La robotisation des entreprises : les enjeux d’une taxe robots
Regard juridique et économique
p. 79-90
Texte intégral
1Face au développement inéluctable de l’intelligence artificielle et aux nouvelles générations de robots toujours plus performants, les entreprises représentent des acteurs clés, à la fois créatrices de nouveaux robots, mais aussi utilisatrices de ces robots dans le cadre de leurs activités. Dès lors, quelle fiscalité bâtir pour aborder les défis de l’intelligence artificielle et de la robotisation ? Quelles solutions explorer ?
2À titre liminaire, il est intéressant de faire état des données en présence quant à l’analyse de l’impact des robots sur le marché du travail. L’exercice est délicat et les données sont à manipuler avec précaution. Nous en citerons ici quelques-unes, sans avoir toutefois la prétention de l’exhaustivité.
3Selon une étude réalisée en 2013 par deux chercheurs de l’université d’Oxford1, près de la moitié des emplois américains (47 %) seraient menacés du fait de la robotisation.
4De son côté, le Conseil d’orientation pour l’emploi indique, dans un rapport de janvier 2017, que 10 % des emplois en France seraient « très exposés » aux mutations technologiques et risqueraient de disparaître2.
5En novembre 2017, le cabinet de conseil McKinsey3 met en évidence le fait qu’environ 15 % des emplois seraient supprimés au niveau mondial (périmètre couvrant les économies de quarante-six pays qui pèsent pour près de 90 % du PIB mondial). Toutefois, « les effets de l’automatisation pourraient être longs à constater à un niveau macro-économique » et ils « pourraient bien être plus vifs à un niveau micro-économique, pour des travailleurs dont les activités sont automatisées »4.
6Selon un rapport de l’OCDE de mars 20185, environ 14 % des travailleurs des pays du G7 courent un risque élevé que la plupart de leurs tâches actuelles soient automatisées au cours des quinze prochaines années.
7Enfin, un rapport du World Economic Forum, publié en septembre 20186, démontre que la révolution robotique pourrait créer pas moins de 58 millions de nouveaux emplois nets au cours des cinq prochaines années (ce chiffre résultant de la différence entre, d’une part, les 133 millions de nouveaux emplois créés et, d’autre part, les 75 millions d’emplois susceptibles de disparaître d’ici 2022). Dans cette même lignée, d’aucuns7 considèrent que le développement de l’intelligence artificielle risque, non pas de supprimer purement et simplement des emplois, mais plutôt de bouleverser la nature de certains emplois. C’est d’ailleurs ce que le cabinet McKinsey souligne, lorsqu’il évoque la nécessité d’identifier les compétences susceptibles d’être les plus utiles à l’horizon 20308.
8Les conclusions varient donc selon le périmètre retenu (pays, secteurs d’activités, emplois, compétences). La nuance est de mise pour apprécier cette réalité complexe aux multiples facettes. Dès lors, à partir de ces données disparates et souvent difficilement comparables, quel scénario se profile-t-il ?
9Pour ceux9 qui considèrent qu’un volume considérable d’emplois est voué à disparaître du fait de la robotisation, l’idée d’une taxation des robots serait la solution à privilégier (I). Pour les autres10, plus optimistes, qui estiment que la robotisation devrait au contraire créer de nouveaux emplois, des solutions fiscales alternatives à la taxation des robots méritent d’être explorées (II).
I. La taxation des robots en question
10Si l’idée de taxer les robots n’est pas totalement nouvelle11, elle est néanmoins redevenue d’actualité en 2017 tant au niveau européen que national.
11Ainsi, l’eurodéputée luxembourgeoise Mady Delvaux proposait, dans un projet de rapport12, que les entreprises communiquent les « économies réalisées en cotisations de sécurité sociale grâce à l’utilisation de la robotique en lieu et place du personnel humain ». Elle y prônait notamment l’octroi d’une « personnalité juridique » aux robots. Ce projet, d’abord accepté par la Commission des affaires juridiques du Parlement européen le 27 janvier 201713, a finalement été refusé par le Parlement européen lors d’un vote en séance plénière le 16 février 2017, sous la pression des industriels.
