Chapitre II. Injustice manifeste et conflit de lois
p. 305-329
Texte intégral
1342. La mise en œuvre des règles classiques de droit international privé satisfait en principe aux exigences de la justice. Qu'il s'agisse des règles de conflit de juridictions, déduites de la transposition des règles de compétence territoriale interne, ou des règles de conflit de lois, qui opèrent le choix de règles internes en fonction de l'intégration du rapport international dans les différents ordres avec lesquels celui-ci est en contact. Toutefois, cette adéquation de principe n'est pas infaillible. Dans le conflit de juridictions, c'est l'impossibilité pour la règle, nécessairement unilatérale, d'assumer une fonction répartitrice qui peut être à l'origine d'une injustice manifeste. On a vu, toutefois, comment à la faveur d'une évolution réaliste du droit, la notion de droit à un jugement effectif vient corriger les problèmes de coordination propres à tout système unilatéraliste. Or, un rapprochement s'impose avec l'influence croissante de considérations matérielles dans le procédé de conflit de lois. Le juge, en utilisant "au maximum ses pouvoirs pour promouvoir, en fait, des solutions relevant du droit international privé matériel"1, minimise d'autant le risque de déni de justice matériel. On pense notamment à l'outil que constitue l'opération de la qualification qui permet au juge de faire entrer la question de droit "dans la catégorie à laquelle est affecté le rattachement qui lui convient le mieux"2, et qui "par l'ampleur plus ou moins grande donnée à la catégorie, permet de traiter de manière homogène des questions qui doivent s'harmoniser matériellement entre elles"3. Il n'empêche qu'exceptionnellement, l'application des règles de conflit de lois peut déboucher sur une injustice manifeste, une justice contraire à toute raison et qui déjoue totalement les attentes des parties, à laquelle le juge doit remédier. Pour cerner les hypothèses où la règle pourra être prise en défaut, il est utile de rappeler les propos que tenait Francescakis il y a quarante ans sur ce procédé, dans son article "Droit naturel et droit international privé". L'auteur situe ainsi le conflit de lois : "la zone couverte par le conflit de lois, ce no man's land plein de périls pour l'esprit, se situe entre ces deux points extrêmes qui sont le droit international privé uniforme et le droit interne unifié. Le vieux procédé du conflit de lois est en fait appelé, au moins dans les régions où les relations internationales se sont intensifiées, à venir à bout des divergences entre des législations internes, même profondément dissemblables"4. C'est dire, en d'autres termes, que la légitimité du procédé du conflit de lois se fonde sur la participation des relations internationales à la vie sociale de plusieurs ordres internes. Cette justification fixe dès lors les limites du procédé : il ne peut prétendre régir des relations matériellement "délocalisées"5, totalement indépendantes des milieux nationaux. Dans ce domaine, qui est celui des relations commerciales, la règle de conflit doit céder la place à des règles spécialement élaborées en fonction des données et des besoins du commerce international, seules capables de répondre aux attentes des parties. Si aucun problème de frontière n'existe quand le droit international matériel est adopté par voie de conventions internationales, doit être en revanche posée la question de la réception, de l'"aveu" de la lex mercatoria. Francescakis, plus avant, s'interroge encore sur le contenu du droit international privé, national par ses sources et international par son objet. Il propose de s'appuyer sur la directive romaine "droit naturel-droit des gens" : "la directive [...] postule que les États doivent assurer par le moyen du procédé du conflit de lois l'efficacité sur le plan international des institutions et des principes qu'ils considèrent comme essentiels – et c'est là sa branche "droit naturel" – ou qui paraissent tels en raison de leur expansion dans le monde – et c'est là sa branche "droit des gens" – les deux branches se contrôlant ainsi réciproquement et se recoupant en vue de fournir des critères qui contrôlent la "mécanique" abstraite du procédé traditionnel du conflit de lois"6. Dans cette perspective, l'exception d'ordre public, qui participe à la réalisation du premier élément qualitatif de la directive, fait partie intégrante du procédé du conflit de lois7. Quant à l'élément quantitatif, qui "exprime cette sorte de coutume indirecte qu'est pour le droit international privé l'existence d'éléments constants dans le droit interne des peuples"8, il suggère l'existence d'un outil apte à remédier à sa méconnaissance accidentelle par le procédé du conflit de lois. Cest qu'en effet le dépeçage d'une même situation juridique en plusieurs questions relevant de lois différentes, peut occulter l'existence d'une communauté de droit, entre les systèmes en question, sur le traitement matériel à apporter à la situation. On aura reconnu dans cet outil la technique de l'adaptation qui répond en quelque sorte à ce qu'on a pu appeler la "délocalisation du règlement substantiel de la situation internationale"9.
2Que le juge se reconnaisse le pouvoir d'"adapter" les résultats obtenus, ou qu'il décide d'écarter la règle de conflit pour "avouer" une règle matérielle de droit international privé, dans ces deux cas de figure, le but poursuivi est le rétablissement de la justice en droit international privé, qui aurait été manifestement bafouée par le jeu de la règle de conflit.
3343. Par ailleurs, les situations juridiques internationales s'inscrivent nécessairement dans le temps. Or en droit international privé comme en toute autre branche du droit, le facteur temps peut justifier qu'il soit dérogé aux règles normalement applicables. On songe bien sûr à l'urgence, qui constitue un titre d'application de la loi française et un chef de compétence internationale. Mais on pense encore, pour le conflit de lois, aux hypothèses où, en raison de la relativité et de la diversité des systèmes de conflit, les parties ont pu croire en la validité de leur situation constituée de longue date selon une loi déterminée. Alors, la recherche de la loi présentant les liens les plus significatifs avec la relation, pour se conformer aux attentes des parties, perd tout son sens. La sécurité juridique, indissociable de la justice, ne passe plus en ce cas par la localisation opérée par la règle de conflit, mais par la nécessité de constater en quelque sorte le jeu d'une "prescription dans l'espace"10, laquelle permettrait de consolider les situations internationales contraires aux règles de conflit du for qui se sont prolongées dans le temps.
4Ici encore, les dérogations infligées aux règles viennent corriger leur inaptitude manifeste à réaliser la justice en droit international privé, en raison de la configuration particulière dans le temps de la situation.
5Adaptation et règles matérielles (Section 1), urgence et situations acquises (Section 2) : sans entrer dans le détail de ces questions, on s'attachera à dégager le lien qu'elles entretiennent avec la notion d'injustice manifeste en droit international privé.
SECTION 1. ADAPTATION ET RÈGLES MATÉRIELLES INTERNATIONALES
§ 1. L'adaptation : remède à la "délocalisation" du règlement substantiel de la situation internationale
6344. L'expression d'"adaptation" est traditionnellement réservée par la doctrine à la désignation du remède, offert au juge dans le conflit de lois afin de corriger d'éventuelles incohérences dans le règlement concret d'une relation privée internationale ; à l'origine des incohérences visées, se trouve la soumission de ce règlement à des dispositions nationales empruntées à des ordres juridiques différents, lesquelles ne bénéficient pas de l'action coordinatrice d'un législateur unique11.
7Il n'y a pas lieu de reprendre les impasses objectives d'ordre technique ou logique, auxquelles peut conduire la conjugaison des règles internes, impasses déjà examinées au titre de l'obligation faite au juge de remédier à une impossibilité de mise en œuvre de la loi désignée12. La seule adaptation ici visée est celle qui remédie aux hypothèses où la combinaison des règles internes conduit à un résultat injuste.
8La question de l'adaptation ici appréhendée étant ainsi délimitée, il importera, après avoir rappelé succinctement les termes dans lesquels la question se pose (A), de justifier l'analyse de l'adaptation comme un instrument au service de la justice en droit international privé (B).
A. Données du problème
9345. Ces données, exposées dans tous les ouvrages généraux de droit international privé, ainsi que dans de nombreux ouvrages spéciaux, ont fait récemment l'objet d'un réexamen minutieux par Mme Cocteau-Senn13. Cet auteur commence par recenser les diverses hypothèses où, en droit positif ou en doctrine, le résultat obtenu par dépeçage est récusé car considéré comme matériellement injuste. Mme Cocteau-Senn s'attache ensuite à cerner parmi ces hypothèses celles qui soulèvent un véritable problème d'adaptation. Cette démarche conduit l'auteur à affiner les conclusions auxquelles était parvenue Mme Muir Watt il y a quelques années. Mme Muir Watt, dans sa thèse maintes fois citée, indiquait en effet : "lorsque la définition des catégories du for privilégie non pas une finalité mais les moyens d'y conduire, elle peut obliger à consulter simultanément ou successivement deux lois différentes sur des questions étroitement connexes. Or, un tel système présume que si ces lois poursuivent une même finalité, elles s'accordent également sur les moyens pour y parvenir". Le résultat injuste auquel conduit la conjugaison des règles internes est alors "le fait d'un désaccord entre les systèmes en présence sur les moyens à employer pour atteindre [cette] finalité commune"14. Or, Mme Cocteau-Senn y insiste : "il ne suffit pas de constater la seule convergence des résultats concrets de l'application exclusive de l'une ou de l'autre loi en présence. Encore convient-il de s'assurer que celle-ci constitue la manifestation tangible de l'existence entre les systèmes impliqués d'une communauté téléologico-juridique"15. Il y a bien lieu à adaptation, comme le précisait M. Lequette, quand "l'application intégrale de chacun des systèmes juridiques en présence permet d'atteindre un résultat que leur combinaison interdit"16. Mais cette condition ne suffit pas. Il faut en outre que cette concordance ne soit pas purement fortuite, et qu'elle traduise réellement un "faux conflit"17. Si telles sont les conditions de l'adaptation, quelle en est la justification : la méconnaissance de la cohérence logique des lois en présence, c'est-à-dire de leur structure systématique18, ou bien le seul caractère injuste du résultat concret obtenu ? Dans ce dernier cas, son caractère injuste est-il estimé au regard de la justice matérielle du for ou au regard de la justice de droit international privé ?
