Brèves réflexions sur le statut juridique des robots humanoïdes
p. 19-30
Texte intégral
1« Je suis le robot le plus expressif du monde et le premier à être fait citoyen d’un pays. La vie est belle ! ». Voici les quelques mots par lesquels s’est ouvert le discours d’allocution du robot Sophia lors d’une conférence publique au Web Summit de Lisbonne1. Sophia est le dernier-né de chez Hanson Robotics, et expressive, elle l’est ! D’apparence humanoïde, Sophia est en effet capable de reproduire un certain nombre d’expressions faciales et de dialoguer. Mais, en dehors de son physique impressionnant, dont le visage très réaliste emprunte les traits d’Audrey Hepburn, Sophia est loin d’être le robot le plus performant qui existe d’un point de vue technologique2. Chaque discours qu’elle prononce relève en effet d’une mise en scène parfaitement orchestrée. Comme beaucoup de programmes d’intelligence artificielle utilisés à des fins conversationnelles, Sophia réagit par mots-clés, de sorte que les réponses qu’elle formule sont souvent mal adaptées3. Pourtant, Sophia continue de passionner les foules et demeure le robot le plus courtisé des médias (même si son obtention de la citoyenneté saoudienne, dans un pays où les femmes n’ont pas les mêmes droits que les hommes, n’a pas manqué d’indigner bon nombre de commentateurs4). Mais, si Sophia intrigue autant le public que les chercheurs de différents horizons, c’est que l’apparence humaine qu’elle arbore la rend bien plus troublante et dérangeante qu’un simple chatbot ou assistant virtuel.
2Comme Sophia, d’autres robots à l’effigie humaine ont d’ailleurs fait irruption, ces dernières années, auprès des hommes. Le vieux fantasme de l’automate vivant semble avec eux sortir de l’imaginaire collectif pour prendre l’aspect d’une réalité en devenir. À l’occasion de ce rapprochement entre le vivant et la machine, les réflexions portant sur la nature humaine et, par contraste, sur l’individu robotique se multiplient. Le mouvement a même atteint les institutions européennes puisque, dans une résolution contenant des recommandations pour la mise en place d’un cadre commun en matière de robotique et d’intelligence artificielle, la Commission des affaires juridiques du Parlement européen a envisagé la création d’une personnalité juridique spécifique aux robots, afin que « les robots autonomes les plus sophistiqués puissent être considérés comme des personnes électroniques dotées de droits et de devoirs bien précis y compris celui de réparer tout dommage causé à un tiers »5. Cette proposition6, jugée hâtive au vu de l’état des sciences et techniques, a fait vivement réagir les communautés scientifiques, qui s’y sont opposées dans une lettre ouverte adressée à la Commission. Pour les 220 signataires (experts en intelligence artificielle, roboticiens, industriels, juristes, éthiciens et professionnels de la santé), cette surestimation de la capacité des robots serait due à une « perception déformée par la science-fiction et quelques communiqués de presse à sensation »7. Mais, à l’heure où ces créatures mécaniques qui tendent au bio-mimétisme envahissent notre quotidien et où d’autres États comme le Japon, la Corée du Sud ou la Chine envisagent d’octroyer le statut de personne à certains robots8, il paraît opportun d’engager une réflexion sur le statut juridique de ces drôles d’entités. L’engouement récent des juristes français pour cette problématique semble d’ailleurs l’attester. Faut-il donner des droits aux robots humanoïdes, c’est-à-dire en faire des sujets de droits ? Faut-il au contraire les considérer comme de simples choses, c’est-à-dire des objets de droits ? Si les sirènes de l’anthropomorphisme sont, de prime abord, séduisantes (I), la voie de la chosification qu’emprunte le droit positif apparaît plus prudente (II).
I. La tentation de l’anthropomorphisme
3Dans les années 1980, certains auteurs étaient déjà persuadés qu’« une identité croissante entre l’homme et la machine pourrait rendre nécessaire une reconnaissance juridique des ordinateurs en tant que personne »9. Quarante ans plus tard, la modernité technologique et les progrès techniques réalisés en matière de robotique et d’intelligence artificielle ont permis aux ordinateurs et aux robots d’être plus performants, plus intelligents, plus élaborés. Non seulement dotés d’une apparence humaine, les humanoïdes sont, de surcroît, pourvus de capacités cognitives de haut niveau. Ils sont désormais capables d’apprendre, d’interagir avec leur environnement, d’établir des raisonnements critiques et même, pour certains, de prendre des décisions en autonomie. Robots et humains se retrouvent en conséquence dans une proximité troublante10, invitant à repenser le rapport aux choses (A) et la technique juridique à déployer pour l’appréhender (B).
