La représentation politique dans la crise de l’État libéral
Mosca et Pareto
p. 361-370
Texte intégral
1En Italie la crise du système parlementaire libéral issue de la première guerre mondiale aiguise le débat qui, à partir des années 1880, tourne autour de plusieurs problèmes, conception et rôle de la représentation politique, rapport entre État et société civile, étude du gouvernement parlementaire. Dans ce contexte, le concept-même de représentation politique était entendu à partir des différents choix idéologiques, comme représentation d’un groupe social, comme représentation d’intérêts ou corporatistes, comme représentation d’un peuple.
2Le but de cet essai c’est celui de reconstruire l’évolution de la pensée, aussi bien théorique que politique, développée par les élitistes italien - Gaetano Mosca et Vilfredo Pareto - sur le concept de représentation.
I. LES PRÉMICES D’UNE THÉORIE DE LA REPRÉSENTATION CHEZ MOSCA
3Dans la doctrine "moschiana" la conception de la représentation politique est considérée comme l’un des principes qui qualifient le gouvernement parlementaire et il est, dans sa dernière acception, strictement lié à la tutelle de la minorité politique et au changement de la classe politique.
4L’étude de la représentation politique devient l’outil avec lequel on peut mesurer le degré d’efficacité d’une forme de gouvernement et de consentement parmi les membres d’une société. Elle devient aussi la clef dominante de la construction de sa théorie de la classe politique. Cette interprétation, d’un côté, reconstruit les modèles d’État et de sociétés qui représentent les points de repère de Mosca qui, dans sa doctrine, modèlent le "gouvernement mixte" et la classe dirigeante ouverte et, de l’autre coté, elle trouve les liens théoriques et historiques entre la représentation politique et la défense juridique, c’est-à-dire la conception portante de sa doctrine de la classe politique.
5Le Mosca de la Théorique et des Constitutions modernes est un jeune diplômé fortement déçu par la décadence des idéaux qui étaient à la base de l’État parlementaire et par le transformisme byzantin toujours pratiqué dans la lutte parlementaire. Cette déception, liée à la comparaison avec le modèle constitutionnel britannique, avec le système centraliste allemand et avec les instances révolutionnaires de démocratie directe de la Commune de Paris, lui mène à une critique radicale envers le système parlementaire représentatif.
6Dans sa première œuvre organisée et accomplie (Sur la théorique des gouvernements et sur le gouvernement parlementaire, 1884) il définit, par conséquent, la Chambre des députés du Royaume d’Italie comme "une partiale et fictive représentation du Pays car, de jour en jour, une quantité plus grande de forces vives, des éléments aptes à la direction politique en reste exclues." Le Sénat ne se porte pas mieux. La conséquence pratique de cette "présomption légale" est que, en Italie, "ce ne sont pas les électeurs qui élisent le député, mais ordinairement c’est le député qui se fait élire par les électeurs"1.
7Si l’on veut sauver le système représentatif parlementaire il faut, selon le jeune Mosca, éviter que le pouvoir soit monopolisé par un seul groupe et améliorer le choix des membres de la classe politique. Il apparaît, ici, l’idée majeure de la construction de la doctrine de la classe politique l’histoire et l’analyse concrète, positive des régimes politiques démontrent que la souveraineté populaire ne peut pas être authentiquement représentée et que les classes politiques sont naturellement portées à exercer et maintenir le pouvoir pro domo sua (à leur avantage exclusif).
8Dans les Constitutions modernes (1887) Mosca introduit le concept de représentation sincère comme l’une des deux qualités requises, l’autre est celle de la tutelle du droit, de la bonté d’une institution politique. Il définit la représentation sincère comme "La direction du mouvement politique de la société qui se trouve dans les mains des éléments qui, selon le moment historique et le degré de civilisation, ont dans son intérieur une plus grande importance"2. C’est le seul moyen de créer un équilibre durable parmi "les grandes forces de la société moderne, le capital, la culture intellectuelle, les sentiments et les aspirations des (grandes) masses"3.
9Comme je l’ai déjà soutenu dans d’autres écrits, la représentation nationale sincère porte à la définition théorique des nouveaux concepts de principe de savoir et de minorité organisée. Le savoir implique l’observation et la lecture critique des faits historiques et politiques qui démontre que "les peu qui sont organisés, dont les volontés sont coordonnées et obéissent à une seule impulsion, ont toujours triomphé sur les nombreux qui sont désorganisés, désagrégés et sans aucune possibilité de donner à leur efforts un ordre et un ensemble quelconque"4. En d’autres termes "l’élu est toujours choisi par une minorité organisée"5.
