Conclusion générale
p. 335-339
Texte intégral
1369. L’accent s’étant déplacé, pour la résolution des conflits de droit international privé, des intérêts étatiques sur les intérêts privés, une figure spécifique du déni de justice peut aujourd’hui se dessiner en droit international privé, figure dont il convient de donner rien moins que la mesure mais toute la mesure.
2370. Appréhender les conflits de lois et de juridictions comme des conflits de pouvoirs et chercher à les résoudre en déterminant l’étendue de ces pouvoirs souverains conduisait théoriquement à se heurter à l’alternative suivante : soit le rapport de droit international relève du pouvoir souverain d’un État et ce dernier exerce son pouvoir comme il l’entend, sauf d’éventuelles corrections sur le fondement des dénis de justice du droit interne et du droit international, soit le rapport échappe à l’emprise de son pouvoir et rien, sauf à nouveau une obligation découlant du droit international, ne peut modifier cette impuissance car le pouvoir faisant défaut, la justice n’est pas due.
3371. Cette perception n’a plus cours ; et l’on assigne désormais pour objet au droit international privé non plus la résolution des conflits de souverainetés, mais la réglementation des rapports de droit privé internationaux. Tout raisonnement en termes de conflits de souverainetés ne doit pas être pour autant exclu. Ainsi quand le litige soulève une question de droit relevant de la compétence normative exclusive d’un État ou quand est en cause la compétence d’exécution d’un État, les règles de droit international privé doivent s’aligner sur celles du droit international public qui attribuent compétence, ou plutôt pouvoir, à ce seul État. Elles sont alors insusceptibles de correction sur le fondement d’une notion de déni de justice propre au droit international privé. Encore a-t-on pris le soin de souligner que la définition même des intérêts souverains des États n’est pas immuable. Ainsi la participation croissante des États à la vie économique internationale et la nécessité de rassurer les partenaires privés ont entraîné l’adoption d’une théorie restreinte des immunités des États. Or, à ce mouvement de privatisation du droit international public répond une relative publicisation du droit international privé, que traduisent les lois de police. Quand une loi de police entend régir une question de droit, l’État qui l’édicte n’est plus seulement intéressé à ce que la justice soit rendue, mais à ce qu’elle le soit dans un sens par lui défini. L’intérêt de l’État, engagé au point que sa loi de police se veuille applicable, requiert la compétence du juge de cet État pour sa réalisation. La volonté de l’État de soumettre la question de droit à sa législation de police entraîne ainsi un forçage de la compétence normative de cet État, tant législative que juridictionnelle, la première fondant par ricochet la seconde. Il n’y a dès lors même pas de place en pratique pour une intervention de la notion de déni de justice. Mais, en l’absence de loi de police manifestant sa volonté d’application il n’y a pas lieu de conclure à un désintérêt complet de l’État à l’égard de la question de droit. Le litige de droit international privé se révèle simplement ordinaire et donc soumis aux règles classiques de droit international privé, y compris celles découlant de l’interdiction du déni de justice en droit international privé.
4372. Car l’intensification des relations internationales privées a entraîné un développement du droit international privé, lequel autorise à son tour à penser que « ces relations se sont suffisamment développées pour qu’on puisse parler d’une société internationale1 ». Or, à défaut d’autorité propre à cette société internationale ayant qualité pour régir les relations qui se nouent en son sein, le pouvoir est concurremment reconnu aux États de prendre en charge la réglementation de ces rapports en poursuivant la réalisation de la justice dans la société internationale. Ce pouvoir se transforme en devoir pour un État quand le non-règlement d’un litige international est susceptible de générer, en raison des attaches qu’il présente avec cet État, un désordre interne. Alors doit être opérée la transposition à l’ordre international de la prohibition du déni de justice, inscrite à l’article 4 du Code civil en vue de la protection de la paix publique, entendue formellement comme l’interdiction faite au juge de refuser de statuer et matériellement comme l’interdiction faite au juge de rendre une décision manifestement injuste. Or, la coexistence des différents systèmes de droit international privé en mesure d’appréhender une même relation internationale multiplie et diversifie les risques de dénis de justice.
5373. Prohiber le déni de justice formel en droit international privé c’est garantir aux justiciables de la société internationale qu’ils trouveront un juge, auquel soumettre leur contestation, duquel ils obtiendront une réponse.
6Les hypothèses de déni de justice retenues en droit interne – quand le justiciable ne parvient pas à trouver un juge ou quand symétriquement il se heurte à une contrariété de décisions – sont favorisées en droit international privé par l’unilatéralisme des règles de conflit de juridictions. Le premier risque est précisément déjoué par la compétence fondée sur le déni de justice ; le second est prévenu par les exceptions de litispendance et de connexité. Mais l’attention contemporaine portée à l’effectivité du droit, qui se traduit notamment par la reconnaissance du droit à un procès équitable, pose également la question de la légitimité d’une compétence fondée sur le déni de justice quand, en dépit de la saisine possible d’un juge étranger, cette saisine conduirait au prononcé d’une décision emportant violation du droit à un procès équitable. Dans ce cas, la justice rendue à l’étranger équivaut à une absence de justice, et la compétence peut être fondée sur le déni de justice. Parodie de justice et carence judiciaire doivent être assimilées et produire les mêmes conséquences.
