Chapitre I. Les sources formelles
p. 47-51
Texte intégral
1La définition des sources formelles sera proposée (Section 1) qui garantira le dépassement des clivages philosophiques (Section 2).
SECTION 1. PRÉSENTATION DES SOURCES FORMELLES
227. Les sources formelles reçoivent en droit une double définition. Dans une première acception, elles s’opposent aux sources juridiques dépourvues d’expression textuelle114 : aux sources textuelles s’opposent la coutume et les principes généraux.
328. Mais la notion peut également être appréhendée de manière plus large. Ainsi, pour le doyen Carbonnier, elle recouvre l’ensemble des fondements juridiques par opposition aux sources dites réelles115, phénomènes qui concourent à la création de la règle de droit. Les sources formelles sont alors saisies à travers une définition fonctionnelle : la totalité des règles qui fondent en droit la solution est élevée au rang de source formelle.
4La démarche suivie nous conduira à retenir cette définition : les sources formelles sont l’ensemble des règles offertes en fondement juridique à la solution positive. Toutefois il convient d’en préciser la formulation. Lato sensu l’approche pourrait conduire à intégrer dans la définition l’office du juge en ce qu’il énonce des règles générales. Il convient donc de s’interroger sur la place qu’il convient de conférer au pouvoir judiciaire dans la définition des sources formelles.
529. La définition de la notion de source formelle interroge la nature de la jurisprudence. Mais ici la question se pose avec une acuité particulière. L’affirmation est devenue banale : l’étude du droit des obligations laisse apparaître avec évidence le rôle prépondérant pris par le juge dans sa formation. De la manière la plus claire, le pouvoir judiciaire s’est fait « l’artisan de la théorie des obligations »116. L’évolution du droit de la responsabilité et des contrats est donc largement redevable de l’intervention prétorienne. Aussi il est impossible de développer la notion de source formelle sans s’interroger sur la place qu’il convient d’accorder à la jurisprudence.
6Les plus grands auteurs se sont affrontés au sujet de la question de la puissance normative de la jurisprudence. Tandis que la jurisprudence est source de droit pour le professeur Terré, elle n’est qu’une autorité pour le doyen Carbonnier117. Aussi il serait bien hasardeux de tenter d’apporter une réponse à une question aussi vaste qui dépasse largement le cadre de notre étude118. Afin d’arbitrer entre deux thèses aussi ardemment défendues119, il serait impératif de consacrer de longs développements à la définition de la notion de jurisprudence120, d’une part, et de déterminer précisément les règles de reconnaissance de la juridicité121, d’autre part.
7Au surplus, la délimitation du champ des sources formelles ne recoupe pas la définition des sources du droit. Le champ de la notion est nécessairement plus restreint et il dépendra du sens précis que l’on choisira de donner à l’adjectif formel : les contours exacts de la notion de source formelle doivent être déterminés de manière purement dogmatique122. Il s’agit d’un choix réalisé a priori qui répond exclusivement à une exigence de méthode. La définition retenue remplira l’office d’un postulat de départ. Aussi il convient d’en affiner la définition afin de décider d’en extraire ou non les interprétations jurisprudentielles.
830. Dans le cadre de l’étude qui sera menée, la notion de source formelle sera définie comme le fondement juridique auquel le juge sera tenu de se référer aux fins de justifier la solution consacrée. Il s’agira donc d’une règle générale et abstraite. Est visé l’ensemble des normes qui feront l’objet d’une interprétation ou d’une expression par le juge : dans le premier cas, il s’agira des textes, dans le second, des sources non écrites que sont la coutume et les principes.
