Introduction à la deuxième partie
p. 303-305
Texte intégral
1La césure historique, politique et juridique que constitue l’année 1774 n’est pas anodine. Même si l’on observe l’édition d’ouvrages très importants comme ceux de Louis-Sébastien Mercier2266 ou du baron d’Holbach, promouvant une nouvelle radicalité nationale à partir des années 1773-1776, il n’en demeure pas moins que le rétablissement des Parlements inaugure une période sans précédent vers une Révolution française qui se débarrassera volontiers de magistrats, à la fois constructeurs d’une autre forme politique et destructeurs de facto du régime monarchique. En effet, la réforme Maupeou, menée à bien en 1771, voit coexister difficilement avec le mouvement parlementaire le début balbutiant d’une autre tendance revenant aux États généraux comme source du vœu national. Il faut pourtant se rendre à l’évidence, le mois de novembre 1774 consacre véritablement la nouvelle vision des rapports politiques entre l’autorité monarchique et la genèse de l’élan national. C’est le début de la course vers la modernité révolutionnaire.
2En 1774, le mouvement parlementaire n’a visiblement pas tiré les leçons de la réforme du chancelier. En effet, Target pense que le coup de majesté de 1771 devait permettre de repartir vers une unité de volonté et réanimer le patriotisme, « rendre les mœurs plus saines en rendant les lois plus respectables »2267. Cette union doit s’épanouir au sein des Parlements,
« organes nécessaires [afin de] servir le roi dans ses sujets, les sujets dans leur roi ; d’être constamment les canaux respectés de ce double intérêt qui, sous un règne heureux, se confond en un seul, celui du prince et celui du peuple »2268.
3Selon l’avocat Jean Blondel la même année, les magistrats sont les « pères de la patrie » car leur fonction est de sauver la chose publique « par le sacrifice de [leur] propre existence »2269. En effet, ils sont « le conseil né du prince et les interprètes de la nation »2270. Même Séguier le 12 mars 1776 réitère l’idée d’une élite noble au service du roi et de la nation2271. Enfin, pour un anonyme, Louis XVI a eu raison de rétablir les Parlements et de donner par la même occasion une seconde chance à ces magistrats vertueux2272. Cependant, l’obsession de ces auteurs, ainsi que la profusion de poèmes célébrant la réconciliation entre le monarque et les cours souveraines2273, ne dissimulent pas un autre bouleversement qui tend à se couper de la représentation nationale anciennement revendiquée par les magistrats. Les années 1774-1778 marquent un tournant politique en ce qui concerne l’incapacité pour les juges de continuer à incarner l’intermédiaire national pour plusieurs raisons.
4Tout d’abord, la demande des États généraux en 1771 trahit la puissance provisoire des cours souveraines vis-à-vis du roi. Puis, la réforme Maupeou montre que le pouvoir royal a la capacité de donner une réponse absolutiste à une démarche parlementaire audacieuse, novatrice mais illégale d’où l’impasse. Les robins ne peuvent plus être une obstruction énergique à l’autorité monarchique. Ensuite, le rétablissement des cours souveraines par Louis XVI, dont la formation politique est bâclée2274, développe un sentiment de réconciliation nationale tranchant avec la violence des discours et des pamphlets qui jusqu’alors défiaient voire détruisaient ouvertement le régime. En effet, une brochure indiquait en 1772 au roi qu’il était « né sujet et citoyen »2275, un autre pamphlet écrivait que celui-ci était « l’agent de la nation »2276. Néanmoins dès 1774, les remontrances ainsi que la littérature parlementaire se coupent d’une telle extrémité2277. L’image de Louis XII, d’Henri IV et Louis IX aide Louis XVI à endosser le rôle d’un héritier bon pour le peuple2278. Ainsi, Louis XII revit dans le nouveau roi grâce à l’ouvrage du membre des Académies de Metz et de Marseille J. Auffray en 1775 : Louis XII surnommé le père du peuple2279. Le prince est désormais « l’espérance de la patrie avant que d’en devenir le restaurateur » selon les magistrats aixois2280. Le jeune roi est en définitive « Louis, l’ange tutélaire »2281. Enfin, de nouveaux auteurs, beaucoup plus radicaux, émergent et veulent se séparer totalement de la structure traditionnelle d’une monarchie nationale. La nation devient source de tout pouvoir.
51774 symbolise donc le début de la fracture entre un monde ancien vers un nouveau2282. Toute une galerie d’auteurs politiques ainsi que de juristes, de 1715 à l’avènement du règne de Louis XVI, raisonnaient dans le cadre d’un schéma classique de souveraineté royale. Désormais, un système différent prend place mettant la nation au centre du pouvoir. Il incombe à celle-ci de pourvoir à sa destinée. Une étape supplémentaire est par conséquent franchie. La période allant de novembre 1774 à juillet 1788 constitue alors la genèse d’un bouleversement beaucoup plus fort, celui de la pré-Révolution entre l’été 1788 et le 5 mai 1789. Il est important d’indiquer à ce stade qu’à rebours d’un principe acquis depuis l’ouvrage de Jean Egret sur La pré-Révolution française, 1787-1788, la pré-Révolution nationale commence réellement le 5 juillet 1788, avec la demande de convocation des États généraux. En effet, la boite de Pandore sera ouverte, laissant libre cours à une des plus formidables productions littéraires que la France n’ait jamais connue.
Notes de bas de page
2266 L.-S. Mercier, L’an deux mille quatre cent quarante, op. cit., pp. 305-307.
2267 G.-J. Target, Discours prononcé en la grande chambre, le 28 novembre 1774 à la rentrée du Parlement, s.l.n.d. BPR Lp 573 pièce 94 p. 1.
2268 Ibid., p. 2.
2269 J. Blondel, Discours prononcé à l’ouverture des audiences de la Tournelle le samedi 3 décembre 1774, s.l.n.d. BPR Lp 573 pièce 96 p. 1.
2270 Ibid., p. 2.
2271 « Si les magistrats les plus fidèles pouvaient être suspects dans leurs motifs ou dans leurs intentions, Votre Majesté en ce moment est entourée de ses augustes frères, des princes de la famille royale, des pairs de France, des ministres de son Conseil, des plus nobles personnages du royaume : qu’elle daigne les consulter. Voilà le véritable Conseil des rois ; voilà l’élite de la nation, c’est par leur bouche qu’elle parlera », (Recueil Isambert, t. 23, n° 400, op. cit., p. 415 et J. Flammermont, Les remontrances, t. 3, op. cit., pp. 338-339).
2272 « Louis XVI, en réintégrant ses Parlements, saura bien obvier à tous les abus. Ce grand monarque a dans son garde des sceaux, et dans son nouveau controleur général, deux ex-parlementaires aussi justes que sévères dans tout ce qui regarde l’équité et la justice. Il saura bien faire une assemblée de deux députés de chacun de ses Parlements, répandus dans le royaume, pour faire des lois de justice générale et détruire, dans une partie de la France, les abus de juger sur la forme, quoiqu’on ait droit dans le fond. Comme un autre Salomon, il saura rectifier les lois de son royaume, pour assurer plutôt par là le bonheur à ses peuples, que de vouloir faire mettre la poule au pot à tous ses sujets. Louis XVI enfin, à qui on a déjà accordé le nom de bienfaisant, méritera aussi celui de juste », (La vie de Louis XVI, Londres, Pierre Aimsly, 1774, p. 70).
2273 À titre d’exemple, on peut citer Le triomphe de Themis et la joie des Français, (BPR Lp 573 pièce 102) ; Vive le roi, du peuple de Paris, sur le retour du Parlement, (BPR Lp 573 pièce 103) ; Les vœux de la France exaucés ou la rentrée des Parlements, (BPR Lp 573 pièce 104) ; Couplets sur différents airs en l’honneur du roi et de la reine et sur le retour du Parlement, (BPR Lp 573 pièce 106) ; Ode sur la rentrée du Parlement, (BPR Lp 573 pièce 108).
2274 J. de Viguerie, Louis XVI, op. cit., pp. 44-47.
2275 Remontrances de la basoche, s.l.n.d. BN Lb38 1195 p. 12.
2276 Les propos indiscrets, op. cit., p. 2.
2277 « Les remontrances du Parlement de Paris présentées au roi en février 1778, sur l’arrêt du Conseil du 2 novembre précédent, concernant les vingtièmes, sont imprimées avec la réponse du roi, et l’on est obligé de convenir de plus en plus qu’elles ne répondent point ni à la majesté du tribunal ni à la grande idée que l’on avait de l’éloquence du rédacteur. On voit cependant que la matière ne manquait pas au fond (…) Pourquoi donc ces remontrances sont-elles si mal faites ? C’est qu’il n’y a plus de nerf dans cette compagnie ; c’est qu’encore abasourdie du coup de massue qu’elle a reçue par le chancelier Maupeou, elle n’ose plus que tracasser, intriguer, et que ses démarches purement politiques et le résultat seulement de la fermentation occasionnée par quelques ambitieux, ne sont nullement dirigés par ce vrai patriotisme qui en devrait être l’âme », (L. Petit de Bachaumont, M.-F. Pidansat de Mairobert, B.-F. Mouffle d’Angerville, Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la république, t. 11, op. cit., pp. 196-197).
2278 B. Quillet, « Le thème du bon roi au xviiième siècle. L’exemple de Louis XII », in Saint Denis ou le jugement dernier des rois, op. cit., p. 22.
2279 L. Avezou, « Louis XII père du peuple », op. cit., pp. 108, 113. Ayant « la plus sublime idée de la royauté » et très sensible à la bonne administration de la justice, Louis XII allait deux à trois fois par semaine au Parlement pour « assister les jugements et corriger les abus », (J. Auffray, Louis XII, surnommé le père du peuple, dont le présent règne nous rappelle le souvenir, Paris, 1775, pp. 12, 18-19, 17).
2280 Lettre au roi de janvier 1775 du Parlement d’Aix, (ADBR série B 3679 f° 9).
2281 Louis XVI, père du peuple, Paris, Louis Jorry, 1774, p. 12. L’auteur ajoute en parlant à Dieu : « Quand le chef d’un peuple, quand un roi cherche à s’instruire et à faire le bien ; quand il ouvre avec candeur, avec affection, son âme à tous ses devoirs ; quand il veut s’attacher les hommes les plus zélés pour le bonheur de ses sujets, et par conséquent pour le sien propre, alors ton ange rassemble autour de lui tous les moyens que les circonstances rendent possibles, de simplifier les lois, de perfectionner l’administration. Qu’elles sont favorables aujourd’hui chez nous, ces circonstances ! », (ibid., pp. 20-21).
2282 F. Venturi, « La première crise de l’Ancien Régime, 1768-1776 », Études sur le xviiième siècle, éditées par R. Mortier et H. Hasquin, Bruxelles, EUB, 1980, p. 19.
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