Introduction au titre II
p. 91-93
Texte intégral
180. Le fait est bien connu : les conceptions publicistes analysées précédemment, partagées par la doctrine, le législateur et la jurisprudence, prévalurent jusqu'au début du xxème siècle.
281. Pourtant dès la fin de la première moitié du xixème siècle, la voix isolée de Savigny se faisait déjà entendre : "On se convaincra que le point de vue dominant de la législation et de la pratique modernes n'est nullement le maintien jaloux de leur autorité exclusive ; mais qu'au contraire il existe une tendance à une communauté de droit véritable, c'est-à-dire à juger les cas de collision d'après la nature et la nécessité de chaque rapport, sans égard aux limites de différents États et de leurs lois"1.
382. Les idées de Savigny2 s'imposeront durant la seconde moitié du xxème siècle. M. Mayer propose des observations de Savigny l'explication suivante : "la non-application de la loi à un rapport ne porte pas atteinte à son autorité, dès lors que le législateur n'a ni volonté ni intérêt à ce que sa loi s'applique spécialement à ce rapport. L'intérêt supposerait que l'État soit personnellement concerné, ce qui est rarement le cas dans le domaine du droit privé"3. Le droit international privé étant désormais conçu comme essentiellement destiné à régler des litiges entre particuliers, on assigne pour objet aux règles de conflits de lois la solution de ces litiges, quand ils touchent plusieurs ordres juridiques. Pour ce faire, elles doivent procéder à la désignation des normes les plus conformes au respect des légitimes prévisions des parties.
483. Les conceptions publicistes mettront plus de temps à refluer des conflits de juridictions, du fait du caractère mixte de la matière qui touche à la fois au droit public (les règles de compétence judiciaire concourant à l'organisation du service public de la justice) et au droit privé (l'activité judiciaire visant à reconnaître et sanctionner des droits privés)4. Finalement l'idée s'imposera que l'État, en tant que sujet de droit public, n'a pas d'intérêt spécial à faire juger les litiges par ses tribunaux. Les règles de compétence judiciaire internationale n'ont pas pour objet d'indiquer jusqu'où s'exerce la souveraineté française envisagée à travers la fonction juridictionnelle. Ce serait "confondre le pouvoir juridictionnel qui est une manifestation de la souveraineté de l'État, avec la compétence internationale qui n'est que l'une des règles qui en gouvernent l'exercice"5. Les règles de compétence internationale précisent seulement l'usage que l'État entend faire du pouvoir juridictionnel découlant de sa souveraineté6. Or, l'État étant pris non plus comme sujet de droit, titulaire de prérogative de juridiction, mais réalisant le droit, le but poursuivi par les règles de compétence judiciaire internationale n'apparaît pas différent de celui poursuivi en droit interne. Il s'agit de "trouver le tribunal dont la saisine corresponde le mieux à la mission des tribunaux". Or, "la mission des tribunaux présente deux aspects. D'une part, ils sont institués pour protéger et garantir la paix publique, en sorte que les litiges prennent fin et que les situations juridiques qui nécessitent leur intervention soient réglées. D'autre part, les tribunaux sont institués pour la réalisation et la sanction des droits des individus"7. Corrélativement, le contrôle de la compétence indirecte ne vise plus à sauvegarder les prérogatives du souverain, mais à garantir "la justice procédurale de droit privé"8, c'est-à-dire à satisfaire les intérêts des plaideurs et à assurer la bonne administration de la justice de droit privé9. L'accent s'étant ainsi déplacé des considérations de pouvoir aux considérations de justice, le déni de justice acquiert droit de cité en droit international privé.
584. Dans une période transitoire, la notion s'immisce au sein des conceptions publicistes pour en justifier exceptionnellement la mise à l'écart. S'y inscrivant alors en porte-à-faux, elle prophétise leur condamnation générale à venir (Chapitre 1). Mais une fois advenues puis consacrées, les conceptions privatistes ont vite péché par excès, réduisant le droit international privé à "une branche du droit privé, affranchie de tout lien avec les questions de souveraineté"10. Aussi, comme l'attestent des monographies de qualité consacrées ces dernières années à la mise en cause de la souveraineté internationale11 ou de la souveraineté interne12, une réaction se dessine aujourd'hui tendant à rétablir une vérité, vraisemblablement fluctuante mais toujours située à mi-chemin des conceptions publicistes et des conceptions privatistes. Dans cette quête la notion de déni de justice, dans ses rapports d'antinomie avec les considérations de pouvoir, apporte un éclairage significatif sur les limites de la "privatisation" du droit international privé (chapitre 2).