10Mosca aurait clairement soutenu quelques années après dans les Elementi di Scienza Politica (Éléments de Sciences Politiques) (1896) "Parmi les tendances et les faits constants que l’on peut trouver dans toutes organisation politique, il y en a une dont l’évidence peut être facilement démontrée à tout le monde dans toutes les sociétés -depuis celles qui sont à peine à l’aurore de la civilisation jusqu’aux plus avancées et aux plus puissantes -se voient toujours deux classes la classe qui dirige et la classe qui est dirigée. La première, toujours la moins nombreuse, exerce toutes les fonctions politiques, monopolise le pouvoir et jouit des avantages qui y sont attachés, tandis que la seconde, la plus nombreuse, est dirigée par la première dans une façon plus ou moins légale, c’est-à-dire plus ou moins arbitraire et violent, et lui fourni, au moins à l’apparence, les moyens matériel de subsistance et ceux qui sont nécessaire à la vitalité de l’organisme politique"6.
II. UNE THÉORIE ABOUTIE
11L’expérience d’auditeur des comptes rendus parlementaires à la Chambre des députés (1887-1897), la nomination de professeur universitaire à Turin (1896), l’aiguisement, dans le pays de la question sociale, l’affirmation de l’idéologie socialiste, la présence, toujours plus marquée, du corporativisme syndical dans la vie social et politique et la naissance des partis de masse portent Mosca à revoir et à mettre à jour ses intuitions de jeunesse. Ils naissent ainsi les Elementi di scienza politica (Éléments de science politique). Il s’agit, dans ses différentes réélaborations, d’une œuvre qui donne épaisseur à la conception élitiste de la politique en offrant un paradigme de "quelque vérité commune et acceptée et qui, jusqu’à aujourd’hui, selon la critique la plus récente, n’ont jamais été démenties"7. Classe politique, formule politique et défense juridique, les trois principes autour desquels Mosca codifie sa doctrine de la classe politique permettent à l’auteur de délinéer un modèle libéral d’État bâti sur un système de contrepoids, équilibres, mécanismes sociaux qui peut concilier l’élitisme politique avec un certain degré de participation et de contrôle politique exercés par la majorité des citoyens ou gouvernés. La représentation politique acquiert dans ce dessein une fonction primaire en favorisant le changement de la classe dirigeante et en donnant espace et voix à ces groupes ou types sociaux qui, bien qu’ils s’engagent dans la société, n’ont aucune correspondance proportionnée dans l’exercice du pouvoir politique.
12À souligner le rôle décisif et qualifiant de la représentation politique dans un rapport correct entre gouvernants et gouvernés Mosca dédie deux paragraphes, dans le cinquième (La défense juridique) et dans le sixième (Polémiques) chapitres des Éléments, à ce thème et il les intitule : Représentation et équilibre de toutes les forces politiques et Rapports parmi le régime représentatif et la défense juridique. Comme il le soutient dans les Questions pratiques de droit constitutionnel (1898) la représentation politique est bien sûr un principe théoriquement "fondé sur la présomption d’une libre et spontanée délégation de souveraineté que la majorité des électeurs ferait avec ses mandataires"8, mais l’histoire démontre que "pratiquement cette liberté sans bornes de choix se réduit à une option très limité entre deux ou, au maximum, trois candidats qui ont quelques probabilités de réussite"9.
13Un gouvernement qui veut donc être vraiment représentatif, doit être l’expression non pas seulement de la majorité, mais aussi d’un nombre considérable de forces sociales qui savent donner voix aux aspirations des groupes qui agissent dans le quotidien et arrêtent la tentation de monologue et de choix unilatéraux qui accomplit la "tyrannie irresponsable et anonyme des éléments qui l’emportent dans les élections et qui parlent au nom du peuple"10. Selon le penseur de Palerme on peut avoir une vrai représentation seulement en présence et avec la tutelle d’un pluralisme social qui est possible pratiquement seulement dans ces États où il y a la séparation entre pouvoir politique et pouvoir économique, entre pouvoir laïque et pouvoir ecclésiastique, entre pouvoir civil et pouvoir militaire. Il s’agit des conditions nécessaires et des prémisses qui consentent aux individus les plus qualifiés et "qui ont valeur politique, d’être mieux utilisés, mieux soumis au contrôle réciproque et au principe de la responsabilité individuelle pour les actes qu’ils accomplissent dans leurs respectives fonctions"11. Ce n’est donc pas, le nombre de ceux qui ont droit de vote à qualifier un système représentatif. Cette qualification vient des instances et des mentalités qui agissent dans la société, où ils trouvent voix dans les institutions politiques et ils influencent les choix du gouvernement. Elles servent, au moins, à ne pas causer de déséquilibres et de contrastes "entre les courants d’idées et d’intérêts qui prévalent dans le Pays" et qui déterminent la possibilité que, dans le Parlement, y soit une représentation proportionnelle aux choix, aux valeurs et au sens moral de la majorité des membres de la société.
14L’imposition des partis de la "démocratie sociale", le nouveau tableau politique et social sorti de la première guerre mondiale, la crise, toujours plus évidente, du système parlementaire libéral aiguisé par l’affirmation du prolétariat et des organisation politiques de masse, l’extension du suffrage électoral poussent Mosca à revoir critiquement sa doctrine de la classe politique. Critiquement signifie pour l’homme d’étude de Palerme la recherche des voies pratiques de justification pour ceux qui, selon sa théorie, sont les points (stables) de tous les événements liées au pouvoir, surtout dans ces années de l’après guerre marqués "par la terrible crise morale qui nous afflige". Crise morale, sociale et institutionnelle qui fait surgir trois alternatives au système représentatif le gouvernement absolu, le communisme, le syndicalisme, c’est-à-dire "la substitution dans les assemblées législatives de la représentation des syndicats de classe et de métier à l’actuelle représentation individuelle"12.
15Pour sauver le régime parlementaire représentatif, les alchimies électorales ne sont pas suffisantes, comme l’extension du suffrage, qu’il définit, dans Sur la reforme de la loi électorale (1919) comme "une injection de caféine qui combat les symptômes dangereux, mais qui ne quitte pas la cause première d’une grave maladie, qui ne tue pas les bacilles de la pneumonie et de la grippe, mais qui aide le patient à dépasser une crise dangereuse"13. Il faut réaffirmer la représentation nationale, c’est à dire cette représentation d’idéaux, de volontés et de mentalités qui sait jouer le rôle de médiateur entre les différents intérêts professionnels et de classe, que les partis et les syndicats veulent imposer à toute la société.
16La question tourne autour de ce que l’on doit entendre par représentation réelle du Parlement, dans les contenus et non pas dans le nombre. Comme il l’écrit en janvier du 1925 dans État libéral et État syndical, le Parlement doit être distinct et indépendant du gouvernement, il doit avoir entre ses membres une ou plus minorités, contrôler les fonctions et l’action de la bureaucratie d’État, favoriser la récupération sociale et politique de ce "demi-million et plus des familles dans lesquelles une culture élevée se joint à une discrète aisance"14. C’est la théorisation du gouvernement mixte, une forme de gouvernement où, nous lisons dans sa dernière œuvre accomplie, Histoire des doctrines et des institutions politiques (1933), "il ne prévaut pas dans une façon absolue ni le système autocratique ni celui libéral, et la tendance aristocratique est tempérée par un renouvellement lent, mais continu de la classe dirigeante, qui réussit ainsi à absorber ces éléments dans son domaine qui au fur et à mesure s’affirment dans les classes dirigées"15. Il s’agit d’une voie lente qui demande multiplicité et équilibre de la classe dirigeante, mais c’est l’unique façon de concilier les préceptes du libéralisme et de la démocratie, entendue comme "la possibilité pour toutes les valeurs sociales et pour tous les hommes qui ont su acquérir une importance quelconque de faire partie de la classe dirigeante, (c’est-à-dire) l’accessibilité, à n’importe quel degrés social ouvert à tous de droit et de fait et la disparition de tous les avantages du a la naissance"16.
17À l’intérieur du modèle de gouvernement mixte la représentation politique devient l’instrument par excellence du rechange et de la circulation réglée, c’est à dire conduite par la classe dirigeante, entre minorité gouvernante et majorité gouvernée et entre les deux couches de la classe politique ceux qui régissent la chose publique et "toute capacité directrice du Pays" qui savent "encadrer et diriger l’action des masses". La représentation politique devient, à travers les procès électoraux, le mécanisme réel qui relie ces capacités directives avec la véritable classe politique et en assure un continue adaptation aux couleurs du temps dans une circulation qui ne soit pas traumatique des élites entre vieux et nouveau. La représentation va devenir, par conséquent, au cas où il y avait des élections libres et compétitives, une institution juridique qui va au delà du rapport individuel mandant - mandat et qui actualise le meilleur équilibre juridique de différents courants et des forces politiques qui agissent selon ces valeurs, ces questions et ces mécanismes sociaux dans un temps historique déterminé.
III. PARETO : UNE CONCEPTION LIBÉRALE DE LA REPRÉSENTATION ?
18Dans sa longue recherche des lois constantes des relations entre les faits sociaux et leurs répercussions politiques, bâtie avec "entêtement et persévérance", Vilfredo Pareto semble ne prêter pas grande attention au problème de la représentation politique. À vrai dire, au début des années soixante-dix, quand il est encore ingénieur de la "Société anonyme des Chemins de fer romains" il intervient dans le débat qui était en cours sur le système parlementaire avec une conférence à l’Académie des Georgofili de Florence Sur la représentation proportionnelle.
19En répondant aux questions qui lui avaient été posées autour de la "majeure ou mineure bonté du principe de la représentation proportionnelle dans les élections politiques et administratives" et quelle théories parmi celles proposées et expérimentées" il vaudrait mieux à l’actualisation pratique du principe de la représentation proportionnelle", Pareto brosse un premier tableau de ceux qui plus tard, deviendront les concepts dