La loi électorale du 30 novembre 1875
La difficile confirmation du suffrage universel
p. 421-447
Texte intégral
1La loi électorale du 30 novembre 1875 qui a confirmé l’établissement du suffrage universel, tout en l’assortissant de dispositions propres à réduire "la prépondérance du nombre", est une étape décisive de notre histoire politique. Son élaboration a donné lieu à de longs atermoiements et à des débuts passionnés qui reflétaient bien les divisions de l’Assemblée Nationale.
2Sans doute l’Assemblée issue des élections du 8 février 1871 était-elle dominée par les monarchistes, mais la très forte majorité initiale va progressivement se réduire au fur et à mesure des élections partielles1. Aux élections du 2 juillet suivant, elle était déjà sérieusement entamée puisque pour cent dix-huit sièges vacants, une centaine de républicains furent élus. Par la suite, cette tendance se confirma.
3La majorité conservatrice, soucieuse de freiner ce mouvement, jugea d’abord nécessaire de réformer la loi électorale du 15 mars 1849 en vertu de laquelle pourtant elle avait été élue. Il s’agissait d’un scrutin de liste départemental assorti d’une élection à la majorité relative : pour être élu au premier tour, cette majorité était suffisante si elle atteignait le huitième des électeurs inscrits. Ce système favorisait les républicains, généralement plus unis et plus disciplinés que leurs adversaires. Les conservateurs se mirent d’accord pour voter la loi du 18 février 1873 qui substituait à la majorité relative du premier tour la majorité absolue ; encore fallait-il pour être élu réunir au moins le quart des électeurs inscrits.
4Cette "petite loi électorale" n’était qu’un premier pas. La plupart des députés redoutaient les entraînements du suffrage universel, "ce sphinx terrible dont personne ne connaît l’oracle" que craignait Lamartine en 18502, et qui était propre à livrer la chose publique aux caprices de la foule, comme le pensait Renan3. Il paraissait cependant impossible d’abolir le suffrage universel pour revenir au suffrage censitaire. Le temps en était passé et c’eût été compromettre la paix civile et s’exposer aux pires désordres. Il fallait bien s’y résigner, mais du moins devait-on rechercher les solutions propres à en prévenir les dangereux effets.
5Ce n’était pas facile, d’autant que les tensions que suscitait la question fondamentale du régime pesait sur les débats. De là, la très lente élaboration de la loi qui s’est étendue sur près de trois ans.
6Sous la présidence de Thiers, un projet de loi fut préparé par Dufaure, mais la crise du 24 mai 1873 en empêcha la discussion. C’est la commission des lois constitutionnelles – la commission des Trente - qui allait être chargée de cette loi électorale, assimilée à une loi organique en raison de son importance politique. L’année suivante, le 21 mars 1874, Batbie, président de la commission, put déposer le projet qu’elle avait établi4.
7En même temps était préparée une loi relative aux élections municipales (ainsi qu’un texte sur l’organisation des municipalités) dont une autre commission, la commission de décentralisation, était chargée. C’est à l’occasion de la discussion sur la priorité à donner à l’une ou à l’autre de ces lois électorales que le duc de Broglie fut amené à démissionner le 16 mai 18745.
8Il y avait naturellement une certaine interférence entre les débats relatifs à ces deux textes. La loi électorale municipale allait être votée le 7 juillet 1874, alors que la loi électorale politique, relative à l’élection des députés, restait en chantier. L’Assemblée avait commencé à en délibérer du 2 au 4 juin, mais les débats avaient eu un caractère très général et la discussion des articles avait été renvoyée à plus tard.
9C’est que les grandes questions constitutionnelles occupaient les esprits. La restauration monarchique était plus que compromise et si les légitimistes restaient inébranlables, les orléanistes se laissaient aller à un opportunisme au moins relatif. La République existait en fait, même si le Septennat laissait encore entrouverte une autre issue. Et pourvu que cette République encore innommée fut conservatrice, il fallait bien se résigner à en prononcer le nom. Ce fut donc le 30 janvier 1875 l’amendement Wallon. Puis, le vote de la loi sur le Sénat et de celle sur l’organisation des pouvoirs publics, adoptées à une très large majorité les 24 et 25 février 1875. La République avait sa constitution, mais n’avait pas encore sa loi électorale politique.
10La commission des Trente ayant été désavouée par l’Assemblée à l’occasion de la loi sur le Sénat, fut amenée à donner sa démission le 19 mai 18756. Une nouvelle commission, de trente membres également, fut chargée de préparer un nouveau projet de loi électorale. Elle était tout autrement composée que la précédente : les légitimistes y étaient très minoritaires et des républicains affirmés y siégeaient, comme Jules Ferry et Jules Simon. Le rapport auquel aboutirent ses travaux fut présenté par deux républicains, Emile Ricard et Amable de Marcère. Il fut discuté à l’Assemblée et très sensiblement amendé au cours de deux longues lectures, du 2 au 13 novembre et du 22 au 30 novembre 1875. La loi, votée ce jour-là à une très large majorité, fut promulguée par le maréchal de Mac Mahon le 30 décembre suivant7. C’était bien la confirmation du suffrage universel, mais dans une version soigneusement revue et corrigée.
11Lors de ses premières délibérations, en décembre 1873, la commission des Trente avait été à peu près unanime à juger avec Adrien Tailhand, député de l’Ardèche, que "le suffrage universel, sorti de l’émeute du 24 février, n’a été jusqu’à nos jours qu’un péril et un mensonge"8 ou avec Chesnelong, que la "loi d’égalité dans le nombre est fausse et funeste", car "il n’est pas vrai qu’une voix et une autre se valent"9. Il n’était guère que Laboulaye et Vacherot pour soutenir le principe de l’égalité dans le suffrage. Lucien Brun, jeune avocat de l’Ain, qui passait pour modéré, exprimait l’inquiétude de la plupart de ses collègues en déclarant que le suffrage universel lui faisait" craindre l’avènement d’un radicalisme légal, c’est-à-dire le renversement de la société par l’influence du nombre"10.
12Au cours des débats à l’Assemblée, les mêmes craintes s’étaient exprimées. Le marquis de Castellane, dans la séance du 3 juin 1874, s’était déchaîné contre "la loi révolutionnaire par excellence, la loi du nombre, "et craignait qu’elle ne fût" consacrée pour longtemps, si ce n’est pour toujours, par ceux-là mêmes qui ont le plus la prétention de détester la discorde et les révolutions"11. Cependant, ce légitimiste fervent prenait soin de distinguer la loi brutale du nombre du suffrage universel que le comte de Chambord, dans son message du 6 juillet 1971, avait admis, pourvu qu’il fût "honnêtement pratiqué".
13Il est vrai que l’on se trouvait devant un fait acquis qu’il fallait bien accepter. Comme le disait Tallon, un des Trente, "le pays y tient ; en le mutilant on soulèverait des passions"12. Mais tout en s’y résignant, on devait le corriger, le tempérer, "régulariser son exercice"13. On devait aussi prévoir et organiser des contrepoids et à cet égard, l’institution d’un Sénat apparaissait d’une nécessité primordiale.
14Dans cet esprit, deux grandes séries de moyens allaient être envisagés et discutés, d’abord au sein de la commission, puis au cours des débats parlementaires.
15Pour prévenir les déviations, les entraînements irréfléchis, l’extrême versatilité dont le suffrage universel avait fait preuve depuis 1848, il s’agissait d’apporter à son exercice d’indispensables corrections. D’autre part, il convenait d’en limiter la portée en l’adaptant au régime réellement représentatif en cours de constitution, par des dispositions de nature à en garantir le bon fonctionnement.
I. LES CORRECTIONS APPORTÉES À L’EXERCICE DU SUFFRAGE
16Pour la majorité conservatrice, le suffrage est moins un droit qu’une fonction. Batbie, éminent professeur de droit, justifiait dans son rapport cette affirmation par des considérations juridiques : si c’était vraiment un droit, les mineurs n’en seraient pas privés : le tuteur pourrait l’exercer au nom du pupille et les femmes qui ont la disposition de leurs biens pourraient également voter. Il tenait d’ailleurs cette fonction pour difficile, car elle réclame un grand discernement14. Fresneau, un vétéran des assemblées de 1848, parlait, lui, de mandat exercé par les électeurs au nom de la population tout entière15.
17De telles considérations justifiaient que des précautions fussent prises pour parer aux débordements irréfléchis et "disputer aux mirages décevants des illusions une population trop facile à tromper" dans un pays où "l’opinion est faite par les journaux". Bref, "il faut tempérer la puissance du nombre"16.
18Le moyen le plus simple est de réduire le nombre des votants en n’accordant le suffrage qu’à ceux ayant la capacité nécessaire à l’exercice de la fonction. On peut en outre donner plus d’influence à ceux qui sont chargés de responsabilités sociales plus importantes afin de tenir compte des intérêts qu’il importe de représenter. Enfin, pour faciliter l’exercice de la fonction électorale il conviendrait d’éclairer les électeurs sur les choix qu’ils ont à faire.
L’attribution du droit de vote
19Se posait d’abord la question de l’âge : fallait-il maintenir l’âge de 21 ans adopté en 1848 ou repousser la majorité électorale à 25 ans ? La commission des Trente justifiait cette dernière solution en raison des dispositions de la loi sur le recrutement de l’armée qui prolongeait jusqu’à cet âge le temps du service et interdisait le vote sous les drapeaux. Maintenir l’âge de 21 ans créerait une inégalité inacceptable, favorisant les exemptés ou les privilégiés qui ne faisaient qu’un an de service. La solution des 25 ans paraissait à certains d’autant plus raisonnable qu’il leur semblait nécessaire de tenir compte de la maturité d’esprit et de l’expérience. Le rapport de la commission de décentralisation proposait l’âge de 25 ans. Le comte de Chabrol qui le présentait se défendait d’être inspiré par un motif politique d’autant que, disait-il, "cette restriction frappe indistinctement tous les partis et les jeunes hommes de 21 ans sont souvent à cet âge plus dociles aux bonnes inspirations de la famille que lorsqu’ils ont atteint leur vingt-cinquième année"17. Un amendement, éloquemment défendu par Oscar de Lafayette, ramenait l’âge électoral à 21 ans. En dépit des objections de Lefèvre-Pontalis et de Fresneau, il fut adopté à une faible majorité (par 348 voix contre 337).
20Dès lors il devenait difficile de ne pas adopter le même âge pour l’élection des députés. C’est ainsi qu’entérinant cette disposition, la loi du 30 novembre 1875 se réfère aux listes électorales établies en exécution de la loi municipale du 7 juillet 1874.
21Il restait à fixer la condition du domicile.
22La question devait donner lieu à de vifs débats. Batbie, dans son rapport, soutenait qu’il convenait d’épurer le suffrage en rejetant "la population nomade qui n’a de domicile nulle part" et qui "n’ayant rien à perdre et croyant avoir tout à gagner dans les bouleversements, se met toujours et sans hésiter au service des mauvais desseins"18.
