Chapitre I. La notion de source substantielle
p. 65-70
Texte intégral
1La définition des sources substantielle peut être réalisée de manière négative (Section 1) comme de manière positive (Section 2).
SECTION 1. IDENTIFICATION PAR EXCLUSION
244. Dans son ouvrage demeuré célèbre, Georges Ripert s’est livré à une étude approfondie des forces créatrices du droit166. Dans une démarche traditionnellement réservée aux sociologues167, il décrit l’ensemble des mécanismes extra-juridiques qui concourent à la formation de la règle juridique. Ceux-ci sont en très grand nombre. Aussi l’auteur en propose une vision panoramique qui permet d’apprécier le rôle réel ou potentiel tenu par chacun des acteurs ou éléments en présence : sans oublier la nature et les caractères du juriste168, il envisagera l’ensemble des composantes de la société qui exercent une influence certaine dans l’émergence de la règle.
3Pour les besoins de sa démonstration, l’auteur utilisera des distinctions qui seront autant d’éclairages précieux sur le processus de naissance de la norme. Ainsi il fera clairement le départ entre l’évolution du contexte et les forces sociales. Tandis que les premières constituent les motifs de l’intervention législative, les secondes sont les causes réelles de son avènement169. Il n’est pas en effet d’intervention du droit qui ne repose sur un choix politique. L’auteur fait clairement apparaître que le processus de création normative repose sur la rencontre d’un nouvel environnement avec des conceptions politiques. Selon l’auteur, ce choix politique est largement dicté par les forces sociales : agissant dans l’ombre170, elles ont un effet certain sur la législation.
4A la description de l’influence exercée par les forces sociales, l’auteur ajoutera l’étude de l’impact de l’évolution scientifique171, du déclin de la force religieuse172 ou encore les incertitudes de la morale sociale173. L’œuvre du doyen Ripert est donc source de renseignements infiniment précieux pour qui souhaiterait se livrer à une analyse sociologique de la création de la norme174 : à travers une analyse pénétrante de la société, l’auteur met en évidence les différents tressaillements qui ont nourri l’activité juridique. Loin de se contenter d’aborder les circonstances directes qui ont contribué à lui donner directement naissance, il dégage les sources profondes de la règle. Il n’est donc pas étonnant que l’auteur raisonne à partir du travail législatif et semble ignorer longtemps le filtre judiciaire175. L’évaluation des facteurs sociologiques en est facilitée dans la mesure ou les représentants du peuple sont en prise directe avec la société.
545. Traditionnellement mise au service d’une approche exclusivement descriptive, l’analyse sociologique peut également être menée dans la perspective d’élaborer des règles de droit positif. La connaissance du milieu environnant va nourrir l’esprit critique176 et conditionner l’émergence des règles de droit positif. Ainsi l’œuvre du doyen Gény repose t-elle toute entière sur cette idée que la construction juridique s’édifie à partir de ce terreau qu’est « le milieu brut, où s’agite l’humanité »177 : la connaissance de l’ensemble des données qui composent la société constitue la base de l’élaboration scientifique du droit178. L’intérêt pour le réel justifie l’emploi du terme de science par opposition à la technique : « il me semble que l’expression « science », opposée à celle de technique, fait bien ressortir, qu’il est possible de concevoir une élaboration des choses du droit, s’exerçant sans artifices, tendant essentiellement à constater les données de la nature et des faits »179. Située en amont de la technique juridique, la science juridique consiste à constater « le donné de la vie sociale, pour en dégager les directions générales de la conduite humaine »180.
646. Pour enrichissante et utile qu’elle soit, l’analyse sociologique ne s’inscrit pas dans le cadre de notre étude, même appliquée à l’étude de la création de la norme. A l’exception d’une brève analyse dédiée à l’étude du contexte du Code civil, il ne sera consacré aucun développement significatif à l’étude de l’environnement sociologique. Ce choix ne s’explique pas par la volonté de souligner le caractère autopoiètique du droit181. Plus simplement il puise sa source dans le désir de réaliser un travail de nature juridique. Si l’approche sociologique peut elle aussi revêtir une forme scientifique et systématique, elle consiste en un exercice d’une nature radicalement différente de celle qui est demandée au juriste : tandis que le sociologue considère le phénomène juridique de l’extérieur, le juriste en organise la structure de l’intérieur182. Aussi le juriste doit veiller à ne pas trop s’écarter du phénomène considéré : l’objet de notre étude ne consistera donc pas à mettre en lumière les sources lointaines de l’obligation. Il en résulte que la notion de source substantielle ne recouvrira pas les raisons sociologiques - sociales, économiques ou culturelles - qui ont contribué à façonner les conditions de naissance du lien juridique.