12L’idée a été reprise en France par Benoît Hamon, ancien candidat du Parti socialiste aux élections présidentielles de 2017. Cette taxe avait pour objet de financer la mesure emblématique de son programme de campagne, à savoir le revenu universel14.
13Dès lors, il importe de revenir sur les principes qui sous-tendent l’idée d’une taxation des robots (A), puis de mettre en lumière les questions qui se posent quant à la faisabilité et à la mise en œuvre d’un tel dispositif (B).
A. La taxation des « robots » dans son principe
14L’idée d’une taxation des robots repose sur le postulat selon lequel la robotisation risquerait d’entraîner des pertes d’emplois immenses, sans que ceux-ci ne soient pour autant remplacés. La globalité des métiers s’en trouverait menacée, l’intelligence artificielle impactant tous les secteurs d’activité.
15Partant de ce constat, une série d’arguments sont avancés par les partisans de la taxe (au rang desquels Bill Gates, Robert Schiller, Xavier Oberson, etc.) pour justifier sa mise en place.
1. Une « taxe robots » pour compenser les futures pertes de recettes fiscales
16Pour les défenseurs d’une taxe robots, la raréfaction du travail – qui est à percevoir comme une menace sérieuse et réelle – engendrerait la diminution de la base imposable, impliquant d’importantes pertes de recettes fiscales du fait de la baisse des cotisations sociales que ne paieraient plus les entreprises.
17La logique de la taxation des robots consisterait à considérer les robots et les machines comme de véritables salariés en les soumettant aux cotisations sociales, voire à des prélèvements spécifiques. Comme le souligne le professeur Xavier Oberson, l’activité du robot serait imposée en calculant un « salaire hypothétique »15, attribuable au robot, une somme correspondant à ce qu’un salarié aurait perçu pour effectuer le même type de tâches.
18Dans cette perspective, la taxe robots trouverait toute sa légitimité, sa fonction première étant de nature budgétaire. Ainsi, en taxant la richesse créée par les robots, la taxe permettrait, d’une part, de compenser les pertes de recettes fiscales de l’État dues aux destructions d’emplois et, d’autre part, de financer des politiques sociales, telles que le revenu universel (comme le préconise Benoît Hamon) ou d’autres mesures de réinsertion professionnelle (comme le proposent Bill Gates16 ou Robert Schiller17).
2. Une « taxe robots » pour réduire les inégalités
19En outre, certains économistes18 considèrent que la robotisation serait un facteur d’inégalités supplémentaires. Ainsi, le remplacement des travailleurs par les robots viendrait en priorité enrichir les propriétaires des robots. La richesse risque alors de rester concentrée entre les mains de ceux qui détiennent l’intelligence artificielle – et donc qui produisent la valeur économique –, ce qui creuserait les inégalités avec le reste de la force de travail. Dès lors, la richesse créée par l’automatisation du travail bénéficierait principalement aux actionnaires. Les salariés, quant à eux, seraient amenés à s’appauvrir : l’automatisation des tâches mettant en concurrence le travail humain avec celui des machines entraînerait une baisse des salaires des employés concernés.
20C’est bien à pallier ce déséquilibre structurel annoncé que servirait la taxation des robots, celle-ci devenant alors un outil de redistribution des actionnaires vers les salariés. Une telle taxe pourrait résorber ces inégalités potentielles et rétablir plus d’équilibre entre humains et machines afin qu’il n’y ait pas de concurrence déloyale19 entre eux…
21Le Parlement européen semble se faire l’écho d’une telle préoccupation. Dans une résolution relative à une politique industrielle européenne globale sur l’intelligence artificielle, adoptée le 12 février 2019, il souligne la nécessité de mettre en place « des politiques proactives […] visant à garantir le partage global des bénéfices », tout en invitant à « repenser et réviser les politiques du marché du travail ainsi que les systèmes de sécurité sociale et la fiscalité »20. Il est à noter que l’idée d’une taxe robots n’est pas évoquée dans la résolution, le Parlement laissant le champ de la réflexion très ouvert.
