles dispositions napoléoniennes, ou celui d'un ordre juridico-moral jugé, bon gré mal gré, en voie de dépassement. Des auteurs comme ceux précédemment cités, mais aussi André Tunc93 ou Henri Capitant94, et d'autres à leur suite, comme Jean Carbonnier95, étaient donc ouverts à de nouvelles synthèses entre droit individuel et droit social.
66D'autant plus que la jurisprudence montrait la voie, s'encombrant de moins en moins avec le respect de la lettre ou de l'esprit des textes de 1804, et alors que nombre d'auteurs, comme Gaston Jèze et Marcel Waline en droit administratif96, insistaient sur le rôle véritablement créateur de droit de la jurisprudence97, difficilement niable dans les faits à cette époque, même s'il est (et reste) théoriquement contraire aux principes constitutionnels français de la séparation des pouvoirs98.
67Et alors que, comme en 1904, le monde juridique était donc composé d'une doctrine forte, dynamique, jouant un rôle véritablement normatif99, le droit comparé, dont le prestige et la présence n'avaient fait que croître depuis le Centenaire100, révélait l'avance de la plupart des sociétés occidentales en matière de droit privé et spécialement de droit familial, contribuant ainsi à favoriser la réforme du Code civil101. On se souvient d'ailleurs que c'est à l'initiative des dirigeants de l'Association Henri Capitant que la Commission de réforme du Code civil sera nommée en 1945. Avant de nous intéresser aux travaux de cette dernière, signalons la personnalité déterminante, comme celle de Saleilles en 1904, de Léon Julliot de La Morandière.
68La parcours de cet éminent juriste, fait de gloire, de talent et de réussites dans un esprit de modestie et de réformisme modéré, fait de lui un personnage sans doute incontournable dans le processus de réforme du Code102.
69Docteur en droit et en sciences économiques, agrégé en 1912, il enseigne d'abord à Rennes et collabore à la Revue trimestrielle de droit civil, avant de s'engager comme volontaire en 1915. Lieutenant d'artillerie, grièvement blessé en 1918, il obtient la Croix de guerre et devient chevalier de la Légion d'honneur. Spécialisé dans le droit international privé dans lequel il se déclare disciple de Paul Lerebours-Pigeonnière, il est envoyé à Strasbourg en 1919 avec la fine fleur de la doctrine juridique française pour enseigner à la faculté de droit, où il est remarqué par Robert Schuman et devient bientôt secrétaire général de la commission chargée de préparer la réintégration du droit français dans les départements d'Alsace-Lorraine. Il conserve cette fonction même après sa nomination comme chargé de cours à Paris en 1922, ce qui lui permettra d'ailleurs d'établir des contacts intimes avec les directeurs des ministères compétents en vue de l'élaboration de la loi du premier juin 1924. La même année, Julliot de La Morandière est nommé membre de la commission chargée de préparer, sous la direction de René Demogue, un projet de code des obligations franco-italien, puis membre très actif de la commission nommée par René Renoult en 1925 et chargée de préparer le projet d'octroi à la femme mariée de la capacité civile, qui deviendra la loi du 18 février 1938103.
70Entre-temps, La Morandière s'était lié avec Henri Capitant, qui faisait d'ailleurs également partie de la commission précitée. Dès 1931, il collabore au classique Cours de droit civil de Colin et Capitant, dont il assure seul les dernières éditions à partir de 1937104. Il fera de même pour Les Grands arrêts de la jurisprudence civile de Capitant. Par ailleurs commercialiste réputé105, il occupe la direction de la Maison franco-japonaise à Tokyo de 1934 à 1936, avant d'être invité en 1939 par le Gouvernement colombien à refondre le Code civil de ce pays. Mais la guerre et l'Occupation le ramènent en France, où La Morandière prend rapidement contact avec la Résistance. Comme François de Menthon et P.-H. Teitgen, il prépare juridiquement la Libération, et ses rapports rédigés avec l'avocat général Mornet et le conseiller Latrille puis secrètement envoyés à Alger font impression sur le Comité juridique du CFLN dirigé par René Cassin106. Intégré dans ce Comité en septembre 1944, Léon Julliot de La Morandière y participe activement jusqu'à sa dissolution et son absorption dans le Conseil d'État en 1945107. La même année, il est le premier a bénéficier du statut de conseiller d'État en service extraordinaire au tour extérieur renouvelable d'année en année108.
71Devenu un grand commis de l'État109, il n'en continue pas moins sa carrière juridique. Nommé doyen de la Faculté de droit de Paris à titre provisoire en 1944, il sera réélu en 1946, 1949, et 1952, assurant ainsi dans la satisfaction générale un des plus longs décanats qu'ait connu cette institution au xxe siècle (1944-1955)110. Poursuivant l'œuvre de Capitant, et participant de très près au développement du droit comparé, La Morandière sera aussi vice-président de l'Association Henri Capitant et directeur de l'Institut de Droit comparé de l'Université de Paris (de 1940 à 1954), puis du Centre français de Droit comparé (à partir de 1955).
72Bref, sur le plan institutionnel, politique et juridique, tout concourait à ce que le choix du gouvernement se porte sur le doyen parisien pour présider la Commission de réforme du Code civil. De plus, les positions idéologiques de La Morandière étaient réformistes111 et modérées112 (dans le sillage de Henri Capitant), cherchant à concilier droit individuel et droit social113. A cela s'ajoutent des qualités humaines adéquates pour mener un travail de réforme aussi énorme que celui du Code civil114.
SECTION 2 – LES MODALITÉS DES PROPOSITIONS DE RÉFORME
73Lorsque Julliot de La Morandière remet son Rapport préliminaire au premier Avant-projet de Code civil, le 20 décembre 1953115, les motivations qu'il expose à l'appui d'une réforme du Code de 1804 apparaissent clairement116. La principale, constatant le décalage entre le texte de 1804 et le droit positivement appliqué, est d'adapter le Code civil à la nouvelle "réalité du droit"117. Après avoir fait l'éloge du Code de 1804 et de ses rédacteurs, puis des tribunaux, qui surent si bien à la fois en découvrir l'esprit et adapter ses règles désuètes, heureusement guidés par une doctrine juridique "de haute valeur", le président de la Commission de réforme n'en exprime pas moins la nécessité de procéder à une réforme législative d'ensemble :
"Ceci dit, qui est à l'honneur du monde juridique français tout entier, on ne peut méconnaître que notre Code civil, par la seule lecture de ses textes, ne laisse plus apercevoir le véritable visage, la véritable portée du droit civil d'aujourd'hui. Sur chacun des articles s'est greffée une jurisprudence, une pratique coutumière, qui en complète le sens, l'adapte au besoin du monde actuel, mais aboutit en réalité à des règles juridiques, non seulement que le législateur de 1804 ne soupçonnait pas, mais qu'un lecteur attentif de la loi ne peut deviner, à des règles qui sont en contradiction souvent avec l'esprit initial du texte, parfois même avec sa lettre. Les exemples sont trop nombreux et trop connus pour que je les rappelle (...)118. C'est la revanche du droit coutumier. Mais alors qu'est devenue la belle ordonnance, la belle simplicité du droit civil ? Le citoyen qui veut connaître ses droits et ses devoirs envers ses semblables ne peut plus se fier au Code. Il lui faut savoir comment celui-ci est interprété. La règle véritable ne peut se dégager que d'une étude de jurisprudence. Cela suppose le maniement de recueuils copieux et complexes, cela suppose aussi nécessairement le recours à des spécialistes, seuls capables de s'y reconnaître dans la multiplicité des arrêts. Et encore – c'est le défaut de toute règle coutumière - l'interprétation donnée ne pourra être qu'approximative, incertaine. Malgré la netteté des arrêts de la Cour de cassation, ceux-ci ne peuvent échapper à toute discussion, chacun d'entre eux n'ayant valeur positive que pour l'espèce dans laquelle il a été rendu".
74Bref,
"Il faut rendre au Code sa vraie fonction, qui est de contenir, dans sa loi, la réalité du droit"119.
75On constate donc ici que les membres de la Commission ont été gagnés à la cause d'un « réalisme » juridique, réalisme néanmoins modéré comme on le verra par la suite. La situation qu'ils décrivent - avec pertinence - s'apparente d'ailleurs sur plusieurs points avec celle de l'Ancien régime, notamment sur l'incertitude et l'absence de fixité du droit, ainsi que l'inaccessibilité de celui-ci au citoyen moyen. La référence à un droit coutumier, dans le sens que Gény avait donné à ce mot120, et sa non-conformité avec la tradition constitutionnelle et républicaine française renforce encore le parallèle. La multiplication des branches spécialisées du droit privé, du droit commercial au droit du travail en passant par le droit rural, elles-mêmes ramifiées en une multitude de réglementations particulières121, souvent adaptées à une seule profession spécifique, et inspirées autant du droit privé que du droit public, achève de convaincre les commissaires - sensibles à l'idée de conserver au Code et au droit civils leur rôle "de droit commun", de l'exigence d'une recodification :
76"Il peut certes y avoir aussi un Code du travail, un Code de l'agriculture122. Mais là encore les solutions admises doivent être fonction des principes du Code civil. Admettre l'autonomie de ces Codes, c'est au fond ruiner le Code civil lui-même. (...) La vérité est qu'il a fallu faire des codes spéciaux parce que les principes du Code n'étaient plus adaptés à la vie moderne. Si cette vie nous oblige, dans les principaux domaines de l'activité économique, à adopter des règles différentes de celles du Code civil, c'est que celles-ci ne sont plus satisfaisantes et doivent être modifiées. La réglementation de détail des rapports entre employeurs et travailleurs, propriétaires et locataires ou fermiers, assureurs et assurés, entre associés, peut se trouver dans des lois spéciales. Mais les principes généraux qui dominent cette réglementation doivent être affirmés dans le Code civil : sinon, à mon avis, celui-ci ne méritera plus son nom. Il ne sera plus le Code de la Cité, il ne sera plus que l'exception et non la règle"123.
77Tous ces arguments avaient déjà fortement animés les codificateurs de 1804, et plus encore ceux de 1904124. Les commissaires de 1945 réagissent donc ici comme leurs illustres prédécesseurs. Ils assument d'ailleurs, à l'instar de ceux-ci, le fait que cette adaptation du droit de 1804 au droit réel ne manquera donc pas, puisque les commissaires désirent un nouveau Code civil qui soit le reflet de la réalité juridique et contienne les principes fondamentaux de l'ensemble du droit français, d'amener des changements sur les principes fondamentaux des règles juridiques de droit civil, puisque ceux-ci ont été largement remis en question par le législateur, le juge et le théoricien du droit depuis la fin du xixe siècle, et que cette évolution, liée aux besoins de la société, ne saurait être contredite :
"Si un grand nombre de lois spéciales ou même de Codes particuliers ont été promulgués, qui contredisent les principes posés par le Code civil, n'est-ce pas que ces principes sont contestables et ne correspondent plus aux besoins de notre époque ; si les tribunaux doivent, par leur interprétation, compléter ou déformer les règles posés par le Code, n'est-ce pas que les nécessités sociales imposent de changer ces règles ? (...) N'a-t-on pas pu parler, et ne parlait-on pas déjà au début du xxe siècle, de la révolte des faits contre le Code ?125 N'est-ce pas par un tour de force dû à l'habileté de nos magistrats, et par un véritable paradoxe, que le Code Napoléon puisse encore régir notre société actuelle ?126
78Et le président de la Commission de s'interroger sur le fait de savoir si les fondements du droit familial de 1804 "conviennent encore à notre temps", et si l'individualisme libéral du Code en matière économique ne doit pas être abandonné. En cela, la Commission se fait l'écho du mouvement de son temps, aussi bien au niveau des mœurs que de celui de l'action de l'État.
79Ainsi, c'est donc à un changement d'importance auquel la Commission de réforme invite le Gouvernement. Ce dernier, dans une certaine mesure127, encourageait le processus de réforme, puisque Pierre-Henri Teitgen, lors de son allocution d'installation de la Commission, le 25 juin 1945, proclamait que si certaines matières du droit civil sont relativement indifférentes aux mouvements de la société, d'autres, telles que le droit de propriété et le droit des obligations, "appellent des solutions juridiques mises en accord avec la situation économique et sociale"128. Se faisant l'écho des membres de la Commission, La Morandière, en 1948, s'interroge alors :
"Laisserons-nous une place prépondérante à la personne individu, à la propriété individuelle, à la liberté contractuelle ? Ne devons-nous pas, au contraire placer au premier plan la notion de fonction sociale, l'organisation de la propriété collective, le principe de la direction par l'État ou par les organes corporatifs des rapports à caractère collectif, au concept du contrat substituer celui de l'entreprise dans les rapports des employeurs et des travailleurs ?129.
80Par la même occasion, et c'est là une deuxième motivation, il s'agira de faire "la toilette" du Code, c'est-à-dire d'apporter "des retouches à la rédaction des articles de 1804 conservés", ou d'opérer un "regroupement" de ces articles"130. On veut également innover en simplifiant partiellement le droit antérieur, sans forcément toucher au fond des institutions concernées131. Enfin, et surtout, les membres de la Commission ont désiré "faire du neuf" : "pour tenir compte de l'évolution des mœurs " et ainsi "préparer l'avenir"132.
81L'éminent président La Morandière, et la Commission de réforme derrière lui, entendent donc bien "refaire (...) un nouveau Code"133, "modernisé, adapté aux besoins de notre époque, doué des derniers perfectionnements de la technique"134. Il y a donc là chez les juristes de la Commission une volonté de réforme plus profonde sans doute qu'en 1904, où finalement les partisans d'un nouveau Code avaient été largement minoritaires auprès de ceux d'une seule "révision" du texte de 1804, dont le nombre était renforcé par l'autorité du Garde des Sceaux Vallé135. Et c'est pourquoi, ce 20 novembre 1953, le doyen de la Morandière remet au ministre Ribeyre un texte entièrement remanié, bouleversé dans la forme et dans le fond136.
82Avant d'entrer dans le détail des dispositions ce "nouveau" Code et de son esprit, disons quelques mots de la méthode retenue lors de cette réforme.
A. Méthode
83La méthode suivie pour la réforme du droit civil diffère sensiblement de celle adoptée en 1904. Nommée certes par le Garde des Sceaux, comme au début du siècle, la Commission ne comprend toutefois que des juristes professionnels, et en nombre considérablement plus réduit. On se souvient en effet que la commission de 1904 comptait presque cent membres, au rang desquels on trouvait des parlementaires et des écrivains. Pour le doyen de La Morandière, c'est une des raisons principales de l'échec de la tentative de révision, qui "se perdit dans de longues et oiseuses discussions". De fait, un consensus de dégagea en 1945 pour ne nommer que "des techniciens et en petit nombre"137. La Morandière, sans doute déterminant dans ce choix, explique qu'
"On a pensé, en s'adressant à des spécialistes du droit, d'une part que le travail de rédaction serait techniquement mieux et plus rapidement fait, d'autre part que l'unité de vues serait plus facile à réaliser"138.
84Outre son président, on trouvait donc au sein de la Commission139 :
- Léon Lyon-Caen140, président de chambre à la Cour de cassation, futur Premier président honoraire de celle-ci. Rateau, avocat général dans la même institution, remplacé141 en 1949 par Cavarroc, président de chambre dans la même institution, et bientôt Premier président honoraire.
- Les conseillers d'État Latournerie142, Oudinot et Delepine, ce dernier remplacé ensuite par Rosques, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation.
- Henri Mazeaud, professeur à la Faculté de Droit de Paris143, remplacé en 1950 par André Rouast144, professeur au même endroit.
- Henri Niboyet, professeur à la Faculté de Droit de Paris145, décédé en 1952 et remplacé par Robert Le Balle, professeur au même endroit146.
- Marc Ancel, président de chambre à la cour d'appel de Paris, bientôt conseiller à la Cour de cassation147.
- Jacques Charpentier, déjà cité, ancien bâtonnier de Paris, président de l'Association Henri Capitant148, et, comme on l'a vu, à l'origine de la création de la Commission de réforme du Code.
- P. Jousselin, ancien président du Conseil Supérieur du Notariat.
- Jean Labbé, président honoraire de l'Ordre des avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation, décédé en 1946 et remplacé par de Lapanouse, avocat honoraire au Conseil d'État et à la Cour de cassation.
85Comme l'indique La Morandière "on a voulu faire place, et une place équilibrée, aux représentants des divers aspects de la technique juridique". De fait, tous les principaux secteurs de celle-ci sont représentés : doctrine et enseignement, jurisprudence du droit privé et du droit public, pratique (avocat et notaire). En tout, donc, 12 membres, ce qui est en effet considérablement plus réduit qu'en 1904, mais reste largement au-dessus de 1804 (quatre membres). Dans tous les cas, néanmoins, des hommes au moins d'âge mûr - souvent plus - et titulaires pour la plupart de hautes fonctions prestigieuses.
86En outre, et comme en 1904, aux membres titulaires de la Commission de réforme du Code civil s'ajoutent les membres d'un secrétariat chargé de la tâche primordiale de coordination générale et de rédaction des projets de textes, ainsi que de la publication des volumes annuels relatant les travaux de la Commission. Composé de magistrats et d'avocats, sa direction fut occupée quelques semaines149 par Paul Coste-Floret150, avant d'être confiée à Roger Houin, professeur à Rennes puis à Paris, et spécialiste de droit commercial151.
87On remarquera toutefois que depuis 1804 (y compris d'ailleurs pour les autres codes napoléoniens) on en est resté à l'idée d'une réforme collégiale, sous forme de commission. On aurait pu choisir de s'en remettre à un seul jurisconsulte, tel que cela avait été le cas pour le Chili (Bello), les codes civils suisse (Huber) et libanais (Josserand), et comme c'était en cours pour les Pays-bas (Meijers). Mais, ainsi que le rappelle de La Morandière, même si la révision par un seul juriste est peut-être à même "d'assurer plus d'unité aux textes élaborés", "en France, le recours à une commission est instinctif et traditionnel"152.
88D'ailleurs, comme en 1904, "et selon le procédé classique", la commission de 1945, dans un premier temps, se divisa aussi en sous-commissions (quatre), chacune responsable d'un grand domaine (partie générale, personnes et famille, obligations, biens) et travaillant séparément, avec soumission des projets à la Commission en assemblée plénière pour approbation.
89Cependant, explique La Morandière, "La méthode se révèla lente". Les projets de textes, déjà longuement débattus en sous-commission, l'étaient encore largement en séance plénière, souvent avec les mêmes arguments, et régulièrement refusés. Il fallu sacrifier la discussion et la critique à l'efficacité, et en 1950, la Commission supprima les sous-commissions153. Ce fut dorénavant le secrétariat qui se chargea essentiellement de la rédaction des projets, aidé par un membre de la Commission et des consultations de personnalités extérieures spécialisées154.
90Dès lors, "le rythme du rendement s'accéléra", constate le président La Morandière. Néanmoins, la nouvelle méthode ne permettait plus d'étudier de front tous les domaines du Code civil. Il fut par conséquent décidé de les envisager successivement, à commencer par la partie préliminaire et le livre premier. C'est la raison pour laquelle l'Avant-projet déposé en décembre 1953 ne traite que de la première partie du nouveau Code. Quant aux successions et libéralités, les seules autres matières du Code civil qui aient fait l'objet d'un autre avant-projet, la Commission y travaillera de 1953 à 1957. Mais cet avant-projet, dans sa rédaction finale accompagné des exposés des motifs, ne sera pourtant déposé qu'en 1961155.
91Entrons maintenant dans le détail et dans l'esprit des réformes proposées.
B. Modalités et esprit des réformes
92Si de nombreuses et importantes nouveautés sont envisagées par la Commission, il ne s'agit absolument pas d'une œuvre révolutionnaire, et le socle traditionnel reste conséquent. Comme en 1804, les commissaires ont adopté une attitude transactionnelle entre le passé, le présent et l'avenir.
Les nouveautés
93Sur la forme, tout d'abord, l'innovation est considérable. Le plan du Code de 1804 est littéralement bouleversé. Aux trois Livres du Code Napoléon (personnes et familles, régime des biens, moyens de transmission des biens) sont substitués en 1949 une succession de livres thématiques. Sans grande originalité toutefois, car cette nouvelle classification s'inspire largement des traités de droit civil contemporains.
94Le nouveau Code comporterait donc un Livre (et non plus un "Titre") préliminaire, qui serait consacré essentiellement à la mise en vigueur des lois ; un Livre premier sur l'individu et la famille, un Livre second sur les successions et libéralités ; un Livre sur les biens ; un Livre sur les actes et faits juridiques ; et enfin un Livre sur les personnes morales156.
95Quoique modérée, l'innovation est nette, spécialement par exemple en cette matière des personnes morales, dont le développement est considérable à l'époque157, mais que le Code de 1804 avait si fortement passée sous silence, et pour la reconnaissance de laquelle certains réformateurs de 1904 - au premier rang desquels figurait Saleilles158 - s'étaient battus.
96Néanmoins, il faut préciser que de La Morandière, dans son rapport de 1953, estime envisageable de scinder le Code en plusieurs parties autonomes et distinctes, c'est-à-dire d'en faire des codes séparés159.
97Parallèlement, et inversement, suite à une réunion commune entre la Commission de réforme et la Commission supérieure de codification créée en 1945 et notamment chargée de la réforme du Code de commerce, il fut convenu d'envisager la constitution d'un "grand Code de Droit privé", qui unifierait les matières civiles et commerciales en fusionnant les Codes civil et de commerce, et en y ajoutant nombre de réglementations non codifiées jusqu'alors160.
98Cette décision, que les commissions proposent au Gouvernement et au Parlement de consacrer, est remarquable. Elle témoigne d'une part de l'ouverture des civilistes au droit commercial, et surtout des progrès de celui-ci dans la vie juridique, c'est-à-dire de sa « socialisation » ou de sa « démocratisation ». Réservé au xixe siècle à des catégories sociales bien spécifiques (banquiers, négociants professionnels, spéculateurs, agents de change), le droit commercial s'est en effet considérablement répandu dans la société à partir des années 1920161 : la généralisation du compte en banque, du chèque, du crédit commercial, de la détentions d'actions (les fameux "petits porteurs"), y compris dans le monde agricole, rendait en effet pertinente la réunion en un seul corps des textes consacrés à la vie économique des particuliers, qu'ils soient ou non commerçants, puisque notamment même un non-commerçant pouvait (et peut toujours aujourd'hui) réaliser des actes de commerce et être soumis aux règles qui les régissent, et qu'inversement une large partie de la vie juridique d'un commerçant relève du droit civil.
99D'autre part, cette volonté d'unification, au-delà des avantages techniques qu'elle comporte, marque la volonté d'en finir avec une certaine dichotomie arbitraire fondée sur l'acte juridique accompli et non sur l'homme et sa vie réelle (puisque dans la réalité une même personne peut accomplir successivement et même simultanément des actes civils et commerciaux, et que le régime des seconds s'inspire souvent des principes de celui des premiers), qui conduisait parfois à une véritable « schizophrénie » juridique.
100Plus profondément, cette unification, qui peut être considérée d'une certaine manière comme une victoire du droit commercial sur le droit civil (car le premier, on l'a vu en 1804, bénéficie souvent d'un régime dérogatoire), traduit et illustre la vision « entrepreuneuriale » de l'homo civilis qui est alors en débat. Une personne automone, insérée dans la vie économique du pays, si possible travailleur non salarié ou au moins « participant » activement à la gestion des entreprises. Une vision qui, on s'en souvient, animait les espoirs des radicaux et des solidaristes du début du siècle, qui militaient pour l'abolition de la "lutte des classes" et du salariat162.
101Mais le président La Morandière insiste sur le fait que même si l'adoption de ce grand Code droit privé était décidée, cela n'empêcherait pas de concevoir cette législation de Droit privé comme formant plusieurs grands codes (individu et famille, biens, obligations, personnes morales). Un des avantages de cette méthode, selon l'éminent doyen, serait de faciliter l'unification internationale du droit privé économique. Grande préoccupation des comparatistes, mais aussi des partisans de la construction européenne, cette volonté d'unification avait récemment bénéficié d'une nouvelle impulsion avec la création d'un Institut international had hoc basé à Rome163, et une réunion de juristes belges, luxembourgeois, suisses, italiens et français, venaient de réclamer en 1953 un Code des obligations commun. La Morandière, personnellement très favorable à cette évolution, anticipant également sur la conclusion du Traité de Rome, indique ainsi qu'en découpant le grand Code de droit privé français en plusieurs codes séparés, l'objectif poursuivi par ces juristes serait facilité. En effet, si l'unification des législations civiles européennes sur le terrain du droit familial et successoral semble difficile, chaque peuple, même de civilisation comparable restant attaché à ses traditions, il n'en va pas ainsi sur le terrain des obligations, où la Commission se déclare convaincue que "les nécessités de la vie des affaires l'emporteront ici"164.
102Bref, tout semblait justifier aux yeux de la Commission son choix de concentrer son attention dans un premier temps sur les deux premiers Livres du futur Code, ainsi que celui consacré aux successions, et à laisser « mûrir » les choses pour les autres matières.
103Il faut donc maintenant présenter rapidement le contenu que la Commission propose de donner à chacun de ces trois Livres, avant de conclure sur le chapitre des nouveautés en citant quelques topiques des réformes projetées pour les autres matières.
104Rappelons auparavant le désir des commissaires de poursuivre la voie choisie en 1804 en faveur d'un Code pratique, plutôt que "doctrinal" :
"Nous avons voulu faire un Code, c'est-à-dire un corps de règles pour la conduite des citoyens dans leurs rapports entre eux ; pour atteindre leur but, ces règles doivent être présentées dans un langage aussi simple et clair que possible, comporter un caractère avant tout pratique165. Nous avons cherché à éviter les formules théoriques, impliquant nécessairement un système philosophique. Un Code n'est pas un ouvrage de doctrine ; ses divers articles ne sont pas faits pour être lus comme les développements d'un livre, à la suite les uns des autres ; chacun est un ordre adressé aux citoyens, ordre qui doit, si faire se peut, se suffire à lui-même. La logique dans l'exposition est moins importante que la précision des phrases".
105Les membres de la commission tranchent là un débat récurrent, mais dans le même sens qu'en 1804 et 1904, preuve de la vivacité, au moins dans les intentions, de l'idéal républicain, et de la continuité du caractère original qui avait été sur ce plan donné au Code civil par rapport à ses prédécesseurs.166
106D'autre part, et en écho à la part considérable prise par la jurisprudence dans le droit moderne, les commissaires tiennent à préciser "que le Code ne vivra qu'à travers l'interprétation que lui donnera la pratique judiciaire". Cette préoccupation était certes déjà partagée par les commissaires de l'an VIII. On se souvient du fameux aphorisme de Portalis : "A proprement parler, on ne fait pas les Codes ; ils se font avec le temps"167. Mais La Morandière va plus loin, et radicalise la prudence, la sobriété et la modestie législatives qui avaient déjà caractérisé l'esprit de 1804 :
"Nous avons voulu donner à cette pratique [judiciaire] un guide inspiré largement de ses propres comportements, sans la lier par des définitions, qui eussent empêché son évolution, ou par des énumérations, dans lesquelles le législateur risque de ne pas prévoir l'hypothèse qui se révèlera par la suite importante ou fréquente"168.
107Pour revenir maintenant au contenu du projet de nouveau Code, il faut noter en premier lieu que le Livre préliminaire proposé est considérablement plus copieux que le Titre préliminaire retenu finalement en 1804 (six articles)169 : 147 articles, essentiellement consacrés aux "règles relatives à la mise en vigueur à au domaine de l'application de la loi écrite170 considérée comme source du droit"171. Ainsi, ce Livre préliminaire ne doit pas être compris comme une partie générale introductive, exposant les principes que les autres Livres ne feraient que développer. Cette solution, conforme avec l'idéal pragmatique rappelé ci-dessus, est motivée par les complications techniques auxquelles peut donner lieu une telle classification. Néanmoins, la Commission sera d'un avis contraire à propos des actes juridiques. Elle décide en effet de prévoir une série de textes réglementant l'acte juridique en général, qui ne sera toutefois pas insérée dans la partie préliminaire mais dans un Livre spécial en exergue de celui des obligations.
108Fait à noter, cette décision a été déterminée par les conseillers d'État de la Commission, qui ont entraîné l'adhésion de leurs collègues en arguant qu'ainsi, le Conseil d'État pourrait disposer d'une "inspiration utile". En effet, même si la haute juridiction n'est pas liée par les règles du droit civil172, les commissaires ont estimé que la différence entre droit public et droit privé "est en grande partie formelle", tend d'ailleurs à se réduire, les deux domaines se compénétrant de plus en plus173, et que par conséquent la justice administrative, qui s'inspire souvent en fait du droit civil, gagnerait à pouvoir bénéficier du rassemblement et de la codification "de principes généraux sur l'acte juridique, susceptibles de s'appliquer aux actes administratifs comme aux actes émamant des particuliers dans leurs rapports entre eux". Cette démarche des conseillers d'État a dû flatter le sentiment - fréquent chez les civilistes - de se situer au sein de la matrice de toutes les autres branches du Droit, et reste d'ailleurs dans la logique de 1804 et de 1904, celle du droit civil perçu comme droit commun et fondamental. Et ceci ne pouvait que rehausser le prestige du futur Code.
109Le Titre premier développe l'article premier du Code civil actuel, codifiant les solutions en vigueur, et ajoute quelques dispositions relatives aux actes administratifs et traités diplomatiques174. Le Titre II fait de même avec l'article 2 du Code Napoléon. Les principes qu'il contient ont été adoptés par la Commission à la suite du rapport de Paul Roubier, professeur à Lyon et auteur d'un ouvrage réputé consacré aux conflits de lois dans le temps175. Le Titre III, qui remplace l'article 3 du Code civil, est beaucoup plus long : 113 articles, réglementant le droit international privé français (conditions des étrangers, conflits de lois et de juridictions), rédigés sous l'inspiration du professeur Niboyet, célèbre internationaliste et membre de la Commission. La nouveauté est ici d'avoir rassemblée la matière en un tout cohérent, et non pas fractionnée comme c'était le cas. Et si, dans l'ensemble, ces textes reflètent la jurisprudence, l'influence de cet auteur, qui a su, aux dires de La Morandière, entraîner l'adhésion de ses collègues commissaires, s'y est faite sentir (la modestie du président et les règles de bienséance l'empêchent sans doute de mentionner le rôle qu'il a pu jouer dans cette décision, notamment en tant que spécialiste de la discipline en cause). Quoi qu'il en soit, la réglementation nouvelle marque un net retour à la territorialité du droit international privé, "vers une affirmation plus nette de la souveraineté française"176.
110A noter également la disparition des articles 4 à 6 du Code Napoléon, concernant le déni de justice, l'interdiction des arrêts de règlement, et la limitation de la liberté contractuelle par "l'ordre public et les bonnes mœurs ", que les commissaires préfèreraient voir renvoyés respectivement dans le Code de procédure civile, dans la Constitution (séparation des pouvoirs), et dans le Livre du futur Code consacré à la théorie des actes juridiques177.
111Néanmoins, le maintien dans ce projet de Livre préliminaire de règles et de notions dépassant largement le cadre du droit civil marque la volonté des réformateurs, comme celle de leurs devanciers de 1804 et de 1904, de faire du Code civil un code de droit commun et fondamental, source des autres branches du droit :
"Le Code civil a été et doit demeurer la source première du droit privé"178.
112Mais ce qui doit retenir l'attention, dans le cadre de notre propos, est le fait que si la Commission s'est refusée à nommer et à expliciter les différentes sources de droit, jugeant l'opération trop périlleuse179, elle a donc refusé, malgré une proposition en ce sens, d'inclure dans le Livre préliminaire la réglementation des actes juridiques en général, sur l'existence de laquelle elle s'était mise d'accord à l'invitation des conseillers d'État.
113Outre les difficultés techniques liées à l'existence d'une partie générale trop principielle à l'égard du reste du Code, elle n'a surtout, en effet, pas voulu, précise de La Morandière, "paraître mettre sur le même pied la loi et l'acte juridique"180.
