Conclusion générale
p. 527-531
Texte intégral
1Le concept de nation au siècle des Lumières, de par les polémiques qu’il suscitait, de par les nombreuses interrogations qu’il posait, de par la force qu’il dégageait lors de la Révolution française, était entouré d’une aura sulfureuse. Néanmoins, ce qui ressort de cette étude, véritable aventure dans les méandres de la pensée, est une filière d’intelligibilité nationale. En effet, ne laissant rien au hasard, l’instrumentalisation parlementaire et politique était limpide et se marquait par un processus bien déterminé. La récurrence des assauts a rendu possible la maturation du concept -comme artefact -mais aussi de l’idée -comme source concrète d’un peuple français ayant apparemment une volonté. Les révolutionnaires s’en sont allègrement nourris et ont rebondi sur les batailles perdues par le monarque absolu : celle de la proximité populaire, celle de l’esprit des institutions, celle de l’esprit humain, celle du corps politique, celle de la figure politique et celle de la souveraineté.
2- La France, dans sa diversité, était une aubaine pour des magistrats liant avec leurs populations respectives un contact immédiat. Ceux-ci ont réussi à transposer habilement le thème national au bénéfice de leur province. De sorte que l’on avait l’impression, à chaque instant, d’observer dans leurs différents actes un dédoublement perpétuel de la nation -orienté évidemment à des fins politiques -à l’intérieur du jardin de France. Le royaume français était riche dans le pluralisme et, de ce fait, les officiers de justice s’en sont servis comme arme et non comme la traduction d’un équilibre organisé. Stigmatisant les velléités parlementaires et reprenant également une partie de la philosophie, voyant dans les libertés et franchises un anachronisme, la Révolution française mettra un point final à une réalité particulariste au nom de la rationalité et de l’uniformité nationale à la fin de l’année 1789.
3- L’image de l’alliance voire de la fusion entre les peuples de France et le souverain, métaphore pluriséculaire, a également concédé pan par pan la désagrégation d’un édifice que l’on croyait perpétuel. La mauvaise foi robine alliée à de formidables argumentations, quelquefois complexes mais souvent magnifiées historiquement, a permis le développement d’un droit public national alternatif. Source de blocage, ce « droit constitutionnel national » alliait légalité et opportunité, annonçant, malgré la différence de nature des institutions, une vision moderne du contrôle de constitutionnalité. Nonobstant les diverses réactions royales, faites d’avancées et surtout de reculs, une nouvelle dimension juridique s’est greffée à la législation traditionnelle pour, à terme, la fissurer. Au nom de la nation souveraine, la Révolution française se débarrassa le 6 septembre 1790 de ces parlementaires comme usurpateurs de mandats populaires fictifs4275. Le légicentrisme pourra alors prendre place.
4- La prise en compte -certes par procuration - de la psychologie, de l’affectif, de l’âme, des comportements du peuple de France en tant qu’être humain, était le socle incompressible de sentiments nationaux en puissance. Par l’amour que l’on doit à tous ceux qui composent la nation, apparaît l’idée jusqu’alors quelque peu oubliée du couple mœurs-nation. Terreau nourricier d’une conscience nationale initialement dans le cadre du rex caput regni, l’affection nationale coutumière a été admise, analysée, comprise et déviée. Celle-ci fournissait l’ossature parfaite pour un investissement patriotique national. Ce patriotisme appellera évidemment le civisme révolutionnaire et l’article 2 de la Déclaration des droits de la Constitution du 22 août 1795 disposant que « tous les devoirs de l’homme et du citoyen dérivent de ces deux principes gravés par la nature dans tous les cœurs ». Toutefois, il ne faut voir dans le sentiment national à la fin de l’Ancien Régime aucun « nationalisme » de type agressif à l’instar de la fin du xixème siècle et du début du xxème siècle. Il serait plus adéquat de parler de patriotisme royal, puis national, du fait de la nature défensive de l’affection jusqu’en 1789.
5Même si elle devait énormément à la construction intellectuelle, l’existence d’une communauté française s’intégrait parfaitement dans le schéma philosophique de la quête de l’homme. En ce sens, Rousseau était le grand responsable. Pire encore, un des principaux relais institutionnels dans la bonne administration de la justice -que sont les Parlements -a été envahi et a inscrit dans le droit les potentialités du nouvel esprit national.