7Bien qu’elle soit d’un apport précieux, l’approche négative ne suffit évidemment pas à cerner les contours de la notion : il convient donc désormais d’en délimiter positivement les contours.
SECTION 2. IDENTIFICATION PAR INCLUSION
847. A l’opposé de la justification juridique qui est offerte en support juridique, la source substantielle présente pour point commun avec l’approche sociologique d’être dépourvue de toute valeur justificative au plan juridique. Toutefois l’étude doit nous amener à porter un regard attentif sur les circonstances concrètes de naissance de l’obligation sans pour autant sortir de l’analyse strictement juridique : il n’est pas dans l’office du juriste d’aborder le droit avec le regard du sociologue.
9L’entreprise s’avère d’autant plus délicate que l’on ne s’en remet plus aux notions techniques qui constituent des balises rassurantes encadrant l’activité du juriste. Lorsque l’interprète s’interroge sur le fait de savoir si les contours de la notion de garde ont été respectés à travers une décision, il ne s’expose guère au risque de sortir de son champ de compétence. Au contraire, dès lors que l’on souhaite s’émanciper du carcan technique, on sort du cadre de l’étude juridique telle qu’elle s’exerce de manière traditionnelle. Le risque est alors important de sombrer dans l’analyse sociologique dans la mesure où celle-ci se définit précisément par son extériorité au phénomène juridique et la différence de perspective qu’elle propose.
1048. Afin de dépasser l’approche technique sans tomber dans l’analyse sociologique, il convient de faire le tri entre les différents déterminants possibles à la naissance de l’obligation. Il est en effet nécessaire d’exclure toutes les circonstances qui font l’environnement général au sein duquel se déploient les politiques jurisprudentielles ou légales. Ne seront retenus que les évènements qui sont en relation d’étroite proximité avec la naissance de l’obligation.
11Quoiqu’elle puisse être saisie par l’intuition tout autant que par la raison, cette proximité peut être décomposée de la manière suivante. L’exigence de proximité va d’abord délimiter le champ des personnes dont la situation ou le comportement vont rentrer dans le cadre de l’étude : il s’agit naturellement des parties au lien obligatoire. Il serait inopportun d’élever au rang de source substantielle des évènements qui affectent des parties extérieures au lien obligatoire. Toutefois, le cas échéant, elles seront envisagées en tant qu’elles renvoient à l’étude de la situation de l’une des parties.
12En application de la même idée, sera mis hors de l’analyse tout événement qui n’aurait pas de répercussion sur les parties en présence ou leur qualité respective. L’ensemble des considérations relatives au contexte global est exclu au profit d’une étude articulée autour des parties au lien juridique. Les sources substantielles peuvent donc être définies comme l’ensemble des circonstances concrètes relatives aux parties qui expliquent la naissance de l’obligation. Qu’elles soient relatives au créancier ou au débiteur, les circonstances envisagées ne sortent pas de la sphère des parties. Toutefois les différents éléments générateurs seront considérés dans leur matérialité et non leur qualification juridique.
1349. La source substantielle conduit à se poser la question de l’utilité des sources techniques : la description des conditions matérielles de naissance des obligations ne s’épuise-t-elle pas dans l’étude des sources techniques ? Dans cette perspective, la mise au jour de la notion de source substantielle attesterait d’une vison purement éthérée des sources techniques : les sources techniques ne renverraient plus qu’à un signifiant et non plus à un signifié.
14Par la définition donnée des sources substantielles, il n’est évidemment pas question de présenter les sources techniques comme des notions qui seraient exclusivement juridiques et qui ne renverraient aucunement au réel183 : les notions juridiques ont précisément pour objet d’embrasser sous forme conceptuelle les différentes réalités. Le doyen Gény n’a pas manqué de le faire observer en relevant que « les catégories juridiques n’auront une portée substantielle et profonde, qu’à la condition de marquer les traits généraux d’un précepte, d’une façon qui permette d’y ramener les réalités par des considérations puisées dans la vie même. »184. Et l’auteur poursuit : « la systématisation des notions ne puisera elle-même son efficacité épistémologique que dans sa conformité au réel. »185. Aussi il n’est pas de notion qui ne désigne les faits en eux-mêmes. Le conceptualisme en droit suppose un retour au fait. En ce sens, il est « a priori paradoxal »186. Les sources techniques n’ont de sens qu’en considération des situations concrètes auxquelles elles renvoient : « les catégories juridiques resteraient vides et formelles si elle ne trouvaient de contenu dans la réalité de la vie quotidienne »187. En témoignent l’étude de la sémiotique juridique188 ou encore l’analyse approfondie de l’opération de qualification189. Aussi s’il était fait des applications strictement identiques des notions, la notion de source substantielle n’aurait aucun sens : à chaque notion technique correspondrait une réalité parfaitement identifiée.
