Introduction à la seconde partie
p. 233-237
Texte intégral
1215. La loi, quoique largement entendue comme recouvrant l’ensemble des sources principales, et bien que complétée par la jurisprudence et la pratique administrative, ne peut appréhender la totalité du vaste champ de l’activité humaine – fût-il limité à celui de l’activité créatrice des auteurs et de leurs partenaires économiques. Le constat est aussi ancien que pérenne.
2L’on connaît les paroles de Portalis :
« Un code, quelque complet qu’il puisse paraître, n’est pas plutôt achevé, que mille questions inattendues viennent s’offrir au magistrat. Car les lois, une fois rédigées, demeurent telles qu’elles ont été écrites ; les hommes, au contraire, ne se reposent jamais ; ils agissent toujours, et ce mouvement, qui ne s’arrête pas, et dont les effets sont diversement modifiés par les circonstances, produit à chaque instant quelque combinaison nouvelle, quelque nouveau fait, quelque résultat nouveau.
Une foule de choses sont donc nécessairement abandonnées à l’empire de l’usage, à la discussion des hommes instruits, à l’arbitrage des juges.
(...).
Il serait sans doute désirable que toutes les matières pussent être réglées par des lois.
Mais à défaut de textes précis sur chaque matière, un usage ancien, constant et bien établi, une suite non interrompue de décisions semblables, une opinion ou une maxime reçue, tiennent lieu de loi »1.
3Ainsi que l’analyse en droit comparé de Lambert évoquant le développement du droit ou plutôt des droits, français et étrangers, sous l’action combinée de « quatre matrices concurrentes du droit positif »2. Outre les trois premières matrices (loi, pratique administrative et jurisprudence), il faut compter, avec le comparatiste, une quatrième matrice :
« 4° la matrice corporative – ou plutôt les matrices corporatives, car plus encore que la troisième, cette dernière source générale se décompose en une série de veines de jaillissement, – pratique extra-judiciaire, usages des notaires et autres rédacteurs d’actes, de polices ou de cahiers des charges, droit fait par les groupements économiques pour le gouvernement des rapports entre leurs membres et souvent aussi des rapports collectifs de ceux-ci avec le dehors, droits élaborés par les organisations syndicales patronales ou ouvrières, usages et coutumes, soit du commerce ou de l’industrie en générale, soit de corps de métiers ou de rameaux particuliers du commerce »3.
4D’autres normes que les sources complémentaires étatiques complètent ainsi la loi en participant à la réglementation du droit. Ces sources complémentaires extra-étatiques ne découlent pas d’un organe de l’État, tels que le juge ou l’Administration, mais proviennent d’en bas, de la pratique professionnelle, constituée des multiples « veines de jaillissement » décrites par Lambert.
5216. Au regard de la théorie générale des sources du droit, les pratiques professionnelles sont désignées le plus souvent sous le vocable soit d’« usage », soit de « coutume »4. Le terme « usage » sera ici privilégié conformément à l’option retenue tant par le législateur que par la jurisprudence qui, tous deux, évitent de parler de « coutume »5. Il sera employé dans le sens de pratique professionnelle générale, constante et répétée6.
6Il ne s’agira donc pas des « comportements isolés et sans lendemain ; singulier et éphémère ne riment pas avec législation serait-elle sociologique »7.
7Il ne s’agira pas davantage d’usages nécessairement « anciens ». Si certains auteurs ajoutent « l’ancienneté » comme critère de définition de l’usage, cet élément ne nous paraît pas, dans nos sociétés modernes du moins, suffisamment diriment pour devoir être systématiquement retenu. Dans un article resté célèbre, B. Starck a démontré que la durée peut ne pas être un élément pertinent mais qu’il y a place, au contraire, pour « une coutume à formation rapide quasi instantanée »8. Selon l’auteur :
« le temps n’est qu’un cadre, un contenant de la matière qui forme la substance de la coutume. Cette substance, c’est la généralité des comportements jointe à l’opinio necessitatis (...). Mais il en est autrement lorsque les usages et les comportements se propagent au rythme torrentiel des sociétés contemporaines. La prise de conscience collective, le phénomène d’imitation qui engendrent la généralité des comportements se réalisent avec une vitesse extrême du fait des moyens d’information de masse – presse, radio, télévision – dont on dispose de nos jours. La répétition des pratiques atteindra alors le nombre, leur conférant le caractère de généralité, dans un temps très court, du fait même de leur vitesse de propagation... »9.