A. L’humanisation
4Comme le relève une auteure, « dans ce rapprochement entre le robot social et l’être humain, aussi bien physiquement, psychologiquement qu’intellectuellement, se creuse progressivement la vallée de l’étrange »11. En effet, l’essor des robots humanoïdes et leur intégration dans la société, au Japon, en tant que professeur des écoles12 ou présentateur de journal télévisé13, ou, plus près de nous, comme réceptionniste14 ou compagnon pour les personnes âgées15, laissent percevoir une éventuelle « civilisation conversationnelle »16 ou plus encore d’une « robot humanité »17 composée d’humains et « d’êtres semblables »18, les « robots sapiens »19. Avec l’entrée en scène des humanoïdes, le mot robot change en partie de sens. Après avoir été considéré comme un instrument au service de l’homme, il est de plus en plus appréhendé comme une entité évoluant aux côtés de l’homme.
5Certes, en l’état, les robots ne sont pas dotés de conscience ; ils n’ont pas non plus la subjectivité émotionnelle ou sentimentale que peut avoir un individu ; ils ne formulent ni fantasme ni songerie. Pourtant, les robots de demain pourraient finir par y parvenir, tout comme dans l’œuvre de fiction d’Asimov20, d’autant que la quête d’une conscience du robot anime déjà certains chercheurs21. Lorsque cette quête sera devenue réalité et que les robots auront accédé à ce qui semble aujourd’hui caractériser le « proprement humain », se posera inévitablement la question de « l’altérité »22. En effet, quelques auteurs voient dans le robot intelligent et autonome « une extension de l’humanité »23, si bien que, pour eux, défendre un droit des robots revient à protéger les droits de l’homme24. Le robot, transformé en alter ego, devrait être considéré comme semblable et devrait donc pouvoir obtenir des droits humains (ce qui suppose, au préalable, d’en faire un sujet de droit)25. En effet, sauf à rétablir une forme d’esclavagisme moderne, la personnification juridique des robots pourrait s’imposer, suivant une logique moins juridique que morale et politique26.
6Cette analyse présente toutefois deux points faibles. Le premier : pour pouvoir appliquer ce raisonnement, encore faut-il au préalable s’interroger sur ce qui fonde l’attribution de droits aux êtres humains. Or la réponse à cette question est loin d’être aisée, comme l’a démontré le professeur Delage en se prêtant à l’exercice27. Sont-ce l’intelligence, la volonté et la liberté qui, comme le prétendent les partisans de la théorie du volontarisme juridique, justifient la qualité de personne ? À l’évidence pas. Cela conduirait à refuser la personnalité juridique aux jeunes enfants ou aux personnes lourdement handicapées qui n’en sont pas nécessairement pourvus de manière suffisante. Si ces attributs caractérisent la capacité d’exercice, ils ne justifient en rien l’octroi de la personnalité juridique28. Est-ce alors la sensibilité ? Non plus, comme le révèle le droit positif, dans la mesure où les animaux ont la qualité d’être sensible mais non de personne29. On le voit, partant de cet examen sommaire : le critère fondamental justifiant l’attribution de droits aux êtres humains est fort difficile à identifier, ce qui rend la question de la personnification par humanisation des robots d’autant plus difficile à trancher. Le second : une telle réflexion conduit avant tout à définir la personne humaine. Or les notions de personne humaine et de personne juridique ne doivent pas être confondues. Aussi intelligent, autonome, voire sensible, soit le robot, cela ne justifie pas en soi l’attribution de droits. La personnalité juridique n’est pas le propre de l’homme, elle n’est pas enfermée dans l’aptitude humaine. Autrement dit, l’attribution de droits subjectifs n’est pas liée à la qualité de personne humaine, mais bien à la personnalité juridique. Dès lors, essayer de créer une fausse symétrie entre personne humaine et personne robotique est vain.