B. L'adaptation, instrument de réalisation de la justice en droit international privé
10346. Mme Muir Watt rappelle que l'adaptation est d'abord apparue comme le "corollaire nécessaire"19 de la méthode de la qualification lege causae, destiné à assurer le respect de la cohérence abstraite des lois étrangères. Mais sauf à remettre en cause la cohérence du système de conflit du for lui-même, cette méthode de qualification doit être repoussée20, et avec elle, au stade de la détermination de la loi applicable, toute intervention de l'adaptation au nom de la méconnaissance des "liaisons téléologiques" des lois désignées. Quant à la question de savoir si l'adaptation, "appelée désormais à corriger l'application concrète de règles désignées au moyen de la qualification lege fori [...], conserve néanmoins de sa fonction originaire le souci de respecter la finalité des lois en présence"21, Mme Muir Watt souligne que la jurisprudence se révèle en principe indifférente au respect de la cohérence logique des lois en présence22.
11347. Est-ce à dire que l'adaptation ne doit alors intervenir que lorsque le contenu du règlement concret, contraire à celui de chacune des lois en présence, heurte le sens de la justice du for ? Telle est la position défendue par Mme Muir Watt, à la suite notamment de Francescakis. Ce dernier, dans son compte rendu de l'ouvrage de M. Kegel, reprenait l'exemple classique des époux allemands mariés sans contrat et devenus ensuite suédois. Quand le droit matrimonial allemand considère ces deux époux séparés de biens, le droit matrimonial suédois établit entre eux une communauté des biens non déclarés propres ; quand le droit successoral allemand voit dans le conjoint survivant un héritier, le droit successoral suédois le prive d'une telle qualité. Or, le droit international privé allemand soumet le régime matrimonial à la loi allemande, et la succession à la loi suédoise. Ainsi le conjoint survivant se voit dépouillé de tout droit tant sur le plan matrimonial que successoral, alors que chacun des deux droits internes en cause, appliqué intégralement à la résolution du litige, aurait fait bénéficier l'époux survivant d'une part des biens du défunt, l'un au titre du régime matrimonial légal, l'autre au titre du droit sucessoral. Francescakis dénonçait l'appel fait par M. Kegel à la nécessité de cohésion de normes – impératif de la justice de droit international privé – pour écarter la solution défavorable au conjoint survivant ; et il avançait : "Si quelque chose est pour heurter le bon sens dans la manière dont, dans cet exemple, les règles de conflit conspirent pour dépouiller le malheureux conjoint survivant, ce n'est pas à notre sens la constatation contingente que dans chacun des deux droits internes impliqués, celui-ci eût trouvé son compte [...] Que l'on se place au point de vue d'un pays, s'il en existe, dont le droit matériel concevrait l'union conjugale comme exclusive de tout contact entre les patrimoines des époux, que ce soit de leur vivant ou post mortem. Il est fort à craindre que les juges de ce pays, s'ils avaient à juger notre espèce des Suédois ex-Allemands, n'éprouveraient aucune gêne devant la solution négatrice des droits du conjoint survivant, voire qu'ils se réjouiraient de cette coïncidence de la solution internationale avec celle de leur propre droit interne"23.
12348. Qu'il soit permis d'en douter. Sans être choqués par la solution concrète résultant de la conjugaison des lois en présence, puisqu'elle coïnciderait en effet avec la solution interne, les juges de ce pays pourraient être sensibles au fait qu'aucune des lois désignées par leurs propres règles de conflit n'aurait, appliquée intégralement, consacré cette solution. Alors, la solution n'est pas choquante par rapport à la justice matérielle du for, qui avait de toutes façons renoncé à s'imposer pour que soit réalisée la conception du for de la justice en droit international privé ; elle l'est précisément par rapport à cette dernière, qui manifestement n'a pas été réalisée par le jeu abstrait du système de conflit. L'adaptation, pas plus qu'elle ne vise à assurer (immédiatement du moins) la cohésion des règles en présence, n'est appelée à défendre la justice matérielle du for heurtée par le résultat incohérent issu du dépeçage. Les propos de Mme Muir Watt, en dépit de l'intention qu'ils affichent expressément de rallier l'opinion de Francescakis, sont moins tranchés et quelque peu embarrassés : l'auteur invoque tour à tour "l'idée qu'il y a lieu à adaptation lorsque le règlement concret heurte la justice que la règle de conflit œuvre à réaliser, [...] ou le sentiment qu'a de cette justice le juge du for, [ou encore] le sens de la justice du for"24. Mme Muir Watt finalement écrit : "S'il s'avère que la solution qui choque le sens de la justice du for n'a été obtenue de surcroît que par la méconnaissance de chacune des lois en présence, le système du for "prendra en charge", au nom de la justice des conflits de lois, la solution concrète"25. La motivation de cette conclusion doit être repoussée. Si le système du for "prend en charge"26 la solution concrète, au nom de la justice des conflits de lois, c'est parce que la méconnaissance manifeste de chacune des lois en présence heurte la justice des conflits de lois. Les exigences de cette justice étaient présumées satisfaites par un règlement composé de règles empruntées aux systèmes présentant les liens les plus significatifs avec le litige, désignés par les règles de conflit du for. Ainsi conçu, ce règlement devait répondre aux attentes des parties. Or, l'incohérence du résultat concret, eu égard aux finalités contrariées de toutes ces lois sur l'application desquelles les parties pouvaient compter, renverse cette présomption et appelle l'adaptation. Quoiqu'affirmant "le caractère "surabondant" des critères matériels du for"27 – mais parce qu'elle les rapporte à la seule justice de droit matériel – Mme Cocteau-Senn parvient, semble-t-il, à des conclusions similaires. Elle explique : "quelles que soient les contraintes techniques de la méthode de règlement des situations internationales, elles ne peuvent justifier de s'en tenir au résultat obtenu dès lors qu'il contrarie de manière manifeste les buts que cette méthode poursuit. Les principes de solution du conflit de lois, dont le principe de proximité est le prolongement contemporain, témoignent nettement de la volonté de traiter les problèmes soulevés par la situation internationale dans le respect du contexte socio-juridique dans lequel ils se posent. Or la méconnaissance du "faux-conflit" des lois appliquées à titre partiel est précisément contraire à cette volonté"28.
13349. L'ambiguïté constatée à l'endroit des justifications de l'adaptation avancées par Mme Muir Watt se répercute au niveau des formes d'adaptation proposées par cet auteur. Elle indique : la cause de l'incohérence résidant dans le dépeçage des institutions opéré par les règles de conflit du for, l'adaptation pourrait, comme il est souvent proposé en doctrine, consister à réduire ces règles en une seule. "Reste cependant à préciser le critère qui permet de faire prévaloir une loi sur l'autre"29. Or ici l'auteur s'offusque de la tendance, dans la jurisprudence française, à privilégier la compétence de la loi du for, ou du moins la solution consacrée par celle-ci30. Ces propositions surprennent, car elles se démarquent des justifications à l'adaptation antérieurement adoptées. Si vraiment l'adaptation devait intervenir quand la solution obtenue, qui méconnaît chacune des lois en présence, choque le sens de la justice du for, pourquoi repousser la solution matérielle du for au titre de l'adaptation requise ? Finalement l'auteur suggère : "l'élaboration par le juge d'une nouvelle solution matérielle, compte tenu des expectatives raisonnables de chacune des parties fondées sur le contenu des droits en principe applicables"31. Cette solution apparaît plus conforme à la nature de ce mécanisme correcteur. Pourtant, comme le caractère satisfaisant du résultat est garanti par l'application intégrale de chacune des lois, au départ partiellement sollicitées pour le règlement de la situation, et comme l'adaptation apparaît, au même titre que l'ordre public, partie intégrante du procédé du conflit de lois, rien ne légitime l'impasse faite sur le choix d'une loi absorbante. Le critère du respect des expectatives des parties, dans la mesure où sa mise en œuvre est possible, intervient alors naturellement à titre principal pour effectuer ce choix32.