8En d’autres termes, la compression du temps serait la marque de nos sociétés modernes ; de sorte que la durée ne serait plus un facteur nécessaire. Aussi n’est-il pas étonnant qu’elle soit parfois remplacée par la vitesse.
9Il ne s’agira pas non plus de traiter de la lex mercatoria, définie par le Vocabulaire juridique Cornu comme :
« le Droit élaboré par les milieux professionnels du commerce international ou spontanément suivi par ces milieux indépendamment de tout Droit étatique et dont l’application échapperait, pour cette raison, à la méthode du conflit de lois »10.
10Bien que le domaine de la propriété littéraire et artistique, traditionnellement ouvert aux échanges internationaux, soit a priori un terrain propice au développement d’un droit élaboré par les milieux professionnels du commerce international, notre propos sera limité aux seules sources professionnelles internes observables dans notre système juridique positif11. En droit d’auteur, la « loi des marchands » régissant les rapports internationaux mériterait en effet à elle seule une étude séparée que l’on ne saurait ici mener à bien.
11Précisons, enfin, que l’expression de « lex mediatica », parfois employée par certains spécialistes du droit d’auteur, ne sera pas reprise ici12. Celle-ci serait le pendant en droit d’auteur de la lex mercatoria du droit du commerce international. Afin d’éviter de multiplier inutilement les expressions synonymes, et partant les risques de confusion avec l’expression voisine de « lex mercatoria », seul le vocable d’usage sera retenu selon l’acception précédemment définie.
12217. Le droit commercial, ainsi que le droit social, sans oublier à un autre niveau le droit international privé, sont traditionnellement ouverts aux usages. Parce qu’elles gouvernent l’activité économique, ces disciplines constituent un terrain privilégié d’observation pour les sources professionnelles du droit. La doctrine y est abondante13.
13En revanche, rares sont les incursions du côté de la propriété littéraire et artistique14. La matière est pourtant riche d’enseignements. Les usages professionnels y sont nombreux et jouent un rôle important. Certains sont d’ailleurs codifiés dans des instruments normatifs divers, rédigés tantôt par des organismes privés, tantôt par les pouvoirs publics. Et de son côté, le législateur y fait de multiples renvois.
14Conformément à la méthode définie en introduction, l’étude, en droit d’auteur, des sources complémentaires professionnelles se déroulera en deux temps : il faudra d’abord identifier les multiples manifestations de normativité issues de la pratique professionnelle et ensuite s’interroger sur leur valeur juridique.
15D’une certaine manière, nous nous attacherons donc successivement aux deux sens du mot usage, celui-ci désignant, selon M. Pédamon, « à la fois la pratique et la norme »15.
16Titre I : Manifestations de normativité
17Titre II : Valeur juridique
Notes de bas de page
1 « Discours préliminaire sur le projet de Code civil » in, J. E. M. Portalis, Écrits et discours juridiques et politiques, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 1988, p. 26-27 ; et déjà, supra, n° 17.
2 E. Lambert, « L’enseignement du droit comme science sociale et comme science internationale », Préface à R. Valeur, L’enseignement du droit en France et aux États-Unis, Bibliothèque de l’institut de droit comparé de Lyon, t. 23, 1928, p. XXXIX ; et déjà, supra, n° 14.
3 E. Lambert, « L’enseignement du droit comme science sociale et comme science internationale », op. cit., p. XXXIX.
4 Rappelons qu’il s’agira de traiter uniquement des règles générales issues de la pratique professionnelle, et non de l’ensemble des pratiques professionnelles telles que par exemple le droit des contrats ou celui de l’arbitrage : V. sur ce point, spéc, supra, n° 3s.
5 V. spéc. en ce sens, P. Fouchard, « Les usages, l’arbitre et le juge », Études offertes à B. Goldman, Litec, 1982, p. 67s. : « Aujourd’hui, la coutume proprement dite a perdu toute consistance en droit privé, et c’est le terme d’usage qui est employé, pour désigner l’ensemble du phénomène coutumier, aussi bien dans le Code civil français que par la cour de cassation ». Et de noter que les tables annuelles du Bull. civ. ne portent référence que du mot usage et non de celui de coutume. – Cette assertion se vérifie largement en droit d’auteur, tant dans le Code de la propriété intellectuelle qu’en jurisprudence ou en doctrine.