114Etant donné que cette insertion avait été réclamée par quelques membres de la Commission, précisément afin de "marquer que la volonté de l'individu est, à certaines conditions, source de droit", le refus de la majorité des commissaires est, par conséquent, très révélateur sur le plan théorique. Loin d'être en désaccord avec l'esprit du Code de 1804, mais s'éloignant cependant plus de sa lettre, cette solution marque une rupture nette avec l'idéologie juridique dominante du xixe siècle, tendant à faire de la volonté individuelle la source unique, sinon principale, du droit181.
115Déjà, on s'en souvient, Planiol, sans être pour autant un réformateur progressiste, réclamait contre la clasification des sources des obligations présentée par le texte de 1804, en estimant qu'au-delà des contrats, délits, quasi-contrats et quasi-délits, en réalité toutes les obligations découlent de deux sources seulement : la loi et le contrat182.
116En écho au développement considérable de l'interventionnisme législatif, le refus des commissaires doit se comprendre comme la reconnaissance tacite de la primauté de la loi au rang des sources du droit civil. Une loi bien sûr non plus appréhendée comme jadis, c'est-à-dire rare, principielle, sobre, abstraite, à vocation universelle et définitive, émanant éventuellement d'un "droit naturel" invariable dont elle n'était que la transcription, et surtout, dans l'interprétation libérale, se contentant de poser les limites négatives du jeu social et de la concurrence entre les individus ; mais au contraire perçue comme active, intervenant réellement, fréquemment et positivement dans les relations inter-individuelles : la loi instrument du bien commun et de la justice sociale.
117Cette conception du droit, qu'on a vu s'épanouir au moment du Centenaire, si elle ne rejette entièrement pas l'individualisme et prétend toujours mettre le droit au service de l'homme, entend par là, bien sûr, comme l'indiquait Henri Capitant en 1904183, le service de l'homme social, inséré dans des communautés (famille, entreprise, nation) dont il est solidaire. Une solidarité de fait et une solidarité morale, que le droit doit dans les deux cas consacrer, et dont dépend le bonheur et l'épanouissement de l'individu. Ce refus des commissaires est donc symptomatique de l'évolution des mentalités juridiques, dont on va citer maintenant un exemple encore plus frappant.
118En effet, et surtout, la Commission s'est tout de même risquée à proposer un article théorique de portée très générale, à vocation immense et significative, en relation avec la conception du droit et de la loi qui vient d'être mentionnée. A l'extrême fin du Livre préliminaire de l'Avant-projet de 1953 est placée une disposition dont l'importance théorique égale largement tous les précédents, et qui est rédigée de la sorte :
"Art. 147 : Tout acte ou tout fait qui excède manifestement, par l'intention de son auteur, par son objet ou par les circonstances dans lesquelles il est intervenu, l'exercice normal d'un droit, n'est pas protégé par la loi et engage éventuellement la responsabilité de son auteur"184.
119Consacrant donc la théorie de Josserand185 et la jurisprudence qui l'avait largement appliquée depuis le début du siècle (abandonnant de plus en plus le critère de "l'intention de nuire"), notamment en matière de droit de la propriété, de droit contractuel et de droit du travail, la Commission a entendu marquer l'idée, déjà défendue en 1904, que si l'existence des droits subjectifs est indiscutable, ces droits "sont reconnus par la loi en raison d'une certaine finalité sociale, de telle sorte qu'ils cessent d'être protégés, c'est-à-dire d'être des droits, s'ils sont exercés dans des conditions contraires à cette finalité". De plus, le caractère très général de la rédaction de l'article doit permettre à la jurisprudence de poursuivre librement l'utilisation de cet "instrument de progrès social" que constitue la théorie de l'abus des droits186.
120Même si l'idée n'est pas neuve, et que la loi civile avait à cet égard plusieurs dizaines d'années de retard sur la jurisprudence, donc sur le droit effectif, cette consécration de la théorie dans un avant-projet définitif de nouveau code est remarquable.
121Quant au Livre premier du futur Code de Droit privé, intitulé Des personnes physiques et de la famille187, il contient de notables innovations. L'idée centrale des commissaires est de promouvoir la primauté de la personne humaine et le respect qui lui est dû, ainsi que la consolidation de l'"institution familiale"188 :
"En premier lieu, le Livre premier ne traite pas seulement des personnes en tant qu'individus, mais également en tant que membres d'une famille. Ce n'est peut-être qu'un changement de forme, car, sans le dire, le Code de 1804 traite longuement de l'organisation familiale189. Mais nous avons voulu affirmer que le désir unanime des membres de la Commission était de voir le Code marquer nettement la place qu'a et doit avoir, dans notre société, la famille"190.
122Du côté de l'individu, on voit en effet apparaître des dispositions importantes, comme la consécration des droits de la personnalité individuelle (Titre I, chap. I)191. Même s'il indique qu'il ne faut pas confondre droits de l'homme et droits de la personnalité, La Morandière fait quand même référence aux déclarations de 1789 et de 1948, et, si l'Avant-projet ne définit pas les seconds, se contentant de formules larges et souples - encore une fois pour ne pas gêner la jurisprudence - il proclame que ces droits sont en dehors du commerce juridique et que "toute atteinte illicite à la personnalité donne à celui qui la subit le droit de demander qu'il y soit mis fin sans préjudice de la responsabilité qui peut en résulter pour son auteur" (art. 164 et 165)192.
123D'autre part, l'individualisme, dans ce sens protecteur et généreux qu'il a ici, s'exprime aussi au bénéfice de la femme mariée et des enfants. Les réformes proposées sont considérables, même si elles sont réclamées depuis au moins 1904. Relatant l'évolution économique et sociale depuis le xixe siècle, notamment le développement du machinisme, du travail extérieur et souvent salarié des femmes, l'augmentation de leur niveau d'instruction ; rappelant les lois de 1907 (sur le libre salaire de la femme mariée)193, de 1938 et de 1942, puis enfin l'obtention de l'égalité politique, La Morandière estime que "le sens de l'évolution est fort net. Il tend à l'égalité complète des époux"194. De fait, la Commission propose l'égalisation des rapports conjugaux - destituant le mari de la qualité de "chef de famille" que lui reconnaissent les textes en vigueur - ainsi que l'égalisation des pouvoirs parentaux.
124Et face au traditionnel argument, encore invoqué, argument qu'avaient abondamment utilisé les codificateurs de 1804 à l'encontre des projets antérieurs de Code, selon lequel toute égalisation des pouvoirs conduisait à l'anarchie, les commissaires répondent qu'ils croient ces critiques "profondément injustifiées" :
"Aucun de nos membres ne veut porter atteinte à la cohésion de la famille, au contraire. Mais le problème est de savoir si l'on veut se contenter d'une cohésion de façade, d'une cohésion dans les mots, ou si l'on souhaite une cohésion réelle. L'autorité d'un chef se justifie si la famille a à se défendre par les armes, elle s'explique encore si, en raison de l'état social et économique, l'homme est plus fort socialement, est seul à agir dans la vie, si l'épouse est plus faible que lui. Or il n'en est pas, ou il n'en est plus ainsi. Molière soulignait déjà que les femmes ont souvent une volonté plus forte que les hommes. Et nous avons tous connu des familles où se sont les femmes qui rétablissent une situation compromise par leur mari. En tout cas, à l'heure actuelle, ce n'est plus l'homme seul qui gagne la vie du ménage ; sa femme a généralement la même instruction que lui, elle a les mêmes droits politiques. La qualité de chef de famille devient un contre-sens et une contre-vérité. La vraie cohésion ne correspond pas, dans ces conditions, de l'autorité que l'on donnera à l'un des époux, cette conception autoritaire ne pouvant que conduire à des conflits ; elle dépend de l'union des deux époux. Si ceux-ci s'entendent - et leur entente sera plus difficile si vous exigez la soumission de l'un - le ménage tiendra. S'ils ne s'entendent pas, l'exercice d'une autorité non acceptée ne saurait qu'envenimer les choses"195.
125Conséquemment, le futur Code disposerait que "les époux concourent, sur un pied d'égalité, à assurer la direction morale et matérielle de la famille" (art. 320)196. De plus, dans l'Avant-projet, le mari n'a plus le choix exclusif de la résidence familiale : celle-ci doit être choisie d'un commun accord entre les deux époux, sous réserve d'un recours en justice en cas de désaccord (art. 321). Le vieux "mandat domestique" donné par le mari à sa femme disparaît et dorénavant chacun des époux a le pouvoir de passer les actes "justifiés par les charges du mariage"197, obligeant solidairement son conjoint avec lui (art. 323)198. Enfin, désormais, chacun des époux pourra demander en justice d'interdire à son conjoint l'exercice d'une profession pouvant mettre en danger les intérêts de la famille (art. 326).
126Comme en écho aux déclarations de Cambacérès en 1793 justifiant l'égalité conjugale affirmé dans son projet de Code civil au regard de la "Nature" et de la constitution politique199, et constatant que de toute manière la réalité juridique ne sera guère bouleversée -au contraire des principes textuels du Code certes - par cette réforme, le doyen de la faculté de droit de Paris conclut que cette dernière, "qui cadre avec l'ensemble de notre législation et les dispositions de notre Constitution, n'a pour but que de mettre le Droit en accord avec les faits"200. Quant à l'égalité des époux en matière parentale, elle découle du principe ci-dessus adopté201. D'autre part, sur le plan non plus de l'égalité mais de la liberté des époux, l'Avant-projet propose non seulement de maintenir le divorce, mais d'en simplifier la procédure, en supprimant la requête préliminaire du demandeur202.
127Enfin, dans l'Avant-projet de 1961 sur les successions, le conjoint survivant, qui est dans la plupart des cas la femme, voit sa situation radicalement transformée : il serait désormais assimilé à un enfant légitime quant à la part successorale, et à ce titre considéré comme héritier réservataire203.
128Néanmoins, et c'est une réserve de taille au principe d'égalité proclamé ci-haut, l'égalisation est refusée à la femme en matière patrimoniale : le régime matrimonial légal, la communauté, quoique "améliorée", c'est-à-dire réduite aux acquêts204, et pouvant dorénavant être modifiée en cours de mariage205, reste en principe dirigé par le mari (cf. infra)206. La situation est identique en matière d'administration des biens de l'enfant207.
129Par contre, preuve de la volonté des commissaires d'adapter le droit aux différentes situations et mentalités, le régime de participation aux acquêts peut néanmoins être choisi comme régime conventionnel, et surtout, par convention, les époux peuvent amender le régime légal, que ce soit dans le sens du renforcement des pouvoirs du mari, ou en donnant, à l'inverse, les pouvoirs de chef de communauté à la femme208.
130Quant aux enfants, les réformateurs leur témoignent également de la sollicitude. La surveillance de l'autorité paternelle est accentuée209 ; on décide de la création de tribunaux pour enfants, "composés de juges spécialisés dans la psychologie de l'enfance et avertis des procédés modernes de rééducation", et dont la compétence, outre les mesures de surveillance et de déchéance de l'autorité paternelle, s'étend aux questions relatives à la garde des enfants naturels et à l'adoption. La réforme, même modeste, marque selon le rapporteur "une étape importante dans l'accroissement de l'humanisation de la justice et du rôle social que joue le juge des enfants"210.
131Le sort des enfants naturels est amélioré. L'ancien art. 337 disparaît (cf. infra), et l'autorisation de l'établissement de la filiation adultérine, créée en 1941 mais supprimée à la Libération, réapparaît211. Dans le domaine successoral, la commission proposera en 1961 l'augmentation des droits des enfants naturels, y compris adultérins212.
132Mais c'est la famille qui tient la première place au rang des préoccupations des commissaires. La Commission a clairement affirmé qu'elle tenait cette institution pour fondamentale, et que nombre de réformes étaient en réalité destinées à renforcer son existence et sa cohésion. Même l'égalisation entre époux, on l'a vu, est justifiée en partie par la meilleure cohésion qu'elle apportera à la famille. Sans aller jusqu'à consacrer la proposition de Savatier visant à attribuer à la famille la personnalité morale213, la Commission conçoit cette dernière comme une entreprise dont les époux sont associés solidaires. Et même si l'État reste très présent en seconde ligne (recours au juge en cas de désaccord, ou d'incapacité temporaire ou permanente d'un époux), on souligne la valeur et l'autonomie de la famille : c'est par exemple à ce titre qu'on insiste sur l'obligation alimentaire214, "qui marque la solidarité familiale", et qui doit rester un devoir effectif, malgré le développement de la Sécurité sociale et des Allocations familiales215. C'est ainsi également que le contrôle judiciaire sur l'administration des biens du mineur est allégé216.
133Par ailleurs, le choix de faciliter les mariages en simplifiant la procédure s'explique également par le désir de promouvoir l'union légitime et d'encourager les couples à y recourir217. C'est aussi pour inciter à la constitution de familles que l'adoption est encouragée218. Par ailleurs, la disparition de l'art. 337 du Code alors en vigueur219 et de la prohibition de l'établissement de la filiation adultérine (art. 335 alors en vigueur) doivent-ils être aussi entendus dans le sens d'un aménagement du droit dans le sens d'un encouragement à la constitution des familles.
134L'Avant-projet unit également les matières classées traditionnellement sous le chapitre de la famille à celle des régimes matrimoniaux, pour bien montrer que si ceux-ci ont à voir avec la propriété, ils sont surtout liés au fonctionnement familial, et que ce n'est pas seulement une raison logique, mais aussi le parti-pris de souligner l'importance de la famille au sein du futur droit civil, qui conduit à opérer cette réunion (cf. infra).
135Ainsi doit se comprendre également l'établissement, juste après le Livre premier du futur Code, d'un Livre second consacré aux successions et libéralités, dont l'Avant-projet sera déposé en 1961, et plus précisément, à l'intérieur des règles qu'il contient, les dispositions tendant à maintenir l'indivision successorale, et à favoriser les droits des enfants naturels et ceux du conjoint survivant220.
136Finalement, si elle est l'objet de la sollicitude des réformateurs, si le rôle social qu'ils entendent lui faire jouer est évident et si leur attachement aux modèles traditionnels reste net (cf. infra), on constate néanmoins une plus grande souplesse idéologique dans le visage que peut revêtir cette famille. La famille peut être patrimonialement dirigée par l'homme ou la femme ; la famille dite "naturelle" est notablement réhabilitée. Mais cette réhabilitation n'est pas totale, l'union libre n'est ni consacrée ni encouragée, et sur ce point, comme sur d'autres, tel qu'en matière de régime matrimonial, la Commission ne s'est pas écartée de la tradition.
La tradition
137Même si les réformateurs présentent un "nouveau Code" au Garde des Sceaux, il n'est pas question pour eux de faire œuvre entièrement nouvelle. On note même de la part des premiers une volonté de relativiser, sinon de minimiser les changements qu'ils proposent.
138Ainsi en matière d'égalité conjugale par exemple, La Morandière insistait sur le peu d'impact pratique de la suppression de la qualité de chef de famille dans le futur Code ; ou encore, à propos du nouveau plan, le doyen indiquait-il que ce dernier manquait assurément d'originalité puisqu'il s'inspirait de la "répartition traditionnelle des matières"221.
139Plus généralement, on l'a vu, il n'a jamais été question, pour la majorité des membres de la Commission, de trancher avec le passé. Ainsi, au sujet du Livre premier de l'Avant-projet, La Morandière rappelle que
"Ici encore, ici surtout (...) [la Commission a pensé] que le nouveau Code devait conserver les principes fondamentaux, issus de notre tradition, à l'élaboration desquels ont contribué les grands courants qui ont fait notre civilisation, les vieilles coutumes de nos ancêtres, l'apport grécolatin, la morale chrétienne et le droit canonique, la pensée des philosophes"222.
140C'est la raison pour laquelle le mariage et la famille légitime sont maintenus. En effet, "Il ne pouvait être question de toucher au mariage", "pierre angulaire de la famille". La Commission l'a donc conservé
"avec la physionomie que lui a donné le Code de 1804 et qui est entré à nouveau dans nos mœurs depuis 1884, c'est-à-dire une union de caractère laïc et civil, en principe indissoluble, qui peut cependant pour des causes graves, limitées, et à la suite de l'intervention de la Justice, être relâchée par le moyen de la séparation de corps ou être dissoute par un divorce"223.
141Il faut souligner à ce propos le rejet du divorce par consentement mutuel, car, sans être du nombre semble-t-il, La Morandière rappelle que cette innovation a "effrayé la majorité des membres de la Commission, qui a craint que l'opinion publique n'y voie un encouragement au divorce"224.
142Et on a vu que si les arguments déployés en faveur de l'amélioration de la situation de la femme mariée et des enfants naturels sont en effet, pour partie, fondés sur des considérations humanitaires et "constitutionnelles" (principe républicain d'égalité), ils le sont également sur des considérations familialistes. A l'exigence morale d'épanouissement individuel, on oppose encore - et d'une certaine manière en apparaissant paradoxalement progressiste en le faisant225 - l'impératif collectif d'ordre social et d'intérêt national. De même, si l'on abandonne souvent la répression au profit d'une pédagogie « républicaine », plus persuasive que répressive, et d'une action de l'État-providence, fondées sur la science et la morale, les considérations scientifiques et morales, précisément, sont toujours dotées d'un poids certain face aux exigences de libération et d'individualisme.
143Ainsi en matière d'union libre, que la Commission se refuse à réprimer, mais qu'elle ne consacre pas pour autant, on s'aperçoit que la disparition du certificat prénuptial exigé préalablement pour le mariage est fondée sur le raisonnement suivant : sans doute, explique de la Morandière, reprochera-t-on à la Commission cette disparition, notamment en raison "des malheurs qu'entraîne dans les familles la transmission des tares physiques" et "des dangers que fait courir à la race, au conjoint ou aux enfants" cette transmission. La Commission estime cependant que
"le remède se trouve dans le développement de la médecine et des sciences biologiques d'une part, dans l'éducation de la jeunesse (...), dans l'appel fait au sentiment moral de la responsabilité d'autre part. Le certificat prénuptial, même avec les effets modestes que la loi actuelle lui attribue, n'est qu'une formalité qui complique le mariage et ne peut avoir pour résultat que de rejeter les jeunes gens vers l'union libre, où les risques de contagion et de corruption de la race sont bien plus grands encore"226.
144Dans cet esprit, on retrouve une argumentation similaire, partagée par "une large majorité" de la Commission, à propos de la famille naturelle :
"Mais, dira-t-on, tout ce qui favorise la situation des enfants naturels ne risque-t-il pas par cela même d'affaiblir la force de la famille légitime ? Nous ne le croyons pas. Ce qui peut affaiblir la prééminence de la famille légitime, c'est l'existence des enfants naturels, le fait que des personnes procréent hors mariage, mais cela est affaire de mœurs et la dureté de la loi à l'égard des enfants nés hors mariage n'a pas à cet égard d'influence sensible. Elle offre le défaut de laisser sans protection des enfants innocents qui, ne pouvant réclamer à ceux dont ils sont issus l'exécution du devoir moral le plus élémentaire, risquent de devenir des aigris. Que l'on éduque les parents, qu'on leur rappelle leur devoir moral et civique de n'avoir des enfants que dans le mariage, mais que l'on ne fasse pas retomber sur les enfants les conséquences de la faute commise".
145C'est donc sur cette ambivalence, cette ambiguité argumentaire, entre protection des faibles et innocents d'une part, et défense de l'ordre social et des modèles qu'il véhicule d'autre part, que doivent se comprendre la facilitation de l'établissement de la filiation naturelle, ainsi que l'importance accordée à l'obligation alimentaire dans l'Avant-projet.
146On retrouve de manière encore plus accentuée cette logique collective à propos de la situation successorale des enfants naturels :
"Que l'on réserve une part importante du patrimoine aux enfants légitimes, que l'enfant naturel n'y participe pas ou seulement pour une part inférieure, c'est une conception que certains trouveront peut-être sévère, imprégnée de considérations matérielles un peu viles, mais c'est une conception traditionnelle qui se justifie par l'idée que le patrimoine provient généralement en grande partie de la famille, institution stable, fondée sur les promesses solennelles du mariage, alors que l'union libre est essentiellement précaire et passagère"227.
147On a d'ailleurs pu constater que c'est en matière patrimoniale que la Commission s'est le plus conformée à la tradition. Le maintien du mari comme chef de la communauté légale et de l'administration des biens de l'enfant est révélateur. On aurait pu, en effet, pousser jusqu'à son terme la logique égalitaire et l'argumentation selon laquelle la cohésion du ménage dépend moins de l'autorité d'un seul époux sur l'autre que de leur union et de leur solidarité. Mais :
"La majorité de la commission, après de vives discussions, ne s'est pas ralliée à cette réforme. Elle a estimé que celle-ci se heurtait à nos traditions, qu'elle trouverait une opinion publique mal préparée, qu'elle était prématurée. Si, pour le gouvernement de sa personne et l'exercice de l'autorité sur les enfants, la femme, la mère, peut être mise sur le même pied que le mari, il ne semble pas qu'il puisse encore en être ainsi sur le terrain pécuniaire. Dans le monde paysan, c'est encore le mari, qui pécuniairement représente le ménage pour les affaires patrimoniales, dans le monde bourgeois l'expérience notariale montre que dans beaucoup de cas où les époux ont adopté le régime de la séparation, la femme laisse en fait au mari l'administration des biens et ne jouit pas alors des garanties que lui offre le régime de communauté".
148Bref,
"le mari demeure chef de communauté ; il reste même administrateur des propres de sa femme. En décider autrement serait mutiler le régime de ce qui fait sa force, l'unité d'administration"228.
149De plus, revenant à la logique égalitaire en constatant que les dispositions les concernant n'ont jamais été significativement appliquées en pratique à cause des difficultés de preuve, la Commission supprime les "biens réservés"229, car leur existence "aboutit à déséquilibrer le régime de la communauté, et cela au profit de la femme", puisque le mari est dans tous les cas tenu de partager les économies réalisées sur les produits de son travail. A cet égard, mais en sens inverse : "le projet rétablit l'équilibre entre les deux époux"230.
150Le souci de respecter la tradition se retrouve aussi dans d'autres domaines du droit civil, bien que peu développés par la Commission.
151On a vu qu'au début des travaux de celle-ci, divers projets de plan très audacieux avaient été rejetés. A ce moment, différentes propositions d'innovations considérables subirent le même sort. Ainsi proposait-on par exemple de reconnaître la notion de fondation en elle-même, sans passer par une personnalité morale, tel que le désirait déjà Saleilles en 1904, ou encore d'accueillir dans le futur Code d'autres notions nouvelles comme celles de patrimoine d'affectation, et surtout celle d'entreprise, émanation de la pensée solidariste, et qui tend à
"marquer la solidarité qui lie, en vue d'un but commun, le capitaliste, apporteur des biens exploités, et les travailleurs de tous ordres qui apportent leur services à l'exploitation"231.
152Finalement, seule la solidarité familiale aura été sensiblement renforcée dans l'Avant-projet. Mais peut-être que la situation aurait été différente si la Commission avait poursuivi ses travaux232. De fait, La Morandière reconnaît en 1953 que des questions fondamentales, telles que l'insertion des principes relatifs au contrat de travail et aux syndicats professionnels dans le futur Code de Droit privé, "n'ont pas encore été discutées"233, et elles ne le seront d'ailleurs pas.
153L'esprit de la Commission, on l'aura compris, aura donc été en principe fidèle à celui de 1804 : si le contenu des solutions a bien sûr évolué, la méthode suivie est bien celle de la transaction.
L'esprit de transaction
154Ce dernier n'est guère difficile à discerner, tant au niveau de la simple confrontation des nouveautés et des solutions traditionnelles pour lesquelles les réformateurs ont opté, qu'à celui de leurs discours officiels. La Morandière n'a en effet de cesse de rapporter la démarche de la Commission à "l'esprit de mesure" et à celui de "transaction"234. Les commissaires, comme le rappelle leur président, étaient d'ailleurs idéologiquement divisés, et l'éminent doyen dut déployer tout son art diplomatique pour parvenir à élaborer des consensus235.
155C'est sans doute la raison principale pour laquelle les réformes présentent toutes un aspect modéré, soit par elles-mêmes, les réformateurs invoquant souvent les progrès jurisprudentiels pour relativiser la nouveauté textuelle apparente, soit par les exhortations à la prudence et à l'esprit de mesure de leurs auteurs dans l'application de ces nouveautés.
156Cet esprit de pondération, de mesure, très répandu d'ailleurs dans le monde juridique, est en effet souhaité par la Commission vis-à-vis des réformes mêmes qu'elle propose. Ainsi, l'insertion de l'article 147 sur l'exercice anormal des droits est-il confié à la "sagesse" des tribunaux, qui sauront s'en servir, "comme ils l'ont fait jusqu'à présent, dans un esprit d'adaptation à l'évolution sociale et avec mesure"236.
157D'ailleurs, en matière familiale, et outre la jurisprudence, la Commission en appelle à l'opinion publique et à l'évolution des mœurs pour justifier sa modération :
"L'immense majorité des Français est d'accord pour maintenir nos grandes institutions, le mariage, le divorce, la famille légitime, la tutelle, l'adoption, pour avoir une législation humaine à l'égard des enfants naturels"237.
158Ainsi, on voit que la réalité sociale, qu'invoquent abondamment les sociologues, communistes et autres réformateurs très avancés du temps, servira aux commissaires pour défendre leur projet modéré. Le fait sociologique vient au secours du traditionalisme des positions moralisantes. Encore une fois voyons-nous également la majorité des juristes tenter d'échapper à la "politique", en cherchant un "juste équilibre", apolitique, "naturel", ou dans la "nature des choses", entre les positions idéologiques extrêmes qui s'affrontent au sein de la société.
159Un des résultats de cette méthode, typiquement social-démocrate, réside dans l'attachement des commissaires aux institutions juridiques classiques, et notamment à la notion de droit subjectif, sans être pour autant sourds aux nécessités d'une relative socialisation du droit. Après trois ans de travaux, La Morandière annonçait déjà :
"Je crois que nous conserverons les droits dans leur aspect subjectif traditionnel, tout en nous efforçant de les réglementer dans un esprit social"238.
160Sans sous-estimer la sincérité ni les effets de cette dernière volonté, ainsi que les autres innovations proposées par la Commission, il faut donc relever que, finalement, et conformément à l'idéal social-démocrate et démocrate-chrétien personnaliste du moment, ainsi qu'à celui des solidaristes réformateurs du début du siècle, les commissaires préfèreront corriger l'individualisme libéral plutôt que d'« abdiquer » devant les faits en consacrant juridiquement les "sitations de fait" (société de fait, union libre, solidarité de fait...)239 et de s'aventurer dans la consécration de principes juridiques objectivistes, tels que la relation de travail, l'entreprise, la profession, notamment, peut-être, par crainte de favoriser le développement de structures dans lesquelles les individus risqueraient de perdre leur "autonomie"240...
161Mais malgré leur savante pondération, et peut-être à cause d'elle, ce projet de nouveau Code n'aboutira cependant pas.
SECTION 3 – L'ÉCHEC DE LA RÉFORME DU CODE
162Aux causes politiques, encore une fois sans doute déterminantes, s'ajoutent, comme en 1904, des causes plus spécifiquement juridiques.
Les causes politiques
163La responsabilité du système et des hommes politiques est en effet nette dans l'échec de la tentative de refonte générale du Code. Car, à la différence de 1904, où la Commission de révision n'était pas parvenue à élaborer un projet complet de nouveau Code, les commissaires de 1945 ont déposé à la Chancellerie un projet, certes partiel - les trois premiers Livres du futur Code seulement241 - mais complet dans les matières traitées, et de bonne qualité technique. Qualité également au niveau de l'idéologie et de la politique législative, les réformateurs s'étant généralement tenus dans une voie moyenne modérée quoique novatrice.
164Inutile d'insister sur l'instabilité ministérielle de la IVe République, qui connaît d'ailleurs une apogée depuis 1951242. Mais l'échec du projet de réforme, même s'il est pour une grande partie imputable au fonctionnement de la IVe République, est également explicable par une absence de consensus idéologique de la part du Gouvernement et du Parlement.
165Si le premier avait rapidement répondu aux avances des réformateurs en 1945, en nommant la Commission de réforme, et s'il lui avait laissé « carte blanche », il avait néanmoins manifesté dès le début du processus des signes de prudence. Pierre-Henri Teitgen, lors de son allocution d'installation de la Commission, reconnaissait bien que celle-ci avait besoin de directives pour entreprendre son travail, mais ajoutait que "le Gouvernement provisoire de la République ne sait pas encore quelle sera l'évolution de demain, et il se gardera bien de donner pour l'instant des directives à la Commission"243.
166Cette dernière attendra vainement ces directives tout au long de ses travaux. Rappelons à cet égard que la "Troisième Force", qui dominera la vie politique de 1947 à 1952, ne manifestera une véritable cohérence que sur le plan de la tactique et de la stratégie politiques, prise entre les « feux croisés » des communistes et des gaullistes. Les alliés de la Troisième force restaient fortement divisés sur le plan idéologique, et étaient en réalité, comme le disait le radical Queuille, dont le cabinet fut d'ailleurs accusé d'immobilisme, "condamnés à vivre ensemble"244. Les défis nationaux et internationaux considérables qu'avait à relever le régime ne pouvaient de plus qu'amoindrir les chances de voir les gouvernements s'attacher au projet de refonte du Code civil. Quant au MRP, dans la mouvance duquel ce projet avait été promu, et dont les Avant-projets de la Commission de réforme laissaient transparaître l'idéologie social-démocrate modérée, il s'était presqu'effondré aux élections de 1951.
167Selon de La Morandière, cette incertitude sur les principes idéologiques constitue l'explication profonde de la prudence de la Commission et du choix méthodologique qu'elle fit de s'en tenir aux premiers Livres du futur Code. Rappelant que ce n'est pas à une commission de juristes "techniciens" de se prononcer, ou au moins de se prononcer "seuls" sur "les fondements politiques et sociaux du nouveau Code", que c'est avant tout l'affaire du Gouvernement, "responsable de la politique du pays", le doyen de la Faculté de droit de Paris explique le choix de la Commission de ne pas présenter d'avant-projets dans les domaines du droit de propriété et du droit des obligations par l'absence, sinon "les réticences" du Gouvernement à ce sujet. En ces matières, où des bouleversements radicaux étaient proposés dans la "fièvre de socialisation" de la Libération, le doyen note d'ailleurs que le Gouvernement, au moment où il dépose son rapport, a opéré "un large retour aux principes libéraux", justifiant par là la prudence de la Commission245.
168Le rééquilibrage à droite de la IVe République s'était en effet progressivement constitué, notamment sous l'action des radicaux, dont l'idéologie était beaucoup plus conservatrice qu'en 1904 : alors que, déjà, René Mayer, au ministère des Finances, amorçait un retour à l'orthodoxie libérale dès le Cabinet Schuman de 1947, la nouvelle « donne » politique résultant des élections de 1951 avait précipité la dislocation de la Troisième force et l'arrivée de cabinets de centre-droit comme ceux de Faure, Pinay, Laniel, Mayer246. Certes, nombre de radicaux avaient lutté pour le réancrage à gauche du radicalisme, comme Mendès-France et les jeunes élites du Club des jacobins de Charles Hernu. Certes également, la fin de la IVe République verra le retour de cabinets socialistes (Mollet) ou de centre-gauche (Bourgès-Maunoury, Gaillard). Mais la tendance lourde du régime, qui se poursuivra (se réalisera ?) dans le régime suivant, consistait bien en un rééquilibrage libéral de la politique économique et sociale247.
169Julliot de La Morandière réclame donc, d'un point de vue technique, des directives précises en ce qui concerne les principes du droit de propriété et du droit des obligations, une délimitation nette du taux de "socialisation du droit" à réaliser. Le plan du futur Code dépend éminemment, en effet, de "la mesure où l'on voudra tenir compte du courant tendant à « socialiser l'économie »"248. L'esprit et le plan du futur Code sont subordonnés à la question de savoir si "la propriété individuelle devait, dans de nombreux cas, faire place à des formes collectives d'appropriation" ; si "la notion d'entreprise devait remplacer celle de l'entrepreneur propriétaire" ; si "la liberté contractuelle devait, sinon disparaître, du moins céder largement devant les principes d'économie dirigée". Mais le doyen parisien note que "précisément, l'on demeurait dans l'incertitude sur ce point, et le Gouvernement lui-même conseillait d'attendre"249.