1550. Il en va toutefois différemment en droit positif : des différentes notions techniques, le juge n’hésite pas à faire de multiples applications différentes, relevant de philosophies ou politiques juridiques opposées. Aussi deux attitudes sont alors possibles.
16L’interprète peut d’abord considérer que certaines d’entre elles sont a priori mal venues car elles obéissent mal à l’idée qu’il se fait de la source technique. Il est alors inutile de recourir au concept de source substantielle : dès lors qu’une solution jurisprudentielle proposera une application nouvelle de la notion, elle sera jugée irrespectueuse de la définition technique. Si elle rassure par sa simplicité, cette méthode encourt un grave reproche : elle est fondamentalement arbitraire. Elle consiste précisément à se priver de toute réflexion sur les sources des obligations et interdit d’emblée toute tentative de refondation du droit des obligations.
17A l’inverse, il est possible d’émettre l’hypothèse de l’existence d’un ordre substantiel. Loin de procéder d’une approche irréaliste du droit, la distinction entre l’ordre technique et l’ordre substantiel répond au besoin d’aborder la matière avec un regard vierge de toute conception a priori. Aucune correspondance de principe ne sera établie entre la notion technique et l’application qui en sera faite.
Notes de bas de page
166 Les forces créatrices du droit, LGDJ 1995.
167 Voir notamment : L. Husson, préc. p. 273 et s. ; H. Lévy-Bruhl, Sociologie du droit, 7ème éd. 1961. Sur la question voisine - mais bien différente - des sources du droit envisagés en tant que fait social : M. Djuvara, Quelques considérations sur la nature des sources et sur la formation du droit positif, Etudes Henry Capitant, Librairie E. Duchemin, 1977, p. 219. Cette tradition a naturellement été initiée par Durkheim : P. Ansart, Durkheim, la sociologie et la science politique, PUF 1993, p. 262.
168 Ceux-ci apparaissent d’ailleurs au sein du chapitre premier dédié à l’étude du droit en tant qu’il est en mouvement : Stabilité, évolution et progrès du droit, n° 1 p. 1 et s. Notamment : ce qu’il faut entendre par conservatisme chez le juriste, n° 3 p. 8 et s. Ou encore les habitudes des praticiens : n° 5 p. 14.
169 Préc. n° 30 p. 84 et s. Léon Husson exprimera la même idée en affirmant que « les transformations qui sont survenues en notre temps dans la conception de la responsabilité civile, ont été provoquées, non seulement par la nécessité de résoudre les problèmes qu’ont posés le développement du machinisme et la constitution de la société industrielle, mais aussi par la mentalité que la vie au sein de ces sociétés a peu à peu inculquée dans les esprits. », Nouvelles études sur la pensée juridique, Dalloz 1974, p. 115.
170 L’auteur évoquera ainsi « les forces obscures qui luttent pour obtenir la règle jugée la plus favorable à certains intérêts », préc. n° 34 p. 94.
171 Préc. n° 11 p. 31 et s.
172 Préc. n° 54 p. 135 et s.
173 La liste n’est naturellement pas exhaustive.
174 Il convient de préciser que le champ de la sociologie du droit dépasse largement l’étude des facteurs extra-juridiques qui ont contribué à l’émergence de la norme. Elle consiste également en un ensemble de théories du droit qui se donne pour objectif d’influencer l’évolution du droit. Sur la question : voir notamment, J. Carbonnier, Sociologie juridique, PUF 1978.
175 Il n’abordera la question qu’au sein du chapitre VII : n° 157 p. 378 et s.
176 Sur l’apport de la sociologie dans l’éducation de l’esprit critique du juriste : Eléments de méthodologie juridique, E.S. de la Marnierre, Librairie du journal des notaires et des avocats, 1976, n° 12 p. 29 et s.
177 F. Gény, Science et technique en droit privé positif, tome II, n° 69 p. 4.
178 Préc. n° 68 p. 1 et s.
179 F. Gény, Science et technique et droit privé positif, tome I, n° 34 p. 98-99.
180 Préc., n° 35 p. 101-102.
181 Sur les systèmes autopoiètiques : Le fait du droit, P. Nerhot, archives 1986.261.
182 Il s’en suivent des différences de méthode importantes qu’il serait inutile de développer longuement : l’observation, l’interprétation se voient reconnaître des fonctions radicalement différentes. Sur la méthode de la sociologie juridique : H. Lévy-Bruhl, préc. p. 98 et s.