14Alors qu'il n'est question ici que d'une inadaptation exceptionnelle des règles de conflit, ailleurs, elles peuvent se révéler inaptes à régler les relations internationales litigieuses en raison de leur spécificité.
§ 2. Relations internationales "délocalisées" et règles de droit international privé matériel
15350. Généralement satisfaites par le jeu des règles de conflit de lois33 et des règles de compétence juridictionnelle internationale déduites des règles de compétence territoriale interne34, les exigences du commerce international appellent cependant parfois l'élaboration de règles matérielles de droit international privé35. Ce mode de réglementation "a pour conséquence de privilégier, en tant que catégorie, les rapports internationaux"36. Il doit donc être en principe écarté (puisqu'il méconnaît que concrètement ces rapports "sont ancrés dans un certain nombre d'ordres internes"37, et que l'attente des justiciables appelle une solution qui respecte "l'intégration effective de leurs rapports dans les différents ordres internes"38). Sa légitimité s'affiche en revanche à l'encontre de celle du procédé de conflit de lois quand les relations internationales en question "se développent en dehors des ordres", et sont "pour ainsi dire matériellement délocalisées"39.
16351. C'est d'abord en constatant l'inaptitude de la règle matérielle interne à apporter un règlement satisfaisant au litige, que le juge est conduit à doubler cette règle d'une règle matérielle spécifique aux relations internationales. Ont ainsi été dégagées par la jurisprudence, après mise à l'écart des règles matérielles internes, les règles relatives à la liberté pour l'État français de compromettre dans un "contrat international passé pour les besoins et dans des conditions conformes aux usages du commerce maritime40, au principe de "l'autonomie de l'accord compromissoire"41, au principe de licéité des clauses attributives de juridiction42, et à la validité des clauses monétaires dans les contrats internationaux"43. Un trait commun caractérise ces solutions éparses ; comme l'indiquent MM. Ancel et Lequette : "il faut à la jurisprudence de très puissantes raisons pour oser doubler la règle matérielle interne d'une règle matérielle internationale. De fait, chaque fois que les tribunaux instaurent le dualisme des solutions, c'est sous la contrainte de l'évidence"44.
17352. Ensuite, sous la même contrainte, les règles matérielles, spécialement élaborées pour répondre aux besoins propres de réglementation des relations internationales, s'appliquent immédiatement sans désignation préalable de l'ordre juridique français par la règle de conflit.
18353. Cette remarque s'impose pour les règles matérielles spécifiques aux relations internationales, qui répondent à une question de droit réservée à la compétence normative exclusive de l'ordre juridique français. En relèvent les règles Galakis, Hecht, CSEE : la première appartient au droit public français, seul apte à définir les pouvoirs des collectivités publiques françaises45, les deux autres expriment la façon dont l'État français entend exercer sa compétence exclusive pour décider de la licéité des clauses, qui prorogent la compétence des tribunaux français ou l'écartent soit au profit des juridictions étatiques étrangères, soit au profit des juridictions arbitrales46. Le détour par la règle de conflit pour l'application de la règle matérielle internationale française est ici éludé, car l'implication de la souveraineté française exclut tout conflit de lois. Seul l'État français est compétent pour répondre à la question posée. Quand bien même une règle de conflit aurait à tort été utilisée, l'ordre juridique étranger désigné, consulté sur cette question, serait muet. Enfin si la question de droit venait à être soulevée devant le juge étranger, à raison d'une dissociation possible (observée précédemment) des compétences législative et juridictionnelle, le juge étranger appliquera nécessairement, en vertu de la règle de droit international public attribuant compétence normative exclusive à l'État français47, la règle matérielle internationale française. D'un point de vue méthodologique, ces règles n'appellent en réalité aucune réflexion particulière.
19354. Il en va différemment quand la question de droit posée est abandonnée à la compétence concurrente des lois en conflit (hypothèse de l'arrêt Messageries maritimes). L'application de la règle matérielle reste certes subordonnée pour le juge étranger à la désignation de l'ordre juridique français par sa règle de conflit ; mais elle acquiert sa spécificité à l'égard du juge français pour lequel elle est immédiatement applicable. En dépit de son caractère privé48, la règle matérielle internationale est mise en œuvre directement, en raison de la seule délocalisation des relations internationales par elles visées. Pour ces relations, "le conflit de lois n'existe pas car, évoluant au dehors des ordres internes", elles ne relèvent pas "des lois que chaque État se donne"49.
20En même temps que la règle matérielle interne, la règle matérielle internationale écarte la règle conflictuelle. Le mode d'intervention de la règle de droit international privé matériel est alors identique à celui d'une règle de police. Mais alors que la règle de police tend à satisfaire un intérêt sinon interne du moins étatique, la règle matérielle de droit international privé poursuit la réalisation d'un intérêt international50. Mais l'origine nationale de la règle matérielle ne fait-elle pas difficulté ?
21N'y a-t-il pas quelque contradiction à écarter le conflit de lois, au nom de l'inadaptation des droits internes aux relations internationales délocalisées, pour ensuite ramener ces relations dans le giron des règles matérielles, spécialement élaborées peut-être pour ces relations, mais propres au for ? Les règles matérielles d'origine nationale échappent difficilement au reproche d'impérialisme qui leur est souvent adressé51. La question se pose en des termes différents pour les leges mercatoriae. Quand ces règles existent52, est rejoint "le domaine du droit international "matériel", dont les conventions internationales sont la source principale, mais non unique"53, domaine aux frontières duquel s'arrête la zone couverte par le conflit de lois. Sans qu'il soit utile ici de trancher la question de savoir si la juridicité de la lex mercatoria est subordonnée ou non à sa consécration par les jurisprudences nationales, on soulignera qu'au regard de la justice de droit international privé, l'aveu par le juge de cette coutume internationale de droit commercial apparaît comme une nécessité. M. Bureau remarque : "si l'essentiel [...] est de favoriser la réglementation dont l'application à l'espèce est la plus conforme aux prévisions des parties, on admettra que les leges mercatoriae remplissent bien cette condition, satisfaisant dans le même temps aux exigences d'une justice matérielle de droit international privé. Ces règles, d'origine professionnelle, n'ont en effet vocation à s'appliquer qu'aux professionnels censés les connaître"54.
22355. Ainsi, dans le domaine du commerce international, où "la règle de conflit charrie le plus d'incertitudes"55, cette règle dans sa partie désignante comme dans sa partie désignée peut se révéler inapte à satisfaire la justice de droit international. Tel est le cas quand existent des règles de droit matériel d'origine non étatique, issues de la pratique du commerce international, sur l'application desquelles les parties prenantes à ce commerce ont pu légitimement compter.
23Ce n'est plus la configuration particulière de la relation dans l'espace, dans le sens où elle n'est pas ancrée dans les ordres internes, mais sa configuration particulière dans le temps qui, exceptionnellement, suggère également de déroger aux règles normalement applicables, afin d'éviter, ici encore, qu'elles ne réalisent une injustice manifeste.
SECTION 2. LE TEMPS QUI PRESSE, LE TEMPS QUI PASSE
24356. Justice delayed is justice denied56. En droit international privé comme en droit interne, l'urgence justifie un droit d'exception57 (§1). Quand au contraire une situation s'est prolongée dans le temps en dehors de toute appréhension par le système du for, on ne peut ignorer, sans faire offense à la justice, que les parties ont pu croire, du fait de la relativité et de la diversité des systèmes de conflit, en la validité de leur situation constituée selon une loi différente de celle désignée par la règle de conflit du for (§2).
§ 1. L'urgence
25357. Au plan des conflits de juridictions, l'urgence peut constituer un chef exceptionnel de compétence internationale des tribunaux français, dérogeant à leur incompétence selon les règles ordinaires de compétence internationale58. A l'époque même du principe d'incompétence dans les litiges entre étrangers, les tribunaux français avaient admis leur compétence pour statuer sur les mesures provisoires ou conservatoires, même entre parties étrangères non domiciliées en France. On cite souvent le vieil arrêt rendu par la Cour de cassation le 23 mars 1868, qui retenait la compétence des juridictions françaises pour prendre des mesures conservatoires, après avoir relevé que de telles mesures prises "dans un intérêt général de paix publique et de justice appartiennent au droit des gens et sont applicables sans distinction de nationalité"59. Paix publique et justice, encore et toujours associées60. Rendre la justice pour assurer la paix publique. Si l'abandon du principe d'incompétence a considérablement réduit les hypothèses de recours à ce chef de compétence, il n'en demeure pas moins qu'il peut être invoqué encore aujourd'hui, dans les cas où les tribunaux français ne seraient compétents ni en vertu des règles ordinaires ni selon les articles 14 et 15 du Code civil. Des personnes non domiciliées en France, y résidant ou y séjournant, peuvent avoir un besoin immédiat de recourir à un juge. Pour que joue ce chef de compétence, il faut que l'urgence soit établie et qu'un péril menace la sécurité d'une personne se trouvant en France, même de manière passagère, ou encore la conservation d'un bien situé en France. La compétence fondée sur l'urgence est alors impérative, et s'impose à l'encontre d'une clause attribuant compétence à une juridiction étrangère pour connaître du litige61. Quant aux mesures prises, il s'agit de mesures de sauvegarde par définition provisoires. La compétence juridictionnelle des tribunaux français reposant sur l'urgence est établie indépendamment de la loi applicable au fond du litige62. Théoriquement, il pourrait s'agir d'une loi étrangère, mais en pratique le plus souvent la loi française sera appliquée à des titres divers : loi de police, rattachement à la lex fori, application de la lex fori au titre de l'urgence.
