La distinction entre les régimes séparatistes et communautaires a-t-elle encore un sens ?
p. 63-75
Texte intégral
1Le droit des régimes matrimoniaux regorge de distinctions : distinction entre les biens propres et les biens communs, distinction entre les règles de propriété et de pouvoir, distinction entre les régimes séparatistes et les régimes communautaires. Alors que les régimes d’inspiration séparatiste assurent « une très grande indépendance des époux »1, en reposant sur une distinction entre les patrimoines de chacun des époux ; les régimes d’inspiration communautaire, quant à eux, « associent les deux époux à la propriété et à la gestion de biens »2, grâce à la présence d’une troisième masse de biens : la communauté. Alors qu’en apparence, la frontière paraît clairement tracée, se pose aujourd’hui la question de la pertinence, voire de l’exactitude et de l’existence d’une telle distinction. Il n’est pas rare en effet du constater une pénétration des régimes communautaires par une logique séparatiste ou, inversement, de noter que les régimes séparatistes tendraient parfois à devenir, sous quelques assauts prétoriens, singulièrement communautaires. Dès lors, l’opportunité même d’une distinction paraît posée. La distinction entre les régimes séparatistes et communautaires a-t-elle encore un sens ?
2La formulation même comporte si ce n’est une réponse, au moins des éléments qui orientent très directement le propos. On sent poindre en effet une dose de nostalgie, qui laisse imaginer qu’une distinction naguère très nette aurait aujourd’hui sombré. Partant, une seconde question, plus iconoclaste sans doute, se profilerait derrière une éventuelle réponse affirmative. Si la distinction entre les régimes séparatistes et communautaires n’a plus de sens aujourd’hui, à quoi bon conserver une diversité de régimes ? En définitive, répondre que la distinction n’a plus de sens reviendrait, certes de manière indirecte, à remettre en cause le principe même de liberté des conventions matrimoniales. Une telle approche serait bien évidemment excessive, vaine juridiquement et, finalement, assez fausse.
3En s’interrogeant sur la persistance aujourd’hui de la distinction entre les régimes séparatistes et communautaires, il s’agit en réalité de s’interroger sur le caractère hermétique ou au contraire poreux de la frontière distinguant les régimes d’inspiration communautaire et les régimes d’inspiration séparatiste. Le propos consiste en somme à évaluer les relations qu’entretiennent entre les deux grands types de régimes matrimoniaux. Pour ce faire, un point de départ pourrait être une affirmation, souvent lue, régulièrement citée et répétée, de manière quasi-incantatoire : les régimes séparatistes se communautariseraient de plus en plus. À rebours, un phénomène inverse existerait au sein des régimes communautaires, l’autonomie progressant.
4La présente contribution faisant partie d’un colloque né d’une volonté de célébrer le cinquantenaire de la loi du 13 juillet 1965 de réforme des régimes matrimoniaux, il convient de rappeler ici le mot visionnaire de Carbonnier :
« Un régime matrimonial ne se révélant bien qu’à la dissolution et celle-ci pouvant se faire attendre quarante ou cinquante ans, […] il ne semblait pas que nous eussions assez expérimenté la loi du 1965 en vingt ans pour la condamner à la refonte »3.
5Qu’en est-il à l’issue d’un demi-siècle, alors même qu’un mariage durant quarante ou cinquante ans relèvera sans doute aujourd’hui davantage d’un record de longévité affective que de l’expression d’une situation ordinaire ?
6Carbonnier, toujours, considérait que le régime matrimonial dit de « droit commun » a « toujours la signification d’un modèle social, d’un modèle où la société exprime son idéal quant aux relations pécuniaires entre les époux »4. Ce modèle social que constitue donc la communauté réduite aux acquêts est-il si dominant qu’il formerait une sorte de régime unique, suite à une diffusion par contagion au sein des autres régimes matrimoniaux ? Certaines évolutions doctrinales ou jurisprudentielles récentes pourraient le laisser penser. L’on songe en particulier ici aux incidences actuelles d’une interprétation remarquée de la clause de contribution au jour le jour aux charges du mariage (Cf. infra sur ce point). Voici que l’indivision entre époux séparés de biens se rapprocherait, lors de sa dissolution, d’un esprit communautaire.