9Il s’ensuit naturellement que la décision jurisprudentielle ne saurait constituer une source formelle. L’exercice de la fonction juridictionnelle ne peut pas être réalisé à partir du seul précédent judiciaire : si l’article 5 du Code civil n’interdit pas qu’il soit dégagé des décisions des modèles d’interprétation, il exclut en revanche que le juge fonde explicitement sa décision sur une décision antérieure. L’existence même des principes généraux trahit la volonté permanente de puiser une justification extrinsèque à l’existence de la norme123. Si cette justification est naturellement le fruit du travail judiciaire, la nécessité pour le juge d’invoquer un principe ou un usage124 atteste à elle seule de l’insuffisance du référent jurisprudentiel. Au plan formel, la décision jurisprudentielle ne peut donc pas être offerte en fondement juridique : elle n’est pas pourvue de la qualité justificatrice inhérente aux sources formelles125.
10Ainsi défini le champ des sources formelles, il reste encore à éprouver l’affirmation de leur vertu justificatrice au regard des débats qui opposent spiritualistes et positivistes. Il serait en effet regrettable que la définition des sources formelles repose sur une conception philosophique qui n’aurait pas été clairement exposée. Une brève analyse des théories du fondement du droit permet toutefois d’en douter.
SECTION 2. LE DÉPASSEMENT DES CLIVAGES PHILOSOPHIQUES
1131. Pour les tenants de la philosophie spiritualiste, l’expression de la norme ne suffit pas à lui conférer la légitimité. Aussi il pourrait sembler que la thèse de la puissance validante des sources formelles s’accorderait mal avec les doctrines idéalistes. Or, il n’en est rien : l’affirmation dépasse les clivages philosophiques et n’est nullement remise en cause par l’adhésion au postulat du droit naturel. Car contrairement à ce que pourrait laisser penser une approche superficielle des différentes théories qui le composent, le jusnaturalisme n’est pas hostile à l’idée que les normes puisent leur validité juridique -et non pas leur légitimité profonde -dans l’expression positive : comme l’exprime le professeur Atias, « Les textes sont sans doute des fondements impressionnants de la légitimité d’une assertion juridique et il n’y a pas besoin d’être positiviste pour leur reconnaître cette portée au moins relative. »126.
12A l’opposé de ce qui est parfois affirmé, le spiritualisme fait bon accueil à l’expression positive de la norme, serait-elle d’origine étatique. De manière plus générale, aucune doctrine de philosophie du droit ne présente un a priori favorable au profit d’une source juridique plutôt que d’une autre, à l’exception notable du positivisme légaliste. L’article 1134 du Code civil ne suggère-t-il pas l’existence d’une règle universelle et immuable ? Aussi le jusnaturalisme mérite mieux que d’être présenté comme le sous-bassement théorique des principes généraux du droit127, ou pire, un vague succédané de l’anarchisme128.
1332. Les doctrines du droit naturel postulent exclusivement la conformité des règles positives avec des règles universelles et immuables. – et non pas d’ailleurs nécessairement avec la règle morale129, qu’il s’agisse du jusnaturalisme fondé sur la nature humaine ou sur la nature divine. Il s’ensuit qu’à l’instar des positivistes, les partisans du droit naturel sont parfaitement enclins à voir dans l’expression régulière de la norme le signe de la juridicité. Quelle que soit l’option philosophique choisie, il est manifeste que les sources formelles ont pour fonction d’offrir une justification juridique à la naissance de l’obligation, quelle que soit la forme qu’elles revêtent. Elles constituent le support à partir duquel seront dégagées par le juge les conditions techniques posées à la naissance de l’obligation.
Notes de bas de page
114 C’est en application de cette définition que Dominique Bureau étudia les sources informelles en droit international privé : Les sources informelles en droit international privé, thèse Paris 1992.
115 J. Carbonnier, Droit civil. Introduction, Les personnes. La famille, l’enfant, le couple, PUF 2004, n° 4 p. 11. Pour des développements conséquents sur la notion de source réelle : B. Cubertafond, La création du droit, Ellipse, p. 29 et s.