170De plus, dans ces matières, que le doyen de La Morandière se propose tout de même d'aborder dorénavant en déposant le second avant-projet en 1961, des changements importants seront à porter "à la composition et aux méthodes de travail de la Commission" si l'on veut aboutir. L'éminent juriste fait état en effet d'un certain nombre de "complications" :
- suite à l'entrée en vigueur de la Constitution de 1958, les matières concernées ne sont plus régies par la loi que dans leurs "principes fondamentaux" (art. 34), obligeant à procéder à un "départ" entre les dispositions législatives et réglementaires ;
- il faut régler le sort du grand Code de Droit privé, unifiant droit civil et droit commercial, qui reste toujours indécis ;
- les implications de l'unification européenne sur les matières concernées peuvent s'avérer considérables, la Commission souhaitant d'ailleurs largement une unification législative, et il faut donc que le Gouvernement clarifie auprès d'elle sa politique250.
171On sait que finalement ces "complications" deviendront des motifs d'abandon du projet de refonte générale des codes, des motifs peut-être finalement opportunément « techniques », masquant l'absence de volontarisme politique, ou certes, peut-être, une indécision sincère251 quant à la ligne fondamentale à adopter en matière économique et sociale252.
172Cependant, la Commission - certes à titre provisoire - avait tout de même adopté en 1949 un plan du futur Code, s'engageant donc sur les principes socio-économiques fondamentaux. Rejetant les propositions « révolutionnaires »253, elle rompait néanmoins avec la tradition puisque le plan de 1804 était abandonné, au profit d'une conception moins patrimoniale et plus humaniste de l'individu et de la famille254.
173De plus, et même en l'absence de directives précises, la Commission, constatant que "personne ne demande, en ces matières, un bouleversement radical comme en proposent certaines doctrines en matière de propriété ou de contrat", s'est sentie autorisée à s'engager dans les réformes ci-dessus mentionnées, s'appuyant sur les grandes lignes de forces de l'évolution structurelle de la société française depuis la fin du xixe siècle et sur le consensus de l'opinion publique en faveur d'une conservation des modèles traditionnels, en contrepartie de réformes profondes certes, mais plus par rapport au texte de 1804 qu'à l'égard du droit positif, qui avait connu une évolution remarquable255.
174Et ici, la Commission, arguant du labeur fourni depuis 15 ans, insiste pour que l'ensemble du "Code de l'individu et de la famille", définitivement formé en 1961 par les trois premiers Livres du futur Code de Droit privé, soit effectivement réalisé256.
175Mais, au moment où le second Avant-projet est déposé, en mars 1961, la IVe République a disparu. Certes, le contenu des deux Avant-projets n'est guère de nature à prévenir contre lui les gouvernements gaullistes, qui restent globalement réformateurs, sans compter l'action des "gaullistes de gauche".
176Ce contenu inspirera d'ailleurs plus ou moins directement les grandes réformes familiales qui vont débuter à partir de 1964. Mais en 1962, la France se remet de la fracture nationale de la crise algérienne. Ce n'est pas le moment de lancer un vaste débat sur la refonte d'un Code qui symbolise si bien la solidité, la continuité et l'évolution tranquille et « apolitique », ainsi surtout que l'unité de la nation française. Le Gouvernement gaulliste abandonnera donc la méthode de la refonte générale, au profit d'une politique de réformes beaucoup plus thématiques et pragmatiques. Mais ce changement de méthodologie était sans doute déjà accompli sous le régime précédent.
177Car d'autres critiques, en effet, ont aussi été émises par le président de la Commission à l'endroit du monde politique. Sans reprocher au Gouvernement d'avoir surtout nommé des personnalités chargées de hautes fonctions juridiques, donc très occupées - mais en rappelant tout de même le fait257 - La Morandière insiste sur la faiblesse des moyens accordés à la Commission258.
178D'autre part et surtout, il reproche au Gouvernement de s'être progressivement désintéressé du projet de refonte du Code, pour s'en tenir à des réformes, certes parfois significatives, mais ponctuelles et « médiatiques », dirait-on aujourd'hui. Le premier point s'explique par le fait que, passé "l'euphorie" de la Libération, "alors que tous souhaitaient un renouveau des institutions françaises", la refonte du Code
"n'a plus paru de première urgence au fur et à mesure que les mois et les années s'écoulaient. Des problèmes politiques et économiques impérieux ont absorbé, à juste titre, l'activité du Gouvernement et du Parlement. Quant à la vie civile des citoyens, on l'a laissé sous l'empire du Code de 1804, code entouré d'un respect un peu superstitieux, code aussi qui a pu conserver son autorité grâce à l'incomparable œuvre d'adaptation à laquelle s'est livrée notre jurisprudence"259.
179Le second point est à rapprocher de la structure et du fonctionnement habituel des institutions politiques. Les travaux de la Commission ont certes inspirés plusieurs projets de lois présentés par le Gouvernement, mais celui-ci n'a pas respecté l'ordre des matières de l'Avant-projet, tout en modifiant ponctuellement le Code Napoléon, dans une continuité d'inspiration d'ailleurs assez nette, au-delà de la couleur politique des ministères. Ainsi, s'inspirant directement des travaux de la Commission, le cabinet Edgar Faure (avec Maurice Schumann à la Justice) fit voter la loi du 15 juillet 1955 sur les enfants naturels et adultérins260. Le cabinet Mollet (avec Mitterand à la Justice) fit voter quant à lui la loi du 26 mars 1957 sur les successions collatérales et les droits du conjoint survivant261. De même, au début de la Ve République, les ordonnances du 23 décembre 1958 relatives à la filiation262 et à la protection de l'enfance263. Le Gouvernement demanda plus tard à cette même Commission de préparer, en coordination avec la Chancellerie, et sous la pression du Sénat, un projet de loi sur les régimes matrimoniaux, qui aboutira à la réforme de 1965264, ainsi, ensuite, qu'un projet de loi sur la minorité et l'autorité des parents (qui aboutiront aux lois de 1970 et de 1974).
180D'un point de vue juridique, en effet,
"Il était un peu paradoxal de déposer un projet de loi sur les régimes matrimoniaux avant d'avoir fait discuter par le Parlement les textes sur le mariage et ses effets en général, et il peut sembler extraordinaire de détacher de l'Avant-projet une autre partie, la minorité, sans avoir fait voter les textes sur la filiation"265.
181Le doyen reconnaît que "des raisons graves ont pu justifier cette façon de faire", notamment le fait que "le problème de la situation patrimoniale de la femme est un de ceux qui, depuis plus de trente ans, sont à l'ordre du jour de nos assemblées parlementaires", et qu'il "intéresse et passionne même parfois une partie de l'opinion publique". Mais il ne peut s'empêcher de souligner l'illogisme de la démarche, de mauvais augure pour le projet de réforme globale.
182Et si la Commission "se félicite que ses travaux servent de base à des projets considérés comme urgents par le Gouvernement", elle reste inquiète du sort qui sera réservé au projet de nouveau Code, et assure que, de son côté, les dernières retouches apportées aux deux Avant-projets permettront au Parlement de se prononcer sur "le Code de l'individu et de la famille" "dans un avenir relativement prochain"266.
183Il n'en sera pourtant rien. Finalement, le Gouvernement se contentera de réformes - certes importantes - mais laissant intacte la structure générale du Code de 1804. Quant aux réformes économiques, elles seront cantonnées dans les droits spécialisés, laissés hors du Code (droit commercial, droit rural, droit du travail, droit immobilier, etc...). Mais même là, sous la pression des forces conservatrices et notamment patronales, les changements seront limités267.
184De plus, si, et spécialement sous l'impulsion de son président, la Commission, mise à part la lenteur de ses travaux268 - compréhensible du fait de sa composition - a beaucoup fait pour la réussite de la seconde tentative de réforme générale du Code civil depuis 1804, il n'en va pas de même du monde juridique dans son ensemble.
Les causes juridiques
185Rappelons d'abord qu'à l'image du monde politique, le monde juridique connaissait lui aussi de sérieux clivages idéologiques. Ceux-ci opposaient les commissaires eux-mêmes, biens qu'en principe seulement "techniciens" du droit.
186Mais comme le révèlent les rapports du président de la Commission, celle-ci eut surtout à lutter, à l'extérieur, contre deux types d'opposants farouches au projet de nouveau Code : les conservateurs et les réformistes plus audacieux.
187Les conservatismes peuvent s'exprimer tant sur un plan technique qu'idéologique. De même qu'en 1904, on objecte par exemple au projet de nouveau code de la Commission d'être "sinon sacrilège, du moins dangereux" : il sera difficile de faire mieux qu'en 1804 ; on bousculera les habitudes d'un monde juridique qui avait réussi, au prix de gros efforts, à concilier le Code avec le droit positif ; un Code nouveau ne ferait que rajouter à la confusion et au foisonnement juridique en créant d'innombrables difficultés d'interprétation, ainsi que des ambiguïtés sur les rapports entre droit nouveau et droit ancien, etc...269.
188Chez d'autres (parfois les mêmes), c'est le fond des projets de réforme qui est en cause. On veut en effet selon eux détruire la famille en y introduisant l'égalité, donc l'"anarchie", et en favorisant les familles naturelles270, ou détruire l'individualisme en socialisant à outrance économie et société.
189Plus subtilement, certains conservateurs, tel Ripert, à la suite de Planiol en 1904, sans faire état en l'espèce de leurs convictions personnelles, invoquent d'une part leur conception du droit comme ensemble en mouvement, reflétant les idéologies et les combats politiques et sociaux271, mais d'autre part l'indécision et le flou régnant à propos des principes fondamentaux, y compris à l'égard des théories nouvelles272, pour conseiller finalement l'abandon du projet de nouveau Code :
"Un Code nouveau n'est vraiment utile que s'il faut fixer pour quelque temps le droit d'un pays qui vient de traverser une crise et prévoit une longue période de calme. Or, à l'heure actuelle, nous sommes en pleine crise morale, politique et économique, et il n'y a accord des esprits sur aucune solution. On ne codifie pas un droit en pleine évolution. Il faut savoir attendre"273.
190Et Ripert est pourtant de ceux qui déplorent que le droit civil, pourtant véritable droit commun, "voit son domaine rétrécir de jour en jour"274.
191A l'autre extrémité du monde juridique, extrémité qui ne se compose pas néanmoins de « révolutionnaires » mais seulement de "réformistes" ou "progressistes" certes parfois radicaux, on utilise le même argument que Ripert : il ne faut pas codifier, au risque de gêner, sinon de bloquer une évolution qui s'annonce, surtout au moment de la Libération, très favorable, et qui de surcroît est plus efficace lorsqu'elle est menée ponctuellement, au moyen de décisions judiciaires ou de lois particulières, dans un secteur précis, dont on peut plus facilement invoquer l'autonomie et le caractère exorbitant du droit commun lorsque précisément il n'est pas question d'en rassembler les règles, ou même les principes fondamentaux dans le Code civil275.
192Mais chez d'autres, on critique le manque de courage de la Commission de réforme dans ses propositions276. Pourquoi en effet n'avoir pas fait accéder la femme mariée à l'égalité patrimoniale, les enfants naturels à l'égalité absolue avec les enfants légitimes, n'avoir pas consacré, à l'instar de l'attitude généreuse du droit de la sécurité sociale, le "concubinat" et d'autres situations de fait277....
193Prise entre les feux croisés de ces critiques278, peu soutenue par le monde juridique dans son ensemble, la Commission aura donc, comme en 1904, vu son projet échouer.
194De surcroît, et encore comme en 1904, de nombreux "progressistes" en matière sociale et économique le sont beaucoup moins en matière familiale279, et souvent en toute logique : car si l'on vante les mérites de la solidarité dans la société et dans l'entreprise, il y aura quelque contradiction à ne pas l'appeler également de ses vœux dans la famille280. On a vu que la Commission n'était pas du tout insensible à ce point de vue...
195Inversement, la mouvance « social-démocrate » (chrétienne ou non) qui a déterminé et dominé le processus de la seconde tentative de révision du Code ne se résoudra finalement pas à abandonner les institutions classiques de 1804 (droit subjectif, propriété et contrat individuels)281. Viscéralement hostile à toute forme de totalitarisme, de fascisme, de collectivisme, profondément attachée à l'idée de liberté ou plutôt d'"autonomie de la personne humaine"282, attachement souvent renforcé par le souvenir des souffrances et les luttes de la Résistance et de l'Occupation, mais aussi par le développement du stalinisme et des "démocraties populaires" dans le monde, elle préférera sans doute lutter pour l'humanisation des institutions individualistes classiques plutôt que de consacrer officiellement leur dépassement « socialiste » en sanctionnant juridiquement par exemple les concepts d'Entreprise, d'Institution, de "socialisation" du droit283.
196La Morandière affirmait en ce sens en 1948, de manière très révélatrice, que
"Nier le droit subjectif, n'est-ce pas méconnaître la valeur de l'individu en tant que sujet de droit, n'est-ce pas contraire à la préoccupation essentielle de notre civilisation, de notre Constitution, à la préoccupation de conserver sa place et sa dignité à l'homme et à ses facultés individuelles essentielles ? N'est-ce pas favoriser le développement de régimes totalitaires aboutissant à l'écrasement de l'individu par l'État ?"284
197Les vigoureuses défenses conservatrices de l'ordre juridique classique par Ripert285 contribueront sans doute, elles aussi, à convaincre une majorité de politiques et de juristes réformateurs du bien-fondé du statu quo, au risque de laisser perdurer dans le Code le « déficit » de socialisation et de "participation" et le décalage entre son esprit et celui du droit moderne (ou d'une partie de ce droit).
198Mais, peut-être encore plus convaincantes chez les réformateurs modérés, seront les affirmations d'auteurs de la mouvance démocrate-chrétienne et personnaliste selon lesquelles, comme le disaient déjà Capitant et Tissier en 1904, c'est moins à une socialisation des droits en tant que telle, ou en tout cas comme fin en soi, qu'à la naissance de droits individuels nouveaux, tels que le droit au travail, le droit à la vie, et les droits économiques et sociaux proclamés en 1946, que l'on assistait à l'époque286. Par conséquent les institutions individualistes de 1804 (droit subjectif, propriété et contrat individuels) devaient-elles être maintenues (et certes étendues), puisque les "principes particulièrement nécessaires à notre temps" n'y étaient finalement pas infidèles287...
199Il faut aussi mentionner à nouveau les conséquences du vibrant engagement européen de cette mouvance social-démocrate288, engagement peut-être d'ailleurs renforcé chez certains à cause des désillusions provoquées par l'évolution politique nationale et l'effondrement de la "Troisième force"289, mais assurément aussi, bien sûr, par les succès obtenus, et notamment par la conclusion des traités de Rome. On a vu que la préoccupation européenne est très forte chez Julliot de La Morandière et Roger Houin290, comptant précisément parmi les réformateurs les plus décidés de la Commission, et il semble qu'à tout prendre ils se soient consolés - sinon contentés - de l'échec de la refonte du Code Napoléon par l'espérance des progrès de l'unification juridique européenne291, dont la probabilité rendait certes précaire, aventureux, et finalement presque inutile le projet de révision, au moins dans la partie consacrée aux contrats et à la propriété, que la Commission n'avait de toutes manières, par prudence et dans l'attente de directives gouvernementales, qu'effleuré depuis 19 ans.
200Quant au reste du monde juridique, s'il semble relativement ouvert à l'idée de réformes, il est aussi quelque peu indifférent au projet de nouveau Code civil. Particulièrement la magistrature et le monde de la pratique, peut-être autant par conviction idéologique (attachement à l'individualisme juridique classique)292 que par conservatisme corporatif et intellectuel293.
201Enfin, la spécialisation grandissante des disciplines juridiques294, le technocratisme ambiant295, l'attention portée vers la solution de problèmes concrets, liés au désintérêt traditionnel - et grandissant - des juristes pour les problèmes de fondements du droit296, favoriseront également l'échec final du projet de nouveau Code civil.
SECTION 4 – LES INTERPRÉTATIONS DU CODE DE 1804
202Les interprétations du texte de 1804 à l'époque qui nous occupe ici transparaissent des rapports de Julliot de La Morandière ainsi que des quelques études produites à l'occasion du cent-cinquantenaire du Code Napoléon297. L'immense majorité d'entre elles ne sont pas nouvelles.
203Sur un plan technique, tout d'abord, Julliot de La Morandière rappelle que les rédacteurs de 1804 n'étaient pas des "théoriciens". Le Code
"est l'œuvre d'hommes de la pratique, qui ont évité les déclarations philosophiques et gardé le plus possible de la technique juridique traditionnelle que les siècles avaient forgée conformément au tempérament propre des Français"298.
204Et on a vu que les réformateurs de 1945, eux aussi essentiellement "techniciens"299 à la différence de la ceux de 1904, ont voulu également, y compris dans le plan, et particulièrement dans le refus d'une partie générale introductive, s'inscrire dans cette visée pratique300.
205D'ailleurs, en 1945 comme en 1804 et en 1904, les commissaires appellent de leurs vœux un travail jurisprudentiel d'interprétation, auquel la Commission de 1945 est peut-être encore plus sensible que son illustre devancière du Consulat301. Sans doute parce que, comme on l'a déjà suggéré, les institutions juridiques de 1804 (et de la Révolution) étaient entre-temps entrées d'une manière définitive dans les mœurs judiciaires, ce qui n'était pas encore le cas au début du xixe siècle302.
206Sans doute aussi parce que, paradoxalement, le foisonnement législatif depuis la fin du xixe siècle correspondait simultanément à un accroissement de la prudence et de la « modestie » du législateur quand à l'espoir de voir la loi « coller » aux faits, suffire à en épuiser les virtualités, les difficultés et les contentieux qui en émanent. Mais, à cet égard, l'écart est plus grand entre les réformateurs de 1945 et les juristes du xixe siècle, qu'entre les premiers et les commissaires de l'an VIII.
207Comme lors de la codification napoléonienne et lors de son centenaire, on a par ailleurs généralement estimé, dans la Commission de réforme, que le Code civil se doit avant tout d'être aussi clair, simple, précis, "positif" et accessible au citoyen que possible303. Et l'éminent doyen de la faculté de droit de Paris affirme clairement que ces qualités constituent l'un des deux "traits essentiels" du texte de 1804304. Les reproches adressés au style du Code Napoléon semblent d'ailleurs moins importants qu'en 1904305.
208L'autre "trait essentiel" que discerne de la Morandière dans le texte de 1804 est son esprit de "conciliation et de compromis"306. Ici aussi, l'interprétation n'est pas nouvelle :
"Sans doute [le Code] a fait passer dans notre législation civile l'esprit nouveau de la Révolution, mais il a conservé sur bien des points les règles anciennes ; certains de ses articles reproduisent même de vieux adages traditionnels307 ; des matières entières, comme le régime de communauté, ont gardé la physionomie que leur donnaient les anciennes coutumes"308.
209Les réformateurs de 1945 déclarent donc vouloir respecter ces deux traits essentiels, notamment, en ce qui concerne le second, en refusant de rechercher "l'originalité à tout prix", et en essayant de garder la "juste mesure". En définitive, selon le président La Morandière, la Commission a bien désiré faire passer dans l'Avant-projet ces deux traits essentiels du Code Napoléon, c'est-à-dire absence de trop grande systématisation doctrinale et théorique ainsi que langage pratique d'une part ; essai d'équilibre entre tradition et évolution en ce qui concerne le contenu du droit d'autre part309.
210Mais cette transaction, élaborée au niveau technique des dispositions juridiques, renvoie bien sûr à une transaction entre des principes, qui eux ressortent plus de l'ordre du politique.
211Quand La Morandière affirme que le Code Napoléon "a consacré l'œuvre de la Révolution", qu'entend-il exactement par là ? Essentiellement les acquis de 1789 :
"Il [le Code] marquait l'affranchissement pour l'homme, pour l'individu, des servitudes que le régime féodal faisait depuis des siècles peser sur sa personnalité et sur ces biens. Il proclamait l'égalité de tous devant la loi, et la souveraineté de la propriété individuelle ; il affirmait la liberté contractuelle, et par suite, la liberté du commerce et de l'industrie, débarassés des entraves du régime corporatif. Quoi d'étonnant que son retentissement sur le plan social et politique fit écho à l'émotion que soulevait dans les peuples le chant de la Marseillaise"310.
212On ne reviendra pas sur toutes les ambiguïtés, les approximations, les généralisations que comporte ce type d'interprétation311. Il faut cependant relever qu'au-delà de ces formules introductives, qui constituent comme on l'a vu depuis le xixe siècle (plus précisément depuis la monarchie de Juillet) une sorte de révérence de convenance plus ou moins automatique au monument civiliste de 1804, l'auteur se fait plus perspicace, ou au moins plus à l'écoute d'interprétations du Code Napoléon moins « académiques », lorsqu'il précise l'esprit de 1804 et le rapporte à celui de 1945.
213Selon La Morandière, il s'agit certes bien, en 1804, de consacrer trois grands principes : 1° force des familles et conservation de leurs biens - assurée un par régime juridique autoritaire ; 2° " souveraineté " de la propriété individuelle ; 3° liberté quasi absolue des contrats.
214Mais il précise pourtant que le premier principe est moins motivé par une sollicitude portée à la famille en soi qu'en tant qu'institution nécessaire à la conservation du patrimoine, donc, conclut-il, à la perpétuation de la "suprématie d'une classe". Il développera cette idée à la fin de son rapport, en reconnaissant que l'intérêt individuel, et même familial, étaient perçus comme largement subordonnés à l'ordre social dans le texte de 1804, alors qu'aujourd'hui "c'est la personne qui passe au premier plan"312. En effet, affirmera l'éminent doyen en 1961, c'est bien le droit de propriété qui était sous le Consulat considéré comme le "fondement essentiel de notre société civile", et c'est la raison pour laquelle le plan du Code mit l'accent sur ce droit313. Quant à la liberté, poursuit l'auteur, en ne faisant toutefois référence qu'à la responsabilité civile314, le Code ne l'avait pas conçue "sans limites"315.
215Par ailleurs, avec cette idée de "suprématie d'une classe", l'auteur reprend donc massivement - malgré des réserves purement stylistiques - la thèse du Code "bourgeois", et, sans s'attacher à la spécificité de l'époque napoléonienne sur ce plan, rappelle que
"L'on a prétendu, non sans quelque apparence de raison, que le Code de 1804 était le Code de la bourgeoisie, de cette bourgeoisie voltairienne qui avait fait la Révolution, avait acquis les terres et pris le pouvoir à la place de la noblesse. Elle a laïcisé le droit, mais en conservant à sa base la morale traditionnelle. Elle a proclamé l'égalité des individus et leur émancipation, mais elle reste fortement attachée à l'idée d'autorité et d'ordre ; effrayée par le relâchement des mœurs qui a suivi la Révolution, elle consacre l'autorité du mari sur la personne et les biens de sa femme, la puissance totale du père sur les enfants ; elle maintient le divorce, mais assure la défense de la famille légitime contre la descendance naturelle, réduite à une condition très inférieure ; elle fait de la propriété individuelle un des fondements essentiels de son édifice, mais entoure de soins spéciaux la propriété immobilière dont elle veut assurer la conservation dans les familles, avec la souveraineté du propriétaire ; sur le terrain économique, elle rejette l'intervention de l'État et proclame la liberté des contrats, ce qui va permettre aux particuliers de s'enrichir par le commerce et l'industrie"316.
216On a vu qu'un des principaux défauts de ce type d'interprétation réside dans l'érection de la "classe" bourgeoise en acteur de la réalisation de sa suprématie - notamment au moyen du Code - sous le Consulat317, alors qu'il s'agit en réalité bien plus d'une instrumentation du monde bourgeois au service du Pouvoir napoléonien, par le biais d'institutions juridiques adéquates et intéressées à la conservation de l'ordre social. Institutions qui, fortement en recul par rapport à la période révolutionnaire 1792-1794, opèrent en effet un retour à 1789 et même au-delà. Institutions qui, certes, une fois terminé l'épisode napoléonien, se révèleront globalement adaptées à la suprématie bourgeoise...
217A cet égard, et sous quelques réserves de taille318, on se rangerait volontiers à l'ensemble de l'analyse de La Morandière rapportée ci-haut si "la bourgeoisie" était remplacée par "Bonaparte".
218On a vu également que ce type d'interprétation, faisant en réalité des "classes moyennes" l'acteur principal de l'histoire de France depuis le Moyen-Âge et l'agent déterminant de l'apparition de la démocratie, sera largement développé sous la Restauration et la Monarchie de Juillet319. C'est donc une interprétation datée et bien précise que l'auteur fait sienne.
219Il faut noter, à l'égard de ces interprétations de la Révolution et du Code civil, que la thèse d'Emmanuel Gounot semble constituer à l'époque de la IVe République la référence principale - et souvent unique320 - des auteurs, et a donc fortement contribué à la constitution de cette « vulgate ».
220D'autre part, se livrant à une sorte de tentative de justification des principes de 1804, La Morandière estime que le Code, au moment de son apparition, a dû réellement représenter une "libération", devenant, à l'instar du droit romain pendant des siècles, une nouvelle "raison écrite" tant par sa forme, rationnelle et républicaine, que par son contenu, qui était porteur des principes de 1789321. Sans craindre la contradiction, l'auteur précise néanmoins que l'esprit d'égalité et de liberté ne pouvait raisonnablement pas être appliqué par les codificateurs au domaine familial. La puissance maritale, faisant du mari le "chef, seigneur et maître" de son épouse, sera donc consacrée
"en raison des mœurs de l'époque de sa promulgation, du peu d'instruction des femmes, du rôle effacé qu'elles jouaient322, en dehors de leur foyer, dans la vie civile, du caractère artisanal du travail agricole, en raison aussi des idées autoritaires du moment"323.
221Il affirme également, à la suite de Saleilles notamment, que les institutions individualistes du Code, même si elles contenaient en "germe" beaucoup d'"abus" "qui font douter de la valeur permanente de ses fondements", ont été utiles, nécessaires et même "indispensables" au xixe siècle, même si elles sont dépassées aujourd'hui :
"Ce régime [du Code] construit sur ces trois fondements [rappelés plus haut] a assuré, c'est incontestable, en développant l'esprit d'initiative et de concurrence, un progrès étonnant dans l'ordre économique"324.
222Cette interprétation est partagée par Ripert, à la différence près que ce dernier, dans le sillage de Charles Beudant par exemple à l'époque du Centenaire, estime que ces fondements ne sont pas dépassés à leur époque, qu'ils sont toujours pertinents et doivent (presque) encore constituer l'horizon suffisant du droit moderne325.
223Quelle est d'autre part l'interprétation de l'histoire du Code de 1804, du droit positif - et par conséquent de l'ensemble de la société française - et plus précisément du décalage progressif entre le texte de 1804 et la réalité, donnée par de la Morandière ?
224Dans le domaine familial, l'auteur rappelle la
"longue, mais sûre évolution, qui s'est produite au cours des xixe et xxe siècles ; sous l'influence du développement du machinisme, de la création de grands établissements industriels et commerciaux, du renchérissement du prix de la vie, la femme a dû de plus en plus travailler hors de son foyer, de façon indépendante de son mari ; elle a été appelée à recevoir la même instruction que les hommes, a participé de plus en plus à la vie sociale, économique, politique, du pays. Les guerres, au cours desquelles elle a dû accepter le poids de tâches que l'homme à l'armée ne pouvait accomplir, ont hâté cette évolution"326.
225On a vu que pour l'auteur le sens de l'évolution est "fort net", et qu'il tend à l'égalité complète des époux. Le président de la Commision de réforme avait préalablement précisé que l'acteur principal de cette évolution, l'État, avait joué un rôle nouveau, en tentant, "dans l'intérêt de la formation des futurs citoyens", de "contrôler, par ses organes judiciaires ou administratifs, la puissance paternelle"327.
226Fait à noter, l'éminent doyen renvoie aussi - et fort judicieusement - à "L'importance prise par la fortune mobilière", et surtout aux "dévaluations monétaires", qui ont "faussé tout le système du Code tendant à la conservation des biens dans les familles"328.
227Du côté des principes économiques, l'évolution a été encore plus considérable selon l'auteur. Ce que le Code proclamait surtout, c'était la liberté de l'individu :
"Il redoutait l'association, le groupement des intérêts privés, s'interposant entre l'individu et l'État, constituant une menace autant pour les droits individuels que pour les intérêts généraux"329.
228Et il s'agit bien d'un véritable paradoxe, depuis le développement de la Révolution industrielle, de voir le texte de 1804 insensible à l'"extraordinaire puissance prise par les groupements de toutes sortes" ; muet sur la notion de personne morale et sur celle de propriété collective, que l'on voit pourtant "reconstituée de toutes parts" ; sans égards à "cette floraison des groupements (qui) a abouti au capitalisme moderne".
229Cette indifférence aux transformations économiques, jointe aux institutions individualistes du Code, allait néanmoins se révéler plus dommageable pour les démunis que pour les nantis. Car si "les possesseurs de capitaux ont pu s'accommoder330 du Code",
"ils ont utilisé, pour asseoir leur suprématie, la liberté contractuelle que le Code leur laissait, sans grand souci des autres. Dans la lutte pour le profit, les forts ont écrasé les faibles. Or, les faibles, c'est la masse des travailleurs, des modestes, des usagers, du peuple. Sans doute, le Code affirmait l'égalité de tous, mais une égalité de droit qui reste le plus souvent théorique et ne remédie pas aux inégalités de fait. D'où la naissance des revendications sociales et l'apparition des doctrines mettant l'accent plus sur la justice sociale que sur la liberté. D'où, sous l'influence plus ou moins directe de ces revendications et de ces doctrines, l'extension progressive du rôle de l'État dans la direction de l'économie331.
Dans certains pays, l'État a été amené à "socialiser"332 la plus grande partie des moyens de production et de répartition des richesses. En France, son intervention a été moins totale et moins brutale, mais elle s'est traduite par une réglementation étroite et impérative de nombreux contrats, par la création d'un système de sécurité sociale, fondé sur une répartition collective des risques par l'impôt, et tendant à se substituer, au moins dans certains domaines, à la responsabilité individuelle, par le développement de la fiscalité, par la nationalisation de certains secteurs importants de la vie économique. Or rien, ou à peu près rien, de tout cela ne se traduit dans le Code civil, resté imperturbablement le même. N'y a-t-il pas là un paradoxe et un mensonge ; la conservation du vieux Code ne masque-telle pas le vrai visage et les vrais fondements de notre droit ?"333.
230Même si le mot de solidarité n'a pas été prononcé ici par l'auteur, on reconnaît bien là l'analyse solidariste, le réformisme radical-socialiste, ou plutôt, à l'époque, social-démocrate. On a vu plus haut que la solution juridique que prône le président de la Commission, s'inspirant de l'esprit de transaction du Code de 1804, mais différant quant au contenu, se situe bien dans la conciliation de 1789 et de 1946, du droit individuel et du droit social.
231Précisément, il semble que, dans une large mesure, l'interprétation « individualiste-libérale » et « bourgeoise » de la Révolution et du Code civil soit presque nécessaire dans l'argumentaire solidariste ou social-démocrate.
232Comme Tissier ou Saleilles au début du siècle, La Morandière insiste en effet sur l'insuffisance (ou l'inadéquation) des principes de 1789, et le caractère anti-démocratique, finalement, de la Révolution et du Code, c'est-à-dire de l'absence de prise en compte et de réglement de la question ouvrière et du sort des "faibles". On se souvient que c'est dans ce sens qu'il fallait par exemple comprendre "l'esprit social" qui animait le fondateur de la Société d'études législatives334.
233Cette vision de type marxiste, revendiquée par des réformistes antimarxistes335, et que l'on retrouve aussi très fortement, par exemple, chez René Capitant336, est peut-être opportunément justificatrice de l'apparition et du développement de nouveaux principes, "particulièrement nécessaires à notre temps", et qui viennent moins abroger que compléter ceux de 1789.