7Le même constat se vérifierait en matière de participation aux acquêts et proviendrait aussi du régime primaire impératif. Il est sans doute possible de porter un autre regard, en dépassant l’intuition commune, selon laquelle les frontières entre les régimes tendent à s’effacer. Certes la distinction se brouille, lorsque les comportements des époux et des rédacteurs de contrats de mariage ou d’actes d’acquisition témoignent eux-mêmes de l’essor d’une logique d’association entre les époux. Pourtant, les évolutions récentes peuvent apparaître comme une occasion de renouveler la distinction. L’on se trouverait alors à rebours de l’idée selon laquelle les régimes se brouillent. Plus que d’un effacement de la distinction, il s’agirait en réalité d’un recentrage de celle-ci sur sa véritable raison d’être.
8Les frontières entre les régimes ne se sont pas forcément estompées mais se déplacent pour ne concerner désormais que les époux qui, dans leurs contrats de mariage et dans leurs comportements quotidiens, n’adoptent pas une sorte de communauté (ex. adjonction de société d’acquêts, indivision entre époux séparés de biens). À l’impression première d’un effacement de la distinction (I) répond sans doute davantage un renouvellement de la distinction (I).
I. L’effacement de la distinction
9La distinction entre régime séparatiste et communautaire tendrait à s’effacer, le modèle social dominant, c’est-à-dire la communauté réduite aux acquêts, se diffusant. Deux exemples peuvent conforter cette image apparaissant a priori. Si l’extension du champ des avantages matrimoniaux suggère ce mouvement (A), l’interprétation contemporaines de certaines clauses du contrat de mariage (B) le confirme.
A. L’extension du champ des avantages matrimoniaux
10Il ne fait guère de doute que la notion d’avantage matrimonial s’épanouit dans le cadre des régimes communautaires. La doctrine est unanime sur ce point1, et la lettre du Code civil le confirme2. L’unanimité doctrinale vole en revanche en éclat lorsqu’il s’agit de s’interroger sur l’existence ou non d’avantages matrimoniaux dans le cadre de régimes séparatistes. Au demeurant, la question a longtemps revêtu un intérêt essentiellement théorique, puisqu’en pratique le sort des avantages matrimoniaux dépendait très directement dès l’imputation des torts dans le divorce.
11En revanche, depuis la loi du 26 mai 2004 de réforme du divorce, la qualification d’avantage matrimonial devient une question centrale puisque les avantages qui prennent effet à la dissolution du mariage sont révoqués de plein droit, selon le nouvel article 265 du Code civil. Ainsi une question agite la doctrine et la pratique pour savoir si la clause d’exclusion des biens professionnels3 dans le contrat de participation aux acquêts constitue ou non un avantage matrimonial révocable (désormais de plein droit) ?
12Cette clause insérée dans ce contrat là participe assurément d’un esprit séparatiste4. Il s’agit pour l’époux propriétaire de son bien professionnel, généralement des dentistes, pharmaciens ou médecins, de prévoir que le bien professionnel ne sera pas pris en compte pour évaluer la valeur du patrimoine originaire, ni pour évaluer la valeur du patrimoine final de l’époux.
13Ce faisant, il s’agit de protéger à la fois le bien professionnel lui-même mais aussi le conjoint qui n’en est pas propriétaire. Protéger le bien professionnel car, en l’excluant du calcul de la créance de participation, ce bien n’est pas menacé dès lors qu’en principe, son propriétaire n’aura pas à le vendre pour s’acquitter du paiement de la créance de participation. L’exclusion protège aussi le conjoint qui n’est pas le propriétaire exploitant de ce bien car il percevra une portion des revenus procurés par l’exploitation dudit bien, tout en ayant la certitude qu’une éventuelle moins-value ne viendra pas amoindrir le montant de la créance de participation. Incontestablement, le régime de participation aux acquêts avec clause d’exclusion des biens professionnels s’avère donc animé par un esprit séparatiste.