116 S. Goldschimd, L’obligation de sécurité, thèse Lyon 1947, p. 10. L’auteur souligne le paradoxe qui consiste en ce que la jurisprudence s’est arrogé en ce domaine une place prépondérante alors que la France est un pays de droit écrit : préc. p. 183. Sans considération pour la richesse sémantique du mot source, Berthold Goldman a même qualifié la jurisprudence de « source unique du droit positif » en matière de garde de la chose : La détermination du gardien responsable du fait des choses inanimées, thèse Paris 1947, p. 11. Sur l’influence exercée par le juge sur l’évolution de la politique juridique en général : F. Ost, Quelle jurisprudence, pour quelle société ?, archives 1985.9.
117 J. Carbonnier, préc. n° 144 p. 273. L’auteur fait clairement figurer la jurisprudence au sein des autorités et non pas des sources.
118 Pour l’exposé des thèses relatives à la question et la démonstration de l’influence concrète exercée par la jurisprudence dans la définition des sujets de droit et l’aménagement de leurs rapports : S. Belaid, Essai sur le pouvoir normateur et créatif du juge, LGDJ 1974.
119 Egalement sur la question : P. Hebraud, Le juge et la jurisprudence, Mélanges Paul Couzinet, Université des sciences sociales de Toulouse 1974, p. 429. Pour défendre la thèse selon laquelle la jurisprudence est source de droit, l’auteur explique que les conditions dans lesquelles s’opère la modification du contenu normatif sont les mêmes en ce sens qu’elle fait intervenir dans les deux cas l’organe considéré : le revirement de jurisprudence suppose l’intervention du juge de la même façon que l’évolution de la loi suppose l’intervention du législateur. De ce que les règles de fonctionnement sont les mêmes, il n’est pourtant pas certain qu’on puisse en déduire que la jurisprudence est source de droit : il faut encore avoir démontré que l’identité de fonctionnement postule une identité de nature. Or, rien n’est moins sûr : ainsi, dans le cadre de la morale ou de la religion, la nouvelle règle paralyse également l’ancien précepte dès lors qu’elle a été formulée par la même autorité. Il n’est pas pour autant possible d’en conclure à l’existence d’une identité de nature entre règle juridique et règle morale. Sur la condition relative à l’effectivité de la norme jurisprudentielle : J. Maury, La jurisprudence, source du droit, Mélanges Georges Ripert, p. 43 et s. L’auteur évoque la question de la réception par les juges du fond de la norme jurisprudentielle. Egalement sur la méthode et son application : M. van de Kerchove, Jurisprudence et rationalité juridique, archives 1985.212. Pour une vision critique de la thèse de la jurisprudence source de droit : O. Dupeyroux, La jurisprudence, source abusive de droit, Mélanges Jacques Maury, Dalloz 1960, tome II, p. 349. L’abus peut provenir de deux choses selon l’auteur. Tantôt le juge légifère à la place du législateur, tantôt il légifère à l’encontre du législateur : préc. p. 367. Egalement sur la question : M. Troper, Fonction juridictionnelle ou pouvoir judiciaire ?, Pouvoirs 1981.5 et s. L’auteur met en évidence la dimension politique de la détermination des normes juridiques : spéc. p. 7 et s. Sur le principe et les limites du pouvoir créateur de la jurisprudence, voir également : J. Boulanger, Notations sur le pouvoir créateur de la jurisprudence civile, RTDC 1961.417.
120 Sur l’ensemble des définitions qu’il est possible d’en retenir : Jurisprudence : phénomène judiciaire, science ou méthode ?, archives 1985.39.
121 M. van de Kerchove, Jurisprudence et rationalité juridique, archives 1985.216. L’auteur expose qu’il est possible d’avoir recours à un critère de type formel, empirique ou axiologique : il faut décider si l’on doit tenir compte de l’origine de la règle, de son effectivité ou de sa validité intrinsèque.