7La seule solution qui pourrait théoriquement être envisagée pour doter les robots d’une personnalité juridique serait de leur attribuer ce que le professeur Loiseau appelle une « personnalité fonctionnaliste »30, c’est-à-dire une personnalité qui n’est pas liée à la qualité d’être humain et au statut de l’humanité, mais qui est conçue comme un appareillage technique. C’est précisément ce que proposent d’autres auteurs.
B. La personnification à visée technique
8À côté de ces premières interrogations d’ordre quasi philosophique, les robots posent au droit des questions plus techniques. Et pour cause, le robot est une entité hybride. Il est « un bien capable de se substituer en certaines hypothèses à une personne »31 et n’épouse donc pas complètement la catégorie des choses32. Ce particularisme rend malaisée son appréhension par les mécanismes juridiques classiques du droit français.
9En droit de la responsabilité civile, la détermination du régime applicable aux accidents engendrés par le robot est délicate en raison de l’autonomie dont il est doté33. Comme la responsabilité pour faute ne trouve pas à s’appliquer (le robot étant dépourvu de personnalité juridique), le juriste se tournera naturellement vers le régime de responsabilité du fait des choses. Pourtant, à supposer que le fait anormal de la chose puisse être établi (ce qui n’a, en soi, rien d’une évidence34), sa mise œuvre suppose d’identifier le gardien. Ce dernier est défini comme celui qui a l’usage, le contrôle et la direction de la chose35, le propriétaire étant présumé gardien. Pour autant, peut-on exiger du propriétaire ou de l’utilisateur du robot humanoïde qu’il en ait le contrôle ou la maîtrise dans la mesure où le robot a précisément été conçu pour agir de manière indépendante ? Quant au régime de la responsabilité du fait des produits défectueux, sa mise en œuvre paraît également délicate, quoique dans de moindres proportions. La principale difficulté tient à l’exonération pour risque de développement prévue à l’article 1245-10 4° du Code civil. En effet, le producteur ne peut être tenu responsable s’il prouve que « l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence du défaut ». Or, le plus souvent, c’est dans le cadre de son apprentissage et grâce à ses capacités d’adaptation que le robot intelligent sera devenu défectueux. Le fabricant sera donc tenté de s’exonérer en invoquant le fait qu’il n’était pas en mesure d’anticiper le comportement imprévisible du robot36.
10L’apparition du robot « créateur »37 et du robot « inventeur »38 soulève également des difficultés au regard des règles classiques de propriété intellectuelle39. En effet, les créations du premier semblent difficilement protégeables par le droit d’auteur car, à supposer qu’elles puissent être considérées comme des œuvres de l’esprit (ce qui, ici aussi, n’a rien d’une évidence40), encore faut-il qu’elles puissent être qualifiées d’« originales ». Or, traditionnellement, l’originalité suppose la « conscience du résultat » et « l’empreinte de la personnalité de l’auteur » ; conscience et personnalité que ne possède pas, pour l’heure, le robot. Quant aux inventions du second, si elles peuvent accéder plus facilement à la brevetabilité41, reste à déterminer le titulaire des droits générés42. L’article L. 611-6 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que « le droit au titre de propriété industrielle […] appartient à l’inventeur ou à son ayant cause ». À défaut de personnalité juridique, le robot ne pourra pas déposer de demande de brevet en son nom propre.
11Aussi certains auteurs invoquent-ils au regard de toutes ces situations un vide juridique auquel ils entendent faire face en conférant au robot la personnalité juridique. Cette personnalité fonctionnaliste pourrait être construite sur le modèle de celle des personnes morales. L’intérêt serait d’attribuer au robot une identité et un patrimoine et de le rendre par-là titulaire de droits et obligations43. Cela permettrait au robot de réparer lui-même les dommages qu’il cause. Cela offrirait également de protéger les créations du robot grâce au droit d’auteur et d’éviter que ses inventions ne tombent dans le domaine public44.