B. Les modalités pratiques d’une « taxe robots »
22Au-delà des arguments visant à soutenir une telle idée, la taxe robots soulève une série de questions techniques, et ce à différents niveaux.
1. Au niveau du redevable et du champ d’application
23L’on peut s’interroger sur le redevable d’une telle taxe21. S’agirait-il du propriétaire (légal ou économique) du robot ou bien du robot lui-même dans l’hypothèse où le robot aurait une personnalité fiscale spécifique ?
24Dans le rapport de janvier 2017 présenté par Mady Delvaux, la création d’une personnalité juridique propre aux robots avait été abordée. Selon Xavier Oberson, « le fait d’attribuer aux robots une personnalité juridique pourrait donner lieu à l’émergence d’une “capacité contributive électronique”, qui devrait être reconnue à des fins fiscales »22. Pour appuyer son analyse, il met cette idée en perspective avec le fait qu’une personnalité juridique a déjà été octroyée aux sociétés alors même qu’elles ne sont finalement qu’une théorie juridique.
25Au niveau du champ d’application, à quel moment peut-on considérer qu’une machine constitue un robot taxable ? En effet, si certaines machines sont très performantes, elles sont créées pour des finalités différentes et sont difficilement comparables. Plusieurs pistes sont ici explorées pour tenter d’apporter des éléments de définition d’un robot taxable.
26Ainsi, le ministère de l’Économie, des Finances, de l’Action et des Comptes publics propose de définir le robot comme étant « une machine automatisée programmable capable d’effectuer des tâches plus ou moins répétitives et de manipuler les objets »23.
27En outre, la directive machines n° 2006/42/CE24 pourrait également servir de base juridique à la définition d’un robot taxable. Cette directive distingue le « robot » du « système robot ». Au sens de ladite directive, le robot est considéré comme une quasi-machine, c’est-à-dire « un ensemble qui constitue presque une machine, dès lors qu’il ne peut assurer à lui seul une application définie ». Toujours selon le même texte, un système robot constitue, en revanche, une machine (et non une quasi-machine), dans la mesure où « il comprend un ou plusieurs robots industriels, un ou plusieurs terminaux, et tous les mécanismes, équipements, composants et capteurs nécessaires au robot dans l’exécution de sa tâche dans un espace de travail collaboratif ». Dès lors, si l’on reprend l’objectif premier de la taxe robots, il conviendrait de retenir non seulement le « robot », mais aussi le « système robot » tel que défini dans la directive machines précitée.
28Il importe de rappeler que, au regard de l’article 34 de la Constitution, l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement doivent être définis par le législateur. Dès lors, si le législateur devait se trouver dans la situation de devoir mettre en place une taxe robots, il lui appartiendrait de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de l’impôt concerné, les règles selon lesquelles doivent être appréciées les facultés contributives (c’est-à-dire les règles d’assiette), en fondant son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu’il se propose d’atteindre. Cette appréciation ne doit pas entraîner une rupture d’égalité devant les charges publiques25.
29Un robot taxable doit, dès lors, être déterminé d’une manière non discriminatoire par rapport à l’objet visé. Des dispositions suffisamment précises doivent être adoptées, ainsi que des formules non équivoques pour prémunir les sujets de droit contre le risque d’arbitraire26.
30Enfin, une question se pose quant aux modalités d’assiette de la taxe robots. Comment évaluer un « salaire hypothétique » alors que les robots effectuent (et effectueront encore plus demain) des tâches possiblement différentes de celles des salariés ? Qui aura la responsabilité d’évaluer ce « salaire hypothétique » ? L’employeur risque d’avoir tendance à le minimiser pour diminuer la base imposable. De nouveaux contentieux en perspective pourraient s’ouvrir pour les entreprises concernées, avec une insécurité fiscale qui s’en trouverait accrue.