183 Et inversement : la préhension du fait en droit ne peut se faire qu’à partir de concepts : voir notamment, J-L Bergel, Méthodologie juridique, PUF 2001, p. 108
184 F. Gény, Science et technique en droit privé positif, tome I, Sirey 1922, n° 47 p. 137.
185 Il faut toutefois noter que l’auteur ne refuse pas de faire jouer un rôle à « l’idéalisation pure ». Il précise néanmoins qu’il faut lui refuser toute valeur de connaissance : préc. n° 47 p. 137. Aussi il accordera une place privilégiée à ce qu’il qualifiera de « catégories réelles » : notamment, Science et technique, tome III, n° 213 p. 166. Egalement : préc. n° 213 p. 169 ; n° 218 p. 195.
186 C. Jarrosson, La notion d’arbitrage, thèse Paris 1985, n° 455 p. 338. Le paradoxe n’est qu’apparent dans la mesure où le conceptualisme suppose précisément « un mouvement ascendant et descendant, qui mène de la réalité au concept, puis du concept à la réalité. », préc. n° 455 p. 339.
187 S. Goyard-Fabre, Essai de critique phénomènologique du droit, Librairie Klincksieck 1972, p. 55. L’ouvrage de Simone-Goyard-Fabre est tout entier tourné vers cette idée : « un ordre de droit, possède, en effet, intrinsèquement, le caractère objectif d’un phénomène, d’une réalité, mais il ne trouve sa vérité, c’est-à-dire son effectivité, qu’au contact des situations concrètes que vivent les sujets de droit », préc. p. 122. Et plus loin : « le droit se caractérise par son amplitude à recouvrir les faits : les notions et les règles de droit recouvrent des conduites réelles, sinon elles seraient des entités, des jeux verbaux. », préc. p. 174.
188 Paul Dubouchet a ainsi montré que les signes, la signification et la réalité formaient un ensemble indissociable qu’il qualifia de « triangle sémiotique » : Sémiotique juridique, PUF 1990, p. 25 et s. Spécialement : p. 32 et s. Aussi les formalistes ne peuvent ignorer la « pragmatique juridique », pas plus que les anti-formalistes se désintéresser de la syntaxe et de la sémantique juridique : préc. p. 32. La sémiotique juridique comporte ainsi trois niveaux. Le premier stade ne tient compte que des rapports qu’entretiennent entre elles les expressions juridiques sans considération pour leur sens : c’est la syntaxe. Le second niveau tient compte également du sens des expressions, tandis que le troisième intègre non seulement ces deux paramètres mais également les éléments réels qu’ils désignent. Ces derniers sont qualifiés par l’auteur d’« usagers » : préc. p. 34. Sur la même distinction : G. Kalinowski, Logique déontique et logique juridique, Les études philosophiques, PUF Les études philosophiques, 1965, p. 164. A cette distinction fait écho la trilogie mise en évidence par l’auteur qui distingue le « signe languistique », « le jugement » et « l’état de chose » : G. Kalinowski, La logique des normes, PUF 1972, p. 17.
189 Emblématique de l’activité juridique, l’opération de qualification fait nécessairement intervenir de manière conjuguée des considérations juridiques et factuelles : en même temps que « la qualification dépasse l’ordre des constatations matérielles », « il n’est pas possible de poser une question de droit sans se placer dans la perspective de certains faits » : L. Husson, Nouvelles études sur la pensée juridique, Dalloz 1974, p. 156. Plus loin : « On ne saurait dans ces conditions s’étonner que l’on assiste, au niveau de la qualification, à un incessant glissement du droit au fait et du fait au droit, qui en rend les frontières très floues ; car c’est là en effet que s’opère le passage de l’un à l’autre. On pourrait dire que la qualification est la frappe dont les faits matériels doivent être revêtus pour entrer dans la circulation juridique. », préc. p. 157.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La modernité du concept de nation au XVIIIe siècle (1715-1789)
Apports des thèses parlementaires et des idées politiques du temps
Ahmed Slimani
2004
Les avocats à Marseille : praticiens du droit et acteurs politiques
xviiie et xixe siècles
Ugo Bellagamba
2001
Henri de Boulainvilliers
L’anti-absolutisme aristocratique légitimé par l’histoire
Olivier Tholozan
1999
Homo Civilis. Tome I et II
Contribution à l’histoire du Code civil français (1804-1965)
Jean-François Niort
2004