Conclusion
p. 433-439
Texte intégral
1À partir de la Restauration, Boulainvilliers disparaît du débat politique stricto sensu. Si certains auteurs l’évoquent, ils s’intéressent moins à ses idées politiques qu’à ses positions historiographiques1847. Parmi ses commentateurs, seul Mignet lui témoigne quelques faveur en écrivant qu’avant lui : « on avait inventorié nos institutions, mais on ne les avait pas expliqué »1848.
2En revanche, les autres développent des critiques à son encontre. Isambert dénonce l’interprétation aristocratique du comte qui repose sur la conquête franque car « la force est un fait non un droit »1849. Dans son Essai sur le gouvernement constitutionnel, ouvrage pourtant éminemment politique, le libéral Hello assimile Boulainvilliers, à tous les publicistes engagée du xviiième siècle qui, comme Dubos ou Mably, n’ont cherché qu’à « accréditer un système par l’érudition »1850. De même en 1836, Guizot reprend un grief similaire. Il ne cherche plus, comme en 1820, à se fonder sur le témoignage de Boulainvilliers pour prouver un antagonisme social issu de la conquête franque. La bourgeoisie a désormais triomphé de ses ennemis dans les premières années de la Monarchie de Juillet. Aussi, Guizot examine les thèses de Boulainvilliers en historien critique. Il lui reproche ainsi, fort justement, cette « singulière manie de transporter dans les vieux temps les idées et les intérêts du notre »1851, manie, propre aux historiens du xviième siècle. Dès lors, « l’aristocratie » que Boulainvilliers croit découvrir dans le monde franc lui paraît aussi chimérique que « la monarchie de l’abbé Dubos » ou la « république de Mably »1852. L’historien normand ne trouve pas davantage grâce aux yeux de l’historien libéral des états généraux, E.J.B. Rathery, qui dénonce sa partialité en invoquant son obsession pour « les discussions d’étiquette »1853.
3En réalité, il faut attendre la fin du xixème siècle pour que l’œuvre historique de Boulainvilliers fasse l’objet d’une appréciation plus objective. Il appartient à G. Monod d’avoir su percevoir l’intérêt de cet auteur pour l’histoire scientifique. Dès le premier numéro de la revue historique en 1876, le grand maître du positivisme historique s’interroge sur le progrès de la science de l’histoire1854 depuis trois siècles et reproche alors à Boulainvilliers ses « hautaines théories aristocratiques », remarquant que rien ne subsiste de son « système historique »1855. Néanmoins, il admet que grâce aux efforts de cette catégorie de « philosophes (...) toutes les questions (historiques) étaient posés, à la fois avec plus de largeur et de précision » à la fin du xviiième siècle1856. Les œuvres de l’historien normand ne feront pas pour autant l’objet d’une relecture. En effet, en imposant la théorie romaniste en 1891, Fustel de Coulanges enlève définitivement toute valeur heuristique aux hypothèses de Boulainvilliers1857.
4On peut se demander quelles sont les raisons de cette hostilité ou de ce dédain des historiens du xixème siècle pour les interprétations historiques de Boulainvilliers. Cette attitude est d’autant plus curieuse que la conception « parlementariste »1858 des états généraux, fortement redevable aux théories de l’aristocrate normand, prédomine en France tout au long du xixème siècle1859. En fait, la recherche historique française de cette époque est essentiellement le fait des libéraux. Le désintérêt des historiens doit donc être recherché dans l’attitude des tenants du libéralisme à l’égard de l’historien normand.
5Ces derniers n’ont, semble-t-il, jamais invoqué notre auteur à l’appui de leur défense du parlementarisme. Cette indifférence est vraisemblablement motivée par le fait que les idées de Boulainvilliers sont fortement imprégnées des préoccupations de son époque : sauver la société d’ancien régime en crise. Le paradoxe de sa pensée est d’ailleurs d’avoir inventé un système politique trop moderne pour sauver une société du passé. Les libéraux n’ont pu qu’être rebutés par un auteur qui les renvoyait à un ancien régime que la révolution de 1789 avait définitivement poussé dans les oubliettes de l’histoire. De fait, ces auteurs lui ont préféré Montesquieu. Pourtant, ce dernier propose, au moins en partie, une défense de la société de l’ancienne France. D’ailleurs les révolutionnaires les plus radicaux se sont méfiés de lui le jugeant trop aristocrate1860. L’oeuvre de ce penseur politique recèle cependant un chapitre célèbre sur la constitution d’Angleterre qui devait parfaitement s’adapter aux préoccupations des libéraux du xixème siècle1861. En effet, ces derniers ont pu y trouver une véritable philosophie politique du parlementarisme exprimée en termes clairs. Inversement, la conception de la séparation des pouvoirs imaginée par Boulainvilliers était complètement dissimulée au milieu d’un discours historique, dont le contenu a pu paraître bien anachronique et rebuter les hommes du xixème siècle. D’ailleurs, la critique scientifique de son histoire de France n’a certainement pas contribué à une lecture attentive de son œuvre politique. On peut donc estimer que le sort a été quelque peu injuste à l’égard de Boulainvilliers.