2. Au niveau de son articulation avec le paysage fiscal existant
31Plusieurs questions se posent quant à la mise en place d’un tel dispositif, tant au regard des autres impôts qui existent déjà en France, qu’au regard de la concurrence fiscale entre États.
32S’il s’agit de taxer les robots eux-mêmes, une telle option ne semblerait pas pertinente au regard de la valeur décroissante des robots sur le marché27, surtout si son objectif premier est budgétaire. Elle ne résoudrait donc pas les problèmes qu’elle serait justement censée combler.
33S’il s’agit de taxer la richesse créée par les robots (ce qui semble être la piste privilégiée), il importe de rappeler que les entreprises sont déjà imposées amplement à ce titre. En effet, la taxation sur les bénéfices existe déjà avec l’impôt sur les sociétés28, le capital est déjà, comme le travail, frappé de cotisations sociales. En outre, la valeur ajoutée l’est également avec la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE)29, qui pèse d’ailleurs lourdement sur les entreprises à forte intensité capitalistique.
34En outre, dans un contexte marqué par une forte concurrence mondiale, l’idée de la taxation des robots ne pourrait être envisagée qu’à un niveau international. En effet, la mise en place de dispositifs nationaux n’apparaît pas comme la solution adaptée. Si une taxe robots était mise en place en France (et uniquement en France), les entreprises françaises qui continueraient à investir dans les robots seraient nécessairement pénalisées par rapport à leurs concurrentes étrangères. Elles pourraient même décider de délocaliser leur production pour échapper à la taxation de leurs robots.
35L’enjeu de la robotisation se situe au-delà des frontières, ce qui invite à réfléchir à la manière dont les États doivent se coordonner à un niveau supranational avant de mettre en place ce type de mesures.
II. Les solutions fiscales alternatives à la taxation des robots
36Au-delà de la taxation des robots, des solutions fiscales alternatives doivent être envisagées, qu’il s’agisse de s’engager dans la voie d’une politique fiscale plus incitative en faveur de la robotisation des entreprises (A) ou de repenser le système fiscal pour mieux l’adapter aux mutations qu’implique la robotisation (B).
A. La voie d’une politique fiscale plus incitative
37À l’opposé des partisans de la taxe robots, de nombreux économistes30 considèrent cette taxe comme absurde économiquement au regard de ses effets potentiellement négatifs sur la compétitivité des entreprises françaises. Pour ces derniers, la robotisation pourrait, au contraire, offrir des perspectives économiques positives31, en s’inscrivant dans une dynamique schumpetérienne de « destruction créatrice »32. Face au retard de la France en matière de robotisation, des dispositifs d’incitation sembleraient plus opportuns qu’une taxe robots.
1. Un retard certain de la France en matière de robotisation
38La France est bien loin du peloton de tête en matière de robots industriels33. Selon l’International Federation of Robotics, la France affichait, en 2016, 132 robots pour 10 000 employés, contre 309 en Allemagne, 303 au Japon ou encore 631 en Corée du Sud34.
39Pour combler ce retard, le gouvernement français, sous la houlette du ministre du Redressement productif Arnaud Montebourg, avait lancé dès 2013 « le plan robotique »35, qui comportait notamment la création d’une plate-forme technologique de robotique industrielle avec le plan « Usine du futur », ainsi qu’une aide à la robotisation des PME (« Robot-Start PME »).