6- Ce qui est remarquable dans l’évolution d’un tel concept est le passage entre la réalité de la nation par son peuple à son abstraction politique. Initialement, le xviiième siècle a offert un système hybride annonçant en dégradé la pensée de Renan. En effet, les Lumières ont réussi à entremêler le statisme de la conception objective des traits communs français, comportant les caractères, l’histoire, l’unité dans la diversité, avec le volontarisme de la conception subjective qui comprend le sentiment et l’esprit. Cependant, les deux tendances, loin de se repousser, sont complémentaires. Ainsi, la nation-personne a été rendue vivante et reconnaissable. Ensuite, par pragmatisme et par raison, la nation-peuple ne pouvait devenir souveraine que grâce à sa transcendance qui implique l’édiction d’une norme. Ainsi, le corps politique, ensemble se voulant homogène, organisé et nécessairement un, était responsable de ce glissement. L’organicisme, plaquant sa terrible réalité à un physique royal assailli de toutes parts, a permis la synthèse abstraite entre le peuple -jadis épars -et la nation nouvellement réunie. La Révolution française s’en fera largement l’écho ainsi que les différentes Républiques successives. La primauté du corps législatif s’opposant à tout bicamérisme pouvait alors prendre sa pleine mesure.
7- La nation, comme masse d’hommes sur un territoire donné et sous une même domination, a été reconsidérée, choyée -non pas que le monarque ait eu en ce sens une carence particulière -mais surtout réhabilitée par les différents acteurs politiques et juridiques. La sémantique était d’une grande importance puisque imperceptiblement, le mot nation a souvent remplacé le terme de peuple dans la quête de la respectabilité, jusqu’à se fondre irrémédiablement avec lui. De la sorte, un des enseignements de cette recherche remet en cause la distinction entre la souveraineté nationale et la souveraineté populaire. En effet, celle-ci n’a pas lieu d’être dans les dernières décennies de l’Ancien Régime tout simplement parce d’une part, la polysémie des termes l’y invitait et parce que d’autre part, la frontière était infime entre les deux notions. Lorsqu’il y avait séparation entre le peuple et la nation, elle n’était souvent que le fruit d’attaques acerbes dans le cadre d’une prose antidémocratique traditionnelle. Le siècle des Lumières a fusionné le couple nation-peuple. Evidemment, la dissociation entre une partie de la nation, sans propriété, sans intérêt à faire valoir, incapable politiquement et l’autre partie, élitiste et à même de se prononcer pour l’ensemble, existait encore et préfigurait l’interdiction du mandat impératif4276. Néanmoins, conséquence de la sacralisation de l’individualisme, l’homme était au centre du système politique. Par conséquent, l’État monarchique a été attaqué par un absolutisme représenté collectivement. D’ailleurs, la philosophie politique libérale -avec entre autres Benjamin Constant -se méfiera de cette nouvelle forme de pouvoir surtout quant à ses dérives : « Le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Ainsi, s’érigeait dans les différents discours du xviiième siècle, une communauté plus que fréquentable et à même de penser grâce à des représentants lui étant plus ou moins naturels. Peu importe si dans la grande majorité des cas la sincérité des philosophes et des parlementaires était sujette à caution. Le résultat en fut une transformation idéale d’un ensemble apparemment désordonné vers une structure raisonnable.
8- Les différents discours juridiques et politiques sur la nation au siècle des Lumières ont autorisé l’émancipation d’une communauté française à la fois pluraliste et unie. Par jeu de miroir ou par simple duplication, les tenants des multiples courants en présence, philosophes ou hommes de lois, ont réussi en l’espace de quelques dizaines d’années à formuler un concept de droit public -la nation -en nette concurrence face au monarque souverain. Même si la période qui court de 1774 à 1788 n’est pas creuse intellectuellement mais peu fournie quantitativement, les regards s’étaient naturellement focalisés sur l’année précédant la convocation des États généraux. Laboratoire dont les recherches furent décisives, la pré-Révolution était le concentré d’un siècle d’acharnement national dont l’objectif final fut de fonder la nation moderne, par l’influence de Sieyès mais aussi par l’extraordinaire effervescence des thèmes employés à travers des milliers de brochures. En effet, à la veille de la Révolution, paré de toutes ses qualités et omniprésent dans les pamphlets, le terme de nation avait depuis longtemps absorbé celui de patrie. La notion de souveraineté nationale signifie l’accomplissement politique de la nation dans le tiers état à travers une nouvelle constitution. Désormais, le nombre est le titulaire exclusif de la souveraineté. Cette mutation et cet achèvement étaient préparés de longue date par la contestation de la monarchie absolue au nom quelquefois d’un passé idéalisé et de l’esprit du siècle véhiculant des idées modernes. Le messianisme de la pré-Révolution mettra au centre du monde cette nation française qui a bouleversé le jeu politique et institutionnel4277. La « grande nation » est annoncée4278.