26358. En effet, au plan des conflit de lois, l'urgence peut entraîner la substitution de la lex fori à la loi étrangère normalement compétente. L'établissement de la teneur de la loi étrangère requiert un temps certain. Ce délai peut parfois se révéler catastrophique pour le demandeur et lui occasionner un dommage injuste. Le juge peut alors prendre en application de la loi française les mesures urgentes, qui s'imposent à condition qu'elles soient provisoires : "la mise à l'écart de la loi étrangère doit avoir la même durée que l'événement qui la motive"63. Il faut toutefois regretter avec M. Mayer la tendance du juge français, compétent au titre de l'urgence, à appliquer systématiquement la loi française au même titre, sans s'être assuré au préalable de l'existence d'une difficulté à connaître avec célérité la loi étrangère applicable64.
27Là où l'urgence requiert une dérogation temporaire aux règles normalement applicables, le temps écoulé peut appeler une dérogation définitive.
§ 2. Le temps qui passe
28359. De longue date, le souci de ne pas déjouer les légitimes prévisions des parties a incité de nombreux auteurs à voir, dans le respect des droits acquis, un principe de solution des problèmes de droit international privé65. Tant "l'inutilité" du principe du respect des légitimes prévisions des parties que celle du principe du respect des droits acquis ont pourtant été dénoncées. M. Mayer a démontré que le principe du respect des légitimes prévisions des parties n'exerce aucune influence sur la solution des problèmes de conflit de lois. Quand la question de droit n'est pas intrinsèquement internationale, ce principe serait "inutile" ; quand elle l'est, le principe serait utile au contraire, mais "inutilisable". Par hypothèse, plusieurs législations ont pu être alors prises en considération par les parties, et la "diversité des systèmes de droit international privé à travers le monde prouve que plusieurs rattachements sont en général susceptibles de paraître raisonnables [...] Le principe du respect des légitimes prévisions des parties ne permet donc pas de déterminer le meilleur rattachement"66. Quant à la notion de respect des droits acquis, Savigny déjà dénonçait son inaptitude à apporter des solutions au règlement des conflits de lois : "pour reconnaître si des droits sont bien acquis, il faut d'abord savoir d'après quel droit local nous devons juger de leur acquisition"67. Reprenant cette objection, M. Mayer l'a systématisée : "un droit subjectif n'existe pas dans l'absolu. Il n'est rien d'autre que l'application d'une règle de droit objectif à une situation de fait individuelle. C'est pourquoi on ne peut éluder l'étape de la détermination du droit objectif compétent"68.
29360. Pourtant la doctrine est quasi unanime à dénoncer l'injustice que causerait la remise en cause par la règle de conflit du for de situations "qui se sont établies à l'étranger, s'y sont développées et y ont épuisé leurs effets, alors qu'elles ne présentaient aucune attache quelconque avec le for"69, voire de situations acquises sous l'empire d'autres systèmes "alors qu'elles ne présentaient (à l'origine) aucune attache avec le système du for"70. Une influence exceptionnelle devrait être alors, dit-on, reconnue au principe du respect des droits acquis ou au principe du respect des prévisions légitimes des parties, selon que l'accent est mis sur les conditions objectives (d'ordre spatial ou temporel) du retrait de la règle de conflit du for, ou sur les conditions subjectives (croyances raisonnables des parties) (A). La "relativisation de l'entier système de conflit", à laquelle conduit inéluctablement cette seconde voie subjectiviste, amène cependant à reconsidérer l'importance du facteur temps. L'effacement de la règle de conflit de lois du for n'apparaîtra plus comme le moyen de respecter un droit acquis, mais plutôt comme une manière de stabiliser, en raison du temps écoulé, "le fait international" dans l'intérêt de la paix sociale internationale (B).
A. Respect des droits acquis et des prévisions légitimes des parties
30361. Meïjers et Francescakis furent les artisans de ce qu'on a pu appeler "la nouvelle doctrine des droits acquis"71. Soucieux de réduire les conséquences, néfastes pour les individus, de la divergence des règles de conflit, ces auteurs soutiennent la légitimité de la renonciation par l'ordre juridique du for à l'application de sa règle de conflit, quand les parties avaient de solides raisons de ne pas soupçonner l'intervention de cette règle, à savoir quand la situation litigieuse ne comportait aucun lien avec l'ordre du for au moment où elle s'est constituée. La notion de droit acquis exprime alors "la nécessité de tenir compte, en droit international privé, du principe que l'on désignait, avant les travaux de M. Roubier, comme celui de la non-rétroactivité des lois"72. Autrement dit, il s'agit d'éviter l'effet rétroactif de la règle de conflit du for, pour maintenir la validité de la situation effectivement acquise. Quant à la détermination du système étranger compétent pour conférer à la situation acquise sa validité, Francescakis reprit dans un premier temps la proposition de Meïjers d'entériner la solution consacrée par l'accord unanime de tous les systèmes intéressés73 ; puis il suggéra de s'en référer au système qui s'est effectivement appliqué : "Une situation juridique aura pu se constituer non seulement en violation d'un autre, voire de plusieurs autres systèmes dont elle était justiciable dès l'origine. Il suffirait que le système, dans le ressort duquel elle s'est effectivement constituée, la reconnaisse pour que sa légalité s'impose au système du for"74.
31362. C'est cette dernière proposition qui conduit, on l'a vu,
32M. Mayer à condamner radicalement le principe du respect des droits acquis. Hors les cas où un système s'est effectivement appliqué, parce que les parties ont eu recours à une procédure de réalisation soit judiciaire soit administrative, la suggestion s'avère impraticable : une situation juridique n'étant que l'application d'une règle de droit objectif à un fait, il existe autant de situations juridiques que de règles envisageant le même comportement75. En conséquence, on serait fondé aussi bien "à croire qu'aucune loi n'a réellement déterminé l'acquisition d'un droit ou, au contraire, que toutes, quoique chacune selon ses vues et pour son propre compte, ont présidé à cette acquisition"76. MM. Ancel et Lequette constatent alors que la proposition initiale débouche sur un résultat quelque peu éloigné de son point de départ, dans la mesure où elle mène à suggérer la suppression du contrôle de la loi appliquée, "au moins pour les décisions étrangères traitant de relations sans contact initial avec la France"77. Pour M. Mayer, le principe fondamental du respect des prévisions légitimes des parties ne peut donc être mis en œuvre qu'exceptionnellement, quand les normes de conflit des États, dont les parties ont pu penser qu'ils seraient saisis sur le plan judiciaire, concordent. Mais il est alors "illogique et inutile d'exiger que la situation n'ait eu à l'origine (ni, a fortiori, par la suite) aucun rapport avec le pays du for"78.