40Des mesures fiscales temporaires avaient été mises en place, telles que l’amortissement exceptionnel pour les matériels de robotique industrielle en faveur des PME (CGI, art. 39 AH)36 ou le suramortissement sur tous les investissements productifs permettant, en plus de l’amortissement classique, de déduire fiscalement 40 % de la valeur d’origine du bien jusqu’au 14 avril 2017 (CGI, art. 39 decies). Ce dispositif avait connu un succès supérieur aux prévisions, avec un coût budgétaire chiffré à 460 millions d’euros en 2017, 700 millions d’euros en 2018 et 670 millions d’euros en 2019, pour environ 216 000 entreprises bénéficiaires37.
41Dès lors, instaurer une taxe robots reviendrait à faire marche arrière en freinant l’innovation38 et la robotisation. Comme le montre l’Observatoire du Long terme, les pays qui utilisent le plus de robots sont ceux qui ont la croissance la plus élevée. Ainsi, « la taxation des robots aurait pour seul effet d’amplifier cet écart, rendant les emplois industriels plus difficiles à développer en France qu’ailleurs »39.
2. Des dispositifs fiscaux incitatifs pour accompagner la transformation des entreprises
42L’accompagnement des entreprises dans leur transformation technologique passerait par la mise en place de dispositifs fiscaux plus incitatifs, plutôt que par une taxe robots.
43C’est d’ailleurs pour encourager la transformation numérique et la robotisation de l’appareil productif des PME40 que la loi de finances pour 2019 a adopté un dispositif de suramortissement pour deux ans (2019 et 2020). Il s’agit d’une déduction de 40 % pour les investissements industriels en lien avec la transition numérique, tels que les équipements robotiques et cobotiques (robots assistant l’homme), les équipements d’imprimantes 3D ou encore les machines de production à commande numérique. Cette nouvelle mesure est concentrée sur les PME au sens européen41.
44Ce type de dispositifs relance l’investissement au sein des entreprises du fait de l’avantage en trésorerie procuré par l’application d’un amortissement non linéaire42, surtout dans un contexte économique fortement mondialisé et caractérisé par une accélération des innovations technologiques.
B. Les autres pistes pour adapter le système fiscal aux mutations impliquées par la robotisation
45Pour dépasser la question de l’arbitrage entre salarié et robot, il est intéressant d’examiner d’autres solutions. Il importe aujourd’hui de repenser le système fiscal actuel pour l’adapter à une économie en mutation, à laquelle la robotisation contribue. Deux axes mériteraient d’être approfondis dans les débats à venir.
1. Le déplacement de la fiscalité vers des assiettes moins nocives
46L’une des pistes pourrait être de déplacer la fiscalité vers des assiettes moins nocives pour l’économie. Il s’agirait ici d’envisager une réforme du système fiscal national, dans le cadre de laquelle la charge fiscale serait transférée des taxes conventionnelles (telles que celles sur la main-d’œuvre) vers des taxes sur des activités dommageables pour l’environnement (telles que l’utilisation des ressources ou la pollution)43.
47Sans augmentation d’impôt (c’est-à-dire à iso-fiscalité), la fiscalité serait ainsi déplacée des « goods », tels que le travail (par exemple, l’impôt sur le revenu, les cotisations de sécurité sociale) et le capital (par exemple, l’impôt sur les sociétés), aux « bads » (pollution, épuisement des ressources).
48En déplaçant la fiscalité vers d’autres assiettes, l’État deviendrait un peu moins « dépendant » des recettes liées aux cotisations sociales. Le chiffrage de ce type de politique fiscale semble toutefois complexe à réaliser compte tenu des données disponibles44.
2. La prise en compte de nouveaux vecteurs de création de valeur
49Une autre piste serait de s’interroger sur la nécessaire adaptation de la fiscalité à une économie dans laquelle la création de valeur est totalement bouleversée.
50La robotique participe de la numérisation. La numérisation transforme la manière dont la valeur est créée. Les nouveaux actifs porteurs de création de valeur sont davantage immatériels. Comme le souligne la Chambre de commerce et d’industrie de Paris Île-de-France, « les entreprises qui l’ont compris investissent aujourd’hui fortement dans ces nouveaux actifs »45. La politique fiscale n’a pas été repensée « autour du capital intellectuel (R&D, brevets, design, algorithme) ou commercial (notoriété, portefeuille-clients, données, etc.) »46.