6En effet, bien que ce dernier puisse apparaître comme l’un des vaincus « de la bataille des idées politiques » du xixème siècle, il demeure l’une des figures incontournables de l’évolution idéologique qui permet d’appréhender le passage de l’ancien régime à la Révolution. Son témoignage conforte une explication de l’explosion révolutionnaire fondée sur le long terme, qui montre que 1789 est en partie le fruit des effets de la crise de la conscience européenne de la fin du Grand siècle.
7Sans être l’un des phares de la pensée politique, il a développé des idées qui souvent ne manquent pas d’originalité. De fait, Boulainvilliers est un penseur anti-absolutiste aristocratique qui légitime la politique par l’histoire. Sa haine du présent le conduit cependant à recourir à un passé utopique, dans lequel le renforcement du pouvoir royal est constamment nié et la volonté de la nation inlassablement exaltée par le rappel de l’existence d’une mythique assemblée représentative de la nation. L’auteur en vient par là à réaliser un véritable tour de force en dégageant une conception étrangement moderne de la séparation des pouvoirs, alors qu’il souhaitait seulement protéger une société d’ancien régime vouée inéluctablement à disparaître ; en d’autres termes, il propose un cadre institutionnel d’épanouissement de la liberté des modernes, liberté dont il redoutait pourtant l’avènement. Ce paradoxe qui caractérise de façon irréductible la pensée de Boulainvilliers semble bien pouvoir s’expliquer par le fait que ce dernier a voulu associer l’Histoire, et donc la tradition, avec un rationalisme classique fondé sur le primat de la volonté. Il a voulu construire une théorie de l’anti-absolutisme monarchique en « traditionalisant » la raison1862. Voltaire n’alla pas aussi loin politiquement puisqu’en souhaitant plus radicalement « rationaliser » le discours historique, il aboutit à un scepticisme qui le conduit à s’en remettre aux bons soins d’un despote éclairé inspiré du modèle Louis quatorzien.
8En définitive, l’apport de Boulainvilliers à la modernité est bien plus important que l’on aurait pu le soupçonner. Sa contribution à la théorie parlementaire démontre que la pensée aristocratique la plus rétrograde constitue sans doute l’une des références inavouées du libéralisme1863 ; elle permet de mieux comprendre les relations complexes entre l’idéologie aristocratique et celle des libéraux post-révolutionnaires, relations qui ne sauraient être mises en évidence en cherchant seulement d’hypothétiques emprunts conscients des seconds aux premiers. A n’en pas douter l’exemple de l’historien normand atteste de l’espièglerie de Clio.
Notes de bas de page
1847 Seul R.-T. Troplong, le célèbre juriste thuriféraire du Second Empire, lui reproche d’être le promoteur d’un mauvais régime politique, « la constitution féodale », « Des républiques d’Athènes et de Sparte », Mémoires de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, 1852, T. VIII, p. 610.
1848 F.-A. Mignet, De la féodalité, Paris, L’Huilier, 1822, p. 207.
1849 Decrusy, Isambert, Taillandier et Jourdan, Recueil général des anciennes lois françaises, Paris, 1824, T. V, p. 2.
1850 Essai sur le régime constitutionnel ou introduction à l’étude de la Charte, Paris, 1827, p. 193.
1851 Essais sur l’histoire de France, Paris, Ladrange, 1836, p. 323 (n. 1). Pour une condamnation analogue, voir également, ibid., p. 335. F. Guizot reproche surtout à Boulainvilliers d’avoir voulu retrouver artificiellement des assemblées nationales sous le règne de charlemagne, ibid., p. 323. Guizot ne nie pas que de telles assemblées aient existées sous les anciens Germains, ibid., p. 306. Cependant il écrit, que dès la conquête, « la composition et le pouvoir réel de ces assemblées cessèrent bientôt de correspondre à ce qu’elles avaient été jadis », Essais sur l’histoire de France, p. 309.