23Selon le projet déposé par Dufaure le 19 mai 1873, qui n’avait pas été discuté, il fallait justifier d’une résidence habituelle d’au moins deux ans dans la commune ou le canton. La commission des Trente, elle, distinguait les hommes nés dans la commune de ceux nés hors de la commune. Pour les premiers, une résidence de six mois était suffisante ; pour les autres elle devait être de deux ans. Cette dernière exigence avait paru insuffisante à des membres de la commission, comme Pradié et Tailhand, qui proposaient trois ans, conformément à la loi du 31 mai 1850, le domicile devant être prouvé par une inscription continue au rôle de la contribution personnelle, ce qui aurait eu pour effet de diminuer très sensiblement le nombre des électeurs. Il y avait eu des oppositions. Ainsi, Tallon avait évoqué le cas des ouvriers agricoles, passant d’une commune à une autre, qu’il jugeait "dignes d’intérêt" et qui "apportent un vote conservateur"19. Laboulaye, au contraire, jugeait excessif un si long délai et le ramenait à six mois, délai suffisant pour constater matériellement l’identité20.
24Au cours de la première lecture du rapport de la commission, le vicomte de Meaux, qui en était membre, défendit éloquemment l’exigence relative au domicile qu’il tenait pour une indispensable "garantie morale". Il faut, disait-il, "un lien entre le citoyen et la cité, un lien qui rende le citoyen solidaire de la cité… Le domicile, c’est la garantie de la responsabilité dans le vote"21.
25Tout au contraire, Louis Blanc, lui succédant à la tribune, s’éleva avec force contre l’obligation des trois ans de résidence qui allait priver du droit de vote en les assimilant à des nomades tous ceux, ouvriers ou cultivateurs, qui en nombre toujours croissant, sont contraints de quitter leur commune pour trouver du travail ailleurs. À cette même séance, le 4 juin 1874, Gambetta intervint aussi dans ce sens. Si, selon lui, on pouvait à la rigueur admettre l’obligation d’un an ou deux de résidence pour les élections municipales, l’électeur devant être parfaitement au courant de tout ce qui se passe dans sa commune, il était abusif d’exiger pour toute les élections trois ans de domicile, alors qu’il devrait seulement s’agir d’une vérification d’identité.
26Le débat allait reprendre quelques jours plus tard, cette fois au cours de la discussion de la loi sur l’électorat municipal. Jules Ferry, à la séance du 12 juin, défendit un amendement tendant à ramener de façon générale la durée de la résidence à six mois ; l’amendement fut rejeté.
27Finalement, cette loi, adoptée le 7 juillet suivant22, maintenait la distinction entre les citoyens nés dans la commune et les autres, mais ramenait de trois à deux années consécutives la durée de résidence dont ils devaient justifier. Elle ajoutait à la liste des électeurs les contribuables inscrits depuis un an au rôle des quatre contributions directes et au rôle des prestations en nature ainsi que les citoyens qui, s’étant mariés dans la commune, y résidaient depuis au moins un an. Étaient également électeurs les ministres des cultes et les fonctionnaires publics assujettis à résider dans la commune et les Alsaciens-Lorrains qui auraient déclaré y fixer leur résidence conformément à la loi du 19 janvier 1871.
28L’Assemblée n’allait pas s’en tenir là. Au cours de la deuxième lecture de la loi sur l’élection des députés, à la séance du 8 novembre 1875, Ricard, rapporteur de la deuxième commission des Trente, soutint, comme l’avait fait Gambetta, que s’il était normal de demander pour les élection municipales la justification d’un domicile d’assez longue date, il était abusif d’étendre cette exigence aux élections politiques. Ce serait mutiler le suffrage universel, car "tout citoyen, sauf les cas d’incapacité et d’indignité, partout où il est, partout où il habite, a droit au vote". La commission proposait donc de ne pas se référer seulement aux listes dressées en exécution de la loi du 7 juillet 74, mais de plus à "une liste complémentaire comprenant ceux qui résident dans la commune depuis six mois", liste qui serait établie suivant la procédure prévue par cette loi23.
29Une telle modification qui n’aurait pas de grandes conséquences sur les résultats électoraux, allait être adoptée par l’Assemblée sans plus de débats, autant par lassitude que par conviction.
30La question des cas d’incapacité ne devait pas donner lieu à de longues controverses. Le projet Dufaure et le rapport présenté par Batbie au nom de la commission des Trente énuméraient tous les cas de condamnation judiciaire entraînant la perte des droits civiques. Cette énumération fut jugée superfétatoire et il parut suffisant de rappeler que ne pouvaient être inscrits sur les listes électorales que les citoyens "jouissant de leurs droits civils et politiques et n’étant dans aucun cas d’incapacité prévu par la loi" (art. 5 de la loi du 7 juillet 74).
31Il ne pouvait y avoir de désaccord sur ce point. Gambetta qui venait de se quereller avec Batbie au sujet de la question du domicile, se livra à une déclaration emphatique très applaudie à gauche : "autant il faut être large et respectueux des droits de chacun quand il n’y a contre un citoyen français aucune cause ni d’indignité, ni d’exclusion, autant, quand il a été frappé par la main de la justice, il importe à tous, il importe surtout au suffrage universel lui-même, pour son autorité, sa moralité et ses droits, que les flétris de la justice soient écartés de ses listes"24.
32De même, l’accord se fit facilement sur l’exclusion des militaires sous les drapeaux quel que soit leur grade. Le maintien du bon ordre et de la discipline imposait évidemment cette solution.
33Fallait-il aussi exclure les individus considérés comme n’étant pas en mesure d’exercer la fonction électorale ? Le projet Dufaure et le rapport Batbie privaient, au moins temporairement, de leur bulletin de vote les personnes admises à titre permanent dans les hospices, hôpitaux et autres établissements publics de bienfaisance, mais cette exclusion ne devait pas être retenue.
34Et les illettrés ? On pouvait penser que le vote des ignorants était sans valeur et n’avait pas à être retenu. Mais c’eût été une atteinte trop grave à l’universalité du suffrage. Et les conservateurs y étaient aussi hostiles que les libéraux. Le marquis de Castellane, dans son Essai sur l’organisation du suffrage universel en France, estimait que ce serait une erreur fondamentale et tout à fait contraire au bien de la société. "Quelle est parmi les classes inférieures celle qui manque le plus d’instruction ? C’est sans contredit la classe des campagnards. Laquelle, au contraire, a les passions révolutionnaires les plus développées ? C’est la classe ouvrière des villes. En privant de voter ceux qui ne savent ni lire, ni écrire, on priverait le parti de l’ordre des suffrages d’un grand nombre de citoyens paisibles et conservateurs par nature"25.
35En revanche, un certain degré d’instruction pourrait être pris en considération dans la mesure où l’on retiendrait un suffrage plural ou à degrés tendant à ajouter à la représentation du nombre la représentation des capacités et des intérêts.
La représentation des intérêts
36Tempérer le nombre par la représentation des intérêts sociaux c’est une des premières préoccupations des conservateurs. Elle s’exprime dès les premières réunions de la commission des Trente et va donner lieu à un florilège de propositions plus ou moins ingénieuses. Combier, représentant de l’Ardèche, ouvre la voie : "Il faut, dit-il, réagir contre la loi du nombre et donner à chaque membre de la société une importance proportionnée aux intérêts qu’il représente". C’est ainsi qu’un chef de famille aurait autant de voix qu’il a d’enfants et de personnes sous sa dépendance et que les contribuables auraient d’autant plus de voix qu’ils paieraient plus d’impôts26. Casteron suggérait pour former la Chambre trois groupes électoraux : "une part serait faite au nombre, une autre à la propriété, une troisième enfin au commerce, à l’industrie, aux patentes, qui représentent un ordre d’intérêts plus modestes, mais non moins utiles"27. Gabriel de Belcastel, pour briser la loi du nombre, proposait d’y introduire trois éléments : la famille, les capacités (le clergé et la magistrature étant placés en tête) et la propriété foncière. De là un vote plural très simple à mettre en pratique : "il n’y a qu’une urne et chacun y dépose autant de bulletins qu’il dispose de suffrages"28. Quant au marquis d’Audelarre, il prenait pour base la cote foncière : on donnerait un vote supplémentaire aux contribuables fonciers imposés de 21 à 30 francs, deux votes à ceux payant de 30 à 50 francs, trois votes à ceux payant plus de 50 francs29.
37À côté de ces systèmes plus ou moins proches de la loi prussienne, qui répartissait les électeurs en trois groupes suivant leurs facultés contributives, on devait également évoquer le suffrage à deux degrés. Au sein de la commission, trois de ses membres les plus en vue, Chesnelong, Antonin Lefèvre-Pontalis et Audren de Kerdrel en étaient partisans.
38Ils pouvaient s’inspirer de publications assez récentes, ainsi d’un livre de Foulon-Ménard intitulé Fonctions de l’État30 ou d’une brochure de Joseph Guadet, Du suffrage universel et de son application selon un mode nouveau31, définissant ainsi le système : "Le suffrage universel n’est possible qu’à la condition de deux opérations, les masses nommant des délégués, les délégués nommant des députés"32. Des auteurs aussi considérables que Renan et Taine préconisaient également un tel procédé, le premier dans La Réforme intellectuelle et morale de la France33, le second dans la seule brochure politique qu’il ait écrite, intitulée Du suffrage universel et de la manière de voter, parue à la fin de 1871, que Lefèvre-Pontalis jugeait "fortement motivée"34.
39Kerdrel ne séparait pas l’électorat municipal de l’électorat politique. Il proposait une composition mixte des conseils municipaux : une partie des conseillers seraient élus par les plus imposés, l’autre partie l’étant par tous les électeurs. Ainsi, "tout le monde voterait, mais on ne voterait pas pour tout le monde". Et ce serait les conseillers municipaux qui éliraient les députés35.
40Cependant, les divers systèmes proposés avaient soulevé des objections et si le président Batbie notait dans son rapport que "la grande majorité était d’avis... de tempérer la puissance du nombre en y ajoutant la représentation des intérêts", il ajoutait qu’on ne s’était pas entendu sur les moyens d’y parvenir. Il n’en retenait donc aucun, insistant sur l’incertitude des résultats des innovations proposées : elles ne produiraient pas, selon lui, les effets politiques escomptés et ne seraient pas "une garantie pour les opinions modérées"36. C’était là une maladresse d’expression qui allait être relevée, au cours de la première délibération de la loi, en juin 1874, par Achille Delorme, député du Calvados, pour dénoncer, sous les applaudissements de la gauche, "un sentiment de défiance contre le pays"37.
41La droite légitimiste allait se montrer encore plus sévère. La marquis de Castellane, après s’être longuement attaqué à ce "dogme révolutionnaire", le "faux et désastreux principe de la loi du nombre", critiqua vivement la commission des Trente d’avoir "cherché à s’en accommoder" en ne lui opposant en définitive que de "petits pièges malicieusement tendus" et quelques précautions qui s’avéreraient illusoires. Ce qu’elle aurait dû proposer et ce qu’il faudrait faire c’est "purement et simplement, remplacer la représentation du nombre souverain par la représentation des intérêts". Cela n’implique nullement le rejet du suffrage universel, car "tout individu en ce monde, quel qu’il soit, a un intérêt social", mais "le vote d’un citoyen doit peser d’un poids d’autant plus lourd que les intérêts qu’il représente sont eux-mêmes plus importants". À cet égard, le système allemand lui paraissait avoir une supériorité sur tous les autres, car il ne faisait "aucune part au nombre" et il demandait le renvoi du projet de loi à la commission pour qu’elle veuille bien s’y arrêter38.