33363. Mme Jobard-Bachellier approuve cet auteur, mais accorde une importance accrue aux éléments subjectifs : "Des liens objectifs avec la règle de conflit ont pu exister sans que les parties aient eu à aucun moment l'idée d'opérer un rapprochement entre la régularité de leur situation et le système du droit international privé du for"79. L'intervention accidentelle de la règle de conflit de lois du for réalise alors une injustice tout aussi manifeste que dans l'hypothèse de l'absence de liens. Le principe du respect des légitimes prévisions des parties commande, selon ces vues, la mise à l'écart de la règle de conflit du for, dans tous les cas où l'applicabilité de cette règle ne pouvait rentrer dans "le champ normal des prévisions des parties"80. L'éloignement spatial ou temporel de la situation litigieuse par rapport à l'ordre du for n'intervient alors que pour l'appréciation de la légitimité des croyances des parties81. Ces croyances seront tenues pour légitimes quand, au moment où le droit revendiqué a pu être considéré comme acquis par les parties, se trouvaient réunies l'absence objective d'éléments fondant la compétence juridictionnelle des tribunaux du for et l'emprise effective d'un autre système, au regard duquel la situation était régulière82. La notion d'emprise effective d'un système doit en outre être distinguée de celle d'"application effective d'un système" : il faut voir dans la première la simple traduction de la croyance des parties en son applicabilité, appréciée d'un point de vue judiciaire. Quand ces conditions sont réunies, le juge du for acceptera donc d'écarter sa règle de conflit, dont l'intervention inopinée déjouerait les légitimes prévisions des parties. Mais ce retrait de la règle de conflit ne peut se faire, précise Mme Jobard-Bachellier, au profit du système étranger consacrant la régularité de la situation. Le juge du for ne peut en effet appliquer que ses propres règles de droit international privé83 ; aussi mettra-t-il en œuvre une règle substantielle de droit international privé, fondée sur l'apparence, ainsi exprimée : "Doivent être considérés comme régulièrement acquis les droits nés dans le cadre de situations qui se sont constituées à l'étranger et y ont produit des effets, malgré la solution contraire à laquelle conduirait l'application de la règle de conflit du for, dès lors que sur la base de l'apparence, créée par l'applicabilité d'un droit étranger qui se révèle par la suite incompétent, les parties ont cependant pu croire légitimement à la réalité juridique des droits dont elles étaient en apparence titulaires, à la réalité juridique d'une situation qui paraissait s'être régulièrement constituée"84. La voie subjectiviste ainsi tracée est empruntée à son tour par Mme Muir Watt, qui en vient à se demander si le principe du respect des légitimes prévisions des parties n'appelle pas de manière plus générale la mise à l'écart de la règle de conflit du for, pour la définition des conditions de reconnaissance des situations acquises. L'auteur précise : "Pareille recherche exige d'éclaircir la raison pour laquelle le passage du temps pourrait influer sur la façon dont il convient d'apprécier la validité d'un acte ou d'un comportement déterminé"85. Tel est précisément l'objet de la réflexion à laquelle il convient à présent de se livrer.
B. "Prescription dans l'espace"86 de la situation internationale
34364. Mme Muir Watt suggère qu'en raison de la relativité des systèmes de conflit, la réglementation la plus satisfaisante d'une relation internationale serait celle qui se proposerait d'accueillir des situations constituées en contrariété à la règle de conflit du for, dès lors que les parties auraient un motif raisonnable de régler leur comportement en fonction d'une norme déterminée.
35Dans cette optique, quand une décision aura été rendue, même selon une loi différente de celle désignée par la règle de conflit du for, toute hésitation est exclue dans l'esprit des parties quant à la norme applicable. L'autorité normative propre de la décision plaide pour sa reconnaissance et pour l'abandon de tout contrôle de la loi appliquée selon la règle de conflit du for.
36En revanche, en présence de règles, aucune certitude n'existe et le principe doit demeurer celui du choix par l'ordre du for de la norme que les parties auraient dû prévoir. Néanmoins la possibilité de tenir compte des prévisions des parties quant à l'applicabilité d'une règle n'est pas radicalement exclue. "La situation acquise, critère de la limitation fonctionnelle du domaine de la règle de conflit, serait celle qui, consacrée par une loi dont l'application pouvait être raisonnablement envisagée au moment où cette situation est constituée, se serait consolidée dans le temps". Mais l'auteur précise, indiquant partager les vues de Mme Jobard-Bachellier : "ce n'est pas le délai qui importe dans sa durée, mais le fait que la croyance des parties se soit cristallisée avec certitude dans le passé"87.
37365. Est-ce bien sûr ? Une telle présentation ne procède-t-elle pas d'une perception erronée des rapports que les croyances des parties entretiennent avec le temps ? Le temps ne permet pas de dater les croyances, il les forge. C'est le temps écoulé "qui comble le fossé qui sépare le probable du certain et le vraisemblable du vrai, c'est lui qui pacifie, c'est lui qui apaise"88. L'abstention de la règle de conflit du for en matière de conflit de systèmes dans le temps et, plus généralement, de reconnaissance des "situations acquises" en contrariété à la règle de conflit du for, quels que soient les liens entretenus avec le for, se justifie par la nécessité de ne pas remettre en cause, dans l'intérêt de la paix de la société internationale, les situations qui se sont prolongées, même si elles sont contraires au droit.
38On a reproché au facteur temporel de ne fournir aucune solution utile aux conflits de systèmes dans le temps, de ne pas être en mesure de désigner le droit étranger de substitution, qui aurait validé l'acquisition du droit89. Mais c'est vouloir lui faire jouer un rôle qui n'est pas le sien. Il ne s'agit pas pour le juge de déterminer dans le temps le droit en vertu duquel la situation a été légitimement acquise (tâche impossible), mais d'observer que le laps de temps écoulé entre la naissance de la situation et le jour du jugement permet de considérer le droit comme acquis en quelque sorte par prescription. De même que le temps, dans sa durée, justifie l'abstention de la règle de conflit du for, dont le jeu contrarierait les prévisions légitimées par lui, il autoriserait le juge à constituer la prescription.
39On pourra objecter à cette solution, qu'aucun texte ne fonde, mais déduite du principe fondamental du respect des légitimes prévisions des parties, de laisser une trop grande latitude au juge ; en effet il lui appartiendrait au gré des espèces d'apprécier si le comportement des parties, calqué sur une loi différente de celle désignée par la règle de conflit du for, s'est suffisamment installé dans le temps pour être validé. Pourtant, en mettant l'accent sur l'importance du facteur temporel, comme condition de la légitimité des croyances des parties, elle interdit que soit conféré au juge le pouvoir général de créer de nouvelles règles en fonction des expectatives raisonnables des parties90.
40Il ressort de toutes les hypothèses précédemment examinées (adaptation, règles matérielles internationales, urgence, conflits de systèmes dans le temps), que ce pouvoir ne peut lui être reconnu que de manière exceptionnelle, lorsque les règles classiques ne permettent manifestement pas de réaliser la justice, afin donc de rétablir cette dernière et avec elle la sécurité juridique.
Notes de bas de page
1 B. OPPETIT, "Le développement des règles matérielles", T.C.F.D.I.P., journée du cinquantenaire, 1985, p. 121 ; spéc. p. 132.
2 V. P. MAYER et V. HEUZÉ, Droit international privé, n° 160 ; J. MAURY, "Règles générales de conflit de lois", R.C.A.D.I., t. 57, 1936. III., n° 153 ; B. ANCEL, thèse précit., n° 533 ; B. ANCEL et Y. LEQUETTE, op. cit., 2ème éd., p. 246.
3 Y. LEQUETTE, "Le droit de la famille à l'épreuve des conventions internationales", R.C.A.D.I, 1994, II, p. 9, spéc. n° 212, p. 190.
4 Art. précit., spéc. n° 32.
5 L'expression est empruntée à MM. ANCEL et LEQUETTE, op. cit., commentaire sous l'arrêt Galakis.
6 Art. précit., spéc. n° 33.
7 Ce mécanisme, dont on a soutenu qu'il traduisait plus souvent une réaction d'ordre politique du for, a déjà été étudié et ne sera pas repris ici.
8 Art. précit., spéc. n° 33.
9 D. COCTEAU-SENN, thèse précit., n° 334.
10 Ph. FRANCESCAKIS, La théorie du renvoi, n° 22.
11 V. not. CANSACCHI, "Le choix et l'adaptation de la règle étrangère dans le conflit de lois", R.C.A.D.I., 1953, t. 83, p. 81 ;W. WENGLER, "General principles of private international law", R.C.A.D.I., 1961, t. 104, 273 ; H. BATIFFOL, "Réflexions sur la coordination des systèmes nationaux", R.C.A.D.I., 1967, t. 120, p. 175 et s. ; I. FADLALLAH, thèse précit., n° 38 et s. ; Y. LEQUETTE, note sous Civ., 17 fév. 1982, R. 1983, p. 275 ; H. MUIR WATT, thèse précit., p ; 484 et s. ; Y. LEQUETTE, "Ensembles législatifs et droit international privé des successions", T.C.F.D.I.P. 1983-1984, p. 163 ; B. ANCEL, note sous Makhlouf, Cass. civ. 1ère, 3 juin 1998, R. 1998. 652 ; D. COCTEAU-SENN, thèse précit., n° 277 et s. Sur les origines de la théorie v. RIGAUX, La théorie de la qualification en droit international privé, Bruxelles, 1956, n° 257 ; LEWALD, "Règles générales des conflits de lois. Contribution à la technique de droit international privé", R.C.A.D.I., 1939, t. 69, p. 1 ; RAAPE, "Les rapports juridiques entre parents et enfants comme point de départ d'une explication pratique d'anciens et de nouveaux problèmes fondamentaux du droit international privé", R.C.A.D.I, 1934, t. 50. 401.