9Le 5 mai 1789 est une date primordiale parce que les germes envahissants de la souveraineté nationale étaient présents. De nombreux pamphlétaires avaient déjà en vue, par le truchement de la convocation des États généraux, une idée extrêmement précise d’une assemblée nationale constituante. Les événements postérieurs à la réunion, en adéquation évidemment avec les théories lancées tout au long du siècle en général et dans la pré-Révolution en particulier, précipiteront la chute du régime monarchique absolu. En effet, la nation moderne commence à poindre institutionnellement le 6 mai 1789 avec la proposition du tiers état de délibérer en commun, déclenchant un processus vers l’unité de la nation, de la constitution et de la loi. C’est l’assemblée des Communes. Evidemment, l’Assemblée nationale naît le 17 juin 1789 mais les esprits sont déjà mûrs dès l’ouverture des États généraux. L’événement ne fait que « confirmer l’antériorité de la nation sur le roi, thème majeur de la littérature pré-révolutionnaire »4279. D’ailleurs, l’emploi des termes « assemblée nationale » ne doit pas égarer l’historien puisque l’expression est loin d’être nouvelle.
10Enfin, avec la Révolution, le concept moderne amalgame deux sens : le sens social, en tant que corps de citoyens théoriquement égaux devant la loi ; le sens juridique, avec le pouvoir constituant de la nation. En d’autres termes, le principe de la nation titulaire d’un ensemble de droits, que l’on trouve dans la Déclaration des droits de l’homme, devait engendrer l’idée d’une concurrence souveraineté monarchique-souveraineté nationale, puis celle d’autonomie et de suprématie qui en fit un concept de substitution avec l’article 3 de la dite Déclaration.
Notes de bas de page
4275 Cf. pour une vue d’ensemble l’ouvrage de J.-L. Lafon, La Révolution française face au système judiciaire d’Ancien Régime, Genève, Droz, 2001.
4276 Art. 1, section 3, titre III de la Constitution des 3-14 septembre 1791. D’ailleurs, L. Bouroumand indique que la période entre le 5 mai et le 17 juin 1789 fut « le moment historique d’une redéfinition de la nation » entre les deux vocables en vogue : peuple et nation, (Les assemblées révolutionnaires face aux droits de l’homme et à la souveraineté de la nation, mai 1789-juillet 1794, Paris, EHESS, 1999, p. 32).
4277 G. Gusdorf, « La France et les droits de l’homme… », Droits, 1988, n° 8, pp. 30-31. Un opuscule fin 1788 indique : « Amis et citoyens, la France, l’Europe entière, ont les yeux fixés sur nous. Les noms des défenseurs du peuple passeront à la postérité et ceux de ses oppresseurs seront en exécration », (Aux députés des villes et communes, aux États de Bretagne : avis, s.l.n.d. BN Lb39 11383 p. 3). Olympe de Gouges sera de cet avis en juin 1789. « J’ai auguré [dit-elle] depuis longtemps que votre auguste assemblée serait un jour le second aréopage du monde, je me plais à croire que je vivrai assez pour jouir moi-même de ce jour fameux », (Lettre aux représentants de la nation, Imprimerie J. Jorry, s.d. BN Lb39 1847 p. 1). L’exemple de la France transparaît nettement dans une petite brochure de 1789 qui n’hésite pas à crier : « Devenez, ô peuple français ! Le modèle de l’Europe ; que dis-je ? De l’univers entier » ! (Le second coup de vêpres, s.l.n.d. AN K 160 pièce imprimée 741 p. 5). D’ailleurs, l’avocat Maurel affirmait en parlant de la nation française : « Donne, donne encore au monde l’exemple sublime d’un peuple entier, qui réclame, avec une fermeté héroïque et une soumission partout ailleurs inouïe, sa liberté constitutionnelle », (Exemple de l’attachement des Français aux lois fondamentales de leur monarchie, extrait de la vie de Louis XII, surnommé le père du peuple, s.l.n.d., p. 3).
4278 J. Godechot, La grande nation, l’expansion révolutionnaire de la France dans le monde de 1789 à 1799, 2 vol., Paris, Aubier, 1956.
4279 M. Morabito, Histoire constitutionnelle, op. cit., p. 42.
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