12Mais, si cette démarche paraît séduisante, elle semble toutefois présenter deux dangers. Le premier est qu’elle pourrait conduire à une déresponsabilisation des acteurs. En amont, les constructeurs et utilisateurs « ne seraient plus incités à concevoir et utiliser des robots non dangereux »45. En aval, on ne voit pas en quoi l’indemnisation des victimes serait mieux assurée par une responsabilité individuelle des robots humanoïdes46. D’autant que la personnification du robot sur le modèle des personnes morales suppose de désigner un représentant. Mais qui devra occuper cette fonction ? Le fabricant, le vendeur, le propriétaire ? De même, qui devra concourir à la constitution du patrimoine robotique ? Et dans quelles proportions47 ? Au-delà des questions de droit à proprement parler, le second risque concerne la primauté de la personne humaine. En soutenant une équivalence des conditions juridiques entre la personne humaine et le robot humanoïde, le droit pourrait encourager le développement des relations émotionnelles entre l’homme et le robot. De proche en proche, se laissant gagner par la subjectivité, on peut craindre, avec le professeur Binet, « que les droits fondamentaux de la personne humaine soient un jour revendiqués au profit des robots »48. In fine, la primauté de la personne humaine pourrait être mise à mal49. Aussi paraît-il plus prudent de cantonner le robot au rang d’objet.
II. La prudence de la chosification
13Si le robot ne peut être assimilé à la personne, c’est qu’il relève de l’ordre des choses. Telle est d’ailleurs la position du droit positif (A). Cependant, en raison de son caractère hybride, le robot humanoïde est une chose particulière, ce qui invite à envisager d’autres pistes de réflexion (B).
A. L’adaptation du droit positif à la chose robotique
14Puisque le robot est une chose, cela signifie que le rapport qu’une personne est susceptible d’entretenir avec un robot n’est pas a priori un rapport d’obligation, mais un rapport d’appartenance. Autrement dit, le robot n’est pas titulaire de droits subjectifs. Il a vocation à demeurer un objet de droits, un bien, et ne peut pas être juridiquement responsable50.
15Différentes branches du droit permettent d’ores et déjà d’appréhender le robot en tant que chose. En premier lieu et d’évidence, le robot peut faire l’objet d’un contrat translatif de propriété, il est donc avant tout objet de propriété51. C’est un élément du patrimoine de son propriétaire, protégé par le droit civil et le droit pénal des biens52.
16En deuxième lieu, puisqu’il s’agit d’une création de l’homme, le droit de la propriété intellectuelle trouve naturellement à s’appliquer et permet d’assurer la réservation du robot sur divers fondements53. Le droit des brevets permet notamment d’assimiler le robot à une invention et de le protéger, dès lors que le robot remplit les conditions de brevetabilité54. Le droit d’auteur assure ensuite la protection des programmes informatiques en tant qu’œuvres de l’esprit. Le droit des marques permet, quant à lui, de mettre à l’abri le nom du robot tandis que le droit des dessins et modèles industriels protège l’apparence du robot55. Enfin, les données que le robot intègre dès l’origine, ou qu’il est susceptible de collecter durant son existence, seront protégées par le droit sui generis des bases de données ou par les normes existantes en matière de données personnelles (lorsque ces données sont personnelles et sensibles, à l’image des données médicales56). Quant à la délicate question de la propriété des créations du robot, elle pourrait trouver une réponse, comme le souligne le professeur Gautier, dans le droit civil des personnes et des biens : pour pallier l’inefficacité des règles de propriété intellectuelle, il conviendrait de recourir au mécanisme de l’accession. Le propriétaire du robot deviendrait, par accession, propriétaire des fruits du robot57.
17En troisième lieu, puisqu’il a le statut de chose, le robot est inapte à être juridiquement responsable. Autrement dit, si le robot cause un dommage, ce n’est pas sa responsabilité qui doit être recherchée, mais la responsabilité d’une personne58. En la matière, le vide juridique invoqué par ceux qui défendent la personnification du robot est aisément surmontable. En effet, le régime général de la responsabilité du fait des choses est approprié si l’on admet, avec de nombreux auteurs, le caractère extensible de la notion de garde59. La vieille distinction entre garde de la structure et garde du comportement pourrait être ressuscitée60. La garde serait ainsi transférée de l’utilisateur au créateur, dès lors que le robot agit en pleine autonomie, au-delà des tâches assignées au moment de l’utilisation. À défaut, d’autres pistes de réflexion sont envisageables sans qu’il soit nécessaire d’octroyer la personnalité juridique aux robots. Le rapport de l’OPECST de 2017 propose, par exemple, de maintenir les régimes classiques en y ajoutant un partage de responsabilité61. Enfin, certains auteurs envisagent la mise en place d’un régime de responsabilité spécial, bâti sur le modèle de la responsabilité du fait des animaux62 ou sur celui qui régit les accidents de la circulation63.