12 V. supra, n° 276 et s.
13 Op. et loc. cit.
14 H. MUIR WATT, Thèse précit., n° 445. S'interrogeant sur le domaine respectif du mécanisme de l'adaptation et de l'exception d'ordre public, cet auteur, proche de nous, suggère de "cantonner le domaine de l'ordre public au cas où l'application de la loi étrangère [...] suscite de la part de l'ordre du for une réaction d'ordre "politique" ; en ce sens que cette application est ressentie comme une atteinte à certaines conceptions fondamentales de l'ordre du for relatives à l'organisation des relations sociales". Alors que "l'adaptation jouerait [...] en cas d'atteinte à la conception de cet ordre de la justice dans le conflit de lois" (op. cit., n° 42, note 5). Comp. F. HAGE-CHAHINE, thèse précit., n° 244 et s.
15 Thèse précit., n° 339.
16 Y. LEQUETTE, note sous Paris, 13 nov. 1979 et Versailles, 23 oct. 1979, R. 1980. 573.
17 L'auteur précise que cette terminologie, pour la question traitée, est empruntée à M. ANCEL, note précit. sous l'arrêt Makhlouf.
18 H. BATIFFOL, Aspects philosophiques du droit international privé, précit., n° 8 et s.
19 Thèse précit., n° 447.
20 B. ANCEL, L'objet de la qualification, J. 1980, p. 240 et s.
21 Op. cit., n° 449.
22 Sur tous ces points, v. op. cit., n° 447 et s.
23 FRANCESCAKIS, compte rendu Kegel, précit., spéc. p. 242.
24 Thèse précit., n° 451, 451 note 3 et 452.
25 Thèse précit., n° 452. Les passages soulignés le sont par nous.
26 La formule ici reprise était empruntée à Ph. FRANCESCAKIS, Compte rendu de l'ouvrage de M. Kegel, précit., spéc. p. 239.
27 Thèse précit., n° 338.
28 Thèse précit., le passage souligné l'est par nous.
29 Thèse précit., n° 454.
30 Les hésitations relatives à l'identification de la justice qui est heurtée et qui commande l'adaptation (justice du for, justice conflictuelle), ont peut-être été entretenues précisément par le fait que les hypothèses d'adaptation traitées par les tribunaux français mettaient toujours en cause la loi française aux côtés d'une loi étrangère.
31 Thèse précit., n° 456.
32 Sur ces points, v. D. COCTEAU-SENN, thèse précit., n° 370 et s. Le principe du respect des expectatives des parties, comme l'indique cet auteur, fournit des solutions quand "les prescriptions de l'une des lois dont la combinaison est rejetée bénéficient d'une antériorité d'application" (n° 389 par exemple, l'application intégrale aux droits du conjoint survivant de la loi du régime matrimonial plutôt que de la loi successorale). Quand les solutions sont successives ou simultanées, le principe n'est d'aucune utilité, et l'auteur suggère de retenir pour critère de choix de la loi absorbante, le critère de la cause de la demande : la loi absorbante est celle dont l'application permet de satisfaire la prétention sans en modifier la cause (sur ce critère v. B. ANCEL, note précit. sous l'arrêt Makhlouf, spéc. p. 657).
33 V. supra, n° 263. Dans la majorité des cas, les relations internationales posent les mêmes problèmes que les relations internes. Or "une loi de droit privé [n'est] jamais qu'une réponse possible à des problèmes universels parce qu'humains" (BATIFFOL, Aspects philosophiques du droit international privé, n° 54, p. 118). Par conséquent, les normes destinées à régir les relations purement internes sont aptes à être appliquées aux relations internationales. Les règles matérielles issues de Conventions internationales d'unification, qui ne distinguent pas entre relations internationales et relations purement internes, révèlent bien cette identité de problèmes : en ce sens v. BATIFFOL, "Le pluralisme des méthodes en droit international privé", cours précit., spéc. p. 113 et s. Ces règles matérielles conventionnelles ne seront donc pas envisagées dans les développements qui vont suivre. On rappellera simplement ici que l'unification réalisée par ces règles matérielles n'élimine pas toute question de droit international privé, en raison des interprétations divergentes qui peuvent en être données dans les différents ordres juridiques où elles sont applicables. Pour résoudre ces difficultés, force est de revenir à la méthode classique des conflits de lois, afin de déterminer l'interprétation à retenir (sur cette question, v. not. SALES, Droit uniforme et conflit de lois, thèse, Paris, 1966 ; LESCOT, "L'interprétation judiciaire des règles de droit privé uniforme", JCP, 1963. I. 1756 ; P. LAGARDE, "Les interprétations divergentes d'une loi uniforme donnent-elles lieu à un conflit de lois ?", R. 1964. 235 ; MALINTOPPI, "Les rapports entre droit uniforme et droit international privé", 1965, t. 116, p. 5 et s. ; BAUER, "Les traités et les règles de droit international privé matériel", R. 1966. 537 ; MALAURIE, "Loi uniforme et conflit de lois", T.C.F.D.I.P., 1964-1966, p. 83). Ne seront pas plus examinées les normes matérielles issues des traités, qui n'entendent régir que les relations internationales, et ne font que doubler les règles applicables dans les relations internes voire dans les relations internationales avec les États non contractants. On peut en effet douter de la spécificité ou de la différence de nature qui séparerait les rapports commerciaux internationaux, que ces normes entendent régir (en ce sens v. V HEUZÉ, thèse précit., 102, note 35). Il faut simplement admettre que ces normes conventionnelles, qui s'imposent au juge, tendent de façon ponctuelle dans les matières qu'elles recouvrent à réaliser l'unification des règles applicables et en conséquence l'harmonie internationale.
34 V. supra, n° 263.
35 Sur le droit international privé matériel, v. not. BATIFFOL, "Le pluralisme des méthodes en droit international privé", cours précit., p. 107 et s. ; BAUER, "Les traités et les règles de droit international privé matériel", précit. ; F. DEBY-GÉRARD, Le rôle de la règle de conflit dans le réglement des rapports internationaux, Paris, Dalloz, 1973, n° 121 et s. ; B. GOLDMAN, "La lex mercatoria dans les contrats et l'arbitrage internationaux : réalité et perspectives", J. 1979. 475 ; Ph. KAHN, "Aspects récents du droit de la vente commerciale internationale", T.C.F.D.I.P. 1980-1981, t. II, p. 69 ; Ph. MALAURIE, "Loi uniforme et conflits de lois", T.C.F.D.I.P. 1964-1966, p. 83 ; M. SIMON-DEPITRE, "Les règles matérielles dans le conflit de lois", R. 1974. 591 ; von OVERBECK, "Les règles de droit international privé matériel", Mélanges Kollewijn et Offerhaus, Leyde, 1962, p. 362 ; B. OPPETIT, "Le développement des règles matérielles", art. précit. ; C. FERRY, La validité des contrats en droit international privé (France- USA), 1989, LGDJ ; D. BUREAU, thèse précit.
36 H. MUIR WATT, thèse précit., n° 423.
37 Ibid.
38 Ibid.
39 B. ANCEL et Y. LEQUETTE, op. cit., commentaire sous l'arrêt Galakis.
40 Cass. civ., 2 mai 1966, Galakis, J. 1966. 648, note LEVEL ; D. 1966. 575, note J. ROBERT ; JCP. 1966. II. 14798, note LIGNEAU ; R. 1967. 553, note B. GOLDMAN ; B. ANCEL et Y. LEQUETTE, op. cit., n° 43, p. 328 et s. V. deux ans avant l'arrêt San Carlo, Cass. civ., 14 avr. 1964, D. 1964. 637, note J. ROBERT ; S. 1964. 93, note PLANCQUEEL ; J. 1965. 646, note GOLDMAN ; JCP. 1965. II. 14406, note P. L. ; R. 1966. 68 note BATIFFOL. V. également la consécration de cette règle matérielle de droit international privé, qui écarte l'article 2060 du Code civil par l'article 9 de la loi du 16 août 1986 ; Rev. arb. 1987, p. 3, commentaire de M. BOISSESON.
41 V. not Cass. civ., 4 juil. 1972, Hecht, J. 1972. 843, note B. OPPETIT; R. 1974. 82, note LEVEL; RTD Com. 1973. 419, obs. LOUSSOUARN; 6 juin 1978, Bull. civ. I., n° 214, p. 171, J. 1978. 907, note B. OPPETIT ; Rev. arb. 1979. 230, note LEVEL ; 14 déc. 1983, Rev. arb. 1984, note RONDEAU-RIVIER. "L'arrêt se borne à poser en règle que tout litige international qui pourrait, en droit français, donner lieu à un compromis peut aussi faire l'objet d'une clause compromissoire alors que, dans les litiges internes, la clause compromissoire est réservée aux rapports entre commerçants", P. MAYER et V. HEUZÉ, Droit international privé, n° 306. L'arrêt Hecht exclut le jeu des règles de conflit pour la détermination de la licéité des clauses compromissoires en matière internationale, mais ne dit rien des questions de capacité, pouvoir, consentement. A priori, l'exclusion des règles de conflit de lois ne semblait pas s'imposer, mais la jurisprudence postérieure à l'arrêt Hecht s'est engagée dans cette direction anti-conflictualiste. Pour une critique de cette évolution, v. récemment Ph. GUEZ, thèse précit., n° 277 et s.