42Le débat sur ce thème ne devait reprendre qu’un an et demi après, au cours des dernières délibérations, en novembre 1875.
43À la séance du 8 novembre, le marquis de Franclieu, évoquant les États Généraux, propose une représentation nationale de type corporatif, certes issue du suffrage universel, mais qui, au lieu d’être l’instrument des partis et des volontés individuelles, exprimerait les intérêts des différents groupes sociaux, c’est-à-dire : "l’agriculture et la propriété, l’industrie, le commerce, la main d’oeuvre et la science". Il y aurait ainsi au sein de la représentation nationale, cinq représentations spéciales exprimant un vote par groupe. Encore faudrait-il que le chef du pouvoir exécutif ait l’autorité nécessaire - une autorité incontestée - pour donner l’impulsion générale, ce qui imposait le retour à la royauté39.
44Quelques jours après, au cours de la dernière lecture de la loi, trois députés monarchistes, aux convictions aussi affirmées, déposèrent successivement des amendements tendant à instituer de nouveaux procédés électoraux.
45Ce fut d’abord le baron de Vinols qui, à la séance du 22 novembre, proposa un système à trois degrés. Il le présentait très simplement : "Quand on a une affaire importante, indispensable, et qu’on est incapable de la faire soi-même, que fait-on ? On en charge quelqu’un en qui on a confiance... Eh bien, si l’électeur rural, l’électeur ouvrier, ne peut connaître le candidat de l’arrondissement, il en charge un ami, une personne dont il apprécie le caractère et l’intelligence. Il convient en effet de donner à ces hommes simples, éloignés du mouvement des affaires et des enseignements de la politique, le moyen de connaître celui auquel ils donneront leur confiance". D’où une élection par l’entremise de délégués : les députés seraient nommés au chef-lieu d’arrondissement par les délégués des communes, eux-mêmes nommés au chef-lieu de la commune par des délégués des sections de communes, ceux-ci élus en nombre proportionnel au chiffre de la population40.
46À son tour, le vicomte d’Aboville défendit un amendement très voisin, mais ne comportant que deux degrés. Les électeurs primaires, c’est-à-dire tous les citoyens inscrits sur les listes électorales des communes de l’arrondissement, se réuniraient dans chaque commune pour élire les électeurs dits "secondaires" au scrutin de liste, dans la proportion de 1 pour 200 habitants de la commune. Ce sont ces derniers qui se réuniraient au chef-lieu de l’arrondissement pour élire le député41.
47À la même séance, Gabriel de Belcastel reprit une proposition qu’il avait déjà présentée à la commission des Trente ; c’était l’attribution d’un double vote aux hommes mariés afin d’assurer la représentation de la famille. "Oui, affirmait-il, le double vote du père et de l’épouse est une garantie, car la famille est la vraie base de l’État". Le double vote relèverait la dignité paternelle et ce serait pour la femme "comme une dot civique dont elle apporte l’honneur au foyer conjugal". Par là-même, le suffrage, devenu plus universel, s’inscrivait non plus dans la conception absolutiste de la loi du nombre, mais "dans le plan de la monarchie représentative, constitutionnelle et chrétienne"42.
48La gauche était opposée à ce double vote. Langlois, député républicain de Paris, prit brièvement la parole pour repousser l’amendement qui, mis aux voix, ne fut pas plus adopté que les précédents.
49Sans doute, Belcastel et ses amis qui avaient soutenu le vote familial, ne proposaient pas un vote direct de la femme, mais que la femme mariée fût représentée par son mari, c’était un premier pas en ce sens.
50Néanmoins, deux jours après, le vicomte d’Aboville reprenait l’amendement de Belcastel pour le compléter en prenant en considération non plus seulement l’épouse, mais tous les membres de la famille de l’électeur. Il était dit ceci : "Chaque électeur reçoit un nombre de bulletins égal au nombre de personnes dont il a la charge légale comme chef de famille... Les filles majeures et les veuves peuvent se faire représenter par un électeur de la commune désigné par elles... "43. C’était là un élargissement très sensible de la portée du suffrage qui, dans sa présente formule, était loin d’assurer une exacte représentation de la population française. Comme l’avait déjà relevé Belcastel, d’Aboville le constatait amèrement : "Ce suffrage prétendu universel est loin de mériter son titre".
51Reflétait-il au moins l’opinion suffisamment éclairée des hommes admis à y prendre part ?
Un vote libre et éclairé
52Le citoyen, appelé à participer librement à la fonction électorale, doit être suffisamment éclairé pour l’exercer.
53La propagande électorale ne doit donc pas être entravée, mais il ne faut pas que des pressions émanant de l’autorité publique viennent peser sur la liberté de décision de l’électeur. L’article 3 de la loi de 1875 exprime ces exigences essentielles.
54L’affichage et la distribution des circulaires et professions de foi, signées des candidats, ne sont soumis qu’à la formalité de leur dépôt préalable au parquet et il est interdit à tout agent de l’autorité publique ou municipale de les distribuer, cela afin d’écarter tout soupçon d’intervention administrative dans la campagne électorale : c’est là le rejet de ces "candidatures officielles" de l’Empire tant honnies.
55Fallait-il donc laisser les électeurs, en particulier les moins instruits, sans défense face à des candidats abusant de leur naïveté et cherchant à les berner ? Au reste, comme le pensait Lefèvre-Pontalis, ce n’est pas dans les réunions publiques même contradictoires, "où les violents dominent presque toujours", qu’un candidat peut vraiment se faire connaître.
56À la commission des Trente, le vicomte de Meaux avait proposé pour mieux éclairer l’électeur, de former légalement des comités préparatoires aux élections. Ils seraient composés d’hommes "investis à un titre quelconque de la confiance générale" : conseillers généraux, d’arrondissement ou municipaux, magistrats, présidents des chambres de commerce, des conseils de prud’hommes, de comités agricoles, ainsi que des contribuables les plus imposés, en nombre égal. "Donnons, disait-il, la direction aux sages et soyons convaincus que le pays ne fera pas d’actes de folie : il faut, disait Platon, être bien interrogé pour bien répondre. C’est là ce que nous devons faire devant le suffrage universel"44. Pradié, bien connu dans les milieux catholiques, appuyait cette proposition, tout en élargissant la composition des comités. C’était une idée que le duc de Broglie avait exposée dans ses Vues sur le gouvernement de la France45.
57L’idée n’avait guère séduit la commission. Batbie pensait que ce système avait l’inconvénient de mêler aux débats politiques des hommes chargés de services publics, ce qui compromettrait "le caractère d’impartialité dont ils ne doivent pas se départir". D’ailleurs cela n’empêcherait pas la formation au moment des élections de comités "extra-officiels" pour contredire les comités préparatoires46.
58Edouard de Laboulaye partageait cet avis et estimait que ces comités ne serviraient à rien. Ce qu’il faut, déclarait-il, se plaçant à un point de vue plus général, c’est développer l’éducation. Il faut enseigner aux ouvriers et aux paysans les conditions nécessaires de la vie sociale47. Laboulaye était républicain, mais cette opinion était assez généralement partagée. Charles Savary, orléaniste, dans son livre sur Le Gouvernement constitutionnel, appelait le parti conservateur à se faire "l’éducateur du suffrage universel"48.
59À cette éducation, la presse participait-elle ? La grande diversité des journaux - dont nous n’avons plus idée aujourd’hui - couvrait bien tout l’éventail des opinions, même si elle fut quelque peu surveillée durant l’état de siège, mais la presse de droite ne touchait guère que les classes aisées et s’intéressant à la politique. Ce n’était que les journaux et les brochures les plus marqués à gauche qui étaient colportés dans les milieux populaires. Taine s’en inquiétait. Dans une lettre au directeur du Temps du 5 février 1872, il déplorait que l’on pût trouver dans les cafés des "journaux révolutionnaires, envoyés gratis" et appelait les personnes de bonne volonté à faire un effort de "diffusion des idées modérées parmi les ouvriers et les villageois" en leur distribuant "nos journaux" après les avoir lus49.
60En intéressant ainsi le peuple à la politique on aboutirait au moins à ce résultat de faire reculer l’abstention, mais le meilleur moyen pour y parvenir serait de rendre le vote obligatoire. Obligation tout à fait conforme à la conception du vote entendu comme une fonction.
61Castellane en était le plus chaud partisan. Dans son Essai sur l’organisation du suffrage universel en France, il consacrait un chapitre à l’abstention : "L’abstention, voilà la vraie plaie, le ver rongeur de la société ! C’est là notre mal et le plus grand obstacle à l’établissement de la vraie liberté"50. Il le déplorait d’autant plus que l’abstention affectait, semble-t-il, plus encore les milieux conservateurs que la gauche républicaine ou extrême. "Si la loi n’intervient, craignait-il, il en sera toujours ainsi chez un peuple dont l’indifférence semble devenir le caractère principal : indifférence patriotique, indifférence religieuse, indifférence politique. N’est-ce pas le triste spectacle que nous avons sous les yeux ?"51. Il faut donc que la loi impose l’obligation de voter. Il proposait de sanctionner cette obligation : l’électeur qui n’aurait pas voté devrait, dans les quinze jours suivant l’élection, justifier de son comportement devant le maire assisté de deux conseillers municipaux désignés par le conseil. Au cas où l’excuse ne serait pas admise, il serait condamné à une amende, qui pourrait être équivalente à trois journées de travail.
62À la commission des Trente, Castellane comme Delsol avaient proposé le vote obligatoire et Batbie avait reçu de nombreuses lettres en ce sens, mais les difficultés d’application lui faisaient repousser cette solution. Toujours préoccupé des conséquences politiques des innovations proposées, il se demandait de quel côté se porterait les "abstenants", pour la plupart des indifférents. Ce ne serait pas forcément du côté des conservateurs52. Ce qui n’était pas le sentiment de Lefèvre-Pontalis : selon lui, les radicaux ne s’abstiennent pas53.
63Pour réduire l’abstention, on pouvait songer à d’autres moyens. C’est ainsi qu’à la fin de la discussion de la loi, en dernière lecture, le général Mazure présenta un amendement exigeant, même au second tour de l’élection, le vote de la moitié au moins des électeurs inscrits ; si ce nombre n’était pas atteint, l’élection serait renvoyée à trois mois. L’amendement fut rejeté à une très large majorité54.
64Pour inciter l’électeur à voter, il faut surtout ne pas l’intimider ou l’inquiéter en le contrôlant, mais au contraire on doit assurer la libre expression et donc le secret du vote.