6 V. sur les caractères de l’usage, parmi la doctrine abondante, Merlin, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, 5e éd., Bruxelles, 1828, t. 35, V° « Usage », p. 291s. ; Rép. Civ. Dalloz, V° « Coutume », par A. Lebrun ; Rép. Com. Dalloz, V° « Usages commerciaux », par M. Salah ; Vocabulaire juridique Cornu, PUF, 2002, V° « Usage ».
7 J.-L. Sourioux, « Rapport français de droit civil », Le rôle de la pratique dans la formation du droit, Travaux de l’association H. Capitant, Journées suisses, 1983, tome XXXIV, Economica, 1985, p. 85s., n° 6.
8 B. Starck, « À propos des "Accords de Grenelle", réflexions sur une source informelle du droit », JCP, 1970, I, 2363.
9 Ibidem, n° 22.
10 Vocabulaire juridique Cornu, PUF, 2002, Vo « Lex mercatoria ».
11 Supra, spéc. n° 19.
12 V. spéc. H.-J. Lucas qui est l’un des premiers auteurs à avoir employé l’expression in, « Satellite et droits voisins : questions de méthode », Europe, Satellite et droit d’auteur, Colloque Juriscope 1989, Poitiers, Actes, p. 89s. ; A. et H.-J. Lucas, Traité, n° 1009s.
13 V. notamment, Le rôle de la pratique dans la formation du droit, Travaux de l’association H. Capitant, Journées suisses, 1983, tome XXXIV, Economica, 1985. -Et plus spéc., pour le droit social, Les sources du droit du travail, sous la direction de B. Teyssié, PUF, Paris, 1998. – Pour le droit commercial : A. Kassis, Théorie générale des usages du commerce, LGDJ, 1984 ; F. Leymarie, Les usages en droit commercial, Thèse Bordeaux, 1970 ; Rép. Com. Dalloz, V° « Usages commerciaux », par M. Salah. – Et pour le droit international privé, B. Goldman, « Frontières du droit et lex mercatoria », APD, t. IX, Sirey, 1964, p. 177s. ; in, Études offertes à B. Goldman, Litec, 1982, spéc. les contributions de P. Fouchard, « Les usages, l’arbitre et le juge », p. 67s. ; P. Kahn, « Droit international économique, droit du développement, lex mercatoria : concept unique ou pluralisme des ordres juridiques ? », p. 97s. ; P. Lagarde, « Approche critique de la lex mercatoria », p. 125s. ; M. Virally, « Un tiers droit ? », p. 373s. ; et également, B. Oppetit, « La notion de source du droit et le droit du commerce international », APD, « Sources du droit », t. 27, Sirey, 1982, p. 43s. (reproduit sous le titre « L’émergence de la lex mercatoria » in, Droit et modernité, PUF, 1998, p. 53s.) ; D. Bureau, Les sources informelles du droit dans les relations privées internationales, Thèse Paris II, 1992.
14 V. cependant, P.-Y. Gautier, Précis, n° 22, 120, 132, 255, 294, 306, 330, 454. – Et également, récemment, B. Montels, Les contrats de représentation des œuvres audiovisuelles, (Thèse Paris II, 2000), Presse universitaire d’Aix-Marseille, 2001 ; V.-L. Bénabou, « Puiser à la source du droit d’auteur », RIDA, n° 192, avril 2002, p. 3s. précisant que « la question des usages comme source du droit d’auteur mériterait à elle seule de longs développements » ; C. Caron, « Les usages et pratiques professionnels en droit d’auteur », Propriétés intellectuelles, avril 2003, n° 7, p. 127s.
15 M. Pédamon, « Y a-t-il lieu de distinguer les usages en droit commercial ? », RTD civ., 1959, p. 335s., spéc. n° 5.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sources complémentaires du droit d’auteur français
Le juge, l’Administration, les usages et le droit d’auteur
Xavier Près
2004
Compensation écologique
De l'expérience d'ITER à la recherche d'un modèle
Virginie Mercier et Stéphanie Brunengo-Basso (dir.)
2016
La mer Méditerranée
Changement climatique et ressources durables
Marie-Luce Demeester et Virginie Mercier (dir.)
2022