234Or, on ne peut être sans remarquer que, comme on l'a vu en 1904, ces nouveaux principes, plus « sociaux » (famille, entreprise, syndicats, associations, corporations, solidarité), certes dans un sens fort « démocratique » et plus humaniste qu'auparavant, ces principes dont les sociaux-démocrates revendiquent l'existence, et plus encore les socialistes, qui veulent radicaliser l'interventionnisme et le dirigisme économique, semblent davantage ressortir de la tradition médiévale que de la philosophie individualiste des Lumières.
235Quoiqu'il en soit, on a vu que le Code de 1804, ainsi que le régime napoléonien tout entier, en revenant d'ailleurs (ou en tentant de revenir) vers des structures d'Ancien régime, avait déjà commencé à nuancer ces principes individualistes, sinon toujours dans les textes, du moins dans les faits et dans l'esprit des textes.
236Mais pour les réformateurs du Centenaire et du Cent-cinquantenaire, n'était-il finalement pas plus opportun de souligner, sinon d'accentuer les aspects individualistes et patrimoniaux (supériorité de la propriété-chose sur la valeur personne humaine, "autonomie de la volonté") du texte de 1804, prenant parfois celui-ci à la lettre (art. 544 sur le droit de propriété : droit de "jouir de la manière la plus absolue"), c'est-à-dire de se ranger derrière l'interprétation libérale du xixe siècle, pour ensuite reconnaître le caractère effectivement bourgeois du Code et justifier par là même les réformes "sociales" ?
237De surcroît, cette conservation des principes et institutions juridiques individualistes (droit subjectif, propriété et contrat individuels et "souverains"), au risque d'une certaine inadéquation de fait avec une partie de la réalité juridique, ne constituait-elle pas une sérieuse garantie contre les risques de « dérapages » socialistes et collectivistes, ou, pire, totalitaires, dont on a rappelé plus haut à quel point les sociaux-démocrates se méfiaient ?
238Il n'est pas sûr, cependant, que ce choix presque « stratégique » ait permis d'obtenir les résultats escomptés. Car le Code, tout au moins dans sa structure, ne sera pas modifié. Les vieilles institutions continueront à exister dans la lettre, à défaut d'avoir survécu dans la réalité, même juridique.
239Mais si le Code conservera sa structure, les théories social-démocrates n'en prépareront et justifieront pas moins les grandes réformes apportées au droit civil, spécialement dans les années 1960-1980.
240Car, pour finalement conclure sur ce point, à critiquer d'un côté l'unitarisme de la théorie politique de la souveraineté en 1789, et à y relier implicitement ou non337 la "souveraineté" des droits subjectifs censée avoir été proclamée et développée dans le Code civil, on travaille à la destruction des vieux modèles individualistes et volontaristes338, à la théorisation de la véritable "démocratie" tout d'abord339 ; de la "démocratie économique et sociale" de surcroît340.
241Par là, justifiant l'association dans tous les domaines, et conférant à celle-ci une légitimité démocratique, on procède à un éclatement de la souveraineté, non seulement sur le plan strictement constitutionnel341, mais aussi sur le plan social et donc, notamment, sur celui du droit civil, comme le note Morin après Gurwitch342.
242Mais d'un autre côté, pour placer une limite à cette socialisation et aux potentialités "anti-démocratiques" de cet éclatement de souveraineté, on tient à rester malgré tout attaché aux principes individualistes - "démocratiques" - de l'autonomie et de l'égalité. On refuse toute dérive « pré-totalitaire », toute emprise excessive - un peu comme celle que craignait déjà Tocqueville - du "pouvoir social" (État, syndicats, corporations hiérarchisées) sur les individus. La liberté n'est pas sacrifiée à l'égalité ou à la solidarité.
243René Capitant, à cet égard, et comme les juristes solidaristes modérés du Centenaire, refuse de consacrer la "fraternité (ou la solidarité)" au rang des principes juridiques de la démocratie, même si sa légitimité "morale" et les applications juridiques concrètes qui peuvent en découler ne sont pas contestables343. Sinon, poursuit-il, en fondant l'obligation juridique de solidarité sur autre chose que la loi émanée du consentement des citoyens, en faisant, comme Duguit, de la solidarité sociale "sociologique" un principe supra-légal, en faisant comme le régime de Vichy du Travail, de la Famille et de la Patrie une devise constitutionnelle, on quitte l'autonomie de la personne humaine en fondant "un principe métaphysique imposant à l'individu des obligations indépendantes de son consentement"344.
244Le résultat de cette alternative, c'est-à-dire l'étroite "voie authentique" de la démocratie, serait donc un régime ou l'État doit veiller au développement et à l'épanouissement de la personnalité et de l'autonomie, notamment contractuelle, des citoyens, tout en évitant de sombrer dans l'« hétéronomie », le dirigisme, la tyrannie et le totalitarisme. Cela implique que l'État n'impose ni une morale, ni une idéologie particulières, si ce n'est celles de la démocratie, c'est-à-dire se contente d'assurer le respect des principes juridiques de la démocratie (liberté-autonomie et égalité-généralité), tant sur le plan politique qu'économique et social.
245Par conséquent, certes limitée dans le sens qui vient d'être indiqué, l'intervention positive de l'État se voit néanmoins justifiée, pour réaliser précisément la démocratie345. Dans le domaine économique, les institutions juridiques du Code civil (propriété individuelle et contrat individuel ou collectif346) doivent donc être étendues, et défendues par rapport aux tendances anti-individualistes et anti-libérales, bref anti-démocratiques, telles que le syndicalisme obligatoire, le contrat de travail classique donnant un pouvoir de commandement unilatéral au patron sur le salarié, la convention collective étendue, la planification autoritaire, etc.
246De plus, puisque le droit du travail, le seul qui ne soit pas encore réellement "démocratique" de tout le droit civil économique de 1804, s'est développé en dehors du Code, les réformes qui doivent le "démocratiser" (notamment la politique de liberté syndicale et de "participation" du gouvernement Couve de Murville, dans lequel Capitant sera ministre de la Justice), peuvent également rester en dehors du corpus napoléonien.
247Mais puisque, au contraire, le Code a réglementé et consacré la puissance paternelle et maritale dans le droit familial, successoral ; puisque tous les juristes progressistes reconnaissent que l'esprit de 1804 est bien "antidémocratique" car autoritaire, "hétéronome" et "unilatéral" à cet égard, il est nécessaire de modifier directement son texte et ses principes, de le réformer.
248C'est précisément ce à quoi les gouvernements vont s'attacher, à travers les grandes lois familiales et successorales, de 1964 à 1975.
Notes de bas de page
1 Organisme fondé en 1938 par l'éminent professeur qui lui a donné son nom et la mission de contribuer au rayonnement de la culture juridique française. Son premier congrès s'est tenu en août 1939 à Montréal, et l'association, mondialement connue, a poursuivi jusqu'à aujourd'hui des rencontres annuelles régulièrement publiées (sous le titre Travaux de l'Association Henri Capitant, Paris, Dalloz). Cf. infra, notes 94 et 100, in fine.
2 Les travaux de cette commission furent régulièrement publiés de 1946 à 1955, sous l'égide du ministère de la Justice, à raison d'un volume annuel, sous le titre de Travaux de la Commission de réforme du Code civil (10 vol. , Paris, Sirey). Un Avant-projet de Code civil, comportant un Livre préliminaire et un Livre sur la personne et la famille sera déposé à la Chancellerie en 1954 (Paris, Sirey, 1955). Le livre deuxième de cet Avant-projet, consacré aux successions et libéralités, le sera en 1961 (Paris, Sirey, 1962). Ces deux textes sont chacun précédés d'un Rapport préliminaire écrit par le président de la Commission (en 1953 et 1961), Léon Julliot de La Morandière (voir sa bio-bibliographie infra, p. 694 s.), dont nous nous servirons principalement. Voir aussi, du même auteur, "La réforme du Code civil", Recueil Dalloz, Chronique, 1948, p. 117 et s., texte similaire aux deux précédents. On peut aussi consulter Roger Houin, secrétaire de la Commission, dans "Les travaux de la Commission de réforme du Code civil", Revue trimestrielle de droit civil, 1951, p. 39 et s.
3 On ne donnera pas ici de bibliographie générale sur la IVe République, en raison du peu de traitement qu'on lui a consacré. Citons néanmoins, outre la bibliographie plus thématique et/ou ponctuelle qui suit, les ouvrages de Jacques Julliard (La Quatrième République, Paris, Calmann-Lévy, 1968) ; Pierre Miquel (La Quatrième République. Hommes et pouvoirs, Paris, Bordas, 1972) ; et de Jean-Pierre Rioux (La France de la Quatrième République, 2 vol. , Paris Seuil, Points, coll. Nouvelle histoire de la France contemporaine, 1983).
4 La Morandière, 1955, 14-15.
5 Le MRP est formé en novembre 1944, à partir de la fusion de divers mouvements démocrates-chrétiens, au rang desquels Jeune République de Marc Sangnier, qui devient d'ailleurs président d'honneur du Mouvement. Anti-marxiste, d'inspiration chrétienne sans être confessionnel, européaniste convaincu, le MRP reprendra globalement le programme économique et social de la Résistance (cf. infra), à l'élaboration duquel nombre de ses dirigeants avaient contribué (not. Bidault, Schuman, Menthon et Teitgen). Cette mouvance démocrate-chrétienne est notamment illustré sur le plan intellectuel par les Semaines sociales de France - créées d'ailleurs en 1904 - autour desquelles graviteront des juristes comme François de Menthon, Jean Brèthe de La Gressaye, Marcel Prélot, André Rouast (mais aussi des auteurs comme Jean Lacroix, René Rémond, Jacques Delors), à la recherche d'une démocratie économique et sociale pluraliste et participative conciliant personnalisation et socialisation des individus. Cf. not. les Semaines sociales de Toulouse en 1945 (Transformation sociale et libération de la personne) et de Strasbourg l'année suivante (La communauté nationale), et surtout la synthèse de 1963 (La société démocratique, 50e Semaines sociales (Caen), Lyon, Chronique sociale de France, 1963). L'église catholique elle-même, dans le sillage de Léon XIII, encourageait les initiatives dans ce sens (cf. par ex. le radio-message de Pie XII de Noël 1944, cité dans ibid., p. 6 et 130-131, et aussi, pour une application directe au droit français, Léon Mazeaud, "La doctrine sociale de « Mater et Magistra » : droit du travail et droit des sociétés", dans Études juridiques offertes à Léon Julliot de La Morandière, Paris, Dalloz, 1964, p. 379 et s. (référencé dorénavant Études juridiques).
6 De Gaulle, après son départ volontaire du Gouvernement provisoire de la République française le 20 janvier 1946 pour incompatibilité idéologique avec les communistes, fonde en effet le Rassemblement du peuple français l'année suivante. Son mouvement remporte un grand succès électoral dès les élections de 1951 (où il devient premier parti de France).
7 La Morandière, 1948, 120.
8 Fondé en 1943 par Jean Moulin à l'initiative de l'auteur de l'appel du 18 juin, le Conseil national, bientôt présidé par Georges Bidault, élabore un "Programme d'action de la Résistance", véritable charte des réformes à accomplir à la libération : nationalisations, sécurité sociale, liberté syndicale, défense de la famille, économie dirigée... Cf. not. R. Hostache, Le Conseil National de la Résistance, les institutions de la clandestinité, Paris, Puf, 1958. Le CNR sera finalement intégré en 1944 dans l'Assemblée nationale consultative du GPRF (cf. note suivante). On pourra se reporter plus généralement aux analyses contemporaines de Henri Michel, dans son ouvrage Les courants de pensée de la Résistance (Paris, Puf, 1963), et au recueil de textes que cet auteur à réalisé et présenté avec Boris Mirkine-Guetzévitch : Les idées politiques et sociales de la Résistance, Paris, Puf, 1954.
9 Faisant suite au Comité français de libération nationale, le GPRF dirigera la France de la Libération (août 1944) au 16 janvier 1947. Il est conduit d'abord par de Gaulle, qui se verra d'ailleurs officiellement confier le gouvernement à l'unanimité de l'Assemblée nationale constituante (à dominante socialiste et communiste) élue en octobre 1945. Après le départ de de Gaulle, les cabinets tripartistes Gouin, Bidault et Blum obtiendront successivement la confiance de l'Assemblée. Mais dès la présidence du Général, le GPRF entreprend d'importantes réformes, conformément au programme du CNR : extension du droit de vote aux femmes, création de la sécurité sociale et des comités d'entreprises (cf. infra), nationalisations des grands services publics, économie dirigée et planifiée... Cf. not. C. Lévy, La Libération, remise en ordre ou Révolution ?, Paris, Puf, 1974. Voir aussi sur la Résistance et la Libération, Jean-Pierre Azéma, De Munich à la Libération, 1938-1944, Paris, Seuil, Points, coll. Nouvelle histoire de la France contemporaine, 1979 (et sa bibliographie).
10 Citons par exemple ces mots de Jean-Jacques Chevallier, dans son compte-rendu de l'ouvrage de Michel et Mirkine-Guetzévitch : "[pour les résistants] les seules formes légitimes de l'État à venir étaient celles de la démocratie (...). Mais quelle démocratie ? Déjà, en pleine guerre de 1914, le Président Wilson avait proclamé que les États-Unis entraient dans le conflit pour que la démocratie fût sauve dans le monde, et cette idée-force avait cristallisé les énergies des peuples alliés (...). Maintenant le même mot magique était lancé dans l'arène sanglante. Mais son contenu s'était compliqué. Quand Wilson disait démocratie, il sous-entendait comme tous les anglo-saxons : libérale [souligné par l'auteur]. Cette épithète ne suffisait plus aux années 40. La mystique, confuse mais exaltante, d'une démocratie économique et sociale, donnant à chaque être humain sa chance égale et une libération minima du besoin, flottait dans l'air" (Revue internationale de droit comparé, oct-déc 1954, p. 865). A maints égards, le MRP sera l'un des continuateurs du programme du CNR, dont le préambule de la Constitution de 1946 - voté à l'initiative des républicains populaires - est l'expression assez fidèle. On peut se reporter également à la Déclaration universelle de 1948 pour saisir cet esprit social-démocrate du moment (Cf. aussi René Cassin, "Le caractère universel de la Déclaration des droits de l'homme de 1948", dans la Revue de droit contemporain, 1968). Il faut citer aussi l'Union démocratique et socialiste de la Résistance (UDSR), fondée en 1945-1946 (présidée ensuite par René Pleven et François Mitterand), dont le programme politique économique et social se rapproche de celui du CNR et de la SFIO. Du côté socialiste précisément, on peut évoquer l'ouvrage programmatique de Léon Blum, A l'échelle humaine (1941), Paris, Gallimard, 1945. Il existait donc alors un quasi-consensus en faveur de la démocratie économique et sociale, alors que les mouvements de droite « dure » étaient absents de la scène politique ou discrédités et que le kéneysianisme s'était imposé chez la plupart des économistes depuis les années 1930. En témoignent notamment la politique du Tripartisme ; les liens plus durables établis entre certains chrétiens, socialistes et communistes ; ainsi que des lieux de rencontre en ce sens tels que Jeune République et l'Union progressiste (1950). Cf. not. Jean-Marie Mayeur, "Les démocraties chrétiennes", dans 2000 ans de christianisme, 10 vol. , Paris, Société d'histoire chrétienne, 1976, tome X, p. 112 et s. (ainsi que de manière plus générale Catholicisme social et démocratie chrétienne, Paris, Cerf, 1986), et Etienne Fouilloux, "Chrétiens et communistes", dans 2000 ans de christianisme, 1976, IX, p. 91 et s.
11 Il avait été membre du Comité juridique auprès du GPRF de 1944 à 1946, et avait discrètement poussé à la réforme du Code (cf. infra, note 107).
12 François Bernard Marie Fidèle, comte de Menthon (1900-1984), fils du député Henri de Menthon, agrégé de droit, professeur d'économie politique, s'engage dans la Résistance aux côtés de professeurs de droit de tendance démocrate-chrétienne comme René Capitant, Alfred Coste-Floret et Pierre-Henri Teitgen (avec lesquels il fonde et dirige le journal clandestin Liberté en 1940, avant de fonder le groupe Combat par leur fusion avec le Mouvement de libération nationale de Henri Frenay). Grand résistant, et soucieux de repenser les structures politiques et économiques de la France, Menthon est aussi à l'origine de la création du Comité général d'études (CGE) en 1942. Il participe donc activement au programme de réforme élaboré par la Résistance, notamment à travers la revue Les Cahiers politiques qu'il contrôle. Nommé commissaire à la Justice dans le Comité français de libération nationale, puis ministre de la Justice dans le Gouvernement provisoire, il adoptera une ligne modérée dans le processus d'épuration, ce qui préviendra contre lui une grande partie de l'Assemblée nationale, à tel point que de Gaulle le remplacera par son ami Teitgen en mai 1945, qui reprendra le projet de révision du Code civil que Menthon avait promu (cf. note suivante). Après avoir représenté la France à Nuremberg, Menthon devient député en octobre 1945 sur les listes du MRP dont il est un des fondateurs. Rapporteur général de la commission pour la nouvelle Constitution, il s'oppose nettement au premier projet de Constitution et par conséquent démissionne en avril 1946. Réélu le 10 novembre 1946, il est nommé ministre de l'Economie nationale dans le gouvernement Bidault et approuve la nouvelle Constitution, avant de se consacrer presqu'entièrement à l'Europe. Quittant la politique en 1958, il reprend ses fonction de professeur d'économie politique à la faculté de droit de Nancy, où il avait fondé en 1938 la revue Droit social avec P.-H. Teitgen. Cf. sa notice dans le Dictionnaire des ministres, de 1789 à 1989, dir. B. Yvert, Préf. J. Tulard, Paris, Perrin, 1990, p. 708-709.
13 Pierre-Henri Teitgen, né en 1908, fils d'un vice-président de l'Assemblée nationale, est d'abord avocat, puis agrégé de droit (il sera également rédacteur en chef de la revue Droit social jusqu'en 1940). Prisonnier de guerre évadé, résistant précoce, membre directeur du groupe Combat, révoqué de l'Université pour faits de résistance en 1943, il est nommé ministre de l'Information en 1944, avant de remplacer son ami, collègue et compagnon politique François de Menthon (cf. supra). Co-fondateur du MRP, qu'il présidera de 1952 à 1956, il est lui aussi un épurateur modéré. Il dirigera le ministère de la Justice du 30 mai 1945 au au 16 décembre 1946, et a donc joué un rôle déterminant dans la création de la Commission de réforme du Code civil, dont il préside la première séance en encourageant aux réformes - certes sans en préciser le sens. Teitgen occupera par la suite les portefeuilles de la Fonction publique, des Forces armées, de l'Information et de la France d'Outre-mer de 1947 à 1956 (cf. Dictionnaires des ministres, 1990, p. 843). Cf. également les Mélanges offerts à ce spécialiste et passionné de droit et de construction européens : Études de droit des communautés européennes, Mélanges offerts à P.-H. Teitgen, Paris, Pedone, 1984.
14 Nombre de gaullistes s'engageront d'ailleurs dans le réformisme de type social-démocrate, tel René Capitant (1901-1970), fils de Henri Capitant : co-fondateur de Combat, ministre de l'Éducation nationale dans le Gouvernement provisoire (de septembre 1944 à novembre 1945), puis député (jusqu'en 1951) et membre de l'UDSR, avant de présider le Groupe de l'Action démocratique et sociale (émanation parlementaire du RPF), il rallie en 1960 l'Union démocratique du travail (UDT) des gaullistes de gauche. René Capitant, qui qualifie d'antidémocratique le régime représentatif fondé par la Révolution française, mais à l'opposé qui refuse la juridicisation de la fraternité, défend l'idéal d'une "démocratie sociale" fondée sur l'autonomisation de la personne humaine et le développement d'une "économie contractuelle" (avec les idées-forces d'Entreprise et de Participation), dans le droit fil d'un Fouillée (cf. not. René Capitant, Ecrits constitutionnels, choix de textes, présentés par J.-P. Morelou, préf. M. Waline, Paris, CNRS, 1982, et la bibliographie de l'auteur indiquée en fin d'ouvrage).
15 On reviendra plus bas sur cet aspect.
16 La Morandière, 1948, 120.
17 Ibid., 119.
18 La question de la révision du Code, mise entre parenthèse pendant la première guerre mondiale, rejaillit cependant à l'occasion de l'extension du droit civil français à l'Alsace-Lorraine, mais sans succès (La Morandière, 1948, 117).
19 Cf. not. les passages adéquats dans André-Jean Arnaud, Les juristes face à la société du xixe siècle à nos jours, Paris, Puf, 1975, et Pierre Rosanvallon, L'État en France, de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, UH, 1990.
20 Cf. outre Arnaud 1975, le gros ouvrage collectif Le droit privé français au milieu du xxe siècle, Études offertes à Georges Ripert, 2 vol. , Paris, LGDJ, 1950 (référencé dorénavant Le droit privé français, 1950). Et aussi l'étude de G. Ripert, "Le bilan d'un demi-siècle de vie juridique", dans le Recueil Dalloz de 1950, Chronique, p. 1 et s.
21 Arnaud, 75, 150. Voir not. dans l'entre-deux guerres Georges Renard et L. Trotabas, La fonction sociale de la propriété privée, Paris, 1930 ; et à l'époque de la Libération, Jean Brèthe de La Gressaye, La crise du droit de propriété, Cours de doctorat, Bordeaux, 1945-1946 ; Gaston Morin, "Le sens de l'évolution contemporaine du droit de propriété", dans Le droit privé français, 1950, II, p. 3 et s.
22 La loi du 20 septembre 1953 prévoit par exemple l'indemnisation du locataire d'un immeuble à fins commerciales en cas de non renouvellement du bail par le propriétaire. Le fermier dispose d'une garantie semblable (ordonnance du 17 octobre 1945).
23 L'ordonnance du 12 février 1945 (modifiée par la loi du 16 mai 1946) instituant les Comités d'entreprise (complété par un arrêt de la Cour de cassation reconnaissant la personnalité morale à ces comités) inaugurait une nouvelle vision de l'entreprise et de sa propriété, perçue dès lors moins comme la propriété exclusive du détenteur des capitaux que comme une communauté de capital et de travail dont certes le chef d'entreprise était le principal dirigeant mais dont la gestion devait être partagée avec les salariés (la "co-gestion") (cf. Morin, 1950, 10-11 ; Paul Durand, "La notion juridique de l'Entreprise", Rapport à la session de Luxembourg (1947) publié dans les Travaux de l'Association Henri Capitant, 1948, p. 45 et s. ; Edmond Bertrand, "De l'ordre économique à l'ordre collectif", dans Le droit privé français, 1950, I, p. 166-167, avec ses réf., dont not. J. Brèthe de La Gressaye, "Les transformations juridiques de l'entreprise patronale", Droit social, 1939, p. 2 et s.). Cette notion nouvelle d'entreprise avait été bien sûr théorisée par les économistes de l'entre-deux guerres, et notamment James, Pirou et François Perroux (Capitalisme et communauté de travail, Paris, Sirey, 1938 ; Communauté, Paris, Puf, 1942 - théorie qui n'est pas sans liens avec la théorie de l'Institution de Maurice Hauriou - cf. infra).
Les années 1940-1950 verront se développer un long et houleux débat chez les juristes sur l'opportunité et les modalités de la reconnaissance d'une notion juridique de l'entreprise différente de celle de la société : voir sur ce point les Travaux de l'Association Henri Capitant de 1947 et le rapport de Joseph Hamel sur le droit de l'entreprise et le droit social lors du Colloque international de 1954 organisé par la Société de législation comparée et reproduit dans la Revue internationale de droit comparée de 1954, p. 554 et s. (ainsi que le Questionnaire soumis aux participants rédigé par cet auteur et Georges Friedel, qui situe bien les enjeux juridiques). Cf. infra notes 72, 89 (sur la théorie de l'Institution), 144, 151, 156, 162, 231 etc... Revendiquée par les mouvements de gauche et démocrates-chrétiens (ainsi que par le gaullisme), cette notion d'entreprise était aussi promue par l'Église, le pape Pie XII déclarant notamment en 1949 que "chefs d'entreprise et ouvriers ne sont pas antagonistes (...) mais coopérateurs dans une œuvre commune" (Message du 7 mai 1949 aux délégués de l'Union des Associations patronales catholiques, cité dans La société démocratique, 1963, p. 7). Voir aussi, du côté socialiste, Blum, 1941, 131 et s. Enfin, cette disposition du Préambule de la Constitution du 27 octobre, qui semblait programmatique lorsqu'elle annonçait, dans le style indicatif propre aux textes constitutionnels mais qui en l'espèce en accentuait peut-être la dimension « révolutionnaire » : "Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises".
24 On connaît la fameuse formule disposant que "tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a acquis les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité". On sait d'ailleurs le développement considérable que connaîtra grâce à Duguit la notion de service public en droit administratif (cf. Evelyne Pisier, Le service public dans la théorie de l'État de Léon Duguit, Paris, LGDJ, 1972).
25 Lois de 1921, 1935, 1958.
26 Cf. supra, II, 3, notes 501 s.
27 Notamment les hypothèses citées plus haut en matière de fermage et de bail commercial.
28 Jugé déjà majoritaire au moment du Centenaire (cf. supra, II, 2, p. 496 s.), ce type de contrat ne laissant au consommateur que le choix d'accepter en bloc ou de refuser, s'est encore développé (fourniture d'énergie, transport, ventes commerciales, relations individuelles de travail...). Cf. Louis Josserand, "Contrat forcé et contrat légal", Recueil Dalloz hebdomadaire, 1940, p. 5 et s.
29 Cf. supra, II, 2, p. 519 s. Cette théorie sera néanmoins partiellement reçue en droit administratif. On se souvient que Saleilles désirait réécrire l'art. 1382 du Code civil dans un sens où la responsabilité dépendrait moins de la faute que du "risque" pris par l'auteur de l'activité dommageable.
30 Voir not. les deux arrêts de la Cour de cassation du même jour (Civ., 29 mai 1937).
31 Cf. le fameux arrêt dit "Jand'heur" (Chambres réunies, 13 février 1930).
32 Respectivement Civ., 28 avril 1947 et Ch. réunies, 2 décembre 1941.
33 Voir respectivement Chambre des Requêtes, 31 octobre 1921, et Civ., 4 mai 1937.
34 Consécration du régime jurisprudentiel de responsabilité des parents, responsabilité de l'État substituée à celle des enseignants du secteur public, et réparation des dommages causés par le gibier.
35 Cf. supra, II, 2, p. 480 s.
36 Rappelons que la sous-commission compétente en 1904 avait déjà proposé un tel changement (cf. ibid., p. 477).
37 Loi du 22 septembre 1942 relative aux effets du mariage entre les époux, modifiant not. les art. 212 à 226, et 1411 et s. C.c.
38 Cf. déjà en 1904, supra, II, 2, note 248 (p. 479).
39 On a vu poindre les premières campagnes natalistes au moment du Centenaire (cf. II, 2, 269). C'est bien sûr du côté de l'Église catholique que les pressions et la propagande sont les plus opiniâtres, dénonçant d'ailleurs à l'occasion les institutions familiales et successorales du Code de 1804. Cf. B. Le Gouis, Berceaux ou cercueils ?, Paris, Comité national des unions chrétiennes de jeunes gens, 1925 ; Ibid., Famille et natalité, Rapport au Congrès de Clermont-Ferrand, Paris, Spes, 1925 ; J. Monges, La famille devant le devoir de fécondité, Rapport présenté au Congrès national de la natalité de Marseille (1923), Paris, Secrétariat de l'Association du mariage chrétien, 1924 ; ibid., L'Église et la famille, Paris, Desclée, 1917. Les ravages de la Grande guerre aidant, la thématique nataliste sera de plus en plus relayée par le gouvernement, qui en fera bientôt une véritable politique, comme le montre notamment, outre les lois de 1938, la réalisation et le contenu du Code de la famille, ou décret-loi du 29 juillet 1939 "relatif à la famille et à la natalité française". La plupart des réformes de cette époque, y compris celles que nous allons évoquer à l'égard des enfants, sont en effet motivées et orientées par des considérations natalistes.
40 L'ordonnance du 12 avril 1945, égalisant certes les époux devant le divorce pour adultère (art. 229 et s. C.c. modifiés), n'étend pas les cas de rupture du lien matrimonial au consentement mutuel.
41 Citons en vrac : définitions (jurisprudentielles) de la qualité de commerçant et de l'acte de commerce (Ch. Req., 20 octobre 1920 ; Civ., 18 juillet 1929 ; Cour de Paris, 1er février 1936, etc...), création des Chambres des métiers (1925), du registre des métiers (1934), du registre du commerce (1949), Code de l'artisanat (1952), création des SARL (1925), nombreuses modifications des lois antérieures sur les sociétés (1930, 1940, 1948), organisation du crédit, réglementation de la profession de banquier (1930 et 1941) et codification des textes sur la Banque de France (1936), droit des chèques et des effets de commerce (à partir de 1935)... L'interventionnisme en matière commerciale, notamment sous l'effet des théories keynésiennes, qu'on appelait à l'époque "économie dirigée", se fera aussi sentir par la création des régions économiques (1938) et du Conseil économique (1946) sans parler bien sûr des nationalisations.
42 Arnaud, 1975, 137 s.
43 Cf. II, 2, p. 505.
44 Il fut précédé d'un Code du travail maritime (1926).
45 Le fameux "contrat collectif" dont parlaient les réformateurs de 1904 est donc enfin consacré en droit du travail, à défaut de l'être dans le Code civil. La convention collective comme mode normal de définition des conditions de travail, négociée à grande échelle entre employeurs et syndicats, brisait donc le modèle unique du contrat individuel librement négocié et contribuait du même coup au développement des contrats d'adhésion.
46 Pour Paul Durand, éminent spécialiste en la matière, le droit social est constitué "essentiellement" par "les règles du droit du travail, du droit de la sécurité sociale, du droit de l'assistance ou, selon la terminologie française la plus récente, de l'aide sociale". Il remarque plus loin que le droit social a déjà tendance à se "dissocier" et à se spécialiser, spécialement en ce qui concerne son (immense) contentieux. Mais il affirme aussi que le terme de « droit social » est "imprécis", employé dans des sens différents et finalement insatisfaisant : "je ne l'emploie personnellement jamais", dit-il, "sauf pour la direction d'une revue dont je suis chargé" (Droit social, fondée par Menthon) avant de noter quand même que les matières rappelées plus haut, rassemblées "de façon quelque peu confuse mais par un sentiment général" sous le vocable de Droit social, font que "ce droit social existe" (RIDC, 1954, 534 et 549). Alors que l'acception « sociologique » du droit social a toujours cours (droit spontanément généré par les rapports sociaux) chez les sociologues et théoriciens du droit (cf. infra), la vieille acception « philosophique » ou politique du droit social se rencontre encore parfois, notamment chez Eismein (cf. infra note 70). Voir notamment, sur cette dérive « technocratique » de la formule "droit social", Jean-Guy Belley, "Le romantisme juridique : la réception du droit social dans la pensée juridique traditionnelle en France et au Québec", dans Droits, liberté, démocratie (dir. J. Lamoureux), Montréal, Acfas, 1991, p. 33 et s.
47 Cf. notamment la prospérité de ce terme - diversement interprété, des sociologues, socialistes, aux conservateurs, dans les Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique des années trente (par ex. Georges Guy-Grand, "Vues sur le corporatisme", dans cette revue, 1938, Nos III-IV, p. 7 et s.). Les juristes s'en inspiraient notamment pour théoriser le développement du droit interne des sociétés commerciales (conciliation et articulation des droits des actionnaires et des pouvoirs des dirigeants, des intérêts individuels et de l'intérêt commun)... Cf. plus généralement les lignes programmatiques de Georges Renard, dans Anticipations corporatives, Paris, 1937 (cf. aussi infra, note 86). Voir aussi le développement - partiellement corrélatif - du concept d'"institution" infra, note 89.