14Cela étant si l’on considère, comme certains auteurs tendent à le faire, que cette clause confère au conjoint professionnel un avantage matrimonial, alors cette notion typique du régime de communauté, évince totalement l’esprit du contrat de mariage volontairement rédigé pour produire certains effets5.
15La révocation, si elle est prononcée, engendrerait une prise en compte du bien professionnel dans le calcul de la créance de participation. Ceci pourrait menacer la pérennité de l’exploitation du bien professionnel que l’on risque de vendre pour s’acquitter du paiement de la créance. Ceci pourrait aussi amoindrir la créance de participation en cas de moins-value.
16C’est la raison pour laquelle la Cour d’appel de Paris a jugé que :
« considérer cette clause d’exclusion des biens professionnels comme un avantage matrimonial, qui n’ayant pas déjà produit ses effets serait révoqué de plein droit par le prononcé du divorce, reviendrait à priver d’effet cette disposition qui constitue un élément essentiel du régime de la participation aux acquêts alors que l’avantage matrimonial ne peut que résulter du fonctionnement normal de ce régime »6.
17La solution a cependant fait l’objet d’un certain nombre de critiques et l’on peut dire que l’incertitude demeure.
18Deux conclusions peuvent être tirées de cette solution jurisprudentielle. D’une part, l’on commence aujourd’hui à mesurer les incidences néfastes du régime de révocation des avantages matrimoniaux et des libéralités entre époux qui résulte de la loi du 26 mai 2004. Le nouvel article 265 du Code civil en abandonnant le rôle des l’imputation des torts au profit d’une révocabilité de plein droit a rétroactivement transformé certains anciens contrats de mariage et des actes juridiques en véritables « bombes à retardement ». Rétrospectivement, le nouvel article 265 du Code civil peut bouleverser les prévisions initiales des parties, et l’on comprend qu’il s’avère délicat en cours de mariage de demander au conjoint de consentir à un changement de régime matrimonial dans ces circonstances ! D’autre part, le raisonnement propre au régime de communauté, exprimé ici au travers de la notion d’avantage matrimonial, tend à se diffuser dans d’autres régimes. Le propos se vérifie parfaitement avec la clause de participation aux charges du mariage et l’interprétation qu’en livre désormais la jurisprudence.
B. L’Interprétation de certaines clauses du contrat de mariage
19L’interprétation aujourd’hui faite de certaines clauses du contrat de séparation de biens a pu être considérée comme une expression de la pénétration du modèle communautaire dans le régime séparatiste. La question demeure d’une actualité évidente. Dans le régime de la séparation de biens, la Cour de cassation interprète l’article 1538 du Code civil en jugeant que le bien appartient à celui des époux dont le titre établit la propriété, sans tenir compte du financement. Ainsi la preuve de la propriété est libre. De manière classique, la jurisprudence juge régulièrement que dès lors qu’aux termes de l’acte de vente, l’immeuble a été acquis solidairement et indivisément par les époux, il est indivis, les conditions dans lesquelles s’est effectué le paiement du prix n’étant pas de nature à modifier les effets du contrat de vente7.
20Les règles qui précèdent concernent la question de la propriété. C’est-à-dire la détermination de l’époux propriétaire, face aux tiers notamment. Se pose ensuite la question d’un éventuel remboursement de l’époux solvens, c’est-à-dire celui qui a financé davantage que ce qu’il aurait dû si les proportions de quotes-parts avaient été respectées. Un arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 23 janvier 2007 affirma une solution avec force :
« La Cour d’appel en a exactement déduit que M. X…. pourra seulement obtenir le règlement d’une créance lors de la liquidation du régime matrimonial, s’il prouve avoir financé en tout ou partie l’acquisition »8.
21Sur un plan théorique, une telle solution permet de respecter les quotes-parts de droits indivis des époux, et donc une forme de sécurité juridique passant par la prévisibilité de la solution et le respect du contenu de l’acte juridique, tout en permettant de rétablir un équilibre entre les patrimoines respectifs.
