Les sociétés civiles immobilières et le droit des régimes matrimoniaux
Quelques difficultés rencontrées par la pratique notariale1
p. 105-111
Texte intégral
I. Premier cas pratique : un époux constitue seul une SCI au moyen de deniers communs et ne souhaite pas que son conjoint soit associé (focus sur l’article 1832-2 du Code civil)
1La situation pratique est la suivante : un époux commun en biens constitue une société civile immobilière avec un ami d’enfance avec lequel il souhaite réaliser un investissement immobilier ; il ne souhaite pas que son épouse puisse intervenir dans cet investissement ni dans la gestion future de la société. La qualité d’associé doit donc lui être réservée exclusivement.
2La distinction du titre et de la finance permet à l’époux d’avoir seul la qualité d’associé sans que, sur le plan patrimonial, son épouse ne soit lésée puisque la valeur des parts dépend de la communauté existant entre les deux époux.
3Mais dans ce cas, le praticien rédacteur des statuts rencontre une difficulté puisque la loi permet au conjoint de l’apporteur de revendiquer la qualité d’associé pour la moitié des parts.
A. Un bref rappel de la théorie de la distinction titre-finance
4Cette distinction titre-finance a été inventée par la doctrine et la pratique notariale puis reprise par la jurisprudence bien avant la réforme du 13 juillet 1965, à propos des officiers ministériels ; elle a ensuite progressivement été étendue aux clientèles civiles et aux parts de sociétés de personnes.
5Cette jurisprudence a été maintenue après la réforme de 1965 alors même qu’une partie de la doctrine voyait les parts sociales comme des propres par nature, à charge de récompense.
6Avec la loi du 10 juillet 1982, le législateur en permettant au conjoint de l’associé apporteur de revendiquer la qualité d’associé pour la moitié des parts souscrites, a semblé, à l’opposé, faire des parts sociales souscrites au moyen de deniers communs, des biens communs pour le tout.
7Alors bien propre ou bien commun ? La Cour de cassation, dans un arrêt du 4 juillet 2012, a maintenu sa jurisprudence : une part sociale est un bien hybride qui n’entre en communauté que pour sa valeur patrimoniale, la qualité d’associé étant personnelle à l’époux titulaire.
B. Les aspects pratiques
8Si l’acquisition de la qualité d’associé en régime de communauté ne soulève pas de difficultés lorsque les deux époux entrent conjointement dans la société à l’aide de deniers communs, la question est, en revanche, plus délicate lorsque l’acquisition ou la souscription des droits sociaux est réalisée par un seul des époux au moyen de deniers communs.
9En effet, aux termes de l’article 1832-2 du Code civil, si la qualité d’associé est attribuée à l’époux ayant effectué l’apport, son conjoint peut revendiquer la qualité d’associé pour une moitié des parts.
10Cette faculté de revendication peut être lourde de conséquence et, sur le plan pratique, doit être minutieusement mise en œuvre par le rédacteur des statuts.
11La loi prévoit d’abord une information du conjoint ; elle prévoit ensuite des modalités différentes selon la date à laquelle intervient la revendication.
1. L’information indispensable du conjoint
12Le praticien doit mettre en œuvre cette information et s’y prendre suffisamment tôt avant l’échéance de la signature des statuts.
13Le plus simple est de prévoir une intervention du conjoint dans les statuts (en personne ou au moyen d’une procuration) ; ce dernier y reconnaît avoir été informé de l’intention de son époux d’employer des deniers communs et renonce expressément à revendiquer la qualité d’associé.
14À défaut d’intervention dans l’acte (souvent en pratique parce que le conjoint n’aura pas renvoyé à l’étude la procuration que lui aura expédiée le notaire ou refusera délibérément une intervention à l’acte), il conviendra alors de lui notifier le projet de statuts par lettre recommandée ou par acte extrajudiciaire avec un délai raisonnable entre la notification et la signature des statuts.
15L’omission de cette formalité peut être lourde de conséquence car, alors, le conjoint peut revendiquer à tout moment la qualité d’associé.
2. Les modalités d’entrée du conjoint dans la société
16Si l’époux revendique la qualité d’associé au moment de la constitution de la société alors les deux époux deviennent associés chacun titulaire de la moitié des parts ; l’article 1832-2 du Code civil protège donc le conjoint en garantissant une égalité en nature.
17Si les associés refusent l’entrée du conjoint alors l’autre époux ne peut devenir associé. La protection de l’égalité en nature anéantit ici le projet de l’époux.
18Si la revendication du conjoint intervient alors que l’époux est déjà associé, l’article 1832-2 précise que les clauses d’agrément prévues à cet effet lui sont opposables.
19La clause d’agrément statutaire est donc fondamentale pour bloquer l’entrée du conjoint dans la société.