48 Cf. supra, note 23.
49 Loi de 1950 crééant le Salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG).
50 La Morandière, 1948, 119.
51 Jean-Jacques Chevalier, 1954, 866, cite ces mots révélateurs de Léon Blum, dans sa lettre de 1942 à Félix Gouin : "Sa gloire [à de Gaulle] ou sa force sont de personnifier la Résistance et la résurrection nationale".
52 Décret du 7 juin 1945 (J.O. du 8 juin).
53 Cf. supra, II, 2, p. 464.
54 Pour plus de détails sur la théorie juridique de cette époque, outre Arnaud, 1975, 154 s. et les contributions à Le droit privé français, 1950, ainsi que l'étude nourrie de Julien Bonnecase (La pensée juridique française, de 1804 à l'heure présente, 2 vol. , Bordeaux, Delmas, 1933 - cf. aussi infra), voir notamment : François Gény, "L'évolution contemporaine de la pensée juridique dans la doctrine française", dans Le droit privé français, 1950, I, p. 3 et s. ; Henri Motulsky, "L'état actuel de la philosophie et de la science du Droit en France", dans Études de Droit contemporain, Contribution aux IIIe et IVe congrès internationaux de droit comparé, vol. I, Paris, Sirey, 1959, p. 199 et s. ; et G. Héraud, Regards sur la philosophie du droit française contemporaine, Paris, 1960. Voir aussi les réponses à la question "Qu'est-ce que la philosophie du droit ?", dans les Archives de philosophie du droit de 1962.
55 Voir en effet à l'époque du Centenaire la pénétration de la méthode des sciences sociales dans la doctrine et la science juridiques, avec des auteurs comme Duguit (cf. infra), Saleilles, Raoul de La Grasserie (cf. supra, II, 1, p. 427s., 436 ; 3, note 6).
56 Ibid., 1, p. 403 s., 427.
57 Cf. ibid., p. 427 s. Rappelons que les liens de Duguit avec l'École française de sociologie apparaissent clairement dès Le droit constitutionnel et la sociologie (1889). Outre les ouvrages publiés au moment du Centenaire, le doyen Bordelais développera sa vision objectiviste et sociologique du droit dans Le droit social, le droit individuel et la transformation de l'État, Paris, 1908 ; Les transformations générales du droit privé depuis le Code Napoléon (Paris, Rousseau, 1912, 2e éd. 1920), dans sa Théorie générale de l'acte juridique, Paris, 1920), ainsi que dans son Traité de droit constitutionnel, qui fait l'objet d'une nouvelle édition en 5 vol. à partir de 1921. Fondateur d'une véritable école de disciples, notamment à la Faculté de droit de Bordeaux, Duguit est l'objet de nombreuses études dans l'entre-deux guerres, tel celle (critique) de Julien Bonnecase (dans son petit mais riche volume La science juridique française. Quelques aspects fondamentaux de l'œuvre de Léon Duguit, Paris, de Boccard, 1929), et surtout le numéro spécial des Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique de 1932 qui lui est entièrement consacré.
58 Alors que Mauss s'intéressait aux mécanismes fondamentaux du don et de l'échange, que Georges Davy démontrait le caractère historique et donc non « naturel » du contrat (La foi jurée. Étude sociologique du problème du contrat, thèse Lettres, Paris, 1922), Paul Fauconnet s'intéressait à la responsabilité pour en montrer la socialisation grandissante et le déclin de la faute (La responsabilité, Paris, 1920). Jean Ray livrait un Essai sur la structure logique du Code civil français (thèse Lettres), Paris, Alcan, 1926. Il faudrait aussi citer Célestin Bouglé, sociologue sympathisant du solidarisme et éditeur de Proudhon (cf. supra, II, 1, note 222), et dont le Cours de sociologie juridique sera édité en 1937. Quant à Georges Gurwitch (1894-1965), on sait quel fameux historien et théoricien du "droit social" il a été. Voir surtout ses ouvrages (L'idée du droit social, Paris, Sirey, 1931, et Le temps présent et l'idée de droit social, Paris, Vrin, 1932), mais aussi ses contributions aux Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique (not. "Droit naturel ou droit positif intuitif", cette revue, Nos III-IV, 1933, p. 55 et s.), ainsi que L'expérience juridique et la philosophie pluraliste du droit (1935) et Eléments de sociologie juridique (1940). Pour une vision d'ensemble (critique) de ce mouvement, on peut se reporter aux analyses de André-Jean Arnaud, Critique de la raison juridique. Tome I : Où va la sociologie du droit ?, Paris, LGDJ, 1981, not. p. 113 et s., et Jean Carbonnier, Sociologie juridique, Armand Colin, 1972.
59 Ce qui avaient conduit certains auteurs à qualifier de manière critique cette vision du droit de "romantisme juridique", (dans le sens d'un droit ultimement fondé sur le sentiment, individuel ou collectif). Cf. Louis Bourges, Le romantisme juridique. Synthèse traditionnelle du droit. Critique des idées modernes, Paris, 1922, et Julien Bonnecase, Science du droit et romantisme. Le conflit des conceptions juridiques en France de 1880 à l'heure actuelle, Paris, Sirey, 1928.
60 C'est le cas de Gény notamment.
61 Emmanuel Lévy, professeur de droit civil à Lyon, développe en effet dans l'entre-deux guerres son approche critique, sociologique, et socialiste (au sens politique et théorique) du droit. Il avait été l'un des premiers juristes à collaborer à la revue de Durkheim. Quoique réfutant l'hypothèse durkheimienne d'une conscience collective, il fait résider ultimement le droit dans les consciences individuelles (le droit est en réalité le produit de croyances individuelles, vivantes et mutuellement influençables). Voir principalement, de Lévy, La vision socialiste du droit, Paris, 1926, et Les fondements du droit, Paris, 1933. Voir aussi ses contributions aux Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique : "L'état des créances" (ibid., 1931, III-IV, p. 399 et s.) ; "Les droits sont des mesures" (ibid., 1933, I-II, p. 60 et s.) ; "Le droit au service de l'action" (1935, I-II, p. 74 et s.).
62 Cf. M. Leroy, La coutume ouvrière, 2 vol. , Paris, A. Colin, 1913 ; Les techniques nouvelles du syndicalisme, Paris, Garnier, 1921. Voir aussi son article favorable sur Gurwitch et son ouvrage dans "Le temps présent et l'idée du droit social", Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique, 1932, Nos I-II, p. 215 et s. (Leroy à livré quatre articles à cette revue).
63 Armand Le Hénaff, Le droit et les forces. Étude sociologique, Paris, Alcan, 1926.
64 En 1920, G. Morin publie son retentissant La révolte des faits contre le Code (Paris, Grasset), et réitère ses attaques en 1925, dans son article "La décadence de l'autorité et de la loi" (Revue de métaphysique et de morale, p. 259 et s.) et son ouvrage La loi et les contrats. La décadence de leur souveraineté (Paris, 1927). Voir aussi, du même auteur, mais de manière plus nuancée, au moment où la Commission de réforme commence son travail, La révolte du droit contre le Code. La révision nécessaire des concepts juridiques (contrats, responsabilité, propriété), Paris, Sirey, 1945. L'auteur y évolue de la socialisation du droit à la constatation d'un « personnalisme » juridique grandissant. Cf. en ce sens Morin, 1950.
65 H. Lévy-Bruhl, Le témoignage instrumentaire à Rome, Paris, Rousseau, 1910.
66 Quelques problèmes du très ancien droit romain. Essai de solution sociologique, Paris, 1934. Henri Lévy-Bruhl s'est aussi intéressé à l'histoire des lettres de change et des sociétés de commerce.
67 Voir not. "Rapports du droit et de la sociologie", Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique, 1937, III-IV, p. 21 et s. L'auteur a fondé ce qu'il a appelé la "juristique" : la science du droit en tant que phénomène social certes particulier mais "soumis aux mêmes variations que les autres faits sociaux". Lévy-Bruhl définit sa méthode comme "à la fois juridique, historique, comparative et sociologique" (cf. Arnaud, 1981, p. 150 s.).
68 Lévy-Bruhl, 1961, 49-50. L'ouvrage, en 1980, en est à sa 6e édition et compte 52 mille exemplaires, "tirage peu commun chez les juristes" (Arnaud, 1981, 152).
69 Lévy-Bruhl, 1961, 23. Donnant ici une illustration des liens entre la sociologie juridique française et le solidarisme juridique (cf. infra), l'auteur renvoie à la "forte" démonstration d'Emmanuel Gounot, Le principe de l'autonomie de la volonté en droit privé. Contribution à une étude critique de l'individualisme juridique (thèse, Dijon), Paris, Rousseau, 1912.
70 La sociologie est bien une science, se contentant de décrire et d'expliquer, alors que le socialisme (et le solidarisme) n'en est pas une, et vise à concrétiser dans les faits un programme de réformes précis (cf. Émile Durkheim, Le socialisme. Sa définition, ses débuts, la doctrine saint-simonienne, cours professés à Bordeaux entre 1895 et 1896, édités par M. Mauss, Paris, Alcan, 1928). Ceci dit, à l'époque qui nous intéresse, et dans le sillage de celle du Centenaire (cf. not. supra, II, 1, p. 445-446 pour l'acception plutôt « technique » du "socialisme"), Eismein souligne qu'en rapport avec "l'idée de droit social", il existe deux sortes de "socialisme" : "l'une selon laquelle la société est l'être essentiel, l'individu n'étant qu'un élément que l'on sacrifie le cas échéant à l'intérêt général ; l'autre qui met l'accent sur l'individu et l'égalité entre les individus". L'auteur poursuit en expliquant que c'est surtout la seconde conception qui "influence le législateur français", illustrée notamment par la nationalisation, "qui apparaît être le seul moyen d'assurer de façon à peu près efficace l'égalité entre les individus". Dans la suite du débat de ce colloque (cf. note 72), Paul Durand revient approbativement sur "le lien qui peut unir législation sociale et socialisme" (RIDC, 1954, 543 et 549).
71 Voir déjà les débats sur ce point à l'époque du Centenaire (supra, II, 2, p. 499 s.). Un observateur-sympathisant pourtant modéré et impartial du mouvement de socialisation du droit note, en conclusion d'une étude fort nourrie du droit positif, que le droit moderne substitue de plus en plus à la conception classique du droit comme attribut individuel exercé dans un climat de concurrence et souvent de recherche de profit personnel, une conception sociale et collective, plus précisément, selon l'auteur, une prise en compte accrue des "appartenances juridiques ou sociales de l'homme à des groupes ou des catégories [qui] obligent à abandonner la considération de son seul intérêt. Il ne s'agit pas de nier le droit individuel ou de plaider pour lui, mais de montrer que désormais les facultés juridiques de l'homme sont considérées par le droit principalement en relation avec les collectivités, les groupes et les catégories dans lesquelles, bon gré mal gré, il se trouve assemblé avec d'autres [souligné par l'auteur]. C'est ce que nous avons essayé de faire en montrant la reconnaissance par notre droit positif de rapports nécesssaires de collaboration en contradiction avec la concurrence sur laquelle on a longtemps fondé les liens juridiques entre les hommes" (Edmond Bertrand, "De l'ordre économique à l'ordre collectif", dans Le droit privé français, 1950, I, p. 160 et s.). Sans revenir sur les liens entre cette conception du droit et le solidarisme ou la social-démocratie, notamment sur la critique de l'individualisme juridique "égoïste" et l'éloge de la coopération sociale (cf. not. mon étude "La naissance du concept de droit social en France : une problématique de la liberté et de la solidarité", Revue de la recherche juridique, 1994-3, p. 773 et s.), citons seulement à titre complémentaire, au moment de la Libération, la loi du 10 septembre 1947 portant statut de la coopération, qui reconnaît la nature sociale (personnalité morale) aux "coopératives", bien qu'elles n'aient pas pour but d'accroître la fortune des associés, malgré le critère posé par l'arrêt des Chambres réunies du 11 mars 1914 (D. 1914, I, 257), mais seulement d'améliorer le marché et la qualité des produits.
72 Cf. not. supra, II, 1 p. 432, 437 s.; 3, p. 629. On pourra se reporter à l'époque au Colloque international sur le droit privé et le droit social organisé par la Société de législation comparée (mai 1954), dont on trouvera un compte-rendu détaillé des différentes séances dans la Revue internationale de droit comparé de juillet-septembre 1954, p. 533 s. (référencée dorénavant en entier ou RIDC). Très riche et déja évoqué plus haut (note 23), ce colloque offre différents points de vue sur la nature et l'évolution du droit de la famille, du droit "social", la définition de l'entreprise (avec des contributions et interventions de Paul Durand, Joseph Hamel, Ripert, René et Jean Savatier, etc...).
73 Emmanuel Lévy et Léon Duguit concentreront sur leurs personnes jusqu'à l'après-guerre la plupart des attaques dirigées contre socialistes et sociologues sur le terrain de la théorie du droit. Cf. not. les vives critiques de Georges Ripert, dans Le régime démocratique et le droit civil moderne, Paris, 1935, p. 63-64 (Lévy) et p. 237 et s. (Duguit) et "Le socialisme juridique d'Emmanuel Lévy", dans la Revue critique de législation et de jurisprudence de 1928.
74 Cf. les Journées lilloises de l'Association Henri Capitant consacrées aux "situations de fait", dans Travaux de l'Association Henri Capitant, 1957, p. 47 et s. Cf. aussi René Savatier, "Réalisme et idéalisme en droit civil d'aujourd'hui : structures matérielles et structures juridiques", dans Le droit privé français, 1950, I, p. 75 et s. Cet auteur constate en effet l'envahissement du langage du droit - et donc des institutions juridiques - par le fait : domicile de fait, tutelle de fait, séparation de fait entre époux, société de fait, filiation de fait, mais aussi possession, etc... Savatier déplore la multiplication des cas où la "structure de fait" devient directement source de droit, "sans alliance avec un concept idéal" (p. 78). L'auteur fait notamment référence à l'analyse de Paul Roubier (Théorie générale du droit, 1946, p. 277) selon laquelle, au cours des crises de civilisation, "ce qui est normal, et non pas normatif, est rapidement considéré comme méritant de devenir la règle" (81-82). Ce "réalise juridique" est en tout cas bien près d'être consacré par de nombreux juristes en matière de législation sociale même familiale, législation qui, comme l'affirme le doyen Chauveau, "n'a pas à être calquée sur la législation familiale ancienne, mais doit être conforme au milieu social auquel elle va être appliquée". Ripert renchérit, mais de manière critique et défavorable en affirmant que cette législation sociale, qui "suit les moeurs sans les diriger" est donc "amorale" (RIDC, 1954, p. 541 et 547).
75 Savatier, 1950, 83-84, 88 (il s'agit not. d'une proposition de loi tendant à égaliser la situation des enfants naturels et légitimes, déposée en 1947).
76 Voir, du même auteur, les analyses tout aussi fines quoique inquiètes et hostiles au mouvement qu'elles constatent, dans Les Métamorphoses économiques et sociales du Droit civil d'aujourd'hui, Paris, Dalloz, 1948 (rééd. en trois vol : I, Panorama des mutations, 1952 ; II, L'universalisme renouvelé des disciplines juridiques, 1959 ; III, Approfondissement d'un droit renouvelé, 1959). Cf. sur l'auteur les Mélanges offerts à René Savatier, Dalloz, 1965.
77 René Savatier, Cours de droit civil, Paris, LGDJ, 1942, cité comme ce qui suit dans Arnaud, 1975, 144 et s. Mais voir aussi dans Savatier, 1950, not. 79 et 89, et plus généralement Le Droit, l'Amour et la Liberté, Paris, LGDJ, 1937 (plusieurs rééd.).
78 Dite "loi du jardinier", en raison du jardinier de Pétain dont la situation personnelle aurait inspirée la loi : il s'agissait de permettre aux enfants adultérins de pouvoir être légitimés à la suite du mariage de l'époux avec sa "complice" comme dit Savatier, et considérés à ce titre comme les égaux des « vrais » enfants légitimes.
79 Paradoxalement, la mesure ne sera rapportée qu'à la Libération, et il faudra attendre 1956 pour qu'elle soit rétablie.
80 Pour être plus précis, il faut rajouter que le discours juridique de Savatier, qui reprend celui de Ripert (cf. infra), cherche certes à combiner fait et droit. Il définit le droit comme un mélange de réalité et d'idéal, comme "l'alliance d'un fait brut avec une idée, elle-même inspirée d'une certaine conception de la justice" (Savatier, 1950, 76), à l'instar des solidaristes réformateurs du début du siècle, de Fouillée, de Gény (cf. sa distinction du "donné" naturel et du "construit" juridique) ou de sociologues tel Gurwitch, qui définissait sa méthode comme "idéale-réaliste". Il ne s'agit pas non plus d'une théorie délibérément et totalement immobiliste. Savatier n'interdit pas au juriste de considérer le "continuel mouvement du droit", des besoins et des idéaux (89-90). Mais c'est sur le contenu de cet idéal que l'auteur se distingue par son conservatisme, estimant que la plupart des institutions classiques et les principes de 1804, sous réserve de quelques accommodements, sont encore valables. (cf. note suiv. pour Ripert).
81 Juriste éminent, membre de l'Institut (1937), doyen de la Faculté de droit de Paris en 1938, Ripert dirigera notamment en collaboration avec Marcel Planiol, le vaste Traité de droit civil français publié en 14 volumes de 1925 à 1933. Il assure également les dernières éditions du Traité élémentaire de droit civil de Planiol, avant de refondre l'ouvrage à partir de 1939. On utilise la 4e éd. du tome I, 1948 (avec le concours de Jean Boulanger). Ripert avait pourtant, on l'a vu, entamé sa carrière par une thèse « progressiste » sur le droit de propriété face aux relations de voisinage (supra, II, 2, note 416). Mais s'il proclamait (comme Savatier d'ailleurs) sa volonté de se mettre à l'écoute de la réalité, il déclarait ne pas vouloir en faire le critère du droit, toujours interprété par rapport à une morale ou des valeurs supérieures. Il s'affiche comme "positiviste" (cf. "Droit naturel et positivisme juridique", dans les Annales de la Faculté de droit d'Aix, 1918) ; il affirme la séparation entre droit et morale, mais admet néanmoins une relation certaine entre eux dans la mesure où le droit a pour objet de réaliser la justice, qui est elle-même une idée morale (Planiol, Ripert et Boulanger, 1948, 7). La différence entre les deux sphères n'est dès lors que technique, puisque le droit se résoud dans la morale qui en est la condition (non pas de légalité mais) de légitimité (mais cette différence n'est pas pour autant négligeable, Ripert professant par son positivisme le respect de l'ordre établi). Voir La règle morale dans les obligations civiles, Paris, 1925. C'est sur le contenu de cette morale que Ripert diffère d'avec les sociologues ou solidaristes, qui comme lui fixent au droit la justice pour objectif ou résolvent le droit dans les croyances normatives collectives ou individuelles, mais dont la morale et l'idéal de justice ont une orientation plus "sociale" et "démocratique" au sens évoqué plus haut (supra, II, 3, section 2, C). Combinant, comme Gény, Saleilles et Gurwitch d'ailleurs, élément idéal et élément réel dans sa conception du droit (ce qui a fait appeler le courant fondé par Ripert "école psychologique du droit" - cf. Paul Roubier, qui approuve Ripert, dans "L'ordre juridique et la théorie des sources du droit", dans Le droit privé français, 1950, I, p. 26 et s.), mais adhérant globalement à la morale juridique classique du xixe siècle, et d'autre part développant sur le plan du droit strict un positivisme certain (ce qui n'est pas le cas de Gurwitch et non plus, dans une moindre mesure, de Gény et Saleilles), la théorie de Ripert était comme « verrouillée » dans un sens conservateur sans apparaître comme irréaliste ou méprisante des faits. Dans le Traité de droit civil français, les auteurs voient par exemple la jurisprudence comme une source véritable de droit, et font appel à l'histoire, au droit comparé ou à l'économie. On retrouvait déjà une telle attitude chez Planiol qui publiait au moment du Centenaire son célèbre Traité élémentaire de droit civil, faisant une large place à l'histoire et aux faits sociaux sans se départir pour autant d'une position moraliste fort conservatrice (cf. supra, II, 1, p. 433). Voir dans ce sens la significative "adresse" des représentants de la Faculté de droit de l'Université de Montréal en hommage à Ripert dans Le droit privé français, 1950, p. xxxv : "Du courage, il en fallait pour se faire le défenseur des règles de morale traditionnelles, et ne pas craindre de passer pour un juriste attardé, un réactionnaire égaré au milieu de précurseurs".
82 Cf. la bibliographie de Ripert sur ces matières dans Le droit privé français, 1950, I, p. xii et s. et cf. infra note 121.
83 En effet, puisque le droit et la notion de justice qui lui est rattachée se résolvent pour Ripert dans le droit individuel, lui-même fort discuté sur le plan juridique et idéologique à la Libération, Ripert conclut logiquement que le Droit tout entier est menacé de disparition (cf. G. Ripert, Le déclin du droit, Paris, 1949). Voir de même Savatier, 1948, et 1950, spéc. p. 86.
84 On a même vu, à propos de Saleilles notament, comment le solidarisme constituait un terrain de rencontre entre chrétiens sociaux et réformateurs solidaristes ou socialistes (cf. not. supra, II, 1, note 439). Il faut rappeler à cet égard le courant chrétien-démocrate du "Sillon" de Marc Sangnier, qui s'épanouit dans l'entre-deux guerres.
85 A la suite ou parallèlement aux Maritain, Mounier, Lacroix, Lachance, il s'agit principalement, dans le champ juridique qui nous occupe, d'auteurs comme Louis Le Fur, fondateur des Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique, mais aussi de Georges Renard, Paul Coste-Floret et Jean Brèthe de La Gressaye, brodant sur les thèmes du bien commun, de l'idée chrétienne de justice et de l'impératif d'épanouissement de la personne humaine, le tout dans une perspective "réaliste", tout en rejetant matérialisme, marxisme, capitalisme sauvage et individualisme libéral classique. Leur position aboutissait généralement à tenter, comme les solidaristes (dont certains partageaient les convictions spirituelles des néo-thomistes, tel Saleilles), la conciliation du droit individuel et du droit social, comme en témoigne l'article de Louis Le Fur, "Droit individuel et droit social. Coordination, subordination ou intégration", dans cette revue, 1931, III-IV, p. 279 et s., ainsi que "Droit naturel et réalisme", ibid., 1931, I-II, p. 225 et s., et "Le but du Droit : Bien commun-Justice-Sécurité", ibid., 1937, I-II, p. 7 et s. Voir plus généralement les ouvrages théoriques de cet auteur : Le fondement du droit (1925) et Les grands problèmes du droit (1937). Cf. par ailleurs J. Brèthe de La Gressaye et M. Laborde-Lacoste, Introduction générale à l'étude du droit, Paris, 1947, qui élaborent une conception du droit privé comme fondé sur la personne humaine dans un sens thomiste et personnaliste, insistant sur la relativité de ces droits et sur la valeur socialisatrice des groupements intermédiaires, tout en rejetant marxisme et socialisme.
86 Le thème du corporatisme, compris grosso modo comme la promotion des groupements "intermédiaires" favorisant la socialisation des individus et les garantissant contre les excès du pouvoir étatique, était également fort prisé durant l'entre-deux guerres : on y voyait voyager de concert, certes avec des acceptions bien différentes, des auteurs de sensibilité solidariste, socialiste, catholique progressiste ou conservatrice, ou encore sociologique. Les Archives de Philosophie du droit et de sociologie juridique constitueront l'un de ces terrains de rencontre. Cf. supra, note 47 et voir aussi par ex. J. Brèthe de La Gressaye, Le syndicalisme et l'organisation professionnelle de l'État, Paris, 1931.
87 Hauriou est en effet essentiellement un spécialiste de droit administratif (cf. son Précis de droit administratif, Paris, 6e éd., 1907, et ses Principes de droit public, Paris, 1910). Mais il faut se reporter à La science sociale traditionnelle (Paris, 1896) pour découvrir ses positions épistémologiques et ses convictions idéologiques. Cf. aussi "L'ordre social, la justice et le droit", dans la Revue trimestrielle de droit civil de 1917, p. 376 et s. et du même titre dans la même revue en 1927, p. 795 et s. ; et enfin Aux sources du droit. Le pouvoir, l'ordre et la liberté, Paris, 1928.
88 Hauriou a notamment joué un rôle important dans la critique du volontarisme juridique classique et spécialement dans le développement de la théorie des contrats d'adhésion (supra, II, 2, p. 497). Cf. not. sur Hauriou Olivier Beaud, "Hauriou et le droit naturel", Revue d'histoire des facultés de droit et de la science juridique, N° 6, 1988, p. 123 et s.
89 Les droits individuels ne peuvent en effet selon l'auteur se maintenir sans l'existence d'institutions sociales (comme celle du juge, de l'entreprise), qui finalisent et fonctionnalisent en retour ces droits individuels. Hauriou définit l'institution comme une structure composée d'une "organisation corporative" (individualité objective) et d'un "sujet moral", c'est-à-dire l'ensemble des membres de l'institution (individualité subjective). Par leur identification à l'organisation corporative, les sujets confèrent un sens à celle-ci et lui attribuent la diginité d'une personne morale. L'institution exprime la supériorité de l'intérêt du groupe sur ses membres, et a tendance à secréter son propre droit en dehors de toute empreinte légaliste. A l'origine constitué du "droit disciplinaire", expression des rapports de domination règnant dans l'institution, le droit institutionnel comprend aussi un "droit statutaire", plus « démocratique » car issu du consentement plus ou moins exprès des membres du groupe émis par différents moyens (votes, réunions, assemblée). Achevée vers les années 1920 (cf. Hauriou, "La théorie de l'institution et de la fondation", dans La cité moderne et les transformations du droit, Paris, Cahiers de la nouvelle journée, N° 4, 1925), cette vision fera beaucoup d'adeptes (dont Georges Renard, qui la reprendra et la précisera dans un sens néo-thomiste et personnaliste, dans La théorie de l'institution, Paris, 1930). G. Gurwitch s'y intéressera aussi, not. dans son étude "Les idées maîtresses de Maurice Hauriou", Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique, 1931, I-II, p. 155 et s.
90 Saleilles était décédé depuis 1912, mais ses idées et sa mémoire étaient entretenues par Gény (cf. supra, II, 1, note 422 et Gény, 1950, 4 et s.). René Demogue commençait à cette époque une brillante carrière : après ses premières études critiques, réformatrices, orientées vers la socialisation du droit des obligations ("Des modifications aux contrats par volonté unilatérale", Revue trimestrielle de droit civil, 1907, p. 245 et s. ; Les notions fondamentales du droit privé, essai critique, pour servir d'introduction à l'étude des obligations, Paris, Rousseau, 1911 - cf. supra, II, 2, note 319), il faisait paraître un vaste Traité des obligations en général, tomes I à V, Paris, Rousseau, 1923-1925. Il dirigera aussi la commission franco-italienne chargée de préparer l'unification du droit français et italien des obligations dans les années 1920.
91 Louis Josserand fut dès les années du Centenaire un des principaux promoteurs de la théorie de l'abus de droit et de la théorie des risques (cf. supra, II, 2, p. 503 et note 438, et ses Essais de téléologie juridique, tome I : De l'esprit des droits et de leur relativité. Théorie de l'abus des droits, Paris, Dalloz, 1927, ainsi que "Aperçu général des tendances actuelles de la théorie générale des contrats", Revue trimestrielle de droit civil, 1937, p. 1 et s.). Il sera pour cela quelque peu ostracisé par une partie de ses collègues (même si la jurisprudence l'a partiellement suivi), d'autant plus qu'il avait argumenté sa théorie de l'abus des droits au moyen de l'art. 1er du Code civil soviétique ! - Cf. not. dans le sillage de Planiol, les critiques de Ripert, "Abus et relativité des droits", Revue critique de législation et de jurisprudence, 1929, p. 33 et s., et Abus ou relativité des droits : à propos de l'ouvrage de M. Josserand, De l'esprit des droits et de leur relativité, Paris, LGDJ, 1929, ainsi que Jean Boulanger, "Principes généraux du droit et droit positif", dans Le droit privé français, 1950, I, p. 67-69 (avec ses réf. aux notes opposées de Ripert et Josserand à propos de l'arrêt Jand'heur). Mais cela n'empêchera pas la Commission de réforme de consacrer dans son Avant-projet la théorie de l'abus de droits (cf. infra). Le prestige de cet auteur, doyen de la faculté de droit de Lyon, et auteur d'un Cours de droit civil positif français (3 vol. , Paris, 1930) restait d'ailleurs grand, notamment à l'étranger, comme au Canada et au Liban, dont il avait rédigé presque entièrement seul le Code des obligations. Mais Josserand est toutefois, on le verra, beaucoup plus conservateur en matière familiale (cf. infra, note 279).
92 Tels Bertrand, 1950 ; Motulsky, 1959, dans le champ de la théorie du droit, ou encore Robert Vouin, "De l'esprit des lois civiles", Recueil Dalloz, chron., 1948, p. 149 s., et Boulanger, 1950, 73-74.
93 André Tunc qui se spécialisera dans le droit comparé et le droit de la responsabilité, se faisant notamment le promoteur d'un régime de socialisation intégrale des risques en matière d'accidents automobiles.
94 Henri Capitant, fondateur de l'association qui porte son nom, et qui publiait au moment du Centenaire la 2e éd. de son Introduction à l'étude du droit civil (Paris, 1904), va bénéficier d'un vif succès et d'une grande influence. Son Introduction est régulièrement rééditée jusqu'en 1923 et devient un classique. Cf. aussi son étude synthétique, "Les transformations du Droit civil français depuis cinquante ans", dans le Livre du Cinquantenaire de la Société de Législation comparée, Paris, 1922. Ambroise Colin avait entre-temps sollicité la collaboration de Capitant pour la réalisation d'un Cours élémentaire de droit civil français (3 vol. , Paris, 1914-1916) plusieurs fois réédité, et not. en 1923 (4e éd.), avant d'être continué par Léon Julliot de La Morandière (cf. infra). Sur Capitant, qui, notons-le au passage, sera membre du Conseil supérieur du travail de 1919 à 1937, on pourra notamment se reporter aux Études de droit civil à la mémoire de Henri Capitant, Paris, Dalloz, 1939 (référencé dorénavant Études Capitant), et notamment au "In mémoriam" dressé par G. Ripert. Capitant y est notamment présenté comme "libéral, mais progressiste" (p. vi).
95 Jean Carbonnier, professeur à Poitiers à l'époque, comme R. Savatier, se fera surtout connaître par ses manuels dorénavant célèbres sur le droit civil (Droit des biens et des obligations, 1957 ; Introduction générale et droit des personnes, 1960, Paris, Puf, coll. Thémis). Il se lancera par la suite aussi dans la Sociologie juridique (Paris, Armand Colin, 1972), et jouera un rôle déterminant dans les grandes réformes familiales des années 1965-75. Cf. déjà "Les transformations du droit civil contemporain", dans la revue Droit social de février 1949 ; et "Terre et ciel dans le droit français du mariage", dans le Droit privé français, 1950, I, p. 325 et s.
96 Cf. Gaston Jeze, à la suite de L. Duguit, dans Les principes généraux du droit public. Tome I : La technique juridique du droit public français, 3e éd, Paris, 1925, et, dans une perspective plus « kelsénienne », Marcel Waline, "Le pouvoir normatif de la jurisprudence", dans La technique et les principes du droit public, Études en l'honneur de G. Scelle, tome II, LGDJ, 1950, p. 612 et s. Cette position est d'autant plus remarquable chez l'auteur qu'il sera membre du Conseil constitutionnel de 1962 à 1971.
97 Soit en tant que telle, soit en tant que contribuant à la formation d'un droit coutumier. Voir par ex., depuis les années trente, des auteurs comme Josserand, Lambert, Lebrun, Perreau, A. Coste-Floret, J. Brèthe de La Gressaye et Laborde-Lacoste, P. Roubier, ou encore Pierre Hébraud, qui déclare nettement que le juge dispose d'un véritable pouvoir créateur de droit (Cours de droit civil, Toulouse, 1949-1950). Voir l'étude synthétique et favorable (dans le sens d'une application de la théorie de l'institution à la règle de droit jurisprudentielle) de J. Maury, "Observations sur la jurisprudence en tant que source de droit", dans Le droit privé français, 1950, I, p. 28 et s. Même Planiol semblait déjà opiner dans ce sens (cf. idem).
98 Même les auteurs qui se refusent à consacrer officiellement les tribunaux comme une source de droit n'en reconnaissent pas moins (dans le sillage des Saleilles, Eismein, Gény, Colin et Capitant, Bonnecase, Ripert...) le caractère incontournable du "fait jurisprudentiel" dans la connaissance et l'application du droit « positif » ou réel. Cf. par ex. le Précis de droit civil de G. Baudry-Lacantinerie, 14e éd. par P. Guyot, tome I, Paris, Sirey, 1926, not. la préface.
99 Arnaud, 1975, 154 s.
100 A partir des années 1920 en effet, le Droit comparé se développe considérablement. Bientôt, le Comité de Législation étrangère et de droit international (qui avait déjà publié une traduction du BGB, dûe à la plume de Saleilles, au moment du Centenaire - cf. supra, II, 1, note 455), lance une collection des principaux Code étrangers et des lois étrangères importantes, alors que l'Annuaire de Législation étrangère publiée par la Société de Législation comparée se poursuit et que nombre d'auteurs se spécialisent dans un droit étranger spécifique (comme Demogue pour le droit italien des obligations et Eugène Gaudemet pour le droit civil allemand, ou encore Escarra qui traduira notamment un traité de droit commercial italien en 1922). Il faut citer aussi l'influence de l'œuvre majeure de Edouard Lambert, Études de droit commun législatif, et spéc. tome I : La fonction du droit civil comparé, Paris, 1903. Alors que Lambert créé un Institut de droit comparé bientôt réputé à la faculté de droit de Lyon, Capitant fonde en 1932, avec Lévy-Ullman, l'Institut de droit comparé de l'université de Paris. Et plus tard, à partir de 1938, l'Association Henri Capitant représentera brillamment l'option comparatiste de son inspirateur.
101 Après la Libération, Le Comité de législation étrangère, la Société de Législation comparée et l'Institut de droit comparé sont d'ailleurs fusionnés en un Centre français de droit comparé, qui recevra bientôt la reconnaissance d'utilité publique.
102 On va se référer ici à l'ouvrage collectif Études juridiques, 1964, et en premier lieu à la notice bio-bibliographique qu'il contient. Voir aussi les hommages de René Cassin, "Les activités législatives du Doyen Julliot de La Morandière", dans ibid., p. 118 et s., et de Georges Vedel, "Le décanat de Léon Julliot de La Morandière", ibid., p. 1 et s.
103 Cf. à cet égard l'hommage rendu par Suzanne Grinberg, ex-membre de cette commission, dans "Hommage à M. Julliot de La Morandière", dans Études juridiques, 1964, p. 199 et s., qui note son zèle en faveur de cette réforme. V. supra, p. 680 sur cette loi.
104 La Morandière refondra entièrement l'ouvrage en 1957, sous le titre Traité de droit civil (Paris, Dalloz). Il refond également le Précis de Droit civil des mêmes Colin et Capitant (3 vol. , Dalloz, 1937).
105 Cf. La Morandière, Droit commercial, Dalloz, Précis, 1932, et Le droit commercial moderne, Paris, A. Colin, 1937.
106 Cf. Cassin, 1964, 120.
107 De 1945 à 1946, le Comité juridique du Gouvernement provisoire subsiste en fait sous la forme d'une Commission permamente au Conseil d'État, chargée de l'étude des textes urgents, et où La Morandière se distinguera notamment par un traitement de l'épineuse question des réparations des actes de spoliations, ainsi que par la préparation du Code de la nationalité, détaché du Code civil et promulgué par l'ordonnance du 19 octobre 1945 (ibid., 121-122).
108 Il sera de plus nommé la même année président du Comité consultatif du contentieux du ministère des Finances, membre du Comité consultatif du contentieux du ministère de l'Intérieur et de la Banque de France, Membre du Conseil de l'Université de Paris, du Conseil supérieur de l'Education nationale, du Comité consultatif de l'Enseignement supérieur, du Directoire du Centre national de la recherche scientifique, et de la Commission nationale de l'UNESCO, et conservera ces fonctions jusqu'en 1955. Il sera également désigné par le Conseil de la République comme membre du Comité constitutionnel en 1946, et entre à l'Académie des sciences morales et politiques la même année.
109 Son mandat de conseiller d'État en service extraordinaire sera d'ailleurs renouvelé chaque année pendant 20 ans, "fait unique", selon René Cassin (président honoraire du Conseil d'État à l'époque). Parmi ses nombreuses contributions dans le cadre de ce statut, il faut citer la préparation de l'ordonnance du 8 février 1959 sur le mariage des personnes de statut local en Algérie, et, d'après René Cassin, son action déterminante sur l'insertion du dernier alinéa, "libéral et conciliateur", de l'article 34 de la constitution du 3 octobre 1958, prescrivant que "Les dispositions du présent article pourront être précisées et complétées par une loi organique". En toutes occasions, affirme le principal rédacteur de la Déclaration universelle des droits de l'Homme, La Morandière "a témoigné du même art de rédiger, du même sens de l'intérêt général, du même esprit de pondération au service du progrès et des libertés publiques" (Cassin, 1964, 125, 124).
110 Cf. Vedel, 1964.
111 Le Précis de droit civil refondu par La Morandière sera même traduit en russe à la fin des années 1950 et connaîtra un grand succès. A la question de savoir pourquoi le choix des Editions d'État d'œuvres étrangères de l'URSS s'est porté sur cet auteur, E. A. Fleichitz, professeur à l'Institut panfédéral de Moscou, répond en affirmant que si certes les présupposés et la vision du fondement du droit de l'auteur (qui place la "force créatrice du droit" dans la philosophie, la morale et la volonté - cf. Colin, Capitant et La Morandière, 1937, I, Nos 8-9) diffèrent considérablement de la doctrine juridique marxiste (puisque "Le juriste soviétique sait parfaitement que la force créatrice du droit est toujours constituée par la volonté de la classe dirigeante, exprimée par l'État"), son manuel est très "progressiste", développe une conception "scientifique" du droit, s'inspire beaucoup de la jurisprudence, droit vivant ; critique l'individualisme excessif des institutions de 1804 ; milite pour l'amélioration du statut de la femme mariée ; salue l'apparition des nouvelles "tendances sociales", ou "courants sociaux" qui protègent le faible contre le fort (ibid., not. N° 146) ; bref qui est "prêt à renoncer à beaucoup de règles qui ont vieilli dans le droit français et à ouvrir largement les portes à une série de réformes démocratiques" ("Pourquoi nous avons traduit en russe le Précis de droit civil de Léon Julliot de La Morandière", dans Études juridiques, 1964, not. 171-172).
112 Peut-être surtout parce qu'il rejette tout dogmatisme théorique, La Morandière n'est guère sensible aux nouvelles constructions juridiques intellectuelles, comme celle de l'Institution de Hauriou par exemple (cf. Travaux de l'Association Henri Capitant, 1946, p. 154). Il ne tient pas non plus à abandonner la notion de droit subjectif et individuel, et reste vigilant à l'égard des potentialités totalitaires d'une socialisation excessive du droit (La Morandière, 1948, 123).
113 Cf. supra, II, 1, p. 431. Voir pour La Morandière infra, p. 699.
114 G. Vedel souligne son esprit "de raison et d'imagination", doué d'une volonté opiniâtre mais diplomate et pragmatique : "Le style, c'est celui de l'irrésistible efficacité du sage. Le Doyen de La Morandière connaît les hommes et, bien que sa psychologie soit réaliste, elle est toujours bienveillante. Il sait que beaucoup de nos défauts sont l'envers des qualités et il retourne le tissu du bon côté. De cet art de manier les hommes il ne se sert pas sans quelque malice avisée, où se mêlent peut-être les tempéraments de ces aïeuls normands et corses" (Vedel, 1964, 7). "Fin normand, plein de mesure et de libéralisme", renchérit Cassin, 1964, 118, alors que Grinberg, 1964, 201 loue son "humanisme". Vedel note aussi son "optimisme" - ce qui distingue nettement La Morandière d'un Ripert ou d'un Savatier - qualité essentielle pour présider une commission de réforme et mener à biens ses travaux (Vedel, 1964, 8).
115 Mais voir déjà La Morandière, 1948.
116 L'étude des motivations de la Commission de réforme est d'autant plus intéressante que le Gouvernement provisoire lui avait laissé le champ libre (cf. infra, p. 721).
117 La Morandière, 1955, 9, 11, 12, 14, etc.
118 L'auteur cite ici seulement les cas de l'article 1119 C.c. interdisant la stipulation pour autrui sans pour autant empêcher le développement considérable de l'assurance (et notamment de l'assurance-vie) (La Morandière fut d'ailleurs président du Comité consultatif des assurances sur la vie en 1937-1938) ; et la généralisation législative et jurisprudentielle des cas de dispense, au bénéfice de la victime, de la preuve de la faute prévue aux art. 1382 ou 1383 en matière de responsabilité civile.
119 Ibid., 11.
120 Cf. supra, II, 1, note 407. Voir des affirmations de Larnaude très proches de celle de La Morandière sur la transformation du droit civil français en droit coutumier (supra, II, 3, p. 563-564).
121 Planiol constatait déjà cette tendance dès les toutes premières années du siècle, et notait la contradiction de celle-ci avec la tradition libérale et individualiste de 1789 (cf. supra, II, 2, not. p. 545-546). Ripert sera lui-même un grand théoricien du "droit professionnel" corporatif (cf. Ripert, Aspects juridiques du capitalisme moderne, Paris, 1946 ; Planiol, Ripert et Boulanger, 1948, 45 ; et surtout "Ebauche d'un droit civil professionnel", dans Études Capitant, 1939, p. 677 et s.). Mais il restera hostile au développement (en tout cas dans un sens "particulariste") du "droit social", en raison des menaces que son dévelopement faisait peser sur le modèle juridique traditionnel de la famille, menaces de "destruction" (cf. par ex. RIDC 1954, p. 547).
122 L'auteur vient de justifier quelques lignes plus haut l'existence du Code de commerce, en rappelant toutefois qu'"il est admis que les règles commerciales sont largement dominées par les principes du Code civil et ne leur dérogent que sur certains points".
123 La Morandière, 1948, 124.
124 Cf. not. Cauwès, supra, II, 2, p. 511.
125 On notera ici la référence implicite à l'ouvrage de Morin, 1920.
126 La Morandière, 1955, 12 ; 1948, 118-119.
127 Voir pour des nuances infra, p. 720 s.
128 Cité par La Morandière, 1962, 18.
129 Ibid., 1948, 120. Cf. supra, note 23 et infra, note 144, sur la notion d'entreprise.
130 Ibid., 1955, 31.
131 Ibid., 33.
132 Ibid., 34 s.
133 Et plus précisément, on le verra plus bas, un "grand Code de droit privé", unifiant les matières civiles et commerciales.
134 Ibid., 11.
135 Cf. supra, II, 2 p. 464-465.
136 Il ne s'agit toutefois, comme on l'a dit plus haut, que des deux premiers livres du futur Code, le livre préliminaire et le livre premier, consacré aux personnes et à la famille.
137 La Morandière, 1955, 15-16.
138 Ibid., 1948, 120.
139 Cf. ibid. 1955, 16-17 ; 1962, 12-13 ; et Houin, 1951.
140 Descendant de Charles Lyon-Caen, professeur à Paris à l'époque du Centenaire, réformateur, vice-président de la Société d'études législatives et membre de la Commission de révision nommée en 1904 (cf. supra, II, 2, notes 42 et 116).
141 Tous les "remplacements" sont dus à la démission du titulaire précédent sauf indication contraire (décès).
142 Fort connu pour ses nombreuses conclusions en tant que commissaire du gouvernement dans des affaires capitales du droit administratif, Bruno Latournerie avait largement accompagné, sinon théorisé le mouvement d'évolution du droit depuis plusieurs années.
143 Connu pour ses positions assez conservatrices, proches de celles de Planiol et Ripert. Voir ses premières interventions dans les travaux de la Commission, défendant la conception traditionnelle de la famille et du droit des contrats (par ex. Travaux de la Commission de réforme du Code civil, 1946, p. 137 et 206). Ceci n'est d'ailleurs peut-être pas sans rapports avec sa démission. Mais Henri Mazeaud, avec ses frères Léon et Jean, professeurs et conseillers à la Cour de cassation, sont les auteurs du vaste manuel à succès Lecons de droit civil (Paris, Montchrestien), et exerceront une influence considérable sur la doctrine juridique de leur temps.
144 André Rouast est connu pour ses positions assez réformatrices. Collaborateur du Traité pratique de droit civil, de Planiol et Ripert (il a co-écrit le tome II consacré à La Famille, Paris, LGDJ, 1926), il n'était pas hostile à la "socialisation" partielle du droit familial, sans bouleverser toutefois les structures traditionnelles (Cf. "La sécurité sociale et le droit de la famille", dans Le droit privé français, 1950, p. 346 et s. - et cf. note suivante). Il avait par ailleurs affirmé, lors du congrès international de l'Association Henri Capitant au Québec (1939), des positions que n'aurait pas démenti Albert Tissier en faveur de la "moralisation " du droit (cf. supra, II, 3, p. 629), en évoquant notamment la légitimité de la "justice sociale" et de la théorie de l'abus de droit comme correctifs et garde-fous des principes de la responsabilité civile (cf. ce qui en est rapporté dans Le droit privé français, 1950, p. xxxiii). Voir aussi Rouast, 1946, en ce qui concerne ses positions « progressistes » sur le droit de propriété. Mais surtout, auteur d'un Essai sur la notion juridique de contrat collectif dans le droit des obligations (thèse, Lyon, 1909), Rouast s'est également spécialisé en droit du travail, et milite pour la théorie de l'entreprise, situation juridique objective fondée sur la relation de travail plus que sur le contrat de travail individuel des personnes en présence. Cf. son Précis de législation industrielle, avec Paul Durand, not. N° 273, et surtout, avec le même collaborateur, "Aux frontières du contrat et de l'institution : la relation de travail", dans Jurisclasseur périodique, 1944, I, p. 387 et s. Cf. aussi dans la RIDC 1954, p. 533 s.
145 Spécialiste mondialement réputé de droit international privé (cf. infra, p. 708), Henri Niboyet est le fils de J.-P. Niboyet, lui aussi très grand internationaliste, et qui ira jusqu'à nier (dans le sillage de Brocher - cf. supra, II, 3, note 501) l'existence de la théorie juridique de l'autonomie de la volonté, à ne pas confondre avec le principe de liberté des conventions, accordé de manière limitée par la loi, "seul véritablement exact", mais "dont le contenu est tout différent". L'auteur, comme Planiol par exemple, nie que la volonté individuelle puisse "créer du droit". Cf. "La théorie de l'autonomie de la volonté", Recueil des cours de l'Académie de droit international (année 1927), Paris, 1928, p. 51 et 57.
146 Les positions réformatrices de Le Balle en matière familiale apparaissent rétrospectivement dans son article "Réflexions sur la réforme de quotité disponible entre époux", Études juridiques, 1964, p. 253 et s., où il fait d'ailleurs l'éloge des mêmes tendances chez Julliot de La Morandière, invoquant lui aussi l'enseignement en la matière de Paul Lerebours-Pigeonnière (cf. supra, II, 3, section II, D). Mais précisément, on peut voir là nettement une survivance de la tradition solidariste consistant à renforcer la structure familiale, en stigmatisant la conception relativement individualiste et "égoïste" du Code civil de 1804 (qui tendait à considérer les époux comme des étrangers et appartenant plus à leur famille d'origine qu'à leur foyer conjugal - cf. Le Balle, 1964, 254), acceptant une intervention subsidiaire de l'État par le biais des mécanismes de protection sociale ainsi qu'une certaine reconnaissance des situations de fait ("concubinage" notamment), et certes en prônant le rééquilibrage des droits de l'époux et de l'épouse, mais aussi en veillant à l'intégrité et à la cohésion familiale, à la sauvegarde de l'institution du mariage, du modèle de la famille légitime, et en se montrant fort hostile à l'extension du divorce... (voir dans le même sens Rouast, 1950, not. p. 361, et infra p. 716). Ces positions étaient particulièrement celles du MRP, dont l'expression politique et programmatique se retrouvait spécialement dans la disposition du Préambule de 1946 affirmant que "La nation assure à l'individu et à la famille les conditions de leur développement".
147 Conseiller de 1953 à 1968, il deviendra président de la première chambre civile de 1968 à 1972. Voir not. l'éloge qu'il dresse de l'idéal et de la méthode comparatiste de La Morandière, Marc Ancel étant lui-même à l'époque, avec René David, un des ténors de la discipline, spécialisé dans le droit pénal et la criminologie, à l'esprit ouvert et progressiste semble-t-il (cf. "Réflexions sur l'utilisation de la recherche comparative en droit pénal", dans Études juridiques, 1964, p. 9 et s.). Voir plus généralement sur ce magistrat, qui était également un éminent civiliste, et partisan déclaré de la révision du Code, Aspects nouveaux de la pensée juridique, Recueil d'études en hommage à Marc Ancel, tome I : Études de droit privé, de droit public et de droit comparé, préf. R. Cassin, Paris, Pedone, 1975.
148 Outre Julliot de La Morandière, notons que Lyon-Caen, Ancel, Rouast et Le Balle sont membres de cette association.
149 Nommée en juin 1945, la Commission n'a commencé ses travaux qu'en octobre suivant.
150 Professeur à Alger puis à Montpellier, il démissionna dès le 30 octobre 1945 pour des raisons mal connues. On sait pourtant qu'il était favorable à de profondes réformes dans la conception du droit, envisagé avec plus de réalisme social et de "participation". On a vu plus haut qu'on le classe généralement, au point de vue « philosophique », parmi les néo-thomistes progressistes (note 85). Cf. infra note 156 sa proposition de plan pour le nouveau Code.
151 Roger Houin, commercialiste réputé, est un des promoteurs de la vision « entrepreuneuriale » et objective des relations de travail évoquées plus haut (notes 23 et 144). Cf. not. Houin, 1951, et infra notes 156 et 231 sur l'échec de sa proposition de plan pour le futur nouveau Code. Les autres membres du secrétariat furent : M. Mallet et Jacques-Bernard Herzog (remplacé en 1946 par M. Verrier, bientôt juge au Tribunal de Grande instance de Paris), magistrats au ministère de la Justice ; M. Boitard, avocat à Paris. Verrier et Mallet furent ensuite remplacés par MM. Douay et Falque, magistrats.
152 La Morandière, 1955, 15.
153 Ibid., 17-18.
154 Ainsi l'Avant-projet déposé en 1961 sur les successions et libéralités fut élaboré en collaboration avec les professeurs Boulanger, Rodière et Loussouarn (ibid., 1962, 12).
155 On reviendra plus bas sur les raisons qui expliquent cette lenteur, dans la section consacrée à l'échec de la révision.
156 Des plans beaucoup plus originaux ont été proposés par Coste-Floret (la famille ; la profession ; les relations de l'État avec l'individu ; les secteurs libres), et Houin (un dernier livre intitulé De la profession et de l'entreprise, englobant les sociétés, les relations de travail, les entreprises agricoles, les professions libérales, et les associations). Cf. La Morandière, 1955, 21, et infra, note 231.
157 Cf. not. Paul Durand, "L'évolution de la condition juridique des personnes morales de droit privé" dans Le droit privé français, 1950, I, p. 138 et s., et ses références.
158 Cf. supra, II, 2, p. 525 s.
159 La Morandière, 1955, 23.
160 Dans ce Code de Droit privé, le Livre des personnes comprendrait alors, outre les matières traditionnelles du droit civil, les dispositions relatives à la capacité commerciale (jusqu'alors essentiellement contenues dans le Code de commerce). Le Livre des biens engloberait par exemple outre les droits réels, les droits intellectuels, dont la propriété littéraire et artistique (non codifiée jusqu'alors) ainsi que la propriété industrielle, les droits sur les fonds de commerce et sur les diverses clientèles. Le Livre sur les contrats comprendrait quant à lui, outre les contrats de droit civil, les réglementation des assurances terrestres (non codifiées jusqu'alors), des contrats commerciaux, des effets de commerce, du chèque, des titres négociables. Le livre sur la personnalité morale incluerait les réglementations de toutes les sociétés (jusqu'alors séparées entre les Codes civil et de commerce). Quant aux matières de droit commercial jugées plus secondaires et techniques (registre du commerce, réglementations propres à certaines professions commerciales, tribunaux de commerce), elles seraient compilées dans un code annexe ou une loi spéciale, au caractère "plus administratif que civil". L'avant-projet de 1953 était présenté en ce sens, mais faute d'avoir été l'objet d'une rédaction définitive par la commission chargée de la réforme du Code de commerce, les textes relatifs à la capacité de faire le commerce ne purent être inclus dans le texte du Livre premier du Code de droit privé qu'il proposait (La Morandière, 1955, 22).
161 Voir notamment Arnaud, 1975, 131 s. On a rappelé plus haut l'intense développement de la réglementation du droit commercial qui s'est opérée à partir de la fin de la première guerre mondiale. On insiste ici sur la généralisation des règles commerciales dans la société et dans la vie juridique quotidienne du citoyen.
162 Cf. par ex. supra, II, 1, p. 393. Joseph Hamel, professeur à Paris, rappelle la définition de l'entrepreneur ("imprenditore") qu'a donnée le récent Code italien de 1942, et on note d'ailleurs au passage le caractère plus économique que juridique : "celui qui exerce professionnellement une activité économique organisée en vue de la production ou de l'échange de biens ou de service" (Hamel, 1954, 555).
163 Communément appelé UNIDROIT. Rappelons par ailleurs l'existence de la tentative de rapprochement bilatéral dans le projet de Code commun des obligations franco-italien réalisé sous la présidence de René Demogue et auquel participait La Morandière.
164 La Morandière, 1955, 23.
165 Souligné par l'auteur.
166 Les codes prussiens du xviiie siècle, ainsi que le Code allemand de 1896, très "scientifiques" et doctrinaux précisément, étaient donc moins positivistes et beaucoup moins clairs. Comp. avec les opinions exprimées en 1904 (supra, II, 3, p. 563 et 567 s.).
167 Cf. Portalis, 1988, 30.
168 La Morandière, 1955, 24. Il y a donc une plus grande souplesse chez les réformateurs de 1945 vis-à-vis des définitions légales, mais qui s'explique par le fait que la magistrature n'est pas dans le même contexte socio-politique à cette époque qu'au sortir de la Révolution (où le pouvoir napoléonien ne se déprenait pas d'une certaine méfiance à son égard). Cf. supra, I, 1, p. 116 s. De plus, le caractère modéré et pondéré que la jurisprudence imprégnait à l'évolution du droit ; ainsi que le fait que, officieusement reconnue dorénavant comme source de droit, les tribunaux devaient se voir plus que jamais réserver le rôle d'interprétation, d'application et de précision des textes législatifs, conduisaient aussi les commissaires à se montrer « libéraux ».
169 On se souvient toutefois que ce Titre préliminaire était à l'origine, dans le projet de l'an IX, un Livre préliminaire plus copieux, contenant également des dispositions théoriques et « philosophiques ». Voir not. supra, I, 3, p. 224-225.
170 L'auteur souligne.
171 La Morandière, 1955, 25 s.
172 C'est d'ailleurs un principe proclamé en 1873 par le Tribunal des Conflits (arrêt "Blanco").
173 Voir La Morandière, 1948, 122, qui fait notamment référence aux conséquences juridiques des nationalisations récentes de la Libération. On pourrait rajouter que c'est plus lointainement une conséquence du développement des "services publics", tels qu'ils avaient été théorisés par Duguit et Jèze, et avec la multiplication des pratiques de droit privé en leur sein, spécialement en ce qui concerne ce qu'on appelle les "services publics industriels et commerciaux", ainsi que les "sociétés d'économie mixte". Cf. généralement les constats et les questions que pose à l'époque J. Brèthe de La Gressaye dans "Le droit administratif et le droit privé", dans Le droit privé français, 1950, I, p. 304 et s.
174 Et à cet égard, alors que la solution est loin d'être consacrée à l'époque, il faut souligner que la Commission opte pour l'interprétation judiciaire des traités.
175 Cf. Paul Roubier, Le droit transitoire (conflits de lois dans le temps), 2e éd. refondue de Les conflits de lois dans le temps (2 vol. , 1929-1933), Paris, Dalloz et Sirey, 1960.
176 La Morandière, 1955, 28. Cf. le détail dans l'Avant-projet et dans les Travaux de la Commission (1949-1950). Niboyet penchait d'ailleurs à titre personnel pour la confection d'un véritable Code de droit international privé, qui, à l'instar par exemple du Code de la nationalité, aurait été détaché du Code de Droit privé, afin de bien en marquer la spécificité des principes et des règles.
177 La Morandière, 1955, 25 et 49 s.
178 Avant-projet, 1955, Exposé des motifs du Livre préliminaire, p. 49.
179 Encore une fois par souci pratique. La Morandière explique que ce genre de textes, trop théoriques, "gênent les tribunaux plus qu'ils ne les guident" (La Morandière, 1955, 25). Loin de s'expliquer par une réticence théorique à reconnaître la jurisprudence comme source de droit, on voit donc que le silence des commissaires sur la question est au contraire destiné à favoriser son action en évitant d'établir une réglementation "sur la manière dont les tribunaux peuvent, et doivent appliquer les lois et les interpréter, sur un recours possible à l'équité par exemple". Mais au-delà de cette consécration tacite, et plus négativement, c'est aussi pour ne pas bouleverser officiellement le principe révolutionnaire et républicain selon lequel seule la loi est source de droit en France, à moins d'ouvrir un vaste débat théorique aux conséquences incalculables, que la Commission a gardé le silence. Principe légaliste qui, on va le voir dès la note suivante, était par ailleurs explicitement valorisé par les commissaires.
180 Ibid., 27.
181 Cf. supra, II, 1, p. 493 s.
182 Cf. Planiol, 1905, 258.
183 Cf. supra, II, 1, p. 431.
184 Cf. Avant-projet, 1955, p. 233. Voir toutes les discussions à ce sujet rapportées dans le vol. VI des Travaux de la Commission (1950-1951), p. 11 s.
185 Cf. supra, note 91. Sans citer le nom de l'éminent juriste, La Morandière indique que la Commission a préféré les termes "exercice anormal du droit", mais qu'ils correspondent à ce que "notre langage juridique courant nomme l'abus des droits" (l'auteur souligne).
186 La Morandière, 1955, 26. Les commissaires ont néanmoins ajouté un second alinéa à l'art. 147 disposant que certains droits, de par leur nature ou sur décision législative, pourront échapper au contrôle de l'exercice anormal.
187 Art 148 à 747, remplaçant les art. 7 à 515 et 1387 à 1581 du Code civil. Composé comme suit : Titre I : État des personnes physiques (droits de la personnalité, actes de l'état civil, nom, domicile, absence) ; Titre II : Mariage (conditions, effets) ; Titre III : Divorce ; Titre IV : Filiation ; Titre V : Obligation alimentaire ; Titre VI : Puissance paternelle, administration légale des biens de l'enfant, émancipation, tutelle et autres mesures de protection...
188 La Morandière, 1955, 29 s.
189 Le Livre premier du Code Napoléon n'est en effet intitulé que "Des personnes", alors qu'il envisage aussi les relations familiales. Mais en réalité, dans l'esprit des commissaires de 1945, il ne s'agit pas que d'un changement de seule forme : leur interprétation du Code de 1804 en la matière les conduit à penser que ce dernier a moins valorisé la famille en tant que telle, en tant que valeur en soi et par référence à la personne humaine, qu'en tant qu'instrument de conservation des patrimoines (cf. infra).
190 La Morandière, 1955, 21 ; 1948, 121.
191 Ibid., 1955, 34 s. Le Code de 1804 était muet sur la question (cf. supra, I, 2, p. 175), et la jurisprudence dû constituer le régime juridique de ces droits sur la base des articles 6 et 1382.
192 Innovation notable, l'Avant-projet prévoit aussi certaines règles concernant le droit de disposer de son corps (y compris de son cadavre), le droit de se soumettre à un traitement médical, et sur la protection de l'image et de la correspondance. L'individualisme déployé en la matière est exprimé également par l'inquiétude des commissaires à l'égard des progrès scientifiques : "il ne faut pas se dissimuler que le progrès des sciences biologiques et psychologiques ouvre des perspectives qui ne sont pas sans danger pour la liberté et la personnalité des individus" (La Morandière, 1955, 35).
193 L'on sait que c'est à peu près la seule loi qui soit sortie directement des travaux de la Commission de révision de 1904 en ce qui concerne le droit familial.
194 La Morandière, 1955, 36.
195 Idem. Voir les Travaux de la Commission 1949-1950, 1950, p. 13 s.
196 L'art. 319, qui débute ce Chap. II du Titre II du Livre I, reprend par contre les termes de l'art. 212 du Code civil ("Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance").
197 Ceci comprend les dettes ménagères et les dépenses liées à l'éducation des enfants.
198 La femme mariée est ici autonomisée mais surtout responsabilisée, car sous le régime antérieur les dettes qu'elles contractait sous le coup du mandat domestique incombaient en totalité au mari.
199 Cf. supra, I, 2, p. 155.
200 La Morandière, 1955, 36.
201 L'éminent président défend cette innovation en disant qu'en cette matière, "l'égalité (des époux) se justifie plus encore que dans leur rapports personnels, l'importance de la mère dans l'entretien et l'éducation des enfants est au moins aussi grande que celle du père" (ibid., 42). Cf. pour le détail des dispositions, Avant-projet, 1955, 170 s.
202 La Morandière, 1955, 34.
203 Ibid., 1962, 10.
204 L'Avant-projet reprend ici une proposition de loi déjà votée par le sénat en 1938-1939, qui modifiait en ce sens le régime légal en laissant aux époux en propre tous les biens - meubles et immeubles - possédés le jour du mariage.
205 C'est une réforme de taille, la tradition juridique ayant toujours perçu le régime matrimonial comme immuable durant le mariage.
206 La Commission s'est en effet refusée à consacrer comme régime légal le régime de "participation aux acquêts", répandu dans les pays nordiques, et où les époux gèrent librement chacun leur fortune, notamment au nom d'une opinion publique "mal préparée". En outre, le régime dotal est abandonné, mais ici au motif (réel) que "les dispositions rigoureuses prises par la loi pour protéger la dot se sont retournées contre la femme et la famille, du fait de l'évolution économique" (dépréciation monétaire rapide) (La Morandière, 1955, 37-38 et 34).
207 Ibid., 42.
208 Ibid., 39.
209 La déchéance, régime trop rigide, devient une procédure d'exception, au profit d'un système d'"assistance éducative" (qui reprend un projet de loi déposé en 1948 par le Gouvernement), aux interventions plus graduées, plus adaptées, plus souples et surtout plus préventives.
210 La Morandière, 1955, 42-43.
211 Ibid. 41. Cf. supra, notes 78 et 79.
212 Ibid., 1962, 10.
213 R. Savatier, "Une personne morale méconnue : la famille en tant que sujet de droit", Recueil hebdomadaire Dalloz, 1939, p. 49 et s.
214 Qui fait l'objet, comme on l'a vu, d'un Titre spécial (cf. supra, note 187).
215 La Morandière, 1955, 30. Cf. supra, note 146, sur le « familialisme » des commissaires.
216 Ibid., 34.
217 Les publications sont considérablement réduites, l'opposition à mariage et le certificat prénuptial supprimés (ibid., 33).
218 Ibid., 30.
219 Disposition limitant l'effet juridique de la reconnaissance d'enfant naturel par une personne mariée, au profit de son conjoint et des enfants de cette union légitime.