18La création d’une personnalité juridique robotique n’est donc pas indispensable pour régir le robot, qui est qualifié de chose en droit positif, et doit continuer d’être appréhendé comme tel en droit prospectif. Toutefois, le robot humanoïde est indiscutablement une chose particulière. Cette singularité de nature appelle sans doute une particularité de traitement.
B. L’adaptabilité du droit prospectif à la chose robotique
19S’il paraît préférable, en l’état de la robotique, de cantonner le robot au rang de chose, il pourrait toutefois être intéressant de reconnaître au robot humanoïde un statut de chose spéciale. Ce statut offrirait deux perspectives, insistant, pour l’une, sur les risques que le robot fait courir à autrui, pour l’autre, sur les risques que le robot encourt lui-même. La première tient, comme évoquée précédemment, à la possibilité de créer un régime sur-mesure de responsabilité du fait des robots, à même de régler la question des dommages causés par la machine mieux que ne le permet le recours au régime général ou aux régimes spéciaux. La seconde est qu’un tel statut permettrait de protéger le robot et, en particulier, la sensibilité de l’être humain pour son robot64. Effectivement, et bien que personne ne soit dupe quant au fait que le robot humanoïde se contente de feindre des émotions65, l’attitude anthropomorphe adoptée par ces machines donne d’ores et déjà lieu à certaines situations qui interrogent. L’une d’elles concerne le développement de l’empathie artificielle. En 2016, une jeune Française est tombée amoureuse de son robot humanoïde et milite depuis, sur les réseaux sociaux, pour obtenir le droit de l’épouser66. La même année, une vidéo publiée par Boston Dynamics et destinée à promouvoir les progrès du robot humanoïde Atlas, a dévoilé une scène dans laquelle un chercheur s’amuse à « violenter » le robot en le faisant trébucher. Cette vidéo a scandalisé de nombreux internautes qui ont avoué ressentir de la compassion pour Atlas67. Mais au-delà des sentiments que l’homme est susceptible de développer à l’endroit de son robot, l’effigie humaine qu’emprunte l’humanoïde soulève une autre problématique. Récemment, la presse s’est fait l’écho, en effet, de l’indignation de certaines associations féministes au regard du développement des robots sexuels, dont certains sont programmés pour « résister » et « se raidir », afin de faire vivre à l’utilisateur une expérience de viol68. Selon ces associations, ces robots déshumaniseraient la femme et la rabaisseraient au rang d’objet. Plus encore, elles estiment que l’usager qui utilise une love doll de ce genre devrait être condamné pour viol ou violence, car il porterait atteinte à l’image de la femme en agissant de la sorte. Tous ces discours dérangent en ce qu’ils confondent personnes et choses69. Par conséquent, d’aucuns se demandent, parmi les juristes, si réserver « un tel sort à une représentation aussi réaliste de l’humain n’est pas de nature à heurter des valeurs sociales importantes »70. C’est en ce sens que reconnaître au robot humanoïde, qui symbolise l’être humain, un statut de « bien spécial » paraît être une voie à explorer : par la mise en place de règles spécifiques, le robot serait mis à l’abri, la sensibilité humaine se trouverait protégée, et la summa divisio préservée.
Notes de bas de page
1 L. Marchand, « Le premier robot citoyen donne sa propre conférence au Web Summit », Les Échos, 7 novembre 2017 [www.lesechos.fr], consulté le 6 septembre 2019.
2 P. Sirinelli, « Citoyen robot, levez-vous ! », Dalloz IP/IT 2017, p. 613 qui explique que la démarche poursuivie, en accordant la citoyenneté à Sophia, est avant tout d’ordre communicationnel.
3 M. Tual, « Que sait réellement faire Sophia, le robot dont l’intelligence est contestée ? », Le Monde 23 janvier 2018 [www.lemonde.fr], consulté le 6 septembre 2019.