22Le principe du versement d’une créance au profit de celui qui a financé davantage est donc admis. Encore faut-il en déterminer le fondement juridique. Face à la solution qui vient d’être rappelée, faisant primer le titre sur la finance, des époux ayant contribué davantage que la proportion de leurs quotes-parts, ont tenté d’obtenir le remboursement de ce surplus. Plusieurs fondements juridiques furent sollicités9.
23La libéralité tout d’abord, car avant l’entrée en application de la loi du 26 mai 2004, les donations entre époux étaient révocables10. L’époux qui avait contribué davantage tentait alors d’invoquer l’intention libérale comme cause de son engagement. Ceci supposait de rapporter la double preuve d’un élément matériel (appauvrissement sans contrepartie) et d’un élément moral (intention libérale). Une fois la qualification retenue, il entendait révoquer ladite libéralité et obtenir par ce biais un remboursement. C’est la raison pour laquelle le débat se déplaçait alors souvent sur le champ du caractère rémunératoire de la libéralité. En pratique, la jurisprudence dégagea en réalité une véritable présomption d’absence d’intention libérale qui, bien souvent, érigea un obstacle devant les demandes de révocation11.
24Le régime des donations entre époux a été profondément modifié par les lois du 26 mai 2004 et 23 juin 2006. Désormais les donations de biens présents entre époux qui prennent effet au cours du mariage sont irrévocables. Ceci complique alors la tâche de l’époux solvens. Ce dernier ne pourra désormais remettre en cause une donation de biens présents ayant pris effet durant le mariage que dans deux hypothèses. D’une part, pour les donations effectuées avant le 1er janvier 2005, date d’entrée en application de la réforme de 2004. D’autre part, faute d’utiliser les dispositions transitoires du nouveau texte, l’époux pourra tenter éventuellement d’invoquer une cause d’ingratitude du conjoint, à supposer bien évidemment que les conditions de sa mise en œuvre soient réunies.
25Ensuite, peuvent être sollicités le prêt et l’obligation de restitution. L’époux solvens peut tenter d’obtenir le remboursement en démontrant qu’il a simplement consenti un prêt à son conjoint. La qualification est intéressante car l’emprunteur demeure tenu d’une obligation de restitution. Pour autant, face à l’impossibilité de se préconstituer une preuve de l’existence de l’obligation de restitution, il est bien délicat en pratique d’obtenir un remboursement sur ce fondement.
26Enfin, la mobilisation de la notion de contribution aux charges12 du mariage demeure très régulière en ce domaine. En remboursant les échéances du contrat de prêt relatif à l’acquisition d’un bien immobilier, l’époux se serait acquitté de son obligation de contribuer aux charges du mariage. L’argument consiste alors à invoquer ensuite, pour obtenir un remboursement du surplus, à démontrer que cette contribution a précisément excédé une contribution normale. Ce surplus fait alors l’objet d’une créance dont l’époux solvens « sur-contributeur » peut réclamer le remboursement. Un ultime obstacle de taille se trouve cependant posé devant cette allégation, en raison de la teneur du principe face à la clause notariale de contribution aux charges du mariage.
27La clause de contribution aux charges du mariage, généralement insérée par les notaires dans les contrats de séparation de biens, pose une présomption. L’époux séparé de biens qui expose des dépenses relatives à certains biens indivis (et spécialement le logement de la famille) est censé avoir exécuté par ce biais son obligation de contribuer aux charges du mariage. La jurisprudence a connu une évolution majeure s’agissant du caractère simple ou irréfragable de cette présomption.
28Après avoir initialement jugé que les dépenses de logement constituaient bien des charges du mariage et s’être fondée sur le caractère irréfragable de la présomption, évinçant ainsi la possibilité pour l’époux séparé de biens de réclamer la créance13, elle opéra ensuite un revirement de jurisprudence en 2010, en retenant le caractère simple de la présomption. Ce faisant la jurisprudence a rouvert une perspective de remboursement de la créance à l’époux solvens, tout en engendrant une source nouvelle de discussions liquidatives : « Le mari était présumé avoir participé aux charges du mariage en proportion de ses facultés et qu’il incombait à l’épouse de rapporter la preuve contraire »14. En retenant le caractère simple de la présomption, la jurisprudence ouvrait une perspective pour l’époux solvens, qui a ensuite été à son tour remise en cause.