220 La Morandière, 1962, 8 et 10.
221 Ibid., 1955, 37, 20.
222 Ibid., 29.
223 Ibid., 30.
224 Ibid., 1948, 122. Cf. la même attitude au moment du Centenaire supra, II, 2, p. 485 s.
225 Depuis notamment le solidarisme en effet, défendre la famille n'est plus l'apanage des seuls conservateurs traditionalistes, malgré l'épisode vichyste. Le Préambule de la Constitution de 1946 fait d'ailleurs, comme on l'a rappelé, référence à la famille, au rang des principes "particulièrement nécessaires à notre temps" (cf. supra note 146).
226 La Morandière, 1955, 33.
227 Ibid., 40. Sur le conservatisme de la Commission et de la jurisprudence en matière de mariage, on pourra aussi consulter les réflexions de Jean Carbonnier, "Terre et ciel dans le droit français du mariage", dans Le droit privé français, 1950, I, p. 325 et s., not. p. 340 sur les réticences vis-à-vis de l'union libre.
228 Quelques améliorations notables sont toutefois apportées, telle que le consentement des deux époux pour la perception des capitaux, pour l'aliénation des droits de propriété intellectuelle, pour l'aliénation et la dation à bail des fonds de commerce, pour la passation des baux d'immeubles et l'aliénation des meubles nécessaires à la vie courante du ménage. "On s'achemine vers la gestion des biens communs ; seuls les droits du mari sont conservés pour les valeurs mobilières et les meubles d'utilisation non courantes, car les nécessités de la circulation de ces valeurs et de la sécurité du commerce l'exigent". Mais ces tempéraments concernent les actes de disposition, et pas l'administration des biens du ménage, confiée au mari (exception faite des gains et salaires de la femme mariée - loi de 1907).
229 Biens acquis avec les économies faites sur les gains de la femme, entrant dans la communauté et soumis à l'administration du mari, mais que la femme peut choisir de recouvrer intégralement en refusant sa part de la communauté en cas de dissolution (si cette solution lui est plus favorable, ce qui est souvent le cas pour les femmes commerçantes ou exerçant une profession libérale).
230 La Morandière, 1955, 39.
231 L'auteur fait ici référence implicite à la proposition de Roger Houin (cf. supra, notes 156, et voir notes 23 et 162 sur la notion d'entreprise à l'époque). De même avait-on proposé de soustraire le fermage et le métayage du titre des contrats afin de bien souligner que ces conventions devaient moins à la liberté individuelle qu'à la solidarité unissant les cocontractants en vue du succès de l'exploitation agricole (La Morandière, 1955, 21).
232 Rappelons que dès 1949 celle-ci s'est concentrée sur les trois premiers livres du futur code seulement.
233 La Morandière, 1955, 23.
234 Ibid., 29. Dans son rapport de 1961, l'éminent doyen réaffirme la philosophie de la Commission, "l'esprit général" qui a animé celle-ci "depuis le début de ses travaux" : "un souci constant d'équilibre entre les traditions de notre droit et les nécessités de l'évolution" (ibid., 1962, 9).
235 Cf. ibid., 1948, 121. L'auteur fait plusieurs fois référence à l'âpreté des débats et au systématisme des positions idéologiques, ce qui prouve que même pour des "techniciens" du droit, il était difficile de s'abstraire de la réalité et des enjeux socio-politiques des réformes.
236 Ibid., 1955, 26 et 19. Cf. supra, p. 710.
237 Ibid., 19.
238 Ibid., 1948, 123.
239 Cf. supra, p. 688-689.
240 Cf. infra, p. 729 s. La notion objective d'entreprise continuera pourtant à faire son chemin parmi les juristes, notamment sous l'influence de Jean Savatier (fils de René Savatier et professeur comme lui à Poitiers), qui, dans le sillage des idées de son père, donnera un texte programmatique à cet égard : "Du domaine patriarcal à l'entreprise socialisée", Mélanges Savatier, Paris, Dalloz, 1965, p. 863 et s. (cf. la définition donnée p. 865).
241 Ces trois premiers Livres sont néanmoins très importants sur le plan social et juridique (spécialement le droit extra-patrimonial et patrimonial de la famille).
242 Le premier Avant-projet est déposé en décembre 1953, sous le cabinet Laniel (juin 1953-juin 1954). Le ministère de la Justice est alors occupé par Ribeyre. Teitgen, alors vice-président du Conseil, ne semble pas avoir manifesté de zèle particulier pour pousser son collègue Garde des Sceaux à entamer un processus de rédaction définitive de l'Avant-projet par les services de la Chancellerie, ni pour inviter le Cabinet à déposer un projet de loi de réforme du Code civil à l'Assemblée. Certes, le temps pressait. Dès l'année suivante, le cabinet Mendès-France succède à Laniel, et ainsi de suite jusqu'à la fin du régime. Voir notamment sur cette période, outre les références citées plus haut note 3, Paul-Marie de La Gorce, Apogée et mort de la IVe République (1952-1958), tome II de Naissance de la France moderne, Paris, Grasset, 1978.
243 Il suggérait même de s'en tenir pour l'instant à un "inventaire" des matières, et à porter l'attention sur les domaines qui n'étaient pas étroitement liés à l'évolution politique et sociale (cf. note 245).
244 Cité par Baal, 1994, 98.
245 La Morandière, 1955, 18-19.
246 Le radicalisme avait connu une orientation droitière depuis les "Jeunes Turcs" des années 1938-1939. Soutenus par un électorat agé et masculin, les radicaux sont restés réservés face au programme du CNR, bien que celui-ci reprenne des thèmes acclamés lors des congrès du début du siècle. Défenseurs du libéralisme, leurs choix économiques les rapprochent des milieux patronaux et d'affaires, ainsi que leur politique coloniale conservatrice (Baal, 1994, 96 et s.).
247 On mesure en effet, depuis la majorité parlementaire absolue socialiste-communiste de 1945, l'effritement rapide du MRP, le retour aux affaires des radicaux conservateurs, jusqu'au triomphe du RPF en 1951 et à la poussée poujadiste en 1956, le rééquilibrage politique progressif du régime.
248 Guillemets de l'auteur.
249 La Morandière, 1955, 19-20.
250 Ibid., 1962, 14-15. Cf. infra, p. 732 sur ce dernier point.
251 On ne peut nier qu'il régnait depuis la Libération, comme le remarquait plus haut La Morandière, une indécision certaine sur les grands principes économiques et sociaux. Rappelons que la Constitution de 1946 renoncera finalement à définir le droit de propriété (ainsi que le feront également la Déclaration universelle de 1948 et la Convention européenne des droits de l'homme de 1950), malgré l'existence d'une disposition en ce sens dans le premier projet constitutionnel, soutenue par René Capitant et Paul Coste-Floret (Journal officiel du 22 mars 1946, 2e séance parlementaire du 21 mars 1946), mais qui ne sera finalement pas retenue. Le Préambule de la Constitution du 27 octobre ne comblera pas non plus cette lacune, et ce n'est pas le renvoi à la Déclaration de 1789 - qui apparaît en l'espèce comme un expédient - qui clarifiera la définition et le statut moderne du droit de propriété, puisque l'évolution du droit positif de l'époque révélait de multiples contradictions avec le texte de 1789. La Ve République, tout en se proclamant "démocratique et sociale" (art. 2 de la Constitution du 4 octobre 1958), ne clarifiera pas plus cette situation. Les principes restaient donc bien "flous".
252 Si le gouvernement Debré poursuit la politique économique libérale de lutte contre l'inflation des cabinets de centre-droit de la fin du régime précédent (Pinay dirige le ministère des Finances de 1958 à 1960), il s'engage aussi dans le développement de la protection sociale (assurance chômage complémentaire, généralisations des retraites complémentaires, quatrième semaine de congés payés), sans abandonner l'interventionnisme économique (maintien des nationalisations de la Libération, planification, création des SAFER et remembrement...). Citons aussi les ordonnances de 1967 sur l'intéressement des salariés, et la politique de "participation" de Couve de Murville (1968-1969). Cf. not. sur la politique économique et sociale de la Ve République, moins idéologique, doctrinale et systématique que pragmatique et technocratique, les analyses « à chaud » de : Pierre Viansson-Ponté (Les politiques. Bilan de la Ve République, Paris, Calmann-Lévy, 1967) et de P. Bauchard (L'Économie au service du pouvoir. Bilan de la Ve République, Paris, Calmann-Lévy, 1967). En ce qui concerne la bibliographie générale de la Ve République, on se contentera de renvoyer à Pierre Avril, La Ve République. Histoire politique et constitutionnelle, Paris, Puf, 1987, et Pierre Viansson-Ponté, Histoire de la République gaullienne, Paris, Fayard, 1970-1971 (repris récemment dans la coll. Pluriel, 1994, 2 vol. ).
253 Notamment celle de Paul Coste-Floret (qui n'avait d'ailleurs rien d'un « révolutionnaire » au plan politique et idéologique), qui invitait les commisaires à adopter un plan radicalement nouveau - et très « social-démocrate-chrétien » dirions-nous : La famille, La profession, Les relations de l'État avec les individus, Les secteurs libres. Voir aussi le plan proposé par Roger Houin et faisant une large place à la notion d'Entreprise - supra, note 156.
254 Cf. supra, p. 710-711 s.
255 La Morandière, 1955, 18-19.
256 Ibid., 45 ; 1962, 14, 16.
257 L'auteur indique que "peut-être, si on avait voulu aboutir rapidement, aurait-il fallu confier la besogne à quelques personnages, en les déchargeant de toute autre tâche" (ibid., 1955, 17).
258 Ibid., 1962, 11.
259 Idem.
260 Modifiant les articles 341 à 342 bis C.c. En retrait par rapport à l'Avant-projet, la loi confère des droits alimentaires aux enfants "nés d'un commerce incestueux ou adultérin", mais ne les autorise toujours pas à procéder à une action en recherche de paternité ou de maternité. Une loi du 5 juillet 1956 étend d'autre part les possibilité de légitimation par mariage subséquent des enfants adultérins (art. 331 modifié).
261 Modifiant les articles 733, 753 et 754 C.c. Une loi du 13 juillet 1963 viendra ensuite étendre la quotité disponible entre époux, conformément aux vœux de la Commission en faveur du renforcement de la cohésion de l'association conjugale.
262 Modifiant les articles 344, 346 à 370. Cette ordonnance, ainsi que la loi du 1er mars 1963, qui modifie quelques dispositions relatives à l'adoption, "doivent beaucoup aux travaux dirigés par M. le doyen Julliot de La Morandière" (André Rouast, "L'apport de la commission de révision du Code civil à la législation de l'adoption", dans Études juridiques, 1964, p. 491).
263 Modifiant les articles 375 à 382.
264 Sur l'esprit et les principales modalités de cette réforme, ainsi que sur l'esprit de celles qui vont suivre ensuite, cf. notamment Jean Carbonnier, "Quelques remarques sur l'esprit de la loi française du 13 juillet 1965 portant réforme des régimes matrimoniaux", Mc Gill Law Journal, vol. 14, 1968, N° 4, p. 590 et s. ; et Essais sur les lois, Paris, Répertoire Defrénois, 1979 (2e partie).
265 La Morandière, 1962, 14.
266 Idem.
267 On sait combien le patronat français se montrera réticent à la "socialisation" du monde du travail et aux notions d'association et de participation, et à quel point il réussira à faire fléchir les gouvernements (radicaux et centre-droit) de la fin de la IVe République et de la Ve République, malgré l'attachement de nombreux gaullistes et du Général lui-même à ces thèmes. Léon Mazeaud, qui rappelle comment la plupart des sociétés anonymes ont rapidement contourné l'obligation que leur faisait l'ordonnance du 22 février 1945 de laisser deux délégués du Comité d'entreprise assister avec voix consultative au délibérations du Conseil d'administration, en organisant des réunions officieuses prépratoires et décisives, note aussi que le patronat a réussi à faire abandonner par le gouvernement Debré la disposition de l'Avant-projet de Code de commerce présenté en 1961 (issu des travaux de la Commision supérieure de codification nommée à la Libération) qui tendait à faire des représentants du personnel de véritables administrateurs (art. 767 de l'Avant-projet). Finalement, en effet, la Gouvernement retirera cette disposition du second Avant-projet, révisé par la Commission Pleven (Mazeaud, 1964, 393). La "participation" reviendra certes à l'honneur sous le Gouvernement Couve de Murville, sans doute à cause de la crise de mai 1968, mais encore une fois sans succès général, même si des textes significatifs seront votés, comme la loi sur l'exercice du droit syndical de 1968.
268 Il semble que la « vitesse de croisière » de la Commission ait été une réunion hebdomadaire, mais durant tout de même 19 années !
269 La Morandière, 1955, 12. Cf. aussi ibid., 1948, 26, où l'auteur renvoie au Livre du centenaire de 1904 en ce qui concerne les "arguments pour et contre" de la révision, indice certain que les termes du débat n'avaient en effet guère évolué.
270 Ibid., 36. Cf. par ex. Henri Mazeaud, "Une famille sans chef", Recueil Dalloz, 1951, chron., p. 141 s., et Ripert par ex. supra, note 74 in fine accusant la législation sociale de "détruire" la famille.
271 Comme on l'a vu plus haut (notes 80-81), Planiol et Ripert (ainsi que Savatier) présentent la particularité d'être des conservateurs néanmoins convaincus de l'incessante mobilité du droit et des conceptions juridiques et de leur dépendance vis-à-vis du politique, ce qui n'est pas d'ailleurs sans leur faire adopter un certain pessimisme, sinon un catastrophisme marqué. Dans la notice introductive du Traité élémentaire de son défunt maître, dont il a assuré seul les 10e, 11e et 12e rééditions à partir de 1925, et a refondu l'ouvrage en 1939, Ripert rappelle ce que fut pour lui la découverte du Traité, dont la première parution remonte à 1899. Après avoir tout de même cité Labbé, Beudant, Bufnoir, Saleilles et Gény, voilà comment il décrit cet "éblouissement" : "Le droit civil n'avait été jusqu'alors que l'étude du Code, suivant Demolombe, ou suivant Laurent, car il y avait plusieurs évangiles. Nous comprîmes tout à coup que c'était autre chose. C'est toute la vie, le conflit des intérêts privés, la lente formation des institutions civiles, l'affinement par la pratique des règles de conduite, les luttes d'autrefois terminées par le triomphe d'une règle, les luttes d'aujourd'hui poursuivies devant les tribunaux, l'intervention incessante du législateur, l'action de la pratique judiciaire...". Cela n'empêche pourtant pas l'auteur d'approuver Planiol quand il récuse la théorie du risque, la notion de contrat d'adhésion et celle de l'abus de droit, et plus généralement quand il s'inquiète de l'orientation moderne et socialisante du droit contemporain, et du "déclin" du droit individuel (Planiol, Ripert et Boulanger, 1948, p. ix et cf. supra, notes 81 et 83). Cf. aussi Savatier, 1954, 662 s., qui dénonce (comme Portalis le faisait pour la période jacobine) "l'envahissement" du "droit public" (domaine de la contrainte et de "l'intervention") au détriment et à l'intérieur même du droit privé (sphère de liberté), invoquant Orwell et Huxley... Mais l'auteur est moins « catastrophiste » que Planiol et Ripert, et invite les juristes à cesser de "louer inutilement un passé révolu", pour "reconstruire des institutions où se revivra un droit civil, abri par excellence de chaque personne humaine en particulier".
272 Ripert affirme par exemple que le droit positif de l'époque, malgré les ordonnances de 1945, ne reconnaît aucunement la notion d'entreprise : "Ce creuset dont parlent les économistes est encore à créer" (Ripert, 1946, 272). Cf. supra, note 23 pour des nuances. Henri Mazeaud s'oppose lui aussi à la consécration de la notion d'entreprise (RIDC 1954, p. 570-572), estimant que la notion de société est compatible avec la participation des travailleurs à la gestion et aux profits. Pourtant, on a vu plus haut (note 267) que la consécration de cette notion d'entreprise aurait peut-être compliqué l'obstruction systématique d'une grande partie du patronat aux réformes « participatives », obstruction que Mazeaud était d'ailleurs le premier à déplorer.
273 Ripert invoque ici l'autorité de Portalis pour affirmer que l'on ne peut songer à réformer le droit privé "au début d'une ère de réformes", car c'est d'abord le droit politique qui doit être fixé. Mais en réalité, il s'agit bien plus pour l'auteur de temporiser pour laisser passer la vague socialisante, peut-être nécessaire au redressement du pays, et, une fois les conditions économiques redevenues favorables, revenir aux principes classiques individualistes, conformes à ceux du Code (cf. note suivante).
274 Planiol, Ripert et Boulanger, 1948, ix, 13, 45, 47.
275 Cf. par exemple G. H. Camerlynck, "La révision du contrat de travail", dans Études juridiques, 1964, p. 89, qui affirme que "progressiste par vocation même, plus sensible que tout autre à la transformation incessante du contexte économique et social, le droit du travail évolue sans cesse. Aucune de ses sources n'échappe à cette exigence de constants et rapides changements. La mise en place par le législateur - et plus encore par le pouvoir réglementaire en raison de la célérité et par là même de l'efficacité de son intervention - d'un dispositif protecteur de plus en plus complet et inlassablement remis sur le chantier en constitue la première manifestation". On ne voit guère comment dans ces conditions un nouveau Code civil, par « vocation » beaucoup plus stable, pourrait contenir les principes généraux du droit du travail. Voir aussi les progressistes P. Durand ("Le particularisme du droit du travail", Droit social, 1945, p. 298 et s.), et G. Levasseur ("Evolution, caractère et tendances du droit du travail", dans Le droit privé français, II, p. 445 et s.). Ce dernier auteur, invoquant le souvenir de G. Scelle, un des "précurseurs" du droit du travail et partisan de son « autonomie » (cf. Le droit ouvrier, Paris, 1922 et surtout son Précis élémentaire de législation industrielle, Paris, 1927), et remarquant que "le droit du travail est, de toutes les branches du droit, celle qui s'accomode le moins bien des dogmes individualistes qui imprègnent les codes napoléoniens" (Levasseur, 1950, 445). L'auteur avait quelques lignes plus haut rappelé la fameuse formule programmatique de Scelle : "Plus heureux que les romanistes qui dissèquent un cadavre, ou les civilistes qui soignent un vieillard, nous pouvons étudier le développement d'un adolescent".
276 La Morandière, 1955, 14.
277 Pour s'en tenir aux juristes et faire abstraction des propositions parlementaires communistes et féministes, voir par ex. les progressistes A. Lagasse, (Le droit de la famille devant la Sécurité sociale, Paris, 1949, affirmant not. qu'on "est en droit de parler d'une notion sociale de la famille et d'un droit nouveau de la famille" - p. 71), et R. Théry, "Les personnes à charge et le droit de famille", Jurisclasseur périodique, 1948, I, p. 739 et s. Non « révolutionnaires » en ce sens qu'ils ne souhaitent pas forcément la "destruction", comme dirait Ripert, de la famille légitime, ils revendiquent un droit plus humain et plus égalitaire, plus adapté aux situations sociales. Cf. aussi apparemment Chauveau, Lagarde et Durand dans RIDC 1954, p. 541 et s. Ce dernier insiste : "Ce n'est pas parce que l'on place l'enfant légitime sur le même plan que l'enfant naturel, que, dans le milieu social français, la famille naturelle occupe une place égale à celle de la famille légitime".
278 Julliot La Morandière y fait directement référence à propos de la famille, cherchant à justifier les "solutions moyennes, empreintes de l'esprit de mesure, de transaction, d'équilibre", pour lesquelles la Commission a opté (La Morandière, 1955, 35). Dans ibid., 1948, 121, l'auteur écrit qu'à l'intérieur de la commission elle-même, "nos tendances se heurtent, et la majorité n'est souvent acquise qu'au prix de concessions réciproques" : "Il est difficile de séparer le technique du social", avait-il annoncé plus haut.
279 C'est le cas de Josserand par exemple, qui, bien qu'ardent défenseur de la théorie du risque en matière de responsabilité, promoteur de la "fonction sociale" des droits (cf. supra, note 91), refusait comme Savatier toute reconnaissance juridique aux relations de concubinage ("L'avènement du concubinat", Recueil Dalloz, 1932, Chron., p. 45 et s.), emportant d'ailleurs l'adhésion de la jurisprudence (Civ., 27 juillet 1937). Beaucoup moins conservateur, André Rouast affirme néanmoins qu'une politique [juridique] de la famille peut être conçue en tenant compte des situations de fait, mais ne se contentant pas de les accepter comme telles, et cherchant à remédier à certains défauts (RIDC, 1954, 542).
280 Voir les positions tout à fait révélatrices de Tissier et Larnaude en 1904 (supra, II, 2, p. 485 et suiv.).
281 Cf. supra, par ex. p. 719 et infra p. 731.
282 Rappelons à cet égard que la Constitution de 1946, dont l'esprit peut être largement ramené à l'inspiration social-démocrate (mais aussi certes socialiste), fait de la personne humaine la valeur suprême. Cf. not. le Préambule, proclamant "à nouveau" les "droits inaliénables et sacrés" de la "personne humaine", face aux "régimes qui ont tenté [de l'] asservir et de [la] dégrader". On a vu par contre que cette constitution n'a pas défini le droit de propriété, malgré l'existence d'une disposition en ce sens dans le premier projet constitutionnel rejeté par le référendum de mai 1946 (art.35). P.-H. Teitgen se battra d'ailleurs pour faire inscrire la propriété au rang des principes fondamentaux de l'homme dans la Convention européenne des droits de l'homme, mais sans succès, alors que René Cassin avait quant à lui eu plus de chance à l'égard de la Déclaration universelle de 1948 (sans que la propriété soit pour autant définie) (art.17).
283 Cf. par ex. l'administrativiste démocrate-chrétien Jean Rivero, membre de la Commission générale des Semaines sociales de France, not. dans son article "Impérialisme du droit social" (Droit social de décembre 1949). Voir de même l'ensemble des contributions à La société démocratique, 1963, où l'on déplore la montée de la "démocratie d'adhésion" et le développement des attitudes "dépolitisées", passives, de masses, des comportements technocratiques, et où l'on souligne l'échec ou au moins le combat à mener pour l'avènement d'une réelle "démocratie participative", fondée sur l'engagement social et politique et les valeurs de dignité, d'autonomie, de liberté et de responsabilité humaines, et donc bien distincte d'une socialisation excessive du droit. La démocratisation économique, sociale et participative doit donc être accomplie prudemment, à l'instar des commissaires de la Commission de réforme de 1945, de peur de sombrer dans la négation pratique des principes humanistes.
Voir aussi les fortes affirmations de René Capitant (cf. supra note 14), favorable à la participation et à la notion d'Entreprise et d'association dans le domaine économique, mais uniquement dans la mesure où l'on se maintient dans la "démocratie sociale", c'est-à-dire "un régime où les contrats sont conclus conformément aux principes démocratiques, et notamment au principe d'égalité". Remarquant que "l'erreur libérale" a bien été de "réduire la démocratie à la seule autonomie contractuelle" (oubliant l'impératif d'égalité ou d'équivalence réelles - et non pas seulement abstraite - des prestations, qui conduit, dans le sillage des Saleilles et Hauriou, que Capitant salue au passage - à un rééquilibrage objectiviste du droit des contrats), mais fondant la démocratie sur l'autonomie de la personne humaine et par conséquent sur l'"autonomie contractuelle", et rejetant dès lors toutes les formes de socialisme hostiles au contrat (donc aussi le dirigisme en matière économique, sociale, juridique), Capitant concède cependant, par exemple, que "le socialisme proudhonien est parfaitement conforme à la démocratie, précisément parce qu'il bâtit la démocratie économique sur le contrat" (texte de 1952-1953). Cf. Capitant, 1982, 182 et s. Remarquons nous aussi au passage que Capitant commet le même contre-sens que Gounot (auquel il fait référence dans sa démonstration et dont il s'inspire ici) à propos du prétendu libéralisme orthodoxe de Fouillée (se contentant de citer hors de son contexte sa fameuse formule Tout ce qui est contractuel est juste), décidément bien mal compris par des auteurs qui partagent pourtant les mêmes convictions (p. 189). Pour Capitant, la "voie authentique" de la démocratie (p. 190) est donc étroite et doit être percée avec prudence. De plus, les principes de 1804 ont pour eux l'immense avantage de correspondre textuellement aux exigences de la démocratie économique et sociale (même s'ils ont été conçu pour l'auteur dans un esprit différent - cf. infra), a fortiori depuis que le droit privé actuel "assure" effectivement cette correspondance, ce qui n'est pas certain de la part des nouvelles constructions de socialisation du droit. Les relations de travail sont certes quant à elles encore soumises à une "structure féodale", mais précisément le Code Napoléon leur a été indifférent et n'a pas véritablement consacré cette structure dans son texte, ce qui est un argument de plus en faveur du statu quo. De surcroît, c'est bien par des mécanismes contractuels que Capitant prône leur démocratisation ("contrats synallagmatiques", c'est-à-dire en réalité contrats de louage d'ouvrage sur le modèle de l'artisan ou du travailleur indépendant, et "contrat-loi", ou "contrats d'association", sur le modèle des rapports entre associés ou actionnaires) (p. 182-183). Mais le problème qui se pose est celui des moyens à mettre en œuvre pour démocratiser le monde du travail. Et c'est là que l'anti-dirigisme des sociaux-démocrates, particulièrement net chez les démocrates-chrétiens, les condamne souvent à se contenter de stigmatiser l'"égoïsme" des patrons et d'en appeler à leur conscience chrétienne, tout en notant, comme Léon Mazeaud, 1964, 390, dont le plaidoyer pour la "justice" dans l'entreprise est pourtant très vigoureux, que "les dirigeants les plus influents de la classe ouvrière" compromettent l'application des directives de la doctrine sociale de l'Église en ne voulant "d'autre solution que la lutte des classes" et en s'opposant par conséquent "à toute association des travailleurs à l'entreprise".
Cf. enfin, du côté de la gauche radicale, Pierre Mendès-France, dans La république moderne, Paris, Gallimard, 1962, par ex. p. 103-105 sur les "dangers du corporatisme", et plus spéc. dans son Discours de clôture du Colloque sur les Libertés individuelles de 1957, extrait cité dans L'Esprit de 1789, 1989, p. 237-238.
284 La Morandière, 1948, 123.
285 Voir supra, et encore par exemple ses fortes affirmations selon lesquelles "la collaboration [terme surtout utilisé par Blum, 1941, 131, c'est-à-dire l'association et la participation] n'a pas de place dans le répertoire des catégories juridiques", et que "tant que nous n'avons pas modifié les concepts de propriété et de contrat, nous n'avons rien fait contre le capitalisme et la société individualiste du Code civil qu'il ne sert à rien d'attaquer" (Ripert, 1946, 271 et 341). Remarquons que Ripert, forçant son talent littéraire, n'a pas peut-être pas choisi d'utiliser le terme "collaboration" par une motivation purement juridique....
286 Cf. par ex., dans le sillage d'Emmanuel Mounier (De la propriété capitaliste à la propriété humaine), Jean Carbonnier, "Les transformations du droit civil contemporain", dans Droit social de février 1949, et Paul Coste-Floret, La nature juridique du droit de propriété d'après le Code civil et depuis le Code civil, thèse, Montpellier, 1935. G. Morin, 1950, 15-16, reprend cette analyse, en notant le renversement des valeurs depuis le Code civil, la "valeur chose tendant à ne plus l'emporter sur la valeur personne", et ramenant la disparition du caractère unitaire et absolutiste des droits classiques (le droit à la vie et le droit au travail ayant notamment conduit à des restrictions, ou mieux, des partages de propriété sur les choses - comme l'entreprise, la ferme) au déclin de la forme tout aussi classique de la souveraineté politique (cf. infra note 341 sur ce dernier point).
287 On peut retrouver ici des conceptions socialistes réformistes et jaurèssiennes, notamment à propos du droit à la vie (cf. supra, II, 1, p. 401 par ex.). Des conceptions qui ne sont sans doute pas étrangères à l'abandon progressif de la défiance marxiste à l'égard des droits de 1789 (et de la Révolution dans son ensemble) parmi de nombreux socialistes français depuis les années d'aprèsguerre (sans compter bien sûr la tradition socialiste française anti-marxiste et anti-collectiviste, de Proudhon à Malon)... Préfigurant de loin la « consensualisation » générale autour de ces principes si souvent évoqués depuis une quinzaine d'années dans notre paysage politique et idéologique d'aujourd'hui...
288 Rappelons l'européanisme des dirigeants du MRP, qui rappelle celui des solidaristes politiciens (Bourgeois et Briand) et juristes (Saleilles, Demogue).
289 Voir semble-t-il pour François de Menthon supra, note 12. P.-H. Teitgen se lancera lui aussi entièrement dans l'aventure européenne, en devenant membre de l'Assemblée consultative du Conseil de l'Europe (1949-1958). Il sera notamment le rapporteur général de la Convention européenne des droits de l'homme devant cette dernière assemblée (1950-1951), puis juge à la Cour européenne des droits de l'homme de 1977 à 1982. On a de lui Les grandes étapes de l'idée européenne, Études et documents du Conseil d'État, Paris, 1963.
290 Cf. supra, p. 705-706.
291 Cf. l'article militant de Roger Houin, "Pour une codification européenne du droit des contrats et des obligations", Études juridiques, 1964, p. 223 et s.
292 Voir en ce sens les remarques de Jacques Flour à propos du maintien du consensualisme ou du refus de consacrer la théorie de l'imprévision dans le domaine contractuel par la majorité des juges (ou en tout cas par la Cour de cassation), à la différence du législateur ("Quelques remarques sur l'évolution du formalisme", dans Le droit privé français, 1950, not. p. 114). Si la jurisprudence judiciaire, depuis les toutes premières années du xixe siècle, avait soumis le texte du Code à de grandes évolutions, celles-ci sont toujours restées mesurées, jamais véritablement révolutionnaires - en tout cas pas de manière brutale, à quelques exceptions près, et pas non plus sur le plan des principes fondamentaux (individualistes) du droit civil (cf. not. le constat de Jean Jaurès à propos de l'affaire Dreyfus rapporté supra II, 2, p. 468). Outre le fonctionnement et la structure particulièrement hiérarchisés de la magistrature, la composition socio-professionnelle de la profession joue bien sûr un rôle dans ses attitudes et convictions idéologiques et juridiques (cf. not. Daniel Soulez-Larivière, Les juges dans la balance, Paris, Ramsay, 1987). Remarquons enfin que de grands auteurs conservateurs comme Planiol et Ripert ne seront pas sans marquer idéologiquement plusieurs générations d'ex-élèves devenus hauts magistrats... Les projets de la Commission ont d'ailleurs été soumis pour avis aux Cours et Facultés, et Roger Houin affirme que des observations "souvent très pertinentes ont été présentées", "examinées avec le plus grand soin" par la Commission, et conduisant parfois à une "modification des textes primitifs" (Houin, 1964, 224). En l'état des recherches, on n'a pu consulter ces observations, qui pourraient sans doute faire l'objet d'une étude spécifique.
293 Sur le conservatisme corporatif, rappelons par exemple le mot de Tocqueville rapportée par Halpérin, 1992, 17 : "Les lois civiles ne sont familières qu'aux légistes, c'est-à-dire à ceux qui ont un intérêt direct à les maintenir telles qu'elles sont, bonnes ou mauvaises, par la raison qu'ils les savent". Quant au conservatisme intellectuel, on pourra se reporter au constat de Thaller rapporté plus haut, II, 2, p. 538.
294 Comme on l'a évoqué plus haut, la plupart des juristes commercialistes, travaillistes, administrativistes, étaient partisans d'un développement propre et autonome de leur discipline de prédilection. Même au sein de la Commission, on a vu que Niboyet, comme La Morandière l'avait d'ailleurs lui-même accompli en 1945 pour le droit de la nationalité, optait pour la constitution d'un Code de droit international privé séparé du Code civil.