51D’importants travaux sont actuellement menés sur ces enjeux tant au niveau européen qu’international.
52Au niveau européen d’abord, la Commission européenne a publié le 21 mars 2018 une proposition de directive établissant les règles d’imposition des sociétés ayant une présence numérique significative pour réviser la notion d’établissement stable47. Les solutions européennes sont toutefois difficiles à mettre en œuvre au regard de la règle de l’unanimité48 qui prévaut en matière fiscale49.
53Au niveau international ensuite, l’OCDE50 espère aboutir d’ici la fin de l’année 2019 à une proposition formelle d’accord qui reposerait sur deux piliers : d’une part, une répartition des impôts récupérés auprès des entreprises multinationales entre les pays où elles vendent leurs biens et services, et, d’autre part, l’application d’un taux minimum d’impôt sur les sociétés au niveau international. L’objectif est de parvenir à créer un modèle de taxation pour le xxie siècle prenant en compte le fait que nombre d’entreprises n’ont plus de présence physique là où sont leurs clients. Les États doivent s’emparer des défis posés par les questions d’avenir, telles que celles découlant de l’émergence de l’intelligence artificielle.
54Le monde économique n’a pas d’autre choix que d’investir dans l’intelligence artificielle. Par conséquent, la taxation est-elle la bonne solution ? Notre fascination étatique nous pousse à voir dans l’impôt la solution aux problèmes et nous empêche parfois d’aller au fond de l’analyse. D’une manière générale, on pourrait se demander si la fiscalité est le bon outil au regard des conclusions rendues sur les bouleversements à venir dans l’organisation du travail de demain51. Dès lors, la formation représente un enjeu clé52 sur ces enjeux. Il vaudrait peut-être mieux réfléchir d’abord à une nouvelle politique en matière de formation professionnelle, pour ensuite trouver les réponses fiscales adéquates. Les discussions sont plus que jamais ouvertes.
Notes de bas de page
1 C.B. Frey, M.A. Osborne, « The future of employment : how susceptible are jobs to computerisation ? », université d’Oxford, Oxford Martin School, 17 septembre 2013, 72 p. [https://www.oxfordmartin.ox.ac.uk/downloads/academic/The_Future_of_Employment.pdf].
2 Automatisation, numérisation et emploi, T. I, Les impacts sur le volume, la structure et la localisation de l’emploi, Paris, Conseil d’orientation pour l’emploi, 2017, 190 p.
3 Cabinet McKinsey, Emplois perdus, emplois gagnés : les transitions de la main-d’œuvre à une période d’automatisation, 29 novembre 2017.
4 Cabinet McKinsey, préc.
5 Technologies transformatrices et emplois de l’avenir, Paris, OCDE, 2018, 30 p.
6 The Future of Jobs. Report 2018, Cologny/Genève, Word Economic Forum, 2018, 133 p.
7 L. Devillers, professeur en Intelligence artificielle au LIMSI-CNRS, « L’apprentissage, l’autonomie et la créativité des robots », L’Usine nouvelle, 12 octobre 2018 ; D. Weil, professeur à l’université de Boston, entretien dans Les Échos, 10 avril 2017, p. 9.
8 Cabinet McKinsey, préc.
9 On peut citer notamment le professeur Xavier Oberson, Benoît Hamon, Bill Gates ou encore Robert Schiller.
10 Citons le professeur Frédéric Douet, Robin Rivaton, ou encore Vincent Champain.
11 Plusieurs tentatives ont déjà eu lieu, notamment dans les années 1990, avec l’idée de la cotisation Rose (Rose pour « Robots, ordinateurs et systèmes experts »), soutenue par John Mitchell.