29De manière très remarquée, la jurisprudence a consacré à nouveau le caractère irréfragable de la présomption de contribution aux charges du mariage, en faisant preuve d’une grande fermeté à l’égard de l’époux solvens, au sujet du logement de la famille15. Après avoir affirmé, même en l’absence d’une clause du contrat de mariage que l’acquisition par le seul mari d’immeuble indivis dans une finalité locative constituait participait de sa contribution aux charges du mariage16, la Cour de cassation semble avoir finalement cantonné sa solution au seul financement du logement de la famille17. Une véritable méthode d’interprétation a été édictée par la Cour de cassation dans deux arrêts importants rendus le 1er avril 201518.
30En conclusion, la qualification de la clause d’exclusion des biens professionnels et l’interprétation de la clause de contribution aux charges du mariage ont pu apparaître comme exprimant cette diffusion du modèle communautaire, qui abolirait la distinction entre les régimes. La distinction n’aurait donc plus guère de sens.
II. Le renouvellement de la distinction
31Le renouvellement de la distinction signifie qu’elle n’a pas disparu mais que son champ s’est déplacé. Si l’on constate une diffusion du modèle communautaire, elle n’apparaît que dans les hypothèses où les rédacteurs d’actes ou les époux brouillent eux-mêmes les distinctions juridiques. Ainsi, est-il possible de constater au contraire un renouvellement de la distinction, laquelle se concentre désormais sur sa stricte raison d’être. Encore convient-il pour apprécier ce renouvellement d’en déterminer les conditions (A) et d’en appréhender les limites (B).
A. Les conditions du renouvellement
32Les conditions du renouvellement concernent directement les rédacteurs d’actes qui, en raison de la jurisprudence interprétative que mène désormais la Cour de cassation, doivent se montrer vigilants quant à la confection de certaines clauses de style. Dans cette perspective, il s’avère sans doute concevable de porter un autre regard sur les évolutions prétoriennes décrites, notamment en invitant les rédacteurs d’actes à faire toujours davantage de sur-mesure sans se contenter de formules prêtes-à-rédiger1. Une telle exigence suppose de tenir évidemment compte de la situation personnelle, professionnelle et fiscale de chacun des époux mais aussi, de manière pragmatique, du contexte dans lequel les différentes clauses sont rédigées. La fameuse clause de contribution au jour le jour aux charges du mariage, qui fait naître aujourd’hui inquiétude et contentieux, trouvait naguère une véritable utilité en terme de justice sociale2. Elle permettait en effet de sécuriser la position de l’épouse qui n’était pas salariée et qui participait en industrie au train de vie du ménage et à l’éducation des enfants. L’essor du salariat des femmes a largement modifié de ce point de vue l’économie générale des contrats de séparation de biens, sans que cette clause ne s’avère écartée des contrats. Devenue clause de style, la raison d’être qui la dicta initialement fut peu à peu perdue de vue. Ainsi la stipulation figure dans l’immense majorité des contrats mariage portant séparation de biens, y compris lorsque les deux époux présentent un niveau de diplôme ou de revenu identique, et qu’aucun des deux n’envisage de cesser son activité professionnelle pour se consacrer à une activité ménagère et éducative. La confection sur-mesure d’un contrat de séparation de biens devrait, dans cette situation-là, consister à ne pas insérer une telle clause.
33À cette condition rédactionnelle, loin d’assister à une abolition des frontières entre les régimes, on assisterait donc, inversement, à un appel à une solide rédaction des contrats de mariage afin d’utiliser toutes les nuances et subtilités que permet la liberté des conventions matrimoniales. Ainsi, il ne s’agirait nullement d’une œuvre d’uniformisation aveugle des régimes matrimoniaux, par une diffusion du modèle de communauté réduite aux acquêts mais, inversement, d’une incitation à exploiter les distinctions entre régimes.
34N’est-il pas possible dès lors d’analyser le courant jurisprudentiel interprétatif développé au sujet de la clause de contribution au jour le jour comme l’expression d’une volonté de mettre fin à une attitude qui consiste à proposer à des époux séparés de biens l’adjonction d’une société d’acquêts ou encore un acte d’acquisition d’un biens indivis sans stipulation aux portions respectives de financement. Indirectement, ce courant jurisprudentiel constitue aussi une manière, certes radicale, de rappeler l’essence du régime séparatiste, en attirant l’attention sur l’importance du financement du bien. Il s’agirait alors d’avoir plus d’égard pour la manière dont le bien indivis a été financé afin de prévoir des quotes-parts qui correspondent à ceci. Une telle vision se révèle parfois utopique en raison d’évidents problèmes probatoires et elle pose une difficulté pour déterminer ab initio qui remboursera le prêt et dans quelle proportion. Pour autant, dans nombre de circonstances, elle pourrait se révéler fort utile.
35Les conditions du renouvellement peuvent passer aussi par un changement de comportement des époux eux-mêmes. Ceux qui adoptent un régime de séparation de biens devraient essayer de ne pas brouiller les distinctions, notamment en s’empressant d’adjoindre des sociétés d’acquêts ou encore en achetant en indivision avec présomption par moitié, pour ensuite regretter qu’une logique mutualiste, si ce n’est communautaire, ne vienne a posteriori perturber leurs espérances. En effet une société d’acquêts et un achat en indivision sans précision du financement révèlent un esprit associatif qui concorde assez mal avec la lettre initiale de leur contrat de mariage.
36Dans une perspective voisine, pour évincer les doutes quant à la qualification d’avantage matrimonial de la clause d’exclusion des biens professionnels dans le régime de participation aux acquêts, les notaires pourraient préférer la clause de « plafonnement de l’exclusion des biens professionnels »3. Une telle clause jouerait dès lors sur les modalités de calcul de la créance de participation, mais nullement sur son principe même et, partant, ne pourrait que difficilement être qualifiée d’avantage matrimonial.
37En dépit de ces conditions du renouvellement, des limites demeurent érigées.
B. Les limites du renouvellement
38Même si l’on peut rappeler de manière assez ferme la distinction entre les régimes, la vie du couple marié va nécessairement contribuer, quand elle dure, à brouiller les frontières. Le renouvellement de la distinction trouve donc des limites du côté de la relation vécue par les époux.
39Quelle que soit la volonté d’autonomie des époux, il reste nécessairement une dose incompressible d’association qui gouverne leurs relations4. Lorsque la vie en couple dure, la situation juridique et personnelle des époux engendre nécessairement une dose minimale d’association. Le jeu du régime primaire impératif participe évidemment du même mouvement. Dans cette perspective, il est dès lors malvenu de venir réclamer, factures à l’appui, au moment de la liquidation, ce que l’on paya volontiers lorsque l’entente des époux dominait.
40Il reste de ce point de vue significatif qu’en matière de PACS, l’indivision spécifique entre partenaires de l’article 515-5-1 du Code civil exclut précisément un recours d’un indivisaire contre l’autre en cas de contribution inégale. Même dans le couple non marié, l’on tiendra compte de cette association inhérente à la vie de couple, en dépit d’une séparation des patrimoines de façade. Paradoxalement, ce seront alors les concubins indivis qui pourront éventuellement tenter d’obtenir une répétition de l’éventuelle contribution excessive. Cette dose incompressible d’association est aujourd’hui rappelée aux époux séparés de biens par la jurisprudence, à charge pour eux d’insérer éventuellement des clauses qui tenteraient de l’amenuiser.
41Inversement une réalité juridique indépassable caractérise le mariage puisque le couple suppose la présence de deux personnes juridiques distinctes. Un phénomène inverse à ce qui vient d’être décrit se constate alors, puisque les époux mariés sous un régime d’inspiration communautaire, voire totalement communautaire, comme la communauté universelle avec attribution intégrale au dernier survivant, doivent avoir conscience que la fusion complète des patrimoines n’est pas totalement réalisable.
42C’est peut être alors en gardant à l’esprit que la perméabilité entre les régimes provient avant tout de la vie de couple, au quotidien, plus que d’un modèle idéal-typique fixé par la loi positive, que les époux conseillés en cela par le notaire rédacteur d’acte, pourront exercer leur liberté conventionnelle de manière libre et éclairée. Ainsi, la distinction entre régime communautaire et séparatiste conserve encore un sens théorique et une importance pratique, en permettant de fixer le cadre d’exercice de la liberté conventionnelle.