295 Cf. Arnaud, 1975, 196 et s. Voir tout spécialement les belles pages que consacre Jean-Denis Bredin à cette ambition technocratique au sens premier du mot, notamment au travers de la réforme des études juridiques, dans "Pour la réforme des réformes : remarques sur l'enseignement du droit", Études juridiques, 1964, p. 73 et s., spéc. p. 76. Voir aussi René Savatier, qui critique l'emprise acquise par les économistes sur la société civile et politique et par conséquent sur les juristes et le droit, et qui met en question la coexistence de ces derniers et des économistes dans les facultés ("Cohésion des Facultés de droit et des sciences économiques", Études juridiques, 1964, p. 501 et s.).
296 Malgré les efforts de certains, tel Louis Le Fur (il dirige les Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique, a fondé un Institut international de philosophie du droit à Paris, et publié Les grands problèmes du droit, Paris, 1937), la philosophie du droit en France se trouve depuis le xxe siècle en position considérablement plus défavorable que dans la plupart des autres pays européens (cf. Planiol, Ripert et Boulanger, 1948, 7). Parmi les auteurs francophones ayant œuvré directement à l'époque (années 1920-1950) pour la promotion de la philosophie ou de la théorie du droit, et outre les Lévy, Ripert, La Gressaye et Laborde-Lacoste, Motulsky déjà évoqués, citons aussi notamment Jean Dabin, Théorie générale du droit, Bruxelles, 1944 ; Paul Roubier, Théorie générale du droit, Paris, 1946, et bien sûr, dans le champ du droit public, après Duguit et Hauriou, Carré de Malberg (cf. spécialement Contribution à la théorie générale de l'État, 2 vol. , Paris, Sirey, 1920-1922, et La loi, expression de la volonté générale, Paris, 1930). Viendront bientôt H. Battifol et M. Villey.
297 Comme le note dans son Avant-propos collectif la Revue internationale de droit comparé dans le numéro spécial (oct.-déc.) qu'elle consacre à cet évènement en 1954, "cette date n'a pas suscité de manifestations aussi spectaculaires" qu'en 1904. Il n'y aura notamment pas de "Livre du cent cinquantenaire", car la Société de législation comparée et l'Association Henri Capitant avaient décidé de consacrer la Semaine internationale de droit de 1950 à L'influence du Code civil dans le monde, dont les travaux furent précisément publiés dans un gros volume du même titre paru en 1954 (Paris, Pedone), ce qui rendait encore moins pertinent le projet d'un ouvrage jubilaire. Mais aussi, bien sûr, doit-on relier ce peu d'intérêt pour le Code à l'échec de la tentative de sa refonte, notamment sur le plan de l'indifférence que portait à ce projet une partie grandissante du monde juridique. Quoi qu'il en soit, et outre certaines des références déjà citées, on se réfèrera à quelques-uns des textes qui viennent d'être annoncés, dont le nombre est d'ailleurs limité par le fait que la plupart des contributions sont dûes à des auteurs étrangers traitant de la réception et de l'interprétation du Code civil dans leur pays, ce qui dépasse notre sujet. On se réfèrera par contre aux belles pages de René Savatier, dans l'article réalisé pour la RIDC de 1954 à l'occasion du Cent-cinquantenaire : "Destins du Code civil français" (p. 637 et s.), et qui constitue dans l'ensemble une interprétation très « libérale » (au sens du libéralisme du xixe siècle), dotée cependant d'une influence très importante (notamment, à notre avis, sur Jean Carbonnier) sur la doctrine juridique jusqu'à nos jours. On peut même sans doute parler ici de "vulgate académique".
298 La Morandière, 1955, 12.
299 Ibid., 16. Cf. supra, p. 700-701.
300 Cf. supra, et encore ibid., 1948, 122. On y retrouve les mêmes arguments pour et contre que ceux invoqués en 1904.
301 On trouve en effet moins de définitions dans l'Avant-projet que dans le Code Napoléon, afin de pas "lier" les tribunaux par des textes inadaptés.
302 Cf. supra, note 168. Il est particulièrement révélateur à cet égard que les commissaires de 1945 proposent l'abandon des art. 4 et 5 du Code civil, ou plutôt leur renvoi ailleurs, au motif que ces dispositions ne sont plus maintenant contestées (cf. supra, p. 708). On pourrait rétorquer qu'avec la multiplication des auteurs qui théorisent à l'époque le "pouvoir créateur de droit de la jurisprudence" (cf. supra, p. 693), le débat aurait pu au contraire se réouvrir.
303 Un « possible » néanmoins plus limité que dans l'esprit des codificateurs de la Convention en 1792-1794. En 1804 comme en 1945, malgré les dénonciations du "droit coutumier" par La Morandière rapportées plus haut (supra, p. 697), les commissaires estiment qu'un certain niveau de technicité juridique est indispensable, et, partant, que les juristes professionnels le sont également.
304 La Morandière, 1955, 24.
305 C'est surtout le magistrat-sociologue Raoul de La Grasserie qui avait attaqué le Code Napoléon sur ce point. Mais il ne fit pas partie de la Commission de révision. La Morandière indique quant à lui que "quelques retouches" ont dû être apportées à la rédaction des articles de 1804 conservés dans l'Avant-projet. "Malgré la vigueur du style législatif de 1804, malgré les éloges que de grands maîtres de la plume française lui ont adressés, il y a lieu parfois de rectifier certaines impropriétés de termes, certaines obscurités de langage". Mais le doyen poursuit immédiatement en concédant qu'"Il est vrai qu'il me faut être modeste à cet égard. N'avons-nous pas à craindre au contraire le reproche d'avoir, souvent dans le souci de trop bien faire, employé un style moins nerveux, moins parfait que celui du Code actuel ?" (ibid., 31). Voir aussi l'éloge qu'il dresse du Code (p. 9).
306 L'auteur souligne.
307 L'auteur cite l'exemple de la formule de l'art. 2279 ("En fait de meubles, possession vaut titre"), selon lui "copiée des ordonnances de d'Aguesseau".
308 La Morandière, 1955, 24. Voir aussi par exemple Jean Boulanger : "Tout en recevant l'esprit de la Révolution, le Code civil a rétabli le lien avec les traditions de notre droit. Cette constatation, nous le savons, est d'une assez pitoyable banalité. Il est un peu moins banal de rechercher les principes de notre ancien droit qui ont passé dans le Code civil". Ces principes juridiques sont pour l'auteur ceux qu'a inspiré "la morale traditionnelle" (art. 1382 et 1134). Cf. "Principes généraux du droit et droit positif", dans Le droit privé français, 1950, I, p. 59-60. Il faut noter que l'auteur place donc l'esprit de l'article dont on fait en général l'expression de la théorie de l'autonomie de la volonté au rang des principes traditionnels, alors qu'il venait de décrire quelques lignes plus haut les différents principes juridiques du Code directement hérités de la Révolution : égalité civile, laïcité, souveraineté de la propriété individuelle et liberté contractuelle (art. 6 C.N.), "forme juridique" de l'idée de liberté économique. Voir dans le même sens, et précisant que cette morale traditionnelle est bien la morale chrétienne, Ripert, 1925. A noter aussi que les deux auteurs rangent la théorie de l'abus de droit dans l'intention de nuire au rang de ces principes traditionnels, et non pas « modernes » et républicains. Cf. infra pour Savatier.
309 La Morandière, 1955, 24-25.
310 Ibid, 9. Savatier, 1954, 638-639, rattache directement les articles 544 et 1134 à l'inspiration de la Déclaration de 1789, et conclut ainsi : "L'Homme du Code civil, la « personne », au sens du droit, reçoit du législateur pleine foi dans sa valeur. Il a le pouvoir et le mérite de dominer son destin. Ses actes portent leur récompense ou leur sanction civile. Tout cela superpose, à un vieux fond de civilisation chrétienne où se trouvait déjà soulignée la responsabilité humaine, le message idéaliste, égalitaire et libérateur de la philosophie du xviiie siècle. Le Code civil y prolonge la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, telle qu'elle avait jailli, en 1789, de l'enthousiasme de l'Assemblée constituante". Plus haut, il faut le noter, l'auteur avait repris sans réserve, dans le sillage de Colin et Capitant (cf. supra, II, 3, note 505), l'interprétation de Gounot à propos de l'article 1134 : "la formule du Code rend à la liberté des contractants un magnifique hommage. Grâce aux contrats, l'homme construit lui-même sa loi. C'est toute la mystique, aujourd'hui dénoncée, de l'autonomie de la volonté". Savatier renvoie à la thèse de Gounot, 1912, à Duguit, 1927 et au Cours de doctorat de Marcel Waline, L'individualisme et le droit, Paris, Montchrétien, 1945.
311 Cf. supra, I, 1 et 2. Pour ne revenir que sur la prétendue "souveraineté de la propriété individuelle", notée également, on l'a vu à l'instant, par La Morandière, mais aussi par Boulanger, 1950, 59, qui affirme que c'est cette "souveraineté", posée par la déclaration de 1789, qui a entraîné comme "conséquence" le principe de la libre circulation des biens (et donc la liberté contractuelle), rappelons qu'il s'agit moins, dans l'esprit de 1804, de faire découler cette libre circulation - très relative d'ailleurs - des biens du droit de propriété, individuel et souverain, intangible et supra-légal, que de préoccupations utilitaires, très pragmatiques et issues de la raison d'État... Notons enfin que, reprenant la thèse que Planiol avait emprunté aux historiens du droit du xixe siècle, qui critiquaient la vision de Taine à propos de la "translation" de propriété prétendument accomplie par la Révolution, Gaston Morin rappelle que si certes "le déplacement de propriété du seigneur au vassal tenancier de la terre était chose faite avant 89", l'affranchissement des propriétaires opéré en 1789 à l'égard des corvées et des redevances féodales constituait par contre "une mutation vraiment révolutionnaire", et "pour l'immense majorité des Français, ce fut toute la Révolution" (Morin, 1950, 5-6. L'auteur renvoie à l'historien Albert Sorel, L'Europe et la Révolution française, tome I, 1885, p. 144). Cette dernière précision est peut-être en rapport avec les affirmations selon lesquelles la Révolution et le Code ont consacré la "souveraineté" de la propriété. C'est peut-être cet "affranchissement" qu'on veut alors souligner (voir en ce sens Savatier, 1954, 637-638, qui parle également de "libération", mais pas de "translation", ni de "souveraineté" d'ailleurs, mais de "plénitude" du droit de propriété). Car entre "affranchissement" et "souveraineté" de la propriété, on peut placer la même distance qu'entre "liberté contractuelle" et "autonomie de la volonté".
312 La Morandière, 1955, 44. Voir aussi dans le rapport de 1961, où le président de la Commission justifie le déplacement de la matière des successions - après celle des régimes matrimoniaux - immédiatement après le Livre premier du futur code de l'individu et la famille, en expliquant que dorénavant ce sont les personnes qui comptent le plus au yeux du droit civil, et que dès lors la logique exige qu'on rassemble toutes les matières touchant à l'organisation familiale (ibid., 1962, 8).
313 Idem. Cf. aussi ibid. 1955, 20, et Morin, 1950, II, 15 : "Le Code civil était bien plus le Code des choses et de la richesse acquise que celui de la personne. Il protégeait efficacement les hommes qui ont des biens matériels. Il négligait ceux qui en sont privés". On peut rapprocher ce jugement de celui de Locré en 1805 (cf. supra, I, 2, p. 174). Savatier note également que "l'idéologie du Code aboutit finalement à donner au droit des biens une place qui domine, apparemment, en importance le droit des personnes", en renvoyant effectivement au classement des régimes matrimoniaux dans le Livre III consacré aux différentes manières d'acquérir la propriété plutôt que dans le Livre I sur les personnes. Mais l'auteur, n'abandonnant pas pour autant sa vision « personnaliste » et idéaliste de l'esprit du Code, précise que "le soin qu'ils [les rédacteurs] prennent des biens reste l'expression d'une mystique implicitement mise au service de la personne" (Savatier, 1950, 639-640).
314 Les limites à la liberté contractuelle, notamment dans les art. 6, 1131 et 1133, sont pourtant aussi très explicitement affirmées par les rédacteurs de 1804.
315 La Morandière, 1955, 13.
316 Idem. Sur ce caractère "bourgeois", voir aussi Savatier, 1954, 639-640 : il applique bien ce qualificatif à la Révolution, et par voie de conséquence au Code civil, mais précise qu'"il ne s'agit pas du tout de la bourgeoisie commerçante. Le commerce fait l'objet d'un tout autre monde ; car le Code de commerce est celui des risques et de l'aventure. Le Code civil, au contraire, est celui de la fortune acquise, stable, non pas, pour cela, immobile, car elle est destinée, chez le « bon père de famille », à s'accroître progressivement (...). Car le bourgeois du Code civil est déjà, toutes proportions gardées, un capitaliste (...). La Terre (...) forme l'assise [de cette fortune et de cette bourgeoisie] ; cette terre sur laquelle le bourgeois s'installe avec d'autant plus de fierté qu'il a encore l'impression d'y remplacer le seigneur". Cette insistance sur la bourgeoisie terrienne, presque même entièrement "agricole", et plus précisément encore sur l'idée que les destinataires, bénéficiaires et principaux soutiens du Code sont bien les "propriétaires ruraux" (ibid., 639), était déjà fortement affirmée par Albert Sorel en 1904, à l'appui d'ailleurs de sa démonstration du caractère "national" du Code (cf. II, 3, p. 638 s.).
317 Il faut insister sur ce point. Car si, en effet, la "bourgeoisie" a les mains (relativement) libres en 1789-1791 pour poser elle-même le programme politique et social rappelé par La Morandière (not. la loi Le Chapelier), il n'en va pas de même sous le Consulat.
318 On ne pourrait dire, par exemple, que les rédacteurs de 1804 "rejettent" l'intervention de l'État par principe, au contraire. Ils jugent simplement plus efficace de laisser agir avec une liberté relative - et toujours précaire - les "causes secondes", pour le plus grand profit du Pouvoir.
319 Cf. I, 3, section 2 (p. 278 s.). Il est intéressant aussi de noter le lien établi chez Savatier, 1954, 638-639 par ex., à la suite des Doctrinaires, entre le message individualiste de la philosophie des Lumières et de la Révolution d'une part, et l'héritage chrétien d'autre part. Une "civilisation chrétienne" également revendiquée par Ripert pour défendre le modèle de la famille légitime face aux mouveaux modèles tirés de la "législation sociale" amorale (RIDC, 1954, 547). Cf. supra, note 74.
320 Cf. not. Flour, 1950, 95 et 114. Toutefois, à la première des pages citées, l'auteur ajoute (rejoignant Ripert et Boulanger), au rang des sources du "véritable dogme" qu'est selon lui dans le Code et le droit contemporain l'autonomie (la "souveraineté") de la volonté, outre donc la "philosophie" de l'homme naturellement libre et la doctrine de l'école économique libérale classique (que souligne Gounot), la morale des canonistes ("Pacta sunt servanda, la parole donnée engage son auteur").
321 La Morandière, 1955, 9.
322 L'auteur affirme pourtant à la page suivante, comme on l'a déjà rapporté, qu'il est faux de prétendre que la femme est plus faible que l'homme, et que "Molière, il y a trois siècles, soulignait déjà que les femmes ont souvent une volonté plus forte que celles des hommes" (ibid. 37).
323 Ibid., 36. Il n'y a guère là en effet de référence à l'esprit égalitaire de la Révolution, censé animer le Code. Savatier, 1954, 641-642 parle à cet égard du "paternalisme" du Code à l'égard des "« naturellement faibles »" (mineurs, déments, prodiges, faibles d'esprit, femmes mariées) : "Leur faiblesse même semble, au législateur de 1804, les exclure du champ de la liberté", les soumettant à un "« asujettisement protecteur »". Voir aussi son développement d'une analyse répandue à l'époque (cf. par ex. RIDC 1954, 542 et s.), selon laquelle la hiérarchie notamment conjugale et familiale que consacre le Code est tout autant fondée sur des considérations socio-économiques, le modèle de l'entreprise, à l'époque, étant effectivement celui d'une petite exploitation dirigée par le chef de famille, à la fois père et patron (Savatier en rappelle au passage la proximité étymologique).
324 La Morandière, 1955, 13.
325 Ripert va même - non sans raison semble-t-il - jusqu'à constater que le développement des sociétés commerciales par actions (depuis notamment la grande loi de 1867 les concernant) habituait déjà les esprits à l'idée de propriété collective - idée absente du Code Napoléon - qui se manifestera ensuite par les nationalisations. Constatant que la Société par actions "réalise une sorte de collectivisation de l'entreprise", et que si elle est "l'instrument merveilleux du capitalisme", elle peut aussi ouvrir la porte au socialisme, le conservatisme de Ripert n'est donc pas tant « capitaliste » qu'individualiste au sens propre du terme (Ripert, 1949, 205 ; 1946, 106). Dans le même sens Ripert constate (et déplore) le déclin de la souveraineté de la propriété individuelle à l'époque moderne et l'apparition de nouveaux droits dits de "propriété" (commerciale, des droits d'auteurs, de locaux d'habitation) et qui ne sont en réalité que de pâles reflets de la conception "classique" de 1804 (ibid., Nos 80 et s.). A l'appui de ces constatations, on peut citer A.J. Arnaud, 1975, 163 remarquant que ce que la majorité des juristes des années 1930-1950 "ne pardonnent pas au marxisme, c'est de proclamer la suprématie de l'économique et de traiter le Droit comme un épiphénomène". Etant donné cependant que cette évolution techniciste et instrumentalisante du droit se produit à l'époque de manière générale dans les faits (avec une accélération à partir de la Ve République), et n'est pas l'apanage des marxistes - ce que rappelle plus haut Savatier par exemple et ce qu'a parfaitement décris Ripert, 1946 et 1949 dans ses ouvrages - les juristes les plus « conservateurs » auront tendance à rejeter toute tendance en ce sens. Sur cette grande susceptiblité des juristes à la montée en puissance de la "raison instrumentale" et de la technique, on peut bien sûr invoquer la personnalité emblématique et l'œuvre de Jacques Ellul, not. dans La technique ou l'enjeu du siècle, Paris, 1954. Il y a là un certain anti-modernisme ou anti-progressisme (plus ou moins marqué selon les auteurs), pas au sens de la modernité philosophique, au contraire, mais au sens de la « modernité » contemporaine et novatrice, de la "modernisation" des principes, des comportements, des techniques.
326 La Morandière, 1955, 36. Voir une autre formulation de cette évolution p. 13 : "Le développement des moyens de transport ; la transformation des moyens de production, le passage, dans de nombreux secteurs, du travail artisanal à la grande industrie, au grand commerce, ont amené une modification des tâches familiales. La nécessité pour la femme de contribuer par un travail indépendant aux revenus du ménage a amené aussi la dispersion des membres de la famille, et le sentiment que chacun d'eux a pris de son indépendance". Voir la même analyse, déjà évoquée plus haut, chez Savatier, 1954, 652, qui écrit notamment que de presque unique "cellule de production" dans l'économie de jadis, la famille n'est guère plus aujourd'hui (sauf dans les campagnes) qu'une "cellule de consommation", et au "paternalisme" succède dorénavant, sous l'égide et l'action de l'État (notamment de la législation sociale), un "fraternalisme familial, où la camaraderie tendrait en quelque mesure à remplacer l'autorité".
327 La Morandière, 1955, 13. Savatier, 1954, 662, généralise ce point de vue très « tocquevillien » par cette formule laconique : "Et quand il ne prend pas la place du père, l'État prend volontiers celle du patron".
328 La Morandière, 1955, 13. Cf. aussi la justification de l'abandon du régime dotal sur la base du même argument (supra, note 206). Jean Boulanger, 1950, 59, entre autres, se réfère aussi à cette « révolution » monétaire, et rappelle que l'ordre juridique du Code avait été conçu pour conférer une "indispensable sécurité" : "Une nouvelle monnaie avait été créée par la loi du 17 germinal an XI (le Franc-Or) : elle a bénéficié du principe protecteur d'après lequel son pouvoir libératoire est toujours, quoiqu'il arrive, égal à lui-même (art. 1895 C.c.)".
329 Cf. de même chez Savatier, 1954, 642.
330 On notera ici l'emploi de ce verbe par La Morandière, qui tend à montrer, malgré ce qu'avait affirmé l'auteur plus haut, que c'est après sa réalisation que la bourgeoisie va se servir du Code à son profit.
331 Cf. dans le même sens Savatier, 1954, 646.
332 Guillemets de l'auteur.
333 La Morandière, 1955, 13-14.
334 Cf. supra, II, 1, p. 437.
335 Rappelons qu'un des premiers auteurs juristes d'envergure à rompre avec la version académique du Code au xixe siècle (Code "démocratique"), à savoir l'éminent doyen Glasson (Le Code civil et la question ouvrière, communication à l'Académie des sciences morales et politiques, Paris, 1886), ne sera ni socialiste, ni même grand réformateur, contrairement à ce que laissent entendre certains auteurs qui se contentent manifestement de recopier cette référence sans en vérifier le contenu, comme c'est hélas souvent le cas chez les juristes, notamment dans les manuels classiques. Ainsi par exemple cet auteur déjà rencontré, qui renvoie en note à l'ouvrage de Glasson (ainsi qu'à celui de Maxime Leroy, lui véritable socialiste) à l'appui de son constat de l'existence au moment du Centenaire d'"excès des socialistes pour qui le droit français n'est qu'un droit bourgeois à supprimer et remplacer" (Véronique Ranouil, L'autonomie de la volonté, Paris, Puf, 1980, p. 139 - ouvrage par ailleurs fort intéressant et documenté). Au contraire, Glasson n'a de cesse de louer l'œuvre consulaire et de justifier l'absence de réglementation de la question ouvière en son sein, certes pour finalement proposer quelques aménagements et réformes, étant donné l'évolution économique et sociale (Glasson ne sera d'ailleurs qu'un très tiède partisan de la révision en 1904).
336 En constituant un régime représentatif (et non pas parlementaire au sens premier du terme) conférant à l'assemblée la souveraineté des pouvoirs, "maitresse absolue de ses votes" et n'ayant pas "à se conformer à une volonté populaire dont la légitimité et l'existence même sont incompatibles avec le principe représentatif", "les hommes de 1789 ont eu pleinement conscience de ce caractère anti-démocratique du régime qu'il fondaient. (...) Ils ont fondé un système électif, aboutissant au gouvernement du peuple par les notables, et non une démocratie visant au gouvernement du peuple par le peuple. N'est-ce pas aujourd'hui un fait reconnu par tous les historiens, après avoir été vulgarisé par le marxisme, que la Révolution de 1789 a été faite par le Tiers État à son profit et qu'elle a instauré le règne de la bourgeoisie ?". Capitant renvoie aux analyses dans le même sens de Carré de Malberg, 1922, II, p. 380, ainsi qu'à l'article de ce dernier paru dans la Revue du droit public de 1931 et dans lequel l'émiment constitutionnaliste souligne que "les intentions des fondateurs du régime représentatif" devaient être "d'établir et d'assurer la maîtrise prépondérante de la classe bourgeoise sur la masse populaire" (cité par Capitant, René, 1982, 260-261 - texte de 1966).
337 Capitant (René), 1982, le fait implicitement, alors que Morin, 1950, le fait par exemple expressément.
338 Le parallèle entre le droit créé par la volonté de la Nation (Contrat social puis loi issue des assemblées) d'une part et le droit créé par la volonté individuelle dans le contrat privé d'autre part est bien sûr révélateur à cet égard. Dans les deux cas la volonté est d'ailleurs « autonome », et répond à l'exigence rousseauiste et kantienne d'un régime ou chacun obéisse aux lois tout en n'obéissant en réalité qu'à soi-même. Cf. not. Savatier, 1954, 638, reprenant Gounot : "Qu'on réfléchisse à toute la signification prise, dans le langage de ce temps, par l'affirmation de l'article 1134 (...). Quand on se souvient de cette vénération auguste, ayant entouré aux yeux de la Révolution française, la Loi, émanation du Peuple souverain, la formule du Code rend, à la liberté des contractants, un magnifique hommage. Grâce aux contrats, l'homme se construit lui-même sa loi. Sa volonté créé le droit. C'est toute la mystique de l'autonomie de la volonté".
339 Capitant se réfère à la formule de Lincoln, "Gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple", que l'on retrouve d'ailleurs dans l'art. 2 de la Constitution du 5 octobre 1958. Les deux principes de la démocratie sont pour l'auteur la "liberté" (ou "autonomie") et "l'égalité" (ou la "généralité").
340 La "démocratie sociale", pour Capitant, reprenant en cela Fouillée qu'il cite, c'est l'extension des divers principes de la démocratie aux "divers degrés de l'ordre juridique". La démocratie politique est l'application des principes démocratiques à la loi (loi consentie par tous et appliquée à tous), la démocratie sociale n'est que l'application des mêmes principes au contrat. Il s'agit dans les deux cas d'associer les individus aux règles auxquels ils sont soumis. La démocratie sociale est une "généralisation de l'autonomie individuelle". En ce sens l'art. 1134 du Code civil est très "démocratique", puisqu'il fait de la loi contractuelle la loi des parties. Or, depuis 1804, le droit privé s'est "démocratisé" : les cas d'expression juridique de la "puissance privé", c'est-à-dire de l'autorité, de l"hétéronomie" de la volonté, encore nombreux dans le texte napoléonien, ont progressivement diminué : la puissance paternelle a été réduite, presque anéantie ; l'autorité maritale également. La suppresssion des corporations d'Ancien régime était déjà allée dans le même sens. Comme le dit Fouillée, "toute justice doit être contractuelle", et le droit civil tend à consacrer cette exigence démocratique : car "le progrès du contrat, c'est le progrès de l'autonomie personnelle". Cependant, le respect de la démocratie impose aux contrats privés une autre condition que la simple expression libre de la volonté ; le respect de l'égalité des parties, c'est-à-dire de l'équivalence des prestations (sorte de justice objective) que le Code civil "ne reconnaît pas de manière générale", même s'il sanctionne avec raison la lésion dans certains cas. D'autre part, la démocratie sociale consiste éminemment dans l'application des principes de la démocratie à la "condition ouvière" -encore trop soumise au "pouvoir patronal" - par le développement du "contrat-loi" ou du "contrat synallagmatique" comme on l'a vu plus haut, note 283 (Capitant, 1982, 172-179). On retrouve notamment cette association de la démocratie à l'idée de disparition des pouvoirs de toute sorte - même politique - clairement affirmée chez Alain. Voir par exemple cet extrait d'un "Propos" de 1912 : "Dans une démocratie, non seulement aucun parti [politique ou même religieux] n'a le pouvoir, mais bien mieux, il n'y a plus de pouvoir à proprement parler. Il y a des magistrats qui ont pour charge de maintenir l'égalité, la paix, l'ordre ; mais ces magistrats ne doivent pas agir au nom d'un parti" ("Propos" du 31 juillet 1912, extrait cité dans L'esprit de 1789, 1989, p. 231).
341 Dans la Constitution de 1958, l'Assemblée perd ainsi (mais déjà en 1946) l'omnipotence qu'elle avait sous la Révolution, au profit de l'Exécutif, qui dispose d'un pouvoir réglementaire étendu et tire dorénavant sa légitimité du suffrage universel (art. 34 et 37 puis révision constitutionnelle de 1962), et aussi au profit de la démocratie directe (art. 3 : "la souveraineté nationale appartient au peuple, qui l'exerce par la voie de ses représentants et par la voie du référendum").
342 Morin, 1950, 16, fait référence à la "perte du monopole législatif" par l'État. Gurwitch, expliquant la démocratie par l'expression politique et juridique (le "construit") du "donné" social et idéal, allait donc aussi dans ce sens (voir spécialement son texte "Le principe démocratique et la démocratie future", dans la Revue de métaphysique et de morale de juillet-septembre 1929). Cf. supra, note 58 sur Gurwitch, et voir la référence positive (ainsi qu'à Proudhon et à Hauriou) qu'y fait Jean Lacroix en 1963 ("L'homme démocratique", dans La société démocratique, 1963, p. 68). Sans parler des auteurs plus « socialistes », tel Proudhon, qu'à la suite de Bouglé, Capitant et Lacroix reconnaissent comme un véritable "démocrate".
Ce courant de pensée, qui tend à replacer dans le peuple la souveraineté effective, est à mettre en relation avec l'idée de faire participer les organisations socio-professionnelles à l'élaboration au moins des textes législatifs les concernant, et jouant plus généralement un rôle actif dans la démocratie "participative". Les Conseils supérieurs du Commerce ou du Travail, et plus tard le Conseil économique et social, peuvent être considérés comme des illustrations plus ou moins fidèles de cette idée. Cf. not. un article de Grunebaum-Balin, "La participation des organisations professionnelles à l'œuvre du pouvoir législatif", dans la Revue politique et parlementaire de janvier 1920. Dans un sens plus « sociologique » et scientiste, moins « social-démocrate », on peut renvoyer aussi à la deuxième thèse de Robert Ponceau, La loi et le suffrage universel. Essai critique et constructif, Paris Rousseau, 1921, qui, s'inspirant plus ou moins librement et explicitement de Saint-Simon, de Comte, de Pierre Alex (Du positivisme et du droit, Paris, Leroux, 1876), et sans ôter au Parlement son autonomie normative (exprimant ainsi "la volonté nationale") dans les domaines qui touchent "aux destinées du pays", préconise la création d'un "Comité de techniciens, d'économistes et de juristes", dont la fonction "ne serait pas de s'entendre sur les principes, mais de noter des faits et d'en dégager les lois suivant une méthode rigoureusement scientifique", puis de proposer au Parlement de valider ces "lois sociales objectives" (p. 62 et s.), et tout ceci afin de pallier les inconvénients posés par la théorie politique moderne de la loi qui, selon l'auteur, aboutit toujours, en dernière analyse, à la consécration, la légitimation de la seule force de la majorité sur la minorité (critique que formule Alain à la même époque, en affirmant que "la démocratie n'est pas le règne du nombre, c'est celui du droit" - cf. Alain, 1989). (La première thèse de Ponceau, soutenue en droit à Lyon sous la direction du romaniste Huvelin et avec not. Emmanuel Lévy comme suffrageant, était consacrée à la critique de l'interprétation volontariste et individualiste du Code civil, et cherchait à substituer la cause à la volonté dans la théorie générale des obligations (cf. supra, I, 2, note 278).
Enfin, la création en 1944 des Tribunaux paritaires des baux ruraux, et en 1946 des Commissions du contentieux de la Sécurité sociale, développent l'idée ayant présidée à la création des tribunaux de Commerce et des Conseils de prud'hommes au début du xixe siècle, et consistant à associer des magistrat professionnels et non-professionnels à la décision (et donc au « pouvoir ») judiciaire, et à faire régler la plupart des conflits inter-individuels du travail, du commerce, de la sécurité sociale et de l'agriculture par les membres élus des catégories d'individus intéressés (employeurs et salariés ; commerçants ; bailleurs et preneurs). De concert avec le développement des procédures de règlements des conflits sociaux (not. l'arbitrage en matière de grève, dès la loi de 1892), ces réformes tendent bien, elles aussi, à "démocratiser" comme dirait René Capitant, le pouvoir et la souveraineté politiques et judiciaires.
343 Cf. la même attitude chez les juristes solidaristes au moment du Centenaire, et spécialement chez Henri Capitant (supra II, 1, p. 431, et 2, not. note 322 sur la "moralisation" du droit). Voir cependant la prégnance morale toujours très forte que l'idée de fraternité continue à exercer dans les années 1960, notamment sous la plume de philosophes comme Jean Lacroix, 1963, 62 et s., avant de renaître dans les années 1980 sous le nom de "solidarité" et de produire de nouvelles conséquences juridiques...
344 Capitant, 1982, 170-172. L'auteur poursuit en disant : "Les tyrannies modernes, les régimes totalitaires fondent précisément l'État sur l'obligation unilatérale et inconditionnelle de leurs sujets de se soumettre à une idéologie qu'il incarne".
345 On ne peut ici que noter la continuité remarquable qui unit les Capitant père et fils, du droit civil au droit public....
346 Dans le sens du contrat-loi dont parle René Capitant, c'est-à-dire de la soumission volontaire d'individus à des statuts (de société, d'association, de convention collective).
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