7Toujours au titre du déni de justice formel – entendu largement comme le droit pour les justiciables d’exiger du juge qu’il exerce son office – obligation est faite au juge de trancher le litige de droit international privé par application de la règle de conflit du for puis du droit désigné. En réexaminant, sous l’angle de la prohibition du déni de justice en droit international privé, la question épineuse de l’office du juge, la jurisprudence pourrait rompre avec une chaîne de solutions jurisprudentielles « en dents de scie2 » et offrir une ligne de crête plus régulière.
8374. Quant à la prohibition du déni de justice matériel en droit international privé, divers instruments et techniques propres à cette matière en constituent autant de manifestations et permettent d’en préciser le contenu, en dépit de la difficulté à cerner la notion d’injustice manifeste, par essence rebelle à toute définition.
9Ainsi l’exception d’ordre public, en raison de sa matérialité, paraît être l’instrument idéal de prévention de la réalisation d’un déni de justice matériel. Mais cette exception, dont le jeu reste subordonné à l’examen du contenu de la loi ou de la décision étrangères, n’offre aucune protection en matière de compétence directe aux plaideurs menacés d’être renvoyés à saisir un juge étranger, dont la partialité peut être légitimement mise en doute. Quant au chef de compétence fondé sur le déni de justice, même compris extensivement pour garantir le droit à un procès équitable, les difficultés de preuve en restreignent la portée. Alors s’impose, au regard de l’État insuffisamment organisé de la société internationale, la légitimité de certains fors exorbitants, à la condition qu’on leur reconnaisse un caractère facultatif.
10Et dans le conflit de lois, l’exception d’ordre public suffit-elle à empêcher la réalisation de toute injustice manifeste ? « Si, suivant une démarche éprouvée, au moins depuis Aristote, la compréhension de l’envers facilite, par un renversement ultérieur du raisonnable, la connaissance de l’endroit3 », définir la justice en droit international privé permet de faire la lumière sur la notion d’injustice manifeste. On est ainsi conduit à rappeler que le droit international privé repose sur le postulat que, d’un point de vue matériel, toutes les justices se valent a priori, mais qu’au regard du droit international privé la seule juste est celle qui répond aux attentes des parties. En commandant d’appliquer la loi qui présente les liens les plus étroits avec la situation juridique – c'est à dire celle sur l’application de laquelle, en raison de ces liens, les parties ont pu compter –, la justice « de » droit international privé sert assurément la justice « en » droit international privé, même si elle n’est pas un instrument infaillible. Quant à la solution manifestement injuste, elle peut dès lors être définie comme celle qui, contraire à toute raison, déjoue totalement les attentes des parties. Si les règles de conflit de lois sont élaborées pour répondre aux attentes des parties, étudier les limites du procédé du conflit de lois revient à examiner le traitement de l’injustice manifeste dans le conflit de lois. Appelé à remédier aux divergences des législations nationales, même les plus dissemblables, le procédé du conflit de lois perd sa légitimité à intervenir quand cette divergence n’existe pas. Aussi bien lorsque cette divergence est organisée par ce procédé du fait du dépeçage, le pouvoir d’adapter le résultat que se reconnaît le juge traduit son refus de consacrer une injustice manifeste. Par ailleurs, si la légitimité du procédé du conflit de lois se fonde sur la participation des relations internationales à la vie sociale de plusieurs ordres internes, il faut renoncer à ce procédé quand la relation est totalement indépendante des milieux nationaux. L’injustice manifeste, qui résulterait de l’application d’une règle interne totalement inappropriée désignée par la règle de conflit, autorise le juge à l’écarter au profit de la règle secrétée par la société des marchands, mieux adaptée à ses membres. Enfin le temps peut donner naissance à des situations exceptionnelles pour lesquelles l’application des règles classiques consacrerait une solution manifestement injuste. A ces situations d’exception doit donc répondre un régime d’exception. Ainsi, si l’application complexe de la règle de conflit ne permet pas de traiter dans l’urgence le litige, elle doit être écartée provisoirement au profit de l’application plus simple de la lex fori. Par ailleurs, le juge fait encore stricte œuvre de justice quand il reconnaît la vertu pacificatrice du temps qui a conforté les parties dans la croyance de la légitimité de leur situation, et s’oppose à ce que l’application de la loi désignée par sa règle de conflit la remette en cause.
11Tel est l’équilibre réalisé, sans cesse renouvelé en fonction des impératifs des ordres interne et international, entre les intérêts des États et ceux des individus, que cette étude sur le déni de justice en droit international privé s’est proposée de mettre à jour.
Notes de bas de page
1 H. BATIFFOL, Aspects philosophiques du droit international privé, 1956, p. 312.
2 P. LEREBOURS-PIGEONNIERE, intervention suivant la communication du Doyen MAURY, « La condition de la loi étrangère en droit français », T.C.F.D.I.P. 1948-1952, p. 135.
3 F. TERRE, « Rapport introductif » in L’ordre public à la fin du xixème siècle, Dalloz 1996, p. 3.
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