12 Rapport du Parlement européen contenant des recommandations à la Commission concernant des règles de droit civil sur la robotique, 27 janvier 2017, n° A8-0005/2017.
13 L’idée d’une taxe robots figure au paragraphe K du rapport précité du 27 janvier 2017.
14 V., not., A.‑A. Durand, R. Geoffroy, « Qui bénéficierait du “revenu universel” de Benoît Hamon ? », Le Monde, 16 mars 2017.
15 En droit suisse, un impôt sur un revenu théorique existe déjà dans le cadre de l’impôt sur la valeur locative, le propriétaire immobilier bénéficiant, en qualité de propriétaire, d’un revenu théorique cristallisé par le loyer qu’il aurait perçu, et est imposé à ce titre.
16 Bill Gates voit en la taxe robots la solution pour financer une formation destinée aux personnes peu qualifiées et ayant perdu leur emploi.
17 Robert Schiller, prix Nobel d’Économie, « Taxer les robots, ce n’est pas idiot », La Tribune, 28 mars 2017.
18 Selon les économistes Erik Brynjolfsson, McAfee, Robert Shiller, Jeffrey Sachs et Laurence Kolikoff, cités dans la thèse soutenue par Jean-Éric Hyafil, Revenu universel : pertinence pour accompagner les métamorphoses du travail, rôle dans la politique fiscale et macroéconomique, modalités de mise en œuvre et effets redistributifs, 13 décembre 2017, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
19 C’est ce que soutient John Mitchell avec la cotisation Rose (« Robots, ordinateurs et systèmes experts ») qui servirait à rétablir l’équilibre pour qu’il n’y ait pas de concurrence déloyale entre humains et machines.
20 Rapport sur une politique industrielle européenne globale sur l’intelligence artificielle et la robotique (2018/2088(INI)), 30 janvier 2019.
21 D. Gutmann, Dr. G. Wisskirchen, J. Schwindling, « Artificial intelligence and robotics: from a labour and tax perspective », 7 juin 2018 [www.lexology.com].
22 X. Oberson, « Taxer les robots ? », conférence du 27 février 2017 à l’université de Genève [http://www.unige.ch/droit/actus/old2017/taxer-les-robots.html].
23 Pour plus de précisions, v. https://www.economie.gouv.fr/entreprises/et-si-vous-investissiez-dans-robotique.
24 Directive machines n° 2006/42/CE du Parlement européen et du Conseil du 17 mai 2006.
25 Conformément à l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
26 Conformément à l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
27 O. Passet, « Faut-il taxer les robots ? », Xerfi Canal TV 14 mars 2017.
28 Code général des impôts, art. 206, 1 et suiv.
29 Code général des impôts, art. 1447-0 et suiv.
30 V., not., R. Rivaton, « Taxer les robots n’a aucun sens », Le Cercle Les Échos 23 février 2017 ; G. Fischer, « Taxer les robots ? Une bien mauvaise idée », Le Cercle Les Échos 30 janvier 2017 ; V. Champain, « Taxer les robots, c’est taxer la productivité », Le Cercle Les Échos 14 février 2017 ; G. Cette, « Progrès technique, emploi et chômage : même pas peur ! », Telos 15 mars 2017 ; R. Robert, V. Champain, « Taxer les robots ? Voyons d’abord ce que disent les données », Telos 27 février 2017 ; pour un panorama sur les points de vue des économistes sur le sujet : S. Merler, « Taxing robots? », Bruegel 13 mars 2017.
31 Point de vue partagé par Frédéric Douet, colloque « Intelligence artificielle : enjeux juridiques et fiscaux », Association du Master 2 Fiscalité appliquée de l’université Paris-Est Créteil, 29 novembre 2018.
32 Selon la théorie de l’économiste Joseph Schumpeter, il s’agit d’un mouvement permanent de destruction d’activités liées aux anciennes innovations, d’un côté, et de création de nouvelles activités, de l’autre.