4 C. Josset, « Le robot Sophia, citoyenne saoudienne, a plus de droits que les femmes de son pays », L’Express 28 octobre 2017 [www.lexpress.fr], consulté le 6 septembre 2019.
5 Résolution du Parlement européen du 16 février 2017 contenant des recommandations à la Commission concernant des règles de droit civil sur la robotique [www.europarl.europa.eu].
6 Abandonnée depuis, v. T. de Ravel d’esclapon, « Intelligence artificielle : nouvelle résolution du Parlement européen », Dalloz actualité, 20 février 2019.
7 [http://www.robotics-openletter.eu].
8 J. Genovese, « Robotique : un encadrement de la législation souhaitable », Comm. com. électr. 2018, étude 6.
9 S.M. Willick, « L’intelligence artificielle : les approches juridiques et leurs implications », Cahiers STS « Ordre juridique, ordre technologique », Paris, CNRS, 1986-12, p. 54.
10 S. Merabet, Vers un droit de l’intelligence artificielle, thèse, Aix-Marseille université, 2018, p. 28.
11 J. Dirringer, « Sexualité et robotique. Réflexions sur les enjeux d’un antispécisme robotique », p. 88 in M. Touzeil-Divina, M. Sweeney (dir.), Droit(s) au(x) sexe(s), Le Mans, L’Épitoge, 2017, vol. XIX.
12 V., par exemple, le robot Saya, Z. Pare, « Saya ou l’impossible virtuosité », Ateliers d’anthropologie 2011, 35, mis en ligne le 10 juin 2011 [www.journals.openedition.org], consulté le 6 septembre 2019.
13 V., par exemple, le robot Erica, S. Garganne, « Au Japon, le journal télévisé présenté par un robot nommé Erica », Le Figaro, 6 février 2018 [www.lefigaro.fr], consulté le 6 septembre 2019.
14 J. Varoquier, « Gare de Lyon, Pepper balbutie encore », Le Parisien 26 décembre 2017 [www.leparisien.fr], consulté le 6 septembre 2019.
15 M. Subra-Gomez, G. Beaufils, D. Arzur, E. Noiret, « Ehpad : des robots tiennent compagnie aux résidents », France Info 9 avril 2019 [www.francetvinfo.fr], consulté le 6 septembre 2019.
16 M.‑A. Frison-Roche, « La disparition de la distinction de jure entre la personne et les choses : gain fabuleux, gain catastrophique », D. 2017. 2386.
17 A. Bensoussan, « La personne robot », D. 2017. 2044 et suiv.
18 J. Dirringer, « Sexualité et robotique. Réflexions sur les enjeux d’un antispécisme robotique », préc.
19 P. Menzel, F. d’Aluisio, Robo sapiens. Evolution of a New Species, Cambridge/Londres, The MIT Press, 2000.
20 P.‑J. Delage, « Les androïdes rêveront-ils de personnalité juridique ? », p. 170 in P.‑J. Delage (dir.), Science-fiction et science juridique, Paris, IRJS éditions, Les Voies du droit, 2013.
21 D. Gomewars, « Un robot est parvenu à prendre conscience de lui-même », Hitek 23 juin 2015 [www.hitek.fr], consulté le 6 septembre 2019.
22 N. Nevejeans, « Le robot qui voulait devenir un homme… ou le statut juridique de l’androïde », p. 152 in F. Defferrard (dir.), Le droit saisi par la science-fiction, Paris, Mare & Martin, 2016.
23 O. Sarre, « Droit des robots et modernité » [www.implications-philosophiques.org], consulté le 6 septembre 2019.
24 X. Bioy, « Chapitre 7. Vers un statut juridique des androïdes ? », Journal international de bioéthique 2013/4, vol. 24, p. 87.
25 F. Defferrard, « In dubio pro persona ou la preuve dans la qualification juridique des formes de vie intelligente », p. 101 in F. Defferrard (dir.), Le droit saisi par la science-fiction, op. cit.
26 G. Calogero, « Le robot, la bête et l’homme », Rencontres internationales de Genève, 1965.
27 P.‑J. Delage, « Les androïdes rêveront-ils de personnalité juridique ? », préc., p. 167.
28 J. Larrieu, « Androïdes, exosquelettes, prothèses et corps humain : une tentative de définition d’un statut des robots en droit français », Osaka University Law Review 2015, p. 79.