1852 Ibid., p. 84.
1853 Histoire des états généraux de France, Paris, Imprimerie et librairie générale de jurisprudence De Cosse et N. Delamotte, 1845, p. 345. L’auteur insiste également sur les récriminations illégitimes de Boulainvilliers contre le droit d’accès aux états généraux du clergé, ibid., pp. 334-335.
1854 G. Monod, « Du progrès des études historiques en France depuis le XVIème siècle », texte réédité dans Revue Historique, avril-juin 1976, p. 297-324.
1855 Ibid., p. 313.
1856 Eod. loc.
1857 N.-D. Fustel de Coulanges, L’invasion germanique et la fin de l’Empire, Paris, Hachette, 1891 ; voir les commentaires de F. Hartog, Le xixème siècle et l’histoire. Le cas Fustel de coulanges, Paris, P.U.F., 1988, pp. 87-89.
1858 Selon cette conception historique, les assemblées d’États seraient la préfigurations des assemblées parlementaires modernes.
1859 E. Lousse, « Parlementarisme ou corporatisme. Les origines des assemblées d’États », Revue Historique de Droit Français et Étranger, 1935, spécialement pp. 685-690.
1860 P. Rétat, « 1789 : Montesquieu aristocrate », Dix-huitième siècle, 1989, N° 21, pp. 73-82.
1861 Voir l’exemple de Laboulaye, S. Goyard-Fabre, « Édouard Laboulaye, légataire de Montesquieu : La "république constitutionnelle" », Dix-huitième siècle, 1989, N° 21, pp. 135-147.
1862 Cf., chapitre préliminaire, section I, § I.
1863 Il est toujours difficile de démontrer les emprunts idéologiques surtout lorsqu’ils sont occultés et qu’ils relèvent de l’inconscient. Néanmoin, on peut établir un pont entre la pensée de Boulainvilliers et celle des libéraux modernes, dans la mesure où d’une part, on peut déceler chez ces derniers la présence de l’idée aristocratique ou élitiste et où d’autre part, nombre de libéraux se réfèrent à une conception aristocratique de la liberté. En effet, les libéraux vont longtemps adhérer au suffrage censitaire tout en défendant une souveraineté nationale supérieure au pouvoir du roi. Mais cette idée d’une monarchie limitée, associée à une prévention contre le peuple, peut très bien être inspirée par le modèle anglais. Il est toutefois incontestable que les premiers libéraux français ont baigné dans la culture aristocratique d’ancien régime. Ainsi, Benjamin Constant adhère au modèle d’une monarchie limitée par la noblesse prôné par Montesquieu, B. Constant, Fragments d’un ouvrage abandonné sur la possibilité d’une constitution républicaine dans un grand pays, Aubier, 1991, pp. 195-196. Les libéraux étaient également en contact avec l’ancienne culture nobiliaire lorsqu’ils lisaient Mably. En effet, bien que ce dernier fût défenseur du tiers état, il reprenait les propositions aristocratiques de limitation du pouvoir royal dans ses Observations sur l’histoire de France (cette étude, IIIème partie, sous-chap. 2, section I). Il sera justement l’une des références de la jeune école libérale sous la Restauration (E. Harpaz, L’école libérale sous la Restauration, Genève, Droz, 1968, p. 349). D’ailleurs, Guizot rééditera les Observations... en 1823 (P. Viallaneix, « Guizot historien de la France », Guizot et la culture politique de son temps, Colloque de la Fondation Guizot-Val Richer, Gallimard/Le Seuil, 1991, p. 235). Par ailleurs, certains libéraux éprouvent une véritable fascination pour la conception aristocratique de la liberté antérieure à 1789. C’est le cas de Madame de Staël lorsqu’elle se demande s’il existait une constitution dans l’ancienne France (Chap. XI de la première partie de ses Considérations sur la révolution française, Tallandier, 1983, pp. 116 et sq). Sans remettre en cause l’évolution révolutionnaire, Tocqueville conserve -quant à lui- une nostalgie des libertés de l’ancien régime (Chap. XI de L’ancien Régime et la révolution, Oeuvres complètes, Paris, Gallimard 1952, T. 2 Vol. 1, pp. 168 et sq.
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