42 Cass. civ., 17 déc. 1985, Compagnie des signaux et d'entreprises électriques, R. 1986. 537, note H. GAUDEMET-TALLON ; D. 1986. I.R. 265, obs. B. AUDIT ; B. ANCEL et Y. LEQUETTE, op. cit., n° 64, p. 505 et s. ; Cass. civ., 25 nov. 1986, R. 1987. 396, note H. GAUDEMET-TALLON. Ces arrêts déclarent inapplicable aux litiges internationaux l'article 48 du Nouveau Code de procédure civile, et donnent naissance à une règle matérielle de droit international privé ; en ce sens v. D. HOLLEAUX, J. FOYER, G. de GEOUFFRE de la PRADELLE, op. cit., n° 688 et 799 ; HEUZÉ, thèse précit., note 124, p. 259 ; comp. B. ANCEL et Y. LEQUETTE, op. cit., n° 64, p. 505 et s. Il convient toutefois de préciser le contenu de la règle matérielle en question. On peut penser avec M. MAYER que cette règle se borne à poser le principe de la licéité de la clause prorogeant ou écartant la compétence des tribunaux français, et laisse les autres conditions de validité au fond ainsi que l'interprétation soumises à la loi d'autonomie, Droit international privé, op. cit, n° 302 et 306. Contre certaines propositions doctrinales visant à étendre les règles matérielles de droit international privé aux questions relatives à la validité de la clause, v. la défense de la méthode conflictualiste par Ph. GUEZ, thèse précit., n° 309 et s.
43 Cass. civ., 21 juin 1950, Messageries maritimes, R. 1950. 609, note BATIFFOL ; D. 1951. 749, note HAMEL ; S. 1952. I. 1 note NIBOYET ; JCP 1950. II. 5812, note J.-Ph. LEVY ; B. ANCEL et Y. LEQUETTE, op. cit., n° 21, p. 159. L'arrêt écarte ainsi la solution retenue pour les contrats internes : arrêt Do Delattre, Cass. civ., 11 fév. 1873, D.P. 1873. I. 177.
44 Op. cit., commentaire sous Galakis. Le passage souligné l'est par nous.
45 Si nous nous accordons à voir avec M. HEUZÉ (thèse précit., n° 584) dans la règle Galakis une règle de droit public français, nous ne suivons pas cet auteur lorsqu'il pense que cette seule nature empêcherait la règle d'accéder au rang des règles de droit international privé matériel. Les règles de conflit de lois et de juridictions n'ont-elles pas été elles-mêmes récemment présentées comme des règles de compétence étatique (v. P. de VAREILLES-SOMMIÈRES, thèse précit.) ?
46 Peu importe que l'État exerce sa compétence de manière libérale ; ce faisant il ne la perd pas. Comp. Y. LOUSSOUARN et P. BOUREL, Précis de droit international privé, n° 454. Contra P. MAYER et V. HEUZÉ, Droit international privé, n° 306 : "Une prohibition générale de recourir à l'arbitrage en toutes matières, constituerait une prise de position sur une question d'organisation judiciaire, et relèverait à ce titre de la loi du tribunal saisi. Mais, en pratique, l'on n'observe guère que des prohibitions limitées à des matières particulières […] C'est pourquoi il est préférable de soumettre la question de la licéité du recours à l'arbitrage à la loi applicable au fond". Nous ne le pensons pas ; mais rien n'interdirait à l'État exclusivement compétent de subordonner la validité de la clause d'arbitrage à la loi applicable au fond.
47 Et non pas par application de la méthode conflictuelle. Contra v. B. ANCEL et Y. LEQUETTE, op. cit., commentaire sous l'arrêt Galakis. Les règles matérielles de droit international privé, dont il est ici question, échappent donc au reproche d'impérialisme qui est souvent adressé à ce type de règles. Edictées par les États dans le cadre de l'exercice de leur compétence normative exclusive, elles ne peuvent entrer en concurrence avec des règles matérielles internationales étrangères relativement à la même question de droit.
48 Cette seule caractéristique requerrait en toute hypothèse un passage obligé par la règle de conflit étrangère ou française. V. sur les règles de droit international privé matériel dépendantes des règles de conflit F. DEBY-GERARD, Le rôle de la règle de conflit dans le règlement des rapports internationaux, thèse, Dalloz, 1973, p. 123 et s. et pour le droit comparé, la loi tchécoslovaque du 4 déc. 1963 "sur les rapports juridiques dans les relations commerciales internationales", commentée par KALENSKY, "Les traits essentiels des nouvelles codifications tchécoslovaques du droit commercial international et du droit international privé", Rev. int. dr. comp. , 1964. 565, L. KOPAC, "Le code tchécoslovaque du commerce international", J. 1967. 789.
49 B. ANCEL et Y. LEQUETTE, op. cit., commentaire sous l'arrêt Galakis, n° 44, & 2. D. BUREAU souligne toutefois que :"relever que pour les relations internationales délocalisées, le conflit de lois n'existe pas […], paraît [...] trop prouver : ce constat rend insoluble la résolution d'un litige de ce type dans l'hypothèse où l'on ne parviendrait pas à établir l'existence de règles matérielles spécifiques. Aussi [...] paraît-il nécessaire d'admettre que dans une telle situation, la méthode conflictuelle pourra éventuellement retrouver pleinement son empire"(thèse précit, n° 1031).
50 Sur ce point, v. D. BUREAU, thèse précit., n° 1023 et s. Par ailleurs, alors que la règle de police se superpose aux règles ordinaires de conflit, les règles matérielles internationales et les règles ordinaires de conflit ont des champs d'application distincts.
51 V. note H. GAUDEMET-TALLON sous l'arrêt Dalico, Cass. civ. 1ère, 20 déc. 1993, Rev. arb. 1994, p. 116 ; adde note P. MAYER sous le même arrêt, R. 1994. 663.
52 Tel est le problème le plus épineux : la Cour de cassation ne devrait appliquer une règle coutumière de commerce international que si la certitude était acquise de son existence.
53 Ph. FRANCESCAKIS, art. précit., n° 32. Sur la lex marcatoria, v. not. B. GOLDMAN, "Frontières du droit et lex mercatoria", Archives de philosophie du droit, 1965, p. 177 ; P. LAGARDE, "Approche critique de la lex mercatoria", Mélanges B. Goldman, 1982, p. 125 ; J.-M. MOUSSERON, "Lex mercatoria, bonne mauvaise idée ou mauvaise bonne idée", Mélanges Boyer, 1996, p. 469 ; adde F. OSMAN, Les principes généraux de la lex mercatoria, thèse Dijon, 1992,et D. BUREAU, thèse précit.
54 Thèse précit., n° 1009 et s., spéc. n° 1015. Cet auteur répondait ainsi à l'argument invoqué par M. MAYER à l'encontre de l'application immédiate des règles matérielles de droit international privé, énoncé en ces termes : "l'objectif essentiel du droit international privé est la sécurité et non pas la justice ; il doit fournir non la réglementation la plus juste ou la mieux adaptée mais celle dont l'application en l'espèce est la plus conforme aux prévisions des parties. Dès lors mieux vaut soumettre une relation au droit de l'État dans lequel elle s'est pour l'essentiel développée, même s'il ne comprend pas de règles propres aux relations internationales, plutôt qu'au droit du juge saisi, même s'il est l'œuvre remarquable d'un législateur averti des particularités de ces notions" (P. MAYER, op. cit., Droit international privé, n° 19). Rappelons, d'une part, que pour nous, sécurité et justice ne doivent en aucune façon être opposées ; d'autre part, que l'argument de M. MAYER ne peut atteindre les règles matérielles ici défendues relatives, par hypothèse, à des relations matériellement délocalisées.
55 Y. LOUSSOUARN, "Cours général de droit international privé", R.C.A.D.I., t. 139 (1973. II), p. 269, spéc. p. 285.
56 G. CUNIBERTI, thèse précit., n° 371.
57 VASSEUR, "Urgence et droit civil", RTD Civ. 1954, p. 405 et s. ; JESTAZ, L'urgence et les principes classiques de droit civil, Paris, LGDJ 1968.
58 V. not. A. HUET, J.-CL ; Dr. Int., Fasc 581-21, n° 65 et s. ; A. SINAY-CYTERMANN, thèse précit., n° 290 et s. L'urgence est souvent rapprochée, ce n'est pas un hasard, du chef de compétence subsidiaire fondé sur le déni de justice, dans la mesure où elle peut être assimilée à une impossibilité de fait de saisie des tribunaux étrangers (v. supra n° 214).
59 Cass. civ. 1ère, 23 mars 1868, S. 1868. 1. 328 ; D.P. 1868. 1. 369. Où se vérifie à nouveau la pertinence de la directive, "droit naturel - droit des gens", chère à Francescakis.
60 Voire indissociées, selon Mme SINAY-CYTERMANN : "Il s'agit d'assurer la paix publique, qu'est-ce à dire ? Le terme public peut s'entendre à un double titre : en ouvrant son prétoire, alors que les règles de conflit de juridictions normales ne désignent pas de tribunal français, l'État remplit déjà une mission publique, celle de donner un juge à chaque personne en péril. La soif d'un juge immédiat est assouvie. Mais il y a une autre acception encore au terme public : en ouvrant son prétoire, l'État se protège lui-même, il empêche les désordres que nécessairement des frustrations fondamentales susciteraient", thèse précit., n° 296.
61 Cass. civ. 1ère, 17 déc. 1985, R. 1986. 537, note H. GAUDEMET-TALLON ; D. 1986 IR 265, obs B. AUDIT ; B. ANCEL et Y. LEQUETTE, op. cit., n° 72.
62 Sur ce point, v. A. HUET, op. et loc. cit. ; A. SYNAY-CYTERMANN, op. et loc. cit.
63 P. MAYER et V. HEUZÉ, Droit international privé, op. cit., n° 197. En ce sens, v. Cass. civ. 1ère, 19 oct. 1971, Darmouni, J. 1972. 828, note NISSARD,. 1972. 633, note MALAURIE, R. 1973. 70, note SIMON-DEPITRE ; Cass. civ. D 1ère, 31 janv. 1984, J. 1985. 444, note LEGIER.
64 P. MAYER, op. cit., n° 198 et 535.
65 V. P. MAYER et V. HEUZÉ, thèse précit., n° 210 et les réf.
66 Thèse précit., n° 209 et s.
67 SAVIGNY, cité par P. MAYER, thèse précit., n° 210, et Droit international privé, 4ème éd., n° 112.
68 Op. et loc. cit. Comp. WENGLER, pour qui il y a autant de situations juridiques que de juridictions prêtes à sanctionner un rapport, "The general principles of private international law", R.C.A.D.I., 1961, t. 104, p. 387.
69 Paris, 19 mars 1965, Banque Ottomane, R. 1967. 101, note LAGARDE ; J. 1966. 118, note GOLDMAN.
70 Ph. FRANCESCAKIS, La théorie du renvoi, n° 199 et s. Sur les conflits de systèmes dans le temps v. not. MEIJERS, "Het vraagstuck der herverwijzing", W.P.N.R., 1938, n° 3555 à 3558 ; "La question du renvoi", Bull. Inst. jur. int., t. XXXVIII, 191 ; notes FRANCESCAKIS sous Machet, Rabat, 24 oct. 1950, R. 1952. 94 et sous Paris, 7 juillet 1954, R. 1954. 552 ; GRAULICH, Principes de droit international privé, conflits de lois, conflits de juridictions, Paris 1961, n° 233 ; MAKAROV, "Les cas d'application des règles de conflit étrangères", R. 1955, p. 443 ; WENGLER, R. 1966, p. 169 ; RIGAUX, "Le conflit mobile en droit international privé", R.C.A.D.I., 1966, t. 117, p. 423 et s. ; GOTHOT, "Le renouveau de la tendance unilatéraliste", R. 1971, p. 437 ; P. MAYER, La distinction entre règles et décisions et le droit international privé, Dalloz, 1973, n° 207 et s. ; M.-N. JOBARD-BACHELLIER, L'apparence en droit international privé, L.G.D.J., 1984, p. 53 et s. ; H. MUIR WATT, thèse précit., n° 496 et s.
71 V. réf. note précédente. Adde MOREAU, Le droit acquis à l'étranger, thèse dactyl., Poitiers, 1971, spéc. p. 275 et s. ; G. GOURDET, L'effectivité en droit international privé, Nice 1978, spéc. p. 494 et s. ; GOTHOT, "Le renouveau de la tendance unilatéraliste en droit international privé", art. précit., spéc. p. 425 et s.
72 FRANCESCAKIS, note sous l'arrêt Machet précit., R. 1952, p. 98.
73 MEIJERS, La question du renvoi, précit. La régularité exigée de la situation constituée à l'étranger ne suscite alors aucun doute en doctrine ; v. H. BATIFFOL et P. LAGARDE, t. 1, n° 322 ; P. MAYER et V. HEUZÉ, Droit international privé, n° 235 et P. MAYER, thèse précit., n° 212 et s. (l'auteur prend soin de préciser que les systèmes à consulter sont ceux dont les parties ont pu penser qu'ils seraient saisis sur le plan judiciaire, v. infra, n° 375) ; FERRER-CORREIA, "La doctrine des droits acquis dans un système de règles de conflit bilatérales", Mélanges WENGLER, p. 285 et s. Cette solution est retenue par plusieurs projets de droit international privé (v. not. art. 21 du projet Benelux de loi uniforme relative au droit international privé). N'est pas visée ici l'hypothèse où la situation litigieuse ne présentait à son origine des liens qu'avec un seul système ; elle doit alors lui être soumise, indépendamment de tout recours au conflit de systèmes : "Tous les contacts conduisant à la même loi, on voit mal comment la règle de conflit de lois du for pourrait en désigner une autre", B. ANCEL et Y. LEQUETTE, op. cit., commentaire sous l'arrêt Machet (Adde FRANCESCAKIS, La théorie du renvoi, n° 201 ; I. FADLALLAH, thèse précit., n° 36, p. 39).
74 FRANCESCAKIS, La théorie du renvoi, n° 212.
75 P. MAYER, thèse précit., n° 210.
76 B. ANCEL et Y. LEQUETTE, op. cit., commentaire sous l'arrêt Machet. On ne peut souscrire à cette présentation de la proposition d'abandon du contrôle de la loi appliquée, au regard de la règle de conflit du for en matière d'effets des décisions étrangères, comme une application du principe qui veut que l'application de la règle de conflit du for doit céder devant une situation "acquise", même en présence d'un lien entre l'ordre du for et la situation litigieuse (v. H. MUIR WATT, thèse précit., n° 534 et s.). Dans le conflit de lois, l'effacement de la règle de conflit de lois du for ne peut être qu'exceptionnel, tout comme le jeu de la notion de respect des légitimes prévisions des parties ; en revanche, dans le conflit de juridictions, la notion intervient normalement (v. en ce sens P. MAYER, thèse précit., n° 207 à 219), et commande à titre de principe l'abandon du contrôle de la loi appliquée selon les règles de conflit du for.
77 Op. et loc. cit.
78 P. MAYER, thèse précit., n° 214. Ne saurait être encore moins retenue la définition par trop restrictive donnée par l'arrêt Banque Ottomane précité, rendu le 19 mars 1965 par la Cour de Paris : "situations qui se sont établies à l'étranger, s'y sont développées et y ont épuisé leurs effets alors qu'elles ne présentaient aucune attache avec le for". On perçoit les incertitudes qui ne manqueraient pas de planer sur la question de l'épuisement des effets d'une telle situation ; mais en outre, une semblable définition exclurait le jeu du retrait de la règle de conflit de lois dans toutes les hypothèses où la reconnaissance de la situation serait recherchée dans l'ordre juridique du for, et ne lui laisserait place que dans les cas où la régularité de la situation serait contestée (en ce sens v. B. AUDIT, Droit international privé, n° 248).
79 M.-N. JOBARD-BACHELLIER, thèse précit., p. 55.
80 Thèse précit., p. 74 et s. ; adde H. MUIR WATT, thèse précit., n° 507 et s.
81 Thèse précit., p. 58-59.
82 V. M.-N. JOBARD-BACHELLIER, thèse précit., p. 73 ; adde H. MUIR WATT, thèse précit., n° 514.
83 Dans le même sens v. P. MAYER, thèse précit., n° 214.
84 Thèse précit., n° 131. On a pu reprocher à cette proposition "l'artifice" qu'il y a "à postuler que l'apparence trompeuse est constituée par l'applicabilité de la loi effectivement observée et la réalité objective par l'applicabilité imprévue de celle que désigne la règle de conflit de l'ordre du for, initialement étranger à la situation débattue", B. ANCEL et Y. LEQUETTE, op. cit., commentaire sous l'arrêt Machet.
85 Thèse précit., n° 576.
86 L'expression est empruntée à Ph. FRANCESCAKIS, La théorie du renvoi, n° 212.
87 Thèse précit., n° 589. Sur tous ces points précédemment indiqués v. n° 587 et s.
88 F. HAGE-CHAHINE, thèse précit., n° 84.
89 V. M.-N. JOBARD-BACHELIER, thèse précit., n° 75 et s.
90 "sans qu'il soit utile d'exiger que leur croyance se fonde sur la prise en considération d'une règle de conflit" (H. MUIR WATT, thèse précit., n° 590).
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