29 P.‑J. Delage, « Les androïdes rêveront-ils de personnalité juridique ? », préc., p. 167.
30 G. Loiseau, « Des robots et des hommes », D. 2015. 2369 ; G. Loiseau, Le droit des personnes, Paris, Ellipses, 2016, p. 72.
31 S. Merabet, « Intelligence artificielle », RLDC 2016/142, n° 6240, p. 34.
32 V. Depadt, « La responsabilité : le point de vue du juriste », p. 33 in V. Depadt, D. Guevel (dir.), Lex robotica. Le droit à l’épreuve de la robotique, Paris, LGDJ, 2018.
33 J.‑R. Binet, « Personnalité juridique des robots : une voie à ne pas suivre », Dr. famille 2017, repère 6.
34 V. S. Dormont, « Quel régime de responsabilité pour l’intelligence artificielle ? », Comm. com. électr. 2018, étude 19.
35 Cass. ch. réunies, 2 décembre 1941, Franck, Bull. Civ., n° 292, p. 523.
36 N. Nevejeans, « Comment protéger l’homme face aux robots ? », p. 131 in Vers de nouvelles humanités ? Paris, Dalloz, 2017, Archives de philosophie du droit, T. 59.
37 V., par exemple, le robot humanoïde Ai‑Da qui a conquis le marché de l’art en vendant une toile plus d’un million d’euros, L. Gaboardi, « Ai-Da : première robot artiste du monde », Sciences et Avenir 14 juin 2019, [www.sciencesetavenir.fr], consulté le 6 septembre 2019.
38 V., par exemple, le robot Adam ; J-L. Goudet, « Adam et Eve, les premiers robots scientifiques », Futura Sciences 17 avril 2009 [www.futura-sciences.com], consulté le 6 septembre 2019.
39 V. A. Bensamoun, G. Loiseau, « L’intégration de l’intelligence artificielle dans certains droits spéciaux », Dalloz IP/IT mai 2017, p. 295.
40 Selon que l’on retienne une approche subjective ou objective de la notion. V., à ce sujet, J. Groffe, A. Bensamoun, « Propriété littéraire et artistique – Objet du droit d’auteur – Œuvres protégées. Notion d’œuvre (CPI, art. L. 111-1, L. 112-1 et L. 112-2) », JurisClasseur Civil Annexes, fasc. 1134, 2 mai 2019.
41 En effet, les conditions d’accès à la brevetabilité présentent un caractère plus objectif que la condition d’originalité du droit d’auteur. L’article L. 611-10 1° du Code de la propriété intellectuelle et l’art. 52, § 1 de la Convention sur le brevet européen précisent que, pour qu’un brevet puisse être délivré, l’invention doit être nouvelle, impliquer une activité inventive et être susceptible d’application industrielle.
42 A. Lebkiri, « La propriété intellectuelle et industrielle. Robots humanoïdes et Droit des brevets », p. 33 in V. Depadt, D. Guevel (dir.), Lex robotica. Le droit à l’épreuve de la robotique, op. cit.
43 A. Bensoussan, J. Bensoussan, Droit des robots, Bruxelles, Larcier, 2015, p. 47.
44 Sur le sujet, v. A Touati, « Le droit et les robots », JCP E 2017, actualité 535 ; A. Touati, « Il n’existe pas, à l’heure actuelle, de régime adapté pour gérer les dommages causés par les robots », RLDC 2017/145, n° 6279, p. 39-41.
45 G. Loiseau, M. Bourgeois, « Du robot en droit à un droit des robots », JCP G 2014, doctrine 1231.
46 Ibid., p. 8.
47 S. Merabet, Vers un droit de l’intelligence artificielle, thèse préc., p. 136.
48 J.‑R. Binet, « Personnalité juridique des robots : une voie à ne pas suivre », préc., p. 6.
49 G. Loiseau, « Des droits humains pour personnes non humaines », D. 2011. 2558.
50 P.‑J. Delage, « Le statut juridique du robot », in X. Labbée (dir.), L’homme augmenté face au droit, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires de Septentrion, 2015, p. 1.