Notes de bas de page
1 System des heutigen romanischen Recht (1840-1849), Traité du droit romain actuel, t. VIII, trad. GUENOUX, 2ème éd. 1860, & 361, p. 128.
2 Sur la critique de la théorie selon laquelle le conflit de lois serait un conflit de souverainetés voir A. BONNICHON, art. précit. ; Ph. FRANCESCAKIS, La théorie du renvoi et les conflits de systèmes en droit international privé, Paris, 1958, p. 121 et s. Adde sur la critique de la fonction répartitrice de la règle de conflit bilatérale, H. MUIR WATT, thèse précit., n° 124 et s.
3 Droit international privé, op. cit., n° 68. V. également sur l'abandon des conceptions étatistes H. BATIFFOL, Problèmes de base de philosophie du droit, LGDJ, 1979, p. 35 et s.
4 Sur ce point V. H. GAUDEMET-TALLON, La prorogation volontaire de juridiction en droit international privé, Dalloz, 1965, n° 207 et s. et les réf. ; D. HOLLEAUX, thèse précit., n° 373 et s. et les réf.
5 Ph. THÉRY, thèse précit., p. 415.
6 Sur ce point, V. P. MAYER, "Droit international privé et droit international public sous l'angle de la notion de compétence", art. précit., R. 1979, p. 1 et s., p. 349 et s., p. 547 et s., spéc. p. 13 et 14, et Ph. THÉRY, thèse précit., p. 425 et s.
7 H. BAUER, Compétence judiciaire internationale des tribunaux civils français et allemands, Dalloz, 1965, p. 46.
8 D. HOLLEAUX, thèse précit., n° 401.
9 Ibid, p. 337 et s.
10 P. MAYER, préface à la thèse de P. de Vareilles-Sommières, op. cit., p. XIX.
11 V. notamment F. A. MANN, "The doctrine of jurisdiction in international law", 1964. I, p. 1 et s. ; adde du même auteur, "The doctrine of jurisdiction revisited after twenty years", R.C.A.D.I. 1984. III, p. 13 et s. ; AKEHURST, "Jurisdiction in international law", Brit. Yearbook of int. law 1972/1973, p. 145 et s. ; MAYER, "Droit international privé et droit international public sous l'angle de la notion de compétence", art. précit. ; B. STERN, "Quelques observations sur les règles internationales relatives à l'application extraterritoriale du droit", Ann. fr. dr. int. 1986. 7 ; du même auteur, "L'extraterritorialité revisitée", Ann. fr. dr. int. 1992. ; M. COSNARD, thèse précit. ; P. de VAREILLES-SOMMIÈRES, thèse précit.
12 .V. not. P. MAYER, "L'État et le droit international privé", Droits n° 16, 1993, p. 33 ; LAGARDE, "Le principe de proximité dans le droit international privé contemporain", R.C.A.D.I. 1986, t.I, p. 9 et s. ; A. BUCHER, "L'ordre public et le but social des lois en droit international privé", R.C.A.D.I., 1993, p. 9 et "Vers l'adoption de la méthode des intérêts, Réflexion à la lumière des codifications récentes", T.C.F.D.I.P. 1994-1995, p. 209 ; H. MUIR WATT, "Droit public et droit privé dans les rapports internationaux (vers la publicisation des conflits de lois ?)", in Le privé et le public, Arch. de Phil. du Dr., t. 41, Sirey, 1997, p. 206 ; E. PATAUT, Principe de souveraineté et conflits de juridictions (Étude de droit international privé, LGDJ, Bibliothèque de droit privé, t. 257, 1997).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
1965-1985-2015 : Cinquante ans de droit des régimes matrimoniaux
Bilan et perspectives
Vincent Egéa (dir.)
2018