65Au cours de la seconde lecture, Marcel Barthe, député libéral de Pau, avait fait état de pressions exercées sur les électeurs par des "meneurs de partis" qui leur remettaient les bulletins de vote imprimés de leurs candidats et les poursuivaient souvent "jusque devant l’urne"55. Il proposait que l’électeur puisse écrire lui-même son vote sur un bulletin blanc (ou le faire écrire par un électeur choisi par lui) pour aller ensuite le remettre, plié, au président du bureau de vote qui le déposerait dans l’urne. Ce procédé était en usage avant 1848. La proposition avait été rejetée, mais un autre amendement, d’une inspiration voisine, fut défendu à la même séance par le député du Nord bien connu, Hyacinthe Corne. Il prescrivait l’obligation pour l’électeur d’introduire son bulletin dans une enveloppe qu’il prendrait sur une table séparée du bureau de vote56. Cet amendement fut adopté à la séance du 12 novembre, mais quelques jours après, lors de la dernière lecture, il allait être combattu par Delsol qui estimait qu’une telle prescription, qui entraînerait une assez lourde charge pour les communes, compliquerait et retarderait l’opération électorale sans pour autant assurer parfaitement le secret. Il est vrai qu’on n’avait pas encore pensé à l’isoloir. Corne, soutenu par Oscar de Lafayette, eut beau réfuter cette argumentation, l’Assemblée revint sur son premier vote, refusant ainsi l’usage des enveloppes (par 364 voix contre 306)57. On s’en tint donc à l’affirmation du principe : "Le vote est secret", après s’être référé aux décrets du 2 février 1852, à l’article 5 de la loi.
66La question n’avait guère retenu l’attention de l’Assemblée. Les orateurs avaient même eu quelque peine à se faire entendre et le président avait dû intervenir plus souvent qu’à l’accoutumée pour faire cesser les bavardages qui couvraient leurs voix. Plus suivis et plus passionnés ont été les débats relatifs aux garanties propres à prévenir les débordements du suffrage universel, garanties tenant, du moins en partie, à la conception même du mandat représentatif tel que l’entendait la majorité.
II. LES GARANTIES DU MANDAT REPRÉSENTATIF
67Il ne suffit pas d’apporter des corrections à l’exercice du suffrage universel, il faut encore en limiter la portée et parer à ses déviations éventuelles afin de garantir le bon fonctionnement du régime représentatif.
68La première garantie, c’est l’institution d’une Chambre haute, d’un Sénat, élu tout autrement que la Chambre populaire et disposant de pouvoirs assez étendus pour l’équilibrer.
69Lefèvre-Pontalis, rapporteur de la loi constitutionnelle sur le Sénat, le présentait ainsi : "C’est le contrepoids de la loi du nombre que nous avons voulu chercher en organisant le Sénat. C’est à ce prix qu’il donnera satisfaction aux intérêts conservateurs dont il est et doit rester le gardien"58. La grande majorité des membres de l’Assemblée, qu’ils fussent monarchistes ou républicains libéraux59, étaient bien d’accord sur cette indispensable garantie, prônée d’ailleurs par tous les publicistes du temps, de Victor de Broglie à Laveleye et Molinari60.
70Cependant, l’institution du Sénat ne devait pas tout régler. C’était une condition nécessaire, mais non la condition suffisante du bon fonctionnement du régime parlementaire. D’autres garanties devaient être recherchées dans le régime même de la Chambre des députés. Il ne s’agit plus ici de l’électeur mais de l’élu, de la nature de son mandat et des modalités de son élection.
71Il est dans la logique d’un régime vraiment représentatif d’exclure tout ce qui le rapprocherait d’une démocratie directe ou même d’un système électoral où le député ne serait que le simple commissionnaire de ses électeurs. Au contraire, dès lors que ceux-ci ont été en mesure d’apprécier ses qualités et sa compétence, ils lui font entièrement confiance dans l’exercice de son mandat, d’autant qu’ont été écartés de la compétition électorale des hommes dont l’indépendance pourrait être suspectée. De cette conception du mandat représentatif devaient découler quelques règles fondamentales : l’exclusion de tout mandat impératif, le choix - après de tumultueux débats - du scrutin uninominal d’arrondissement, enfin une définition stricte des cas d’inéligibilité et d’incompatibilité.
L’exclusion du mandat impératif
72Suivant l’article 13 de la loi électorale de 1875, "Tout mandat impératif est nul et de nul effet". Cette disposition ne faisait que reprendre dans une formulation plus catégorique l’interdiction inscrite dans le projet de la première commission des Trente : "Il est interdit aux députés d’accepter un mandat impératif".
73Ce n’était que la gauche la plus radicale qui soutenait le mandat impératif. Elle pouvait se prévaloir du sentiment de Victor Hugo. A l’issue de sa retentissante démission de l’Assemblée Nationale le 8 mars 1871, qui avait soulevé l’indignation attristée de Louis Blanc, il s’était représenté à Paris, sans succès d’ailleurs, à l’élection partielle du 7 juin 1872. Il était soutenu par deux comités composés d’anciens dirigeants de la commune et avait accepté de signer avec eux un programme en douze points qu’il s’engageait à défendre ; en cas d’infraction à ce mandat dit "contractuel", il pourrait être contraint de démissionner61.
74Cette idée de contrat conclu entre les électeurs et leur candidat allait être reprise par Alfred Naquet, à l’occasion de la deuxième lecture de la loi électorale. À la séance du 10 novembre 75, il demanda la suppression de l’article 13. Puisque la démocratie directe est impossible, du moins, disait-il, nous voulons nous en rapprocher, "nous voulons que les mandataires ne cessent pas d’être des mandataires pour devenir des dictateurs ; nous voulons que celui qui est chargé de représenter le peuple ne puisse pas substituer sa volonté à la volonté nationale. En matière politique comme en matière civile, des contrats nets, précis, formels, sont indispensables pour que la souveraineté nationale soit sauvegardée". Après une brève intervention d’Achille Delorme, qui voyait dans le mandat impératif une défiance vis-à-vis de l’élu que l’on voudrait "enfermer dans une sorte de camisole de force", l’Assemblée adopta sans plus de débat l’article 13, par 575 voix contre 5462.
75Les opposants ne se tinrent pas pour définitivement battus. C’est Madier de Montjau qui revint longuement à la charge lors de la dernière lecture, à la séance du 25 novembre. Après quelques références et rappels historiques, il défendait le mandat "qu’on est convenu d’appeler impératif", mais qu’il appellerait plutôt "comme on l’a déjà appelé : contractuel", c’est-à-dire "le mandat par lequel l’électeur donne à l’élu, qui consent, librement et après mûr examen, à s’y conformer, ce que Montesquieu appelle "une instruction générale". Il reconnaissait cependant qu’en cas de manquement à ce mandat, il n’était pas de sanction légale possible, mais que le député serait au moins retenu par "la crainte de perdre l’honneur". Naquet et Louis Blanc l’applaudirent, avant qu’il ne termine son intervention d’une manière emphatique qui traduisait bien le fond de sa pensée : "La question du mandat impératif, c’est la question de savoir s’il y aura à perpétuité des classes dirigeantes ou si l’heure a sonné enfin de l’avènement de nouvelles couches sociales. Je suis pour cet avènement !... C’est pourquoi je me prononce et me prononcerai partout, toujours, pour le mandat impératif"63.
76Ricard, rapporteur du projet, répondit, en se référant aux constitutions de 1791, de l’an III et de 1848, que les députés des départements ne sont pas seulement les représentants du département qui les a nommés, mais qu’ils le sont de la France entière, l’élection leur conférant une procuration générale pour faire les affaires du pays, et qu’ils ne peuvent donc recevoir un mandat impératif pour défendre les opinions ou les intérêts de leurs électeurs. Sans doute le député doit-il défendre les convictions qu’il a exprimées devant eux, mais si une sorte de contrat moral est ainsi intervenu entre lui et eux, il ne lie que sa conscience. On ne saurait donc admettre ni la démission donnée en blanc, ni l’engagement formel de se retirer devant une sommation de ceux qui auraient imposé le mandat64.
77Un scrutin ayant été de nouveau demandé sur l’article 13, interdisant le mandat impératif, il fut adopté par 582 voix contre 41.
Le scrutin uninominal d’arrondissement
78La discussion sur le mandat impératif n’était qu’un intermède. Ce qui paraissait capital et allait entraîner de très longs débats, c’était le choix entre le scrutin uninominal dans le cadre de l’arrondissement et le scrutin de liste départemental.
79Les élections de 1871 avaient été faites au scrutin de liste par département. Pourtant les conservateurs ainsi élus y étaient pour la plupart résolument opposés, alors que leurs adversaires, républicains et radicaux, le défendaient farouchement.
80Pourquoi ? C’est que plus la circonscription est réduite, plus peuvent jouer les influences locales, alors que le scrutin de liste favorise les partis les plus disciplinés et les mieux organisés. Or la droite comptait beaucoup sur son implantation dans les petites villes et les campagnes où l’influence des propriétaires fonciers et des notables locaux était encore très sensible. C’était sur leur concours qu’il fallait compter : Waddington, à la première commission des Trente, le disait : "quand l’usine, le château, le presbytère auront fait leur devoir, l’ouvrier, le paysan, le nombre en un mot, les suivra et les imitera"65. Si la gauche radicale, au contraire, tenait beaucoup au scrutin de liste, c’est qu’elle comptait sur le suffrage des grandes agglomérations et qu’elle était plus portée que la droite, toujours très divisée, à présenter des listes d’union sur un programme commun, répondant aux aspirations des masses populaires.
81Les débats parlementaires ont été le reflet de ces préoccupations contradictoires.
82À la première commission des Trente, avant tout soucieuse d’assurer la domination des conservateurs, on ne pouvait que partager l’opinion qu’avait exposée Victor de Broglie dans ses Vues sur le gouvernement de la France : "L’élection par département, l’élection de six, huit, dix députés au scrutin de liste n’est qu’une pure jonglerie, qu’un procédé subreptice et perfide, qu’un moyen de faire passer à la faveur d’un nom, d’un seul nom connu des électeurs, cinq, six, huit noms d’hommes que les électeurs ne connaissent pas... d’ouvrir l’accès du corps législatif aux coryphées du journalisme, aux réputations de coterie... L’élection par quartier dans les grandes villes... l’élection par arrondissement dans les campagnes, l’élection directe, unique, exclusive, est la seule qui soit sincère, la seule dans laquelle le choix des électeurs s’exerce a bon escient"66.
83Son fils, le duc Albert, vice-président du Conseil depuis la chute de Thiers, était bien d’accord là-dessus, mais tout en rejetant le scrutin de liste départemental, il avait suggéré à la commission de réfléchir à la possibilité de réunir les arrondissements les moins peuplés en une seule circonscription. C’était envisager un système mixte où le scrutin uninominal serait la règle générale, tout en laissant place à un scrutin de liste limité à deux ou trois noms, pour quelques circonscriptions principalement rurales. Ce système fut défendu par Chesnelong, appuyé notamment par Delsol et le duc de La Rochefoucauld. Selon lui, il faciliterait une "fusion des divers éléments du parti conservateur" nécessaire pour s’opposer au parti radical qu’il tenait pour "un vrai péril social"67.
84Le marquis d’Audelarre aurait même souhaité qu’on allât plus loin. Il se déclarait partisan en règle générale du scrutin de liste afin de grouper "les divers éléments du parti conservateur", "divisé tandis que le parti radical est uni". Ainsi serait au moins établie "une sorte de solidarité entre les différents noms de la même liste". D’ailleurs, observait-il judicieusement, "l’influence personnelle a singulièrement diminué… c’est l’influence collective qui tend tous les jours à augmenter de plus en plus"68.
85Finalement, c’est la solution du scrutin uninominal pur et simple, déjà défendue par Dufaure dans son projet du 20 mai 75, qui allait non sans quelques réticences être adoptée et que Batbie allait inscrire dans le projet déposé à l’Assemblée le 21 mars 74. Lefèvre-Pontalis en avait été le plus ardent défenseur. Il y voyait "un obstacle au vote de la multitude et surtout au vote de la multitude sous l’influence des grandes villes" et déclarait s’opposer "de toutes ses forces" au scrutin de liste qui serait "la ruine des influences locales"69.
86Cependant, ce n’est pas de ce projet de la commission qu’allait discuter l’Assemblée Nationale dans ses dernières délibérations, en novembre 1875, puisque, entre-temps, une nouvelle commission des Trente avait été nommée. Elle présentait un projet tout différent, avec le retour au scrutin de liste.
87La discussion allait être d’autant plus suivie et animée qu’elle portait sur un point essentiel et recouvrait en outre un enjeu politique immédiat. Buffet, vice-président du Conseil, appuyé par le maréchal, liait en effet le sort de son ministère au vote du scrutin d’arrondissement, espérant ainsi rassembler l’ensemble des droites et le centre droit.
88Les débats s’ouvrirent sur l’article suivant du projet :
89"Chaque département élit autant de députés qu’il renferme de fois 70.000 habitants, sans qu’aucun département puisse être réduit à un nombre de députés inférieur à celui des arrondissements qui le compose. Toute fraction de plus de 35.000 habitants compte pour 70.000.
90"L’élection a lieu au scrutin de liste par département. Tout département qui nomme moins de dix députés forme une seule circonscription. La loi établit dans les départements qui nomment plus de dix députés des circonscriptions électorales".
91De nombreux amendements avaient été déposés, mais c’est celui de Lefèvre-Pontalis qui allait être au centre des débats. Il était la reproduction fidèle de l’article 40 du projet de la première commission des Trente :
92« Les membres de la Chambre des députés sont élus au scrutin individuel. Chaque arrondissement administratif nommera un député. Les arrondissements dont la population dépasse cent mille habitants nommeront un député de plus par cent mille ou fraction de cent mille habitants. Les arrondissements, dans ce cas, seront divisés en circonscriptions dont l’état sera annexé à la présente loi et ne pourra être modifié que par une loi spéciale »70.
93Lefèvre-Pontalis mit autant d’ardeur à défendre le scrutin d’arrondissement que devant la commission des Trente. Dès le début de son intervention, il jugea opportun de se référer à Dufaure, "l’éminent garde des sceaux d’aujourd’hui", qui, en mai 1873, alors qu’il était vice-président du Conseil, avait dénoncé "le danger du scrutin de liste imposant aux électeurs des noms désignés arbitrairement..." alors que le scrutin individuel est "favorable aux influences permanentes de la société", éclaire mieux les électeurs et permet que « se forme entre eux et leurs élus un lien plus étroit »71.
94Le scrutin de liste qui paraissait mauvais en 1873 serait-il devenu meilleur en 1875 ? Au contraire, Lefèvre-Pontalis voyait dans l’institution du Sénat une raison supplémentaire d’adopter le scrutin d’arrondissement. Puis il en vint à l’essentiel, s’appliquant à démontrer "qu’avec le scrutin de liste, l’élection ne dépend plus de l’électeur ; elle dépend des comités ; ce sont des délégués qui font les choix... et qui les imposent". Les électeurs peuvent bien être appelés souverains, "ce ne sont plus que des souverains captifs".
95À la faveur d’un nom, qui peut être connu d’eux, d’autres noms passent qu’ils ignorent ; "il suffit d’avoir un candidat remorqueur et les autres candidats sont, en quelques sorte, remorqués, sans que les électeurs puissent se rendre compte de leurs mérites, de leurs opinions".
96Des citations émaillaient ce long discours. Après Taine et feu le duc de Broglie, venait Lamartine disant : "Le scrutin de liste, en faisant les ténèbres autour de l’élection, peut n’être que l’escamotage de la confiance populaire". Et l’orateur se référait aussi à son honorable collègue Laboulaye "appelant le scrutin de liste une mystification indigne d’un peuple libre".
97D’un tel système ne pouvait que résulter l’indifférence des citoyens et une forte abstention : du 8 février 71 au 25 février 74, sur près de trois millions d’électeurs inscrits, près de cinq millions s’étaient abstenus, soit plus du tiers.
98Pour Lefèvre-Pontalis, le scrutin de liste était bien "l’atteinte la plus contraire aux intérêts et aux droits des électeurs". Il concluait ainsi son discours, sous des applaudissements prolongés venus de la droite et du centre72.
99Le lendemain, 11 novembre, Ricard, l’un des deux rapporteurs de la commission, répliqua longuement pour justifier le scrutin de liste qu’il proposait. Il développa les arguments qu’avait déjà présentés le 8 novembre Emile de Marcère, l’autre rapporteur, dans sa présentation générale du projet de loi. Celui-ci avait insisté sur le danger de la candidature officielle, "cause de corruption généralisée" qui lui paraissait résulter fatalement du scrutin uninominal dans une circonscription restreinte. Ricard, à son tour, souligna que, de Lainé à Tocqueville, d’éminents hommes d’État et publicistes avaient jugé que le scrutin de liste donnait au député plus d’indépendance et élevait le niveau des choix. Il évoqua aussi les discussions de la première commission des Trente, où plusieurs monarchistes s’étaient prononcés pour ce type de scrutin. Il insista sur le principe inhérent au suffrage universel de l’égalité des suffrages que le scrutin de liste réalisait mieux, selon lui, que le scrutin d’arrondissement, qui ne tient pas compte de l’importance de la population ; il en donnait des exemples : ainsi dans l’Ain, l’arrondissement de Trévoux qui comptait 90.000 habitants n’avait qu’un député, comme celui de Gex qui en comptait 20.000. Ricard déclarait encore que le scrutin uninominal favorisait la corruption, ou du moins le favoritisme, les électeurs attendant de leur élu qu’il leur rende des services grâce à son crédit auprès du pouvoir73.
100Dufaure lui répondit en rappelant le projet qu’il avait déposé en mai 1873 ; il présentait le vote uninominal comme un des trois "éléments de conservation" du nouveau régime, les deux autres étant l’existence de deux Chambres et le droit de dissolution, principes éprouvés, "empruntés aux gouvernements qui, pendant trente-quatre années, ont régi les destinés de la France, c’est-à-dire à la monarchie parlementaire". Et d’ajouter : "les scrutins par département, avec leur agitation nécessaire, accompagnent toujours la Chambre unique et souveraine, alors que les scrutins d’arrondissement, là où coexistent deux assemblées, offrent "des garanties de sécurité"74.
101Si, disait-il, nous avons été élus en 1871 au scrutin de liste, c’était en raison de circonstances tout à fait exceptionnelles qui ne laissaient pas d’autre choix. Aujourd’hui il ne peut plus être retenu.
102On nous reproche de porter atteinte à l’égalité parce que les arrondissements n’ayant pas la même population, les votes ont une portée inégale. Mais l’égalité qu’on demande est impossible, à moins de "faire de la France un échiquier sans tenir compte des circonscriptions administratives". D’ailleurs, le scrutin de liste proposé par la commission n’évite pas cette inégalité. On attribue un député à chaque fraction de 70.000 habitants, mais dans les départements qui n’ont pas autant de fois 70.000 habitants que d’arrondissements, on devra élire un nombre de députés égal au nombre des arrondissements. Ainsi, d’après ce mode de calcul, le département des Basses-Alpes qui compte cinq arrondissements pour une population totale légèrement inférieure à 140.000 habitants, aurait cinq députés, soit un élu pour moins de 28.000 habitants, et non pour 70.000. Quelle inégalité au profit du citoyen des Basses-Alpes ! Dufaure défendait aussi le travail qui avait été fait par la première commission des Trente pour l’établissement des circonscriptions (puisque lorsque les arrondissements dépassaient cent mille habitants, il devait y avoir un député de plus par cent mille ou fraction de cent mille habitants). À la différence de ce qui avait été fait sous l’Empire, où l’on avait divisé les villes pour les mêler aux cantons ruraux, comme au Mans ou à Nantes, on s’était efforcé de laisser à la ville son unité et à la campagne la sienne, même si cela allait à l’encontre des intérêts conservateurs.
103Nous avons, disait le garde des sceaux, respecté le droit des électeurs. "Nous savons qu’il y a des millions d’hommes qui ne savent pas lire et écrire,... qui vivent de leur travail.., des hommes qui n’ont pas reçu une éducation suffisante... et qui se désintéresseraient bien vite du droit de voter si on ne venait pas un peu à leur secours". C’est pourquoi on a décidé que le vote aurait lieu à la commune et le dimanche, afin de "les déranger aussi peu que possible dans leur travail". Et s’élevant contre le scrutin de liste, il ajoutait qu’au lieu de les obliger à choisir entre les nombreuses listes qui leur sont distribuées, portant des noms qui leur sont presque tous inconnus, désignés par des comités anonymes, on devait les mettre en mesure de voter pour des candidats connus d’eux et dont ils auraient pu apprécier les mérites, des rapports de confiance pouvant ainsi s’établir et se prolonger entre l’électeur et son député.
104Dufaure s’élevait aussi contre l’argument suivant lequel le scrutin de liste favorisait la représentation des minorités. Il prenait comme exemple la fameuse élection d’avril 1873 qui avait permis à Barodet, venu de Lyon, inconnu à Paris, de battre Rémusat. Sur plus de 300.000 votants, Barodet obtint 180.000 voix et Rémusat 135.000. Eh bien, si au lieu d’avoir un seul député à élire, il y en avait eu vingt-deux, un par arrondissement, quatorze arrondissements auraient élu un candidat de la tendance Barodet, les huit autres un candidat de la tendance de Rémusat75.
105Gambetta allait au nom de la gauche répliquer au garde des sceaux. Il admettait qu’en matière électorale on ne peut parvenir à une règle mathématique rigoureuse qui donnerait un poids égal à chaque suffrage, mais le scrutin départemental se rapprochait davantage de l’équité. Il justifiait surtout ce scrutin par le fait qu’il élevait le débat démocratique en faisant de l’élu un "mandataire de la France", chargé des grandes affaires de l’État, libre de ses votes, plutôt "qu’une espèce de commissionnaire, nommé par un nombre infime et intéressé d’électeurs dans une circonscription". Puis, ne voulant pas être en reste avec Dufaure, il faisait l’éloge du paysan "qui est la réserve de la démocratie" ; "je dis que tous les jours son éducation se fait, et ce carré de papier que la Révolution de 1848 lui a remis entre les doigts, il sait tout ce qu’il peut y écrire, tout ce qu’il peut en faire sortir". Et Gambetta accusait le gouvernement et ses alliés de "s’ingénier contre le suffrage universel" et de ne pas "accepter l’avenir de la démocratie".