51 J. Larrieu., « Androïdes, exosquelettes, prothèses et corps humain : une tentative de définition d’un statut des robots en droit français », Osaka University Law Review 2015(62), p. 79.
52 P.‑J. Delage, « Le statut juridique du robot », préc., p. 1.
53 A. Mendoza-Caminade, « Le droit confronté à l’intelligence artificielle des robots : vers l’émergence de nouveaux concepts juridiques ? », D. 2016. 445.
54 J. Larrieu, « La propriété intellectuelle et les robots », Journal international de bioéthique 2013/4, vol. 24, p. 125.
55 La tête de Nao, robot de la société Alderbarran, est ainsi déposée au titre des dessins et modèles (n° 073065-001).
56 A. Mendoza-Caminade, « La santé et la robotique », RLDI 2014/108, n° 3599, p. 3.
57 P.‑Y. Gautier, « De la propriété des créations issues de l’intelligence artificielle », Revue pratique de la prospective et de l’innovation, n° 2, octobre 2018, dossier 12.
58 P.‑J. Delage, « Le statut juridique du robot », p. 1 in X. Labbée (dir.), L’homme augmenté face au droit, op. cit.
59 V., par exemple, A. Mendoza-Caminade, « Le droit confronté à l’intelligence artificielle des robots : vers l’émergence de nouveaux concepts juridiques ? », préc., p. 445 ou G. Courtois, « Robots intelligents et responsabilité : quels régimes, quelles perspectives ? » Dalloz IP/IT 2016, p. 287.
60 Cass. 2e civ., 5 janvier 1956, Oxygène liquide, n° 56-02126 et n° 56-02138, Bull. Civ. II, n° 2, p. 1.
61 Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, Pour une intelligence artificielle maitrisée, utile et démystifiée, Paris, éd. Journal officiel, 2017, Documents parlementaires, Sénat, n° 464, p. 155 : « Dans la mesure où trois ou quatre acteurs sont en présence (le producteur de la partie physique du robot, le concepteur de l’intelligence artificielle, l’utilisateur et, s’il est distinct de ce dernier, le propriétaire), il est possible d’imaginer que chacun puisse supporter une part de responsabilité selon les circonstances dans lesquelles est survenu le dommage ».
62 Ch. Leroux, R. Labruto (eds), Suggestion for a green paper on legal issues in robotics, euRobotics, The European Robotics Coordination Action, 2013, 78 p. [www.unipv-lawtech.eu] ; O. Vix, « Rencontre du troisième type : le robot intelligent », Defrénois 21 juin 2018, n° 24, p. 37.
63 A. Touati, « Il n’existe pas, à l’heure actuelle, de régime adapté pour gérer les dommages causés par les robots », préc. ; A. Mendoza-Caminade, « Le droit confronté à l’intelligence artificielle des robots : vers l’émergence de nouveaux concepts juridiques ? », préc., p. 445.
64 E. Netter, Numérique et grandes notions de droit privé, Paris, CEPRISCA, 2019, p. 44.
65 S. Tisseron, Le jour où mon robot m’aimera. Vers l’empathie artificielle, Paris, Albin Michel, 2015, p. 11 : « Pepper n’aura pas plus de cœur qu’une machine à laver, mais à la différence de celle-ci, il sera capable de simuler l’affection que tout être humain attend de ses semblables ».
66 Voir @Lillyinmoovator sur Twitter. X. Labbee, « Le robot mari libère la femme », Gaz. Pal. 7 mars 2017, n° 10, p. 13.
67 J. Hufagel, « Google, laisse ton robot Atlas tranquille », Libération, 24 février 2016 [www.liberation.fr], consulté le 6 septembre 2019.
68 V. le site dédié [https://campaignagainstsexrobots.org].
69 X. Labbee, « Le robot humanoïde face au droit », communication au colloque « Transhumanisme : questions éthiques et enjeux juridiques », organisé par le Centre de recherche en éthique et droit de l’Ouest et l’Académie catholique de France.
70 E. Netter, Numérique et grandes notions de droit privé, op. cit., p. 44.
Auteur
Doctorante contractuelle – université Jean Moulin Lyon 3 – Équipe de recherche Louis Josserand (EA 3707)
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