33 R. Robert, V. Champain, « Taxer les robots ? Voyons d’abord ce que disent les données », Telos 27 février 2017.
34 International Federation of Robotics, IFR Press Releases, « Robot density rises globally », 7 février 2018 [https://ifr.org/ifr-press-releases/news/robot-density-rises-globally].
35 Pour plus de précision, v. https://www.economie.gouv.fr/entreprises/et-si-vous-investissiez-dans-robotique.
36 Ce dispositif n’existe plus depuis le 1er janvier 2017.
37 Rapport général du Sénat, n° 147, T. II, fasc. 1 sur les conditions générales de l’équilibre financier, p. 455-456.
38 V. Calmels, « Taxe robot : cessons les combats d’arrière-garde », Le Cercle Les Échos 5 février 2017.
39 Selon les analyses de l’Observatoire du Long terme, Les Échos, 14 décembre 2017 [https://longterme.blogspot.com/2017/02/faut-il-vraiment-taxer-les-robots.html].
40 Comme cela est indiqué p. 249 et suiv. dans le rapport n° 1504 de l’Assemblée nationale lors de l’examen du projet de loi de finances pour 2019.
41 Loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018, JORF 30 décembre, art. 55.
42 Un amortissement non linéaire ne repose pas sur des annuités égales réparties sur la durée d’utilisation des biens concernés. Il s’agit d’un mécanisme d’amortissement dégressif, qui consiste à concentrer le montant de l’amortissement sur les premières années d’utilisation des biens.
43 Ce type de réforme, dite « Environmental tax reform » (ETR), correspond à la définition de l’Agence européenne pour l’environnement.
44 Comme le montre l’étude de Mireille Chiroleu-Assouline, professeur d’économie à l’École d’économie de Paris, « Verdissement de la fiscalité : quels effets sur les entreprises ? », Institut Friedland, juillet 2018.
45 Chambre de commerce et d’industrie de Paris Île-de-France, « L’avènement d’une économie servicielle : comment s’en saisir ? », prise de position de Philippe Goetzmann, 10 janvier 2019.
46 Ibid.
47 Proposition de directive du Conseil établissant les règles d’imposition des sociétés ayant une présence numérique significative [http://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-7419-2018-INIT/fr/pdf].
48 En vertu de l’article 113 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).
49 La Commission européenne suggère d’adopter les règles fiscales communes à la majorité qualifiée, à terme, selon une communication du 15 janvier 2019, COM(2019)8 final. Toutefois cette réforme est complexe, puisqu’un tel projet devrait également être adopté à l’unanimité !
50 Programme of work to develop a consensus solution to the tax challenges arising from the digitalisation of the economy, Paris, OCDE, mai 2019.
51 Comme l’indique d’ailleurs le professeur Laurence Devillers, spécialisée en Intelligence artificielle.
52 Point de vue partagé par le professeur Frédéric Douet, colloque « Intelligence artificielle : enjeux juridiques et fiscaux », Association du Master 2 Fiscalité appliquée de l’université Paris-Est Créteil, 29 novembre 2018.
Auteur
Juriste fiscaliste, doctorante en droit fiscal – université Paris-Saclay
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Lien familial, lien obligationnel, lien social. Livre I
Lien familial et lien obligationnel
Caroline Siffrein-Blanc, Jean-Philippe Agresti et Emmanuel Putman (dir.)
2013
Vers une laïcité d’intelligence ?
L’enseignement des faits religieux comme politique publique d’éducation depuis les années 1980
Philippe Gaudin
2014
Les robots
Regards disciplinaires en sciences juridiques, sociales et humaines
Julie Grangeon et Marylou Françoise (dir.)
2020
Varia autour de Justice digitale
À propos de l’essai coécrit par Antoine Garapon et Jean Lassègue
Samuel Benisty (dir.)
2021
Le renouvellement des sources du droit
Illustrations en droit de la communication par internet
Boris Barraud
2018