Notes de bas de page
1 R. Cabrillac, Droit des régimes matrimoniaux, éd. Lextenso, 2015, n° 4.
2 Ibidem.
3 J. Carbonnier, Essai sur les lois, éd. Defrénois, 1995 (2e éd.), p. 42.
4 Ibidem.
1 Cf. par ex. Malaurie et Aynès, Droit des régimes matrimoniaux, éd. Lextenso, 2013, n° 703 ; R. Cabrillac, Droit des régimes matrimoniaux, éd. Lextenso, 2015, n° 353.
2 Article 1527 du Code civil : Les avantages que l’un ou l’autre des époux peut retirer des clauses d’une communauté conventionnelle, ainsi que ceux qui peuvent résulter de la confusion du mobilier ou des dettes, ne sont point regardés comme des donations.
3 Cf. sur l’ensemble de la question : J.-F. Pillebout, La participation aux acquêts. Le contrat de mariage du chef d’entreprise, éd. LexisNexis, 2015, not. n° 280 ; F. Letellier, « La clause d’exclusion des biens professionnels sous le régime de la participation aux acquêts à l’épreuve du divorce. Quelques éléments de réponse à une question angoissante », JCP éd. N. 2008, n° 12, art. 1150.
4 Sur le caractère hybride du régime de participation aux acquêts, séparatiste durant l’union mais participatif à la dissolution, cf. J. Maury et V. Egéa, « Fonctionnement et dissolution de la participation aux acquêts », Fasc. 160 in B. Beignier, R. Cabrillac, H. Lécuyer (dir.), Lamy Droit des régimes matrimoniaux, des successions et des libéralités, 2017, spéc. n° 160-10 s.
5 Cf. N. Duchange, note sous CA Paris, 27 janv. 2011, JCP éd. N. 2013, n° 41, art. 1240.
6 CA Paris, 27 janv. 2011, précit.
7 Civ. 1re, 18 nov. 1997, n° 95-19.103 ; au demeurant, la solution se retrouve aussi en régime communautaire : civ. 1re, 5 déc. 1995, n° 94-10.057 : il importe peu que la contribution financière de la femme à l’acquisition en commun d’un immeuble ait été plus importante que celle de son mari, une telle contribution demeurant sans incidence sur la propriété de l’immeuble.
8 Civ. 1re, 23 janvier 2007, n° 05-14.311.
9 Pour le détail de ces fondements, cf. not. J. Vassaux, « Financement du logement de la famille par un époux séparé de biens », JCP éd. G. 2013, doct. 518 ; du même auteur : Le financement du logement des époux séparés de biens : épilogue ?, note sous civ. 1re, 25 sept. 2013, n° 12-21.892, RJPF déc. 2013
10 Sur l’ensemble de la question, cf. not. J.-P. Claux et S. David, Droit et pratique du divorce, éd. Dalloz, coll. références, n° 235.50 s.
11 Au demeurant, la question empoisonne encore le contentieux contemporaine puisque ces solutions demeurent applicables pour les libéralités (ou prétendues libéralités !) consenties avant le 1er janvier 2005.
12 Sur la contribution aux charges du mariage, cf. A. Tisserand-Martin, « La contribution aux charges du mariage, mécanisme régulateur du droit des régimes matrimoniaux », Mél. Champenois, éd. Lextenso-Defrénois, p. 803.
13 Civ. 1re, 19 oct. 2004 : civ. 1re, 19 octobre 2004, n° 01-15.094 : Après avoir souverainement estimé que la présomption instituée par le contrat de mariage, relative à la contribution aux charges du mariage, interdisait de prouver que l’un ou l’autre des conjoints ne s’était pas acquitté de son obligation, la cour d’appel a jugé à bon droit que l’acquisition et l’amélioration de l’immeuble indivis assurant le logement familial relevaient d’une telle contribution ; qu’elle en a exactement déduit que Mme Y ne pouvait se prévaloir d’une créance résultant de dépenses réglées par elle en cours de régime matrimonial.