122 Le choix dogmatique se distingue de la décision arbitraire pour la simple raison qu’il laisse clairement apparaître l’existence d’autres alternatives possibles. Sur la dogmatique juridique : G. Kalinowski, Une théorie de la dogmatique juridique, archives 1970.405. Egalement : P. Condomime, Essai sur la théorie juridique et sa fonction, thèse Lyon, 1912, p. 74 et s. L’auteur décrit le raisonnement dogmatique de la manière suivante : « il (le théoricien) part d’une série d’axiomes et de définitions qu’il pose comme principes nécessaires, indiscutables à son sens (…) de ses définitions il déduit habilement, à l’aide de ses axiomes et par des sortes de théorèmes, une suite de propositions dont l’enchaînement constitue pour lui la science du droit toute entière. », préc. p. 74. Pour une présentation de la dogmatique juridique par des juristes polonais : K. Pleszka et T. Gizbert-Studnicki, Le système du droit dans la dogmatique juridique, archives 1986.107.
123 Par ailleurs, affirmer que la coutume ou les principes généraux définissent les conditions dans lesquelles la jurisprudence est source de droit reviendrait à leur attribuer valeur constitutionnelle.
124 Et non pas le précédent jurisprudentiel : Art. 5 CC.
125 Cette affirmation ne traduit évidemment pas l’idée d’une quelconque infériorité de la jurisprudence par rapport à la loi. Il s’ensuivrait automatiquement une regrettable dévalorisation de la fonction juridictionnelle. Sur la question : P. Raynaud, La loi et la jurisprudence, des lumières à la révolution française, archives 1985.61.
126 C. Atias, Théorie contre arbitraire, PUF 1987, n° 34 p. 89.
127 C’est pourtant là la voie suivie par Charles Eisenmann : Le juriste et le droit naturel, dans Annales de philosophie politique, préc. p. 218 et s. L’auteur défend l’idée qu’en présence de lacunes dans le système du droit positif, le juge va puiser une solution au litige dans les principes du droit naturel. Il donnerait ainsi naissance au principe général du droit. L’affirmation est pour le moins paradoxale dans la mesure où l’existence d’un principe général témoigne à elle seule de l’existence d’une consécration positive de la règle…
128 Paul Amselek présente ainsi les théories jusnaturalistes comme posant l’hypothèse d’un système où « il y aurait des droits et des obligations qui « suinteraient » directement, sans le canal de normes ni l’intervention d’un législateur », Brèves réflexions sur la notion de sources du droit, archives 1982.254.
129 Il est d’ailleurs à noter qu’inversement, les doctrines positivistes ne rejettent pas a priori la morale comme fondement des solutions choisies. Mais il s’agira bien évidemment d’une morale relative. Les développements de Kelsen en témoignent : « contrairement à une méprise trop fréquente, une théorie relativiste des valeurs n’affirme pas qu’il n’existe pas de valeurs, et en particulier pas de justice ; elle implique seulement qu’il n’existe pas de valeurs absolues, mais seulement des valeurs relatives, pas de justice absolue, mais seulement une justice relative, que les valeurs que nous fondons par nos actes créateurs de normes et que nous mettons à la base de nos jugements de valeur ne peuvent pas avoir la prétention d’exclure la possibilité même de valeurs opposées. », Théorie pure du droit, préc. p. 74. Charles Eisenmann défendra la même idée :« il n’y a aucune antinomie entre l’adhésion aux principes du positivisme juridique et la croyance intime à l’existence de valeurs absolues et indépendantes des autorités temporelles et sociales. », préc. p. 225. L’auteur s’en explique de la manière suivante : « Le positivisme juridique, en effet, affirme seulement que les problèmes de l’ordre juridique positif ne doivent être résolus que d’après les données, ou plus exactement, en accord, avec les données de cet ordre lui-même, à l’exclusion de celles de tout autre ordre normatif, qui y seraient contraires. », préc. p. 225-6. Il n’est donc pas possible d’affirmer que le positivisme de Kelsen le conduit à nier « l’existence des jugements de valeur authentiques dans le droit », C. Grzegorczyk, La théorie générale des valeurs et le droit, LGDJ 1982, p. 28.
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