106Il prenait aussi vivement à partie - sans les nommer - les orléanistes qu’il accusait de regretter, non pas l’Empire lui-même, bien sûr, mais ses fonctionnaires, même s’ils n’avaient pas "la manière de s’en servir". Ils avaient endoctriné leurs amis en leur disant que le scrutin d’arrondissement était la dernière forteresse du parti conservateur, mais même avec ce scrutin, s’il était voté, ils ne recueilleraient pas le bénéfice de leur vote. "Dans certains bourgs pourris, quelques-uns pourront encore se faire élire, mais le flot aura passé sur le parti, et il ne reviendra pas !". "Tous les autres partis qui ont besoin d’indépendance, de liberté, de discussion, qui ont encore... de quoi parler à la France ont intérêt au scrutin de liste"76.
107Ayant demandé un vote au scrutin secret sur l’amendement de Lefèvre-Pontalis, Gambetta et ses amis furent battus : l’amendement fut adopté par 357 voix contre 326, ce qui eut pour effet de consolider le cabinet Buffet et de ressouder la droite et le centre-droit.
108La question n’était pas pour autant définitivement réglée et, à la troisième lecture du projet de loi, les débats allaient reprendre au sujet du mode de scrutin, le 25 novembre.
109On avait déjà longuement discuté du procédé qui respecterait le mieux possible l’égalité des suffrages. A vrai dire, pour l’assurer ou du moins s’en rapprocher, il eût fallu adopter la représentation proportionnelle. L’idée n’était pas nouvelle. Elle avait été relancée en France par des auteurs s’inspirant de Stuart Mill, comme Molinari, rédacteur au Journal des Débats, et Borély, auteur d’un livre paru en 1870 à ce sujet77. A l’Assemblée, Pernolet, un des maires républicains de Paris, exposa longuement le système au cours des séances des 25 et 26 novembre. Condamnant également le scrutin de liste et le scrutin uninominal qui dépossédaient une grande partie du corps électoral du droit de se faire représenter, il proposait "la représentation proportionnelle de toutes les opinions et de tous les intérêts, substituée à la représentation exclusive de la moitié des votants plus un, souvent même du tiers seulement". Le "scrutin proportionnel ou par quotient" calmerait les passions, car toute opinion, tout intérêt étant représenté proportionnellement à l’importance numérique des suffrages exprimés par chacun des groupes existant dans chaque circonscription, les majorités qui se formeraient à la suite des délibérations représenteraient exactement, d’une manière irrécusable, la majorité du corps électoral tout entier". Avec les scrutins jusqu’ici proposés, la majorité des votants "ne sera souvent qu’une partie relativement faible du corps électoral et à plus forte raison de la nation, laquelle ne figure encore dans le suffrage universel que d’une manière fort incomplète"... "La loi de la moitié plus un des votants excluant l’autre moitié n’est ni juste, ni même sûre pour personne", car une minorité pourrait ainsi parvenir au pouvoir et imposer ses doctrines à la nation. Il concluait en espérant avoir persuadé l’Assemblée qu’il importait de "mettre fin au sacrifice systématique des minorités ou, plus généralement, au sacrifice des opinions autres que l’opinion dominante"78.
110Il ne fut pas entendu. Son amendement fut rejeté sans débat. Au reste, comment aurait-on pu adopter la représentation proportionnelle en l’absence de partis suffisamment structurés et légalement reconnus comme tels ?
111Après cette digression, le débat reprit sur le scrutin de liste départemental avec une intervention d’Alfred Naquet qui, tout en reconnaissant que ce mode de scrutin ne remédie pas d’une façon absolue au risque de voir une majorité à l’Assemblée à l’opposé de la majorité dans le pays, atténue du moins considérablement ce danger. Danger qui s’accroît considérablement avec le nombre des circonscriptions, assurément plus considérable avec 550 circonscriptions qu’avec 86. Au surplus, il reprenait un argument souvent présenté : avec ce scrutin, le candidat est connu plus pour ses opinions que par les services qu’il a pu rendre localement et cela élève le niveau des assemblées79.
112A quoi Castellane, lui succédant à la tribune, répliquait que l’électeur devant alors voter moins pour des hommes appréciés de lui que pour l’ensemble des questions qui constituent la politique d’un grand pays, son suffrage n’était plus qu’un leurre. "Si, par exemple au moment d’une élection... la question des capitulations d’Égypte préoccupe l’opinion publique, l’ouvrier, le paysan, qui, du matin au soir, a le front tendu vers ses outils ou sa charrue, devra trancher ces graves problèmes par son vote ! Mais pourquoi ne pas leur demander aussi de résoudre un problème d’algèbre ou de chanter en vers les grâces de la République ?"80.
113Et c’est ici, disait-il, qu’apparaît "le lien intime qui unit le scrutin de liste à l’avènement du parti radical". Car c’est lui qui est le mieux organisé, le plus roué pour capter les suffrages et attraper l’électeur. Il dispose d’un comité central qui désigne les candidats dans les départements, de comités de département, de sous-comités d’arrondissement, ainsi que des sociétés secrètes, des loges maçonniques. A cette organisation si parfaite pour capter les suffrages, il opposait "la nonchalance et la torpeur" des conservateurs qui, eux, trop souvent, donnaient à la France "le spectacle de leurs divisions". Ainsi, Castellane faisait de la question du vote une "question de parti", comme il le reconnaissait lui-même. Le scrutin de liste, c’était pour lui "les radicaux au pouvoir"81.
114Gambetta allait ensuite prendre la parole pour défendre de nouveau ce système. Conscient sans doute du mauvais effet qu’avait produit son emportement du 11 novembre et pour répliquer à Castellane, il déclara d’emblée ne pas se placer au point de vue du résultat électoral ou des préférences de parti, estimant d’ailleurs que le scrutin de liste n’était pas une panacée, pas plus que le scrutin d’arrondissement, pour faire triompher une politique. Il n’en affirmait pas moins l’importance que l’on devait attacher à la manière de consulter le peuple. Élevant le débat à des considérations plus générales, il déclarait nécessaire de présenter au pays aux prochaines élections une politique d’apaisement et de conciliation sur la base des institutions républicaines du 25 février. A cette fin, le scrutin de liste faciliterait le rapprochement des diverses fractions des partis libéraux, en vue d’assurer, avec les hommes envoyés par le suffrage universel, "un gouvernement libéral, modéré et fort"82.
115Buffet ne se montra pas très sensible à cette tentative d’ouverture vers le centre-droit. Il persista dans sa défense du scrutin uninominal, plus propre que tout autre procédé à éclairer le choix des électeurs sur le plan même de la politique générale. Au reste, il ne voyait pas comment une formule électorale pourrait réunir les divers groupes qui avaient voté les lois constitutionnelles du 25 février. Ils étaient effectivement bien trop divisés pour se fondre en une majorité homogène.
116Un amendement républicain fut néanmoins défendu par Paul Jozon, avocat au Conseil d’État, dans un souci de conciliation. Il maintenait le scrutin de liste, mais seulement jusqu’à concurrence de cinq noms maximum figurant sur une même liste. "Scrutin de liste restreint" auquel Gambetta se rallia. La majorité n’en persista pas moins dans son refus. Elle repoussa encore le lendemain un amendement déposé par un autre républicain, Francisque Rive, qui proposait un système mixte : le vote uninominal était maintenu pour les arrondissements n’ayant qu’un député à élire, le scrutin de liste s’appliquerait aux circonscriptions plus peuplées. L’amendement Jozon avait recueilli 302 voix contre 388 ; l’amendement Rive, 303 voix contre 385.
117Ainsi le scrutin uninominal l’emportait. Là-dessus au moins la majorité conservatrice avait maintenu avec succès sa position initiale.
118Il restait à régler la question de la représentation des colonies. La première commission des Trente s’était bornée à renvoyer le règlement de cette épineuse question à une loi spéciale, mais cette solution n’avait pas été retenue par la deuxième commission et le projet de loi électorale soumis à l’Assemblée en novembre 75 incluait cette représentation.
119Pour l’Algérie, le projet maintenait le statu quo, soit six députés (deux par département), mais à la séance du 12 novembre, Plichon, député du Nord, fit voter un amendement qui réduisait ce nombre de moitié. La discussion reprit le 29 novembre avec un amendement d’Ernest Feray qui faisait valoir l’importance de la population : 175.000 Français, 116.200 européens d’origine étrangère et environ 2.200.000 indigènes. Et la population augmentait sans cesse avec l’arrivée de nouveaux Alsaciens-Lorrains. Ce n’était pas trop d’attribuer six députés à l’Algérie, partie intégrante de la France. À quoi Plichon rétorquait que si l’on voulait ainsi parler d’assimilation, il fallait l’étendre à tous les domaines, en particulier à la fiscalité, la charge des impôts étant beaucoup moins lourde en Algérie.
120Le gouvernement n’était pas favorable à une représentation élargie. Albert Desjardins, sous-secrétaire d’État à l’Intérieur, soutenait que l’Algérie n’était pas défavorisée si l’on s’en tenait au nombre de ses habitants citoyens français et alors qu’on lui avait attribué trois sénateurs.
121Crémieux, qui avait été élu à Alger en octobre 1872, mit beaucoup de flamme dans sa réplique : très attaché à l’Algérie, ce "diamant du plus grand éclat", il en défendait comme Feray l’assimilation à la France. Plus mordant, il ajoutait : "Parce que nous n’avions nommé en Algérie que des députés républicains, on voudrait que nous ne puissions plus en faire autant". Il est vrai que s’était surtout la gauche qui soutenait une plus exacte représentation83.
122Jules Favre eut aussi des accents très patriotiques. Après avoir observé que si l’on appliquait le scrutin d’arrondissement aux arrondissements algériens, l’Algérie devrait avoir quinze députés, on devait à tout le moins, déclarait-il, lui en attribuer six. Il évoquait cette population indigène qui concourt "avec nos colons au travail qui féconde l’Algérie" et "qui a prouvé en 1870 qu’elle n’avait pas été insensible à nos bienfaits" : il ne faudrait pas que des agitateurs viennent à s’y glisser et "puissent lui dire : la France ! elle désavoue l’Algérie"84.
123Le lendemain, la discussion reprit. Jacques, député d’Oran, n’eut pas de peine à démontrer le caractère inéquitable du projet par quelques exemples : dans la France continentale, observait-il, huit départements qui ont une population de moins de 300.000 habitants nomment chacun cinq députés, dont celui des Basses-Alpes qui compte 132.000 habitants. Avec Crémieux, il proposait de donner à chaque département algérien un député de plus par cent mille ou fraction de cent mille habitants, par analogie avec ce qui avait été prévu pour les arrondissements de la métropole. Cette proposition fut repoussée par une majorité de quarante cinq voix85.