20Attention, les clauses usuelles prévues dans les statuts en cas de cession sont ici inefficaces car la revendication du conjoint commun en biens n’est pas une cession. En conséquence, si les associés souhaitent se réserver la faculté de s’opposer à l’entrée du conjoint dans la SCI, une clause d’agrément spécifique doit être insérée dans les statuts.
21Notons que l’omission de cette clause dans les statuts d’origine, alors que le conjoint n’aura pas revendiqué la qualité d’associé au moment de la constitution de la société peut être le cas échéant réparée, la Cour de cassation ayant précisé qu’une clause peut être adoptée tant que le conjoint n’a pas fait valoir ce droit de revendication sans que cela ne constitue une fraude à ses droits matrimoniaux (Cass. com. 18 nov. 1997).
22Enfin, il faut préciser que la revendication de la qualité d’associé est possible jusqu’à la date à laquelle le jugement de divorce devient définitif, quelle que soit la date d’effet patrimonial du divorce entre les époux. La Cour de cassation l’a rappelé récemment (Cass. com. 14 mai 2013).
23Deux observations pratiques :
Si cette solution est sur le plan théorique incontestable, sur le plan pratique, cette revendication pendant l’instance en divorce est source de difficulté parce qu’elle risque de fragiliser le fonctionnement de la société ; on peut penser que la mésentente entre les époux se reportera au sein de la société avec le risque d’entraîner une paralysie des décisions. La clause d’agrément spécifique sera ici la bienvenue.
À notre connaissance la Cour de cassation ne s’est pas prononcée dans le cas où la souscription des parts par l’époux a lieu entre la date d’effet du divorce et le jugement (par exemple, ONC – date d’effet du divorce : 01/02/2014 – jugement de divorce : 01/02/2015). Quid d’une constitution de société entre ces deux dates ? À notre sens, la communauté étant dissoute rétroactivement à compter du 1er février 2014, la société constituée postérieurement à cette date est propre à l’époux concerné ; elle échappe à la masse commune et donc à la faculté de revendication de l’autre époux.
3. Quelles sont les conséquences au moment du partage de la communauté ?
24La valeur patrimoniale des parts dépend donc de la communauté mais quelle valeur doit être retenue ?
25Logiquement, la valeur à prendre en compte est celle à la date du partage, ainsi que le précise la Cour de cassation dans un arrêt du 22 octobre 2014.
26Mais une difficulté pratique peut se présenter dans l’hypothèse où les parts ont été cédées par l’époux seul associé pendant l’indivision post-communautaire.
27En effet, pendant cette période, la communauté étant dissoute, il peut procéder seul à la cession des titres sans l’accord de l’autre. La protection du conjoint pendant le mariage prévue par l’article 1424 - qui impose l’accord du conjoint en cas de cession – disparaît ici avec la communauté, ce qui est surprenant car l’ex époux n’a alors plus aucun contrôle sur le prix au moment où, à l’évidence, il a encore plus besoin de protection.
28Certes, quel que soit le prix de cession, la valeur à retenir est celle au jour du partage, ce qui protège l’autre conjoint mais se pose ici un problème pratique : comment évaluer des parts de société à la date du partage, alors qu’elles auront pu être cédées plusieurs mois, voire plusieurs années auparavant et que les parts appartiendront, au moment du partage, à des étrangers ou éventuellement que la société n’existera peut-être plus ?
29Deuxième question pratique : pour le conseil chargé de l’acte de cession par un époux non encore divorcé, peut-il remettre le prix de cession à l’associé cédant sans intervention du conjoint ?
30Autrement dit, le droit de vendre emporte-t-il le droit de percevoir le prix ou plus précisément le droit de vendre le titre permet-il de percevoir le prix de la finance ?
31Pas sûr, on peut soutenir que le prix de cession est subrogé à la finance qui dépend de l’indivision ; à ce titre, en tant qu’actif indivis, sa remise au cédant nécessiterait l’accord du conjoint conformément à l’article 835 du Code civil.
32Par prudence, le notaire détenteur du prix devra solliciter l’accord du conjoint et à défaut, il devra le consigner à la Caisse des dépôts et consignation jusqu’au partage amiable ou judiciaire.
II. Deuxième cas pratique : un époux commun en biens souhaite constituer une société qui lui soit propre et utilise non pas des deniers communs mais des deniers propres.
A. Un bref rappel de la théorie
33Lorsqu’un époux fait un apport, lors de la constitution d’une société, d’une somme propre, une déclaration d’emploi est nécessaire dans les statuts pour que les parts soient propres, faute de quoi, elles dépendent de la communauté conformément à l’article 1434 al. 2 du Code civil.
34Il convient donc de faire preuve d’une certaine vigilance lors de la rédaction des statuts.