14 Civ. 1re, 3 mars 2010, n° 09-11.005. Techniquement, le fondement retenu fut alors l’article 815-13 du Code civil et la créance du mari contre l’indivision et non pas l’article 1543. Même si l’article 815-13 du Code civil ne mentionne pas, en tant que telles, les dépenses liées à l’acquisition du biens indivis, les remboursement d’échéances de prêt furent qualifiées par la jurisprudence de dépenses liées à la conservation du bien, permettant ainsi de les englober dans le champ de l’article 815-13 du Code civil. Civ. 1re, 14 oct. 2009, n° 08-17.943 ; civ. 1re, 26 sept. 2012, n° 11-22.929. L’article 815-13 du Code civil dispose en effet que « lorsqu’un indivisaire a amélioré à ses frais l’état d’un bien indivis, il doit lui en être tenu compte selon l’équité, eu égard à ce dont la valeur du bien se trouve augmentée au temps du partage ou de l’aliénation. Il doit lui être pareillement tenu compte des dépenses nécessaires qu’il a faites de ses deniers personnels pour la conservation desdits biens, encore qu’elles ne les aient point améliorés ».
15 Civ. 1re, 25 sept. 2013, n° 12-21.892, n° 12-21.891, RTD civ. 2013.821, obs. J. Hauser ; RTD civ. 2014.698 et p. 703, obs. B. Vareille ; Dr. fam. 2014, com. n° 38, note B. Beignier. « Les juges du fond ont souverainement estimé qu’il ressortait de la volonté des époux que cette présomption interdisait de prouver que l’un ou l’autre des conjoints ne s’était pas acquitté de son obligation » ; et que « la cour d’appel en a exactement déduit que M. X.. ne pouvait réclamer, au moment de la liquidation de leur régime matrimonial, le versement d’une indemnité compensatrice au titre d’un prétendu excès de contribution aux charges du mariage pour avoir financé seul l’acquisition de ce bien ».
16 Civ. 1re, 18 déc. 2013, n° 12-17.420, D. 2014.527, note F. Viney ; D. 2014.1350, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau ; D. 2014.1905, obs. J. Revel ; JCP éd. N. 2014, art. 1117, note F. Vauvillé ; Dr. fam. 2014, com. n° 61, note B. Beignier ; RTD civ. 2014, p. 698 et p. 704, obs. B. Vareille ; Rép. Def. 2014.752, obs. C. Mouly-Guillemaud ; PA 27 mai 2014, p. 10, note D. Sfendla : « qu’ayant relevé que l’activité stable de l’époux lui procurait des revenus très confortables lui permettant d’acquérir une résidence secondaire pour la famille, les juges du fond ont pu décider que le financement par le mari de l’acquisition d’un tel bien indivis participait de l’exécution de son obligation de contribuer aux charges du mariage ; Et attendu qu’ayant ainsi retenu qu’en exécutant cette obligation, le mari n’avait fait que payer sa dette, la cour d’appel n’avait pas à procéder à une constatation que sa décision rendait inopérante ».
17 Civ. 1re, 5 oct. 2016, n° 15-25.944, AJ Fam. 2016.544, obs. J. Casey.
18 Civ. 1re, 1er avril 2015, n° 14-12.938, RJPF 2015-2/22, obs. V. Egéa ; civ. 1re, 1er avril 2015, n° 14-14.349, RJPF 2015-6/20, obs. J. Dubarry ; adde. civ. 1re, 22 juin 2016, n° 15-21.543.
1 Sur ces clauses, cf. V. Egea, Droit de la famille, éd. LexisNExis, 2016, n° 1092 s.
2 Cf. en ce sens : J.-P. Claux et S. David, Droit et pratique du divorce, op. cit., n° 235.71.
3 En ce sens : J.-F. Pillebout, La participation aux acquêts. Le contrat de mariage du chef d’entreprise, op. cit., n° 280 s.
4 R. Cabrillac, op. cit., n° 4
Auteur
Professeur à l’Université d’Aix-Marseille
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