124On devait encore s’occuper des vieilles colonies. Il fut d’abord décidé de renvoyer le règlement de leur représentation à une loi spéciale, conformément à un amendement d’Edgard de Champvallier. Mais le marquis de Ploëuc fit observer que la loi sur le Sénat avait accordé un sénateur à quatre d’entre elles : la Martinique, la Guadeloupe, la Réunion et les Indes françaises et que les députés des colonies participaient aux élections des sénateurs. On pouvait donc considérer la question comme déjà résolue. Néanmoins, l’amiral de Montaignac, ministre de la marine et des colonies, s’en tint à l’amendement Champvallier, que soutenaient aussi l’amiral de Dompierre d’Hornoy. En vain, car c’est l’amendement Ploëuc attribuant un député à chacune des quatre colonies en question qui fut en définitive approuvé par 343 voix contre 33286.
125Allait-on aussi maintenir les deux députés de la Guyane et du Sénégal qui siégeaient à l’Assemblée depuis quatre ans, comme le demandait Lafon de Fongaufier, représentant du Sénégal, appuyé par Mark, son collègue de la Guyane ? C’eût été normal, mais la majorité ne l’entendit pas ainsi.
126Ces votes mettaient fin aux débats relatifs au mode de scrutin et à son étendue d’application. Les questions relatives à l’éligibilité suscitaient moins d’intérêt.
L’éligibilité et les incompatibilités
127Pour exercer un mandat représentatif, il ne suffit pas de posséder les capacités nécessaires, encore faut-il être libre de toute allégeance et rester en accord avec les électeurs. Ce qui pose les questions relatives à la capacité, à l’indépendance et à la durée du mandat.
128Sur les conditions de capacité, pouvait-on exiger plus de l’élu que de l’électeur ? La logique du suffrage universel l’interdit. Puisque le peuple est souverain, on ne saurait limiter la portée de ses votes en soumettant ceux qui aspirent à le représenter à des conditions plus restrictives, comme le serait le paiement d’une contribution. À propos de l’établissement d’un cens d’éligibilité qui avait été proposé à la commission des Trente, Batbie écrivait dans son rapport : "Après l’avoir repoussé au titre de l’électorat, nous ne pouvions l’admettre à l’égard des éligibles sans nous exposer au reproche d’inconséquence"87. Tout au plus pouvait-on élever l’âge de l’éligibilité. La première commission des Trente l’avait fixé à 30 ans. La deuxième commission, comme le projet de Dufaure, le ramenait à 25 ans. C’est finalement cet âge qui fut maintenu. L’article 6 de la loi ne fait pas d’autre distinction entre l’électeur et l’élu : "Tout électeur est éligible, sans condition de cens, à l’âge de 25 ans accomplis".
129Le texte de la loi est autrement développé en ce qui concerne les militaires et les fonctionnaires dont la fonction parait incompatible avec l’exercice en toute indépendance d’un mandat de député.
130Au sujet des militaires, il y eut un long débat, le 9 novembre, qui vit la gauche se diviser88. Jules Simon, favorable à leur élection s’opposait à deux députés de la gauche républicaine, René Brice et Francisque Rive, qui soutenait l’inéligibilité des militaires en activité, ce qu’avait déjà préconisé les Trente. Autoriser les candidatures militaires, ce serait introduire le politique dans l’armée et compromettre l’autorité des officiers qui afficheraient ainsi leurs opinions. Au surplus, comme l’observait Fresneau, auteur d’un autre amendement, cette solution était encore moins défendable depuis l’institution du Sénat qui admettait les officiers dans ses rangs, ce qui présentait d’ailleurs moins d’inconvénients, les sénateurs devant être élus par un corps électoral restreint, "loin des agitations tumultueuses". Le général de Cissey, ministre de la guerre, était bien de cet avis et se rallia à l’amendement de Fresneau légèrement rectifié. Il regardait l’inéligibilité des officiers comme "absolument indispensable au maintien de la discipline"89. Après une brève reprise de la discussion en troisième lecture, l’article 7, relatif à l’inéligibilité des militaires en activité, fut adopté.
131Quant aux fonctionnaires civils, on ne pouvait que se rallier au principe de l’incompatibilité ainsi défini à l’article 8 : "L’exercice des fonctions publiques rétribuées sur les fonds de 1’État est incompatible avec le mandat de député", ce qui avait pour conséquence immédiate le remplacement du fonctionnaire élu dans ses fonctions.
132Le principe s’accompagnait de deux séries d’exceptions. Exceptions d’abord à l’incompatibilité pour diverses fonctions dont la liste était longue, allant des fonctions de ministre et d’ambassadeur à celles de professeur d’université, on passant par les hautes magistratures et les fonctions épiscopales. Exceptions, d’autre part, à l’éligibilité : ne pouvaient être élus par l’arrondissement ou la colonie compris en tout ou en partie dans leur ressort, pendant l’exercice de leurs fonctions et pendant les six mois suivant la cessation de leurs fonctions, de nombreux fonctionnaires qui seraient éligibles ailleurs. Ils pourraient en effet dans leur ressort avoir une influence excessive sur les électeurs, altérant leur libre détermination. On retrouve là la hantise des "candidatures officielles".
133Alors que l’on discutait encore le 24 novembre de ces dispositions, Henri de Saisy eut l’audace de proposer un amendement édictant qu’un député ne pourrait pas accepter d’être ministre, cela afin qu’il se consacre entièrement à sa fonction et "qu’il puisse regarder sans tentation le banc des ministres"90. C’eût été en revenir au Second Empire et son amendement ne fut même pas discuté.
134Encore faut-il pour assurer tout à la fois le dévouement du député à sa fonction et sa nécessaire indépendance, qu’il reçoive une indemnité. L’Assemblée l’avait fixée a 9.000 francs par an. À la séance du 12 novembre, Louis de Saint-Pierre, représentant de la Manche, avait proposé la gratuité du mandat. Son amendement fut rejeté sans débat et le principe de l’indemnité fut maintenu par référence aux lois du 15 mars 1849 et du 16 février 1872 (article 17 de la loi)91.
135On ne devait pas non plus débattre de la question des candidatures multiples qui avait été soulevée à la première commission des Trente. Les élections à l’Assemblée Nationale avaient permis à un certain nombre de candidats de se présenter et d’être élus le même jour plusieurs fois, ce qui devait entraîner des élections partielles dans les départements qu’ils avaient délaissés pour en choisir un autre. A la commission, Cézanne avait, le premier, attiré l’attention sur les inconvénients d’une telle pratique, de nature à entraîner une sorte de plébiscite en faveur d’hommes qu’il appelait "plébiscitaires", "nommés en même temps dans une foule de départements où leur nom s’impose, mais qui ne peuvent les connaître pour voir leurs intérêts défendus et représentés par eux"92. On allait s’en préoccuper et Delsol fut ainsi amené à proposer une disposition qui subordonnait l’éligibilité dans une circonscription à la condition d’y être domicilié ou d’avoir quelque lien avec elle. La proposition fut approuvée et l’article 41 du projet présenté par Batbie énumère précisément les conditions requises"93. Cette exigence traduit bien la conception d’un mandat représentatif qui, même s’il permet au député de parler au nom de la nation, n’en est pas moins fondé sur la confiance qui doit exister entre lui et ses électeurs, ce qui suppose qu’ils ont pu le connaître et apprécier ses mérites parce qu’il était proche d’eux.
136La deuxième commission ne l’entendait pas exactement ainsi et elle ne retint pas cette proposition, estimant que même si les candidatures multiples pouvaient présenter quelque danger, on ne saurait s’opposer à la "faveur populaire", ce "titre d’honneur"94.
137Quoi qu’il en soit, il faut bien s’assurer de la concordance entre l’opinion des électeurs et la représentation nationale. D’où la nécessité d’un renouvellement périodique et régulier des assemblées.
138En décidant que les députés seraient élus pour quatre ans et que la Chambre serait renouvelée intégralement, l’Assemblée adoptait une solution équilibrée et l’accord put se faire facilement. La commission la justifiait ainsi : "Quatre ans est la durée maximum qui ait été proposée. Elle n’est pas trop longue pour que l’ensemble de 1’Assemblée reste en relations d’idées avec la nation" et "elle l’est assez pour que les représentants aient le temps d’étudier et de suivre les affaires, d’adopter et de maintenir une politique". Quant au renouvellement intégral, il satisfait "le besoin de l’accord entre l’esprit public et le gouvernement" et évite "l’agitation perpétuelle" que provoquerait le renouvellement partiel95.
139La loi fut définitivement adoptée le 30 novembre, par 506 voix contre 85. C’était une majorité plus forte que celle obtenue par les lois constitutionnelles des 24 et 25 février. Elle ne traduisait pourtant pas un plus grand enthousiasme ; elle exprimait surtout une lassitude largement partagée après tant d’atermoiements et de débats. Seuls les plus irréductibles s’y opposaient : la gauche radicale, qui marquait surtout son hostilité au scrutin d’arrondissement et quelques légitimistes intransigeants, comme le marquis de Franclieu, par opposition déterminée à la République. Gambetta, Sadi Carnot, Jules Simon, Thiers n’avaient pas pris part au vote96.
140Cette loi électorale n’était pas d’une parfaite cohérence, mais elle traduisait un sentiment commun97. Le suffrage universel n’était pas seulement un fait acquis qu’il fallait reconnaître, il représentait aussi une indispensable garantie contre le pire : le recours du peuple à la force, le péril révolutionnaire. Victor de Broglie lui-même lui reconnaissait au moins cet avantage98. Ainsi la loi du 30 novembre, en consacrant le suffrage universel, apportait la dernière pierre à la construction de cette République fondée, de bon ou de mauvais gré, par une majorité fort disparate, une République qu’elle souhaitait, comme Thiers, résolument "conservatrice".
Notes de bas de page
1 Élections dues surtout au fait que des circonscriptions avaient été abandonnées par des candidats qui, ayant pu être élus dans plusieurs départements en même temps, avaient dû opter pour 1'un d'entre eux.
2 Lamartine. Le Passé, le présent, l'avenir de la République, Paris, 1850, p. 187. Il préconisait alors l'abandon du scrutin de liste et un suffrage a deux degrés.
3 Renan écrit : "Il serait contre nature qu'une moyenne intellectuelle qui atteint à peine celle d'un homme ignorant et borné se fît représenter par un corps de gouvernement éclairé, brillant et fort. Et encore : "Un pays qui n'a d'autre organe que le suffrage universel direct est dans son ensemble.. un être ignorant, sot, inhabile à trancher sérieusement une question quelconque" La Réforme intellectuelle et morale de la France, in Œuvres completes, tome I, Calmann-Lévy, 1947, pp. 361, 362.
4 Le texte du rapport de Batbie et le projet de loi électorale de la commission ont été publiés au Journal officiel du 1er avril 1874, ainsi qu'aux Annales de l’Assemblées Nationale, t. 34, annexe n° 2320 à la séance du 21 mars 1874. On y trouve également le projet de loi présenté par Dufaure le 20 mai1873,(date officielle au J.O., Dufaure parlait de son projet déposé le 19 mai).
5 Rappelons que cette démission avait des raisons politiques plus profondes. Le ministère avait présenté un projet de Chambre haute, le grand Conseil, qui impliquait la prolongation du régime du Septennat, ce qui avait heurté les républicains, sans satisfaire les légitimistes qui y voyaient une nouvelle étape dans la consolidation de la République.