35Il faut ici distinguer selon la nature de l’apport ; s’il s’agit d’apporter un bien propre, tel qu’un immeuble ou un fonds de commerce, la subrogation joue, ici de plein droit sans que les formalités de remploi ne soient requises.
36En revanche en cas d’apport d’une somme d’argent, la subrogation de plein droit ne joue pas, et il faut une déclaration d’emploi expresse dans les statuts.
37Une fois cette déclaration régulièrement effectuée, les parts souscrites constituent des propres sur lesquels, la communauté n’a aucun droit.
38Mais la communauté perd-elle définitivement tous ses droits ? Pas si sûr ?
B. Un cas pratique
39Un époux en instance de divorce souhaite réaliser un investissement immobilier seul ; conseil avisé de son notaire ou de son avocat : constituer une SCI pour contourner les contraintes de la communauté.
40Monsieur constitue ainsi avec son père une société : 1 % du capital pour le père, 99 % pour l’époux au moyen d’un apport en numéraire (limité, 50 €) financé au moyen de deniers propres comme provenant d’un don de ses parents.
41Les statuts contiennent bien la déclaration d’emploi faite par l’apporteur ; la société est donc un propre à Monsieur.
42La société emprunte la somme nécessaire au financement de la totalité de l’investissement ; admettons que les loyers couvrent l’emprunt. La société ne réalise donc aucun bénéfice.
43Le tour est joué, illustration de l’efficacité de l’outil droit des sociétés comme moyen de détourner, voire de vider la communauté de sa substance ; en effet, la société est propre à Monsieur et à défaut de perception d’un quelconque revenu, la communauté n’a droit à rien.
44Ce montage est couramment pratiqué.
45Est-il vraiment efficace ?
46La question posée, en réalité, est celle des bénéfices de la société.
47La jurisprudence est rare sur la question, voire inexistante pour les sociétés civiles translucides. Un arrêt du 12/12/2006 de la chambre commerciale de la Cour de cassation rappelle le principe : les bénéfices ne deviennent des fruits ou des revenus de biens propres, susceptibles de constituer des acquêts de communauté, que lorsqu’ils sont attribués sous forme de dividende.
48Le critère déterminant est donc celui de la distribution ; tant que le résultat n’a pas fait, par l’assemblée générale, d’une décision de distribution sous forme de dividende, le bénéfice social est un produit et non un fruit et la communauté n’y a pas droit.
49Ainsi, si le résultat, au lieu d’être distribué, est mis en réserve, la communauté n’a droit à rien ; s’il fait l’objet, au contraire, d’une distribution sous forme de dividendes, ces derniers sont communs en tant que fruits de propres.
50Cette jurisprudence nous paraît pouvoir être transposée à une société civile translucide soumise à l’impôt sur le revenu. Dans notre exemple, à défaut de bénéfice distribuable, la communauté n’a droit à rien.
51En réalité, la question est plus complexe car dans notre exemple, si la société civile ne réalise aucun bénéfice susceptible d’être appréhendé par l’époux pendant toute la durée du prêt puisque son remboursement absorbe les loyers, elle réalise néanmoins un bénéfice comptable (et d’ailleurs fiscalisable), car seuls les intérêts d’emprunt sont déductibles.
52Par exemple, si les loyers encaissés sont de 100 – le remboursement de l’emprunt : 100 dont 80 de capital et 20 d’intérêts, le résultat comptable est de 100 – 20 = 80.
53La question est alors celle de l’affectation de ce résultat.
54S’il est mis en réserve sur un compte de report à nouveau, la communauté n’a droit à rien.
55Mais en pratique, le plus souvent, le résultat comptable n’est pas mis en réserve mais est affecté au compte courant de l’associé ; il est en réalité distribué même s’il ne fait l’objet d’aucune perception par l’associé faute de trésorerie.
56Mais alors si le résultat est affecté, distribué sur le compte courant, alors s’applique, à notre sens, la distinction titre/finance : le compte courant est propre mais sa valeur est commune ; la créance de l’associé contre la société est commune.
57Au bout du compte, si l’époux associé divorce après le complet remboursement du prêt, la totalité de la valeur du compte courant est à porter à l’actif de communauté avec comme conséquence l’obligation pour l’ex époux associé d’indemniser l’autre pour une moitié (dans notre exemple, la moitié du montant total de l’emprunt).
58Un suivi comptable précis avec l’établissement d’un bilan annuel portant affectation du résultat en réserve s’impose ; le rôle des conseils, ceux chargés de l’établissement des statuts comme ceux qui assurent le suivi comptable, apparaît ici déterminant.
Notes de bas de page
1 Texte de l’intervention orale.
Auteur
Notaire à Lyon
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1965-1985-2015 : Cinquante ans de droit des régimes matrimoniaux
Bilan et perspectives
Vincent Egéa (dir.)
2018