6 La commission avait tenu cent trois séances depuis sa premiere réunion, le 1er décembre 1873. Les procès-verbaux sont réunis dans trois registres manuscrits, conservés aux Archives nationales (Référence : C II, 611, 612, 613). Nous nous y référerons en indiquant la date de la séance.
7 Journal officiel, 31 décembre 1875.
8 Commission des Trente, séance du 22 décembre 1873.
9 Ibid., séance du 12 décembre 1873.
10 Ibid. séance du 19 décembre 1873.
11 Annales de l'Assemblée Nationale, t. 31, séance du 3 juin 1874, pp. 269 et suiv.
12 Commission des Trente, séance du 17 décembre 1873.
13 Ibid. séance du 26 décembre 1873. Merveilleux-Duvignaux :"Le suffrage universel est un fait. Il faut l'accepter, mais régulariser son exercice.. Au nombre, il faut un contrepoids.."
14 Annales de l'Assemblée Nationale, séance du 21 mars 1874, annexe, p. 202.
15 Au cours de la délibération sur la loi électorale municipale, Fresneau déclarait : "Le droit est dans la population ; il ne réside pas seulement dans les électeurs, mais dans ces femmes et ces enfants… pour qui je demande qu'ils soient protégés, défendus..", Annales, séance du 10 juin 1874, p. 104.
16 Ibid. p. 104.
17 Annales, annexe à la séance du 21 juillet 1873, n° 1913, p. 148.
18 Annales, séance du 21 mars 1874, rapport précité, p. 205.
19 Commission des Trente, séance du 16 janvier 1874.
20 Il ne fallait pas, disait-il, "prononcer des exclusions qui donneraient de la force et des armes aux revendications". Lefèvre-Ponta1is, quant à lui, pensait que "lorsque l'électeur a eu quelque part deux ou trois ans de domicile, il doit avoir une sorte de passeport électoral et voter partout où il se déplacera successivement". Commission des Trente, séance du 19 janvier 1874
21 "C'est, disait-il, une garantie morale, pour me servir des expressions d'un des adversaires de la loi du 31 Mai, M.de Lamartine, qui était du moins d'accord avec nous sur ce point. "Annales, séance du 4 juin 1874, p. 292.
22 La loi a été publié au Journal officiel du 11 juillet 1874.
23 Annales, t.42, séance du 8 novembre 1875, pp. 53-58.
24 Annales, séance du 4 juin 1874, p. 305.
25 Essai sur l'organisation du suffrage universel en France, Paris, 1872, p. 48.
26 Commission des Trente, séance du 12 décembre 1873.
27 Commission des Trente, séance du 17 décembre 1873.
28 Commission des Trente, séance du 29 décembre 1873.
29 même séance.
30 J.H. Foulon-Ménard. Fonctions de l'État, quelles sont leurs limites, quelle est leur nature dans la société moderne, Nantes, 1870.
31 Brochure de 24 pages publiée à Bordeaux en 1871.
32 Op. cit, p. 14. La population étant partagée en cinq grandes classes : propriétaires, cultivateurs, industriels et commerçants, professions libérales et fonctionnaires, ouvriers, et les militaires en activité s'y ajoutant, des délégués seraient élus dans chaque classe, lesquels à leur tour nommeraient les députés.
33 Op. cit., pp. 386-387. Renan souhaitait compléter le suffrage à deux degrés par un vote plural, de caractère familial.
34 Commission des Trente, séance du 9 janvier 1874.Lefèvre-Pontalis devait revenir sur le suffrage à deux degrés à la séance du 2 février. Chesnelong et Kerdrel y défendirent également ce procédé, auquel s'opposèrent plusieurs de leurs collègues.
35 Commission des Trente, séance du 22 décembre 1873.
36 Rapport précité, Annales, annexe à la séance du 21 mars 1874, p. 203.
37 Pourtant, déclarait-il, "le suffrage universel est essentiellement conservateur".. "la France veut la même société civile.. la société moderne telle qu'elle est sortie de la Révolution de 1789". Annales, séance du 2 juin 1874, pp. 259-260.
38 Assemblée Nationale, séance du 3 juin 1874, Annales, pp. 268-269, 278.
39 Séance du 8 novembre 1875, Annales, pp. 46-51.
40 Séance du 22 novembre 1875, Annales, pp. 262-264.
41 Ibid., Annales, pp. 265-267.
42 Ibid., Annales, pp. 273-275.
43 Séance du 24 novembre 1875, Annales, pp. 314-315.
44 Commission des Trente, séances du 22 décembre 1874 et du 9 janvier suivant.
45 Op. cit., p. 163.
46 Rapport précité, Annales, annexe à la séance du 21 Mars 1874, p. 203.
47 Commission des Trente, séance du 26 décembre.
48 Charles Savary. Le Gouvernement constitutionnel. Étude sur les questions actuelles. Paris, 1873, pp. 183. Il ajoutait qu'il fallait "répandre à tout prix la vie politique dans la nation,.. fonder ou soutenir des journaux destinés à s'adresser au peuple.., en un mot, s'appliquer avant tout à créer ce qui manque le plus à notre pays : des citoyens".
49 Lettre publiée en appendice du livre de Victor Giraud, Essai sur Taine, p. 250.
50 Op. cit., chapitre 3, p. 67.
51 Ibid., p. 69.
52 Commission des Trente, séance du 9 janvier 1874.
53 Commission des Trente, séance du 30 janvier. Le vote obligatoire fut repoussé à une large majorité.
54 Assemblée Nationale, séance du 29 novembre, Annales, pp. 423-425.
55 Assemblée Nationale, séance du 12 novembre, Annales, p. 147.
56 Ibid., pp. 148-151.
57 Assemblée Nationale, séance du 24 novembre, Annales, pp. 305-311.
58 Assemblée Nationale, séance du 22 février 1875, Annales, p. 559.
59 Les monarchistes y étaient naturellement favorables puisqu'ils s'inspiraient des institutions de la monarchie constitutionnelle, mais les républicains libéraux l'étaient tout autant. Ainsi Duvergier de Hauranne, écrivant à propos de la seconde Chambre que "l'on ne saurait s'en passer dans la république. Elle en est l'institution principale et essentielle, comme l'hérédité dans la monarchie" (La République conservatrice, Paris, 1873, p. 219). Et Vacherot : "Nous voulons tous la constitution d'une deuxième Chambre : c'est là qu'il faut placer le correctif du suffrage universel et la représentation des intérêts et des éléments conservateurs de la société". (à la Commission des Trente, le 12 décembre 1873). On pourrait multiplier les exemples.
60 Pour ne citer que ces trois auteurs entre bien d'autres : Victor de Broglie op. cit., pp. 276 et suiv. ; Emile de Laveleye, Essai sur les formes de gouvernement dans les sociétés modernes, Paris, 1872, chapitre 21 ; G. de Molinari, La République tempérée, Paris, 1873, pp. 81 et suiv.
61 V. sur cet épisode le tome 2 des Actes et paroles de Victor Hugo, pp. 219-222 et 287-292, in Œuvres complètes de Victor Hugo, Paris, Ed. Rencontre, 1968.
62 Assemblée Nationale, séance du 10 novembre 1875, Annales, pp. 96-97.
63 Assemblée Nationale, séance du 25 novembre 1875, pp. 339-346.
64 Assemblée Nationale, séance du 25 novembre 1875, Annales, p. 346.
65 Commission des Trente, séance du 22 décembre 1875.
66 Op. cit. p. 162-163.
67 Commission des Trente, séance du 22 décembre 1875.
68 Commission des Trente, séance des 26 et 28 janvier 1875. V. aussi séance du 11 février.
69 Commission des Trente, séance du 26 janvier.
70 Assemblée Nationale, séance du 10 novembre 1875, Annales, t.42, pp. 97-98 (ces deux textes y sont reproduits).
71 Ibid., p. 98.
72 Ibid., pp. 98-105. Victor Luro lui succéda à la tribune pour défendre le scrutin de liste qu’il jugeait de nature à favoriser une entente des partis et de "tous ceux qui ont consenti le 25 février à oublier leurs préférences pour donner au pays une constitution", constitution qui doit s'appuyer "sur une politique conservatrice" (pp. 105-107).
73 Assemblée Nationale, séance du 11 novembre, Annales, pp. 118-125.
74 Ibid., p. 126.
75 Assemblée Nationale, séance Annales, pp. 127-134.
76 Ibid, pp. 134-142.
77 J. Borély. Nouveau système électoral. Représentation proportionnelle de la majorité et des minorités. Paris, 1870.
78 Assemblée Nationale, séances des 25 et 26 novembre. L'ensemble du discours de Pernolet est reproduit aux Annales, pp. 347-352 et pp. 358-362.
79 Séance du 26 novembre, Annales, pp. 363-364. À l'adresse de la droite, Naquet ajoutait que le scrutin de liste permettrait la représentation des diverses fractions de "l'opinion qu'on appelle conservatrice par opposition à l'opinion républicaine, - je ne sais pourquoi, car nous sommes aussi conservateurs que vous - alors qu'"avec le scrutin d'arrondisement… la conciliation est impossible".
80 Ibid., p. 366.
81 Ibid., pp. 366-369.
82 Ibid., pp. 370-371.
83 Séance du 29 novembre, Annales, pp. 430-431.
84 Ibid., p. 435.
85 Séance du 30 novembre, Annales, pp. 448-450.
86 Après un vibrant appel d'Hubert de l'Isle, Annales, p. 456.
87 Rapport de la commission des Trente précité, Annales, t.34, p. 206.
88 Séance du 9 novembre, Annales, pp. 70-82.
89 Ibid. Annales, p. 81.
90 Séance du 24 novembre, Annales, p. 322.
91 Annales, pp. 152-153.
92 Commission des Trente, séance du 26 janvier 1874.
93 Rapport précité, Annales, t.34, p. 214.
94 Extrait du rapport de la commision in Maurice Deslandres, Histoire constitutionnelle de la France, Sirey, 1937, tome 3, p. 427. L'adoption du scrutin d'arrondissement rendait très difficiles les candidatures multiples. C'est pourquoi Louis de Saint-Pierre qui s'était proposé de défendre un amendement les interdisant, allait y renoncer une fois ce mode de scrutin voté. V. Assemblée Nationale, séance du 9 novembre, Annales, p. 70.
95 Rapport précité, Deslandres, op. cit. p. 428.
96 V. le détail du scrutin au journal Officiel du Ier décembre 1875, p. 9880, et aux Annales, séance du 30 novembre 1875.
97 Dans sa chronique politique de la Revue des Deux Mondes du 14 juin 1873, Charles de Mazade écrivait, après la chute de Thiers : « Si l’on veut faire une œuvre réellement, essentiellement conservatrice, qu’on se mette à élaborer une loi électorale ». Cité par Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen, Gallimard, 1992, p. 146. Le suffrage universel était bien perçu comme ce « pouvoir du dernier mot », apte à régler les conflits sociaux avant qu’ils ne tournent à l’émeute.
98 Op. cit., p. 88.
Auteur
Professeur honoraire de la Faculté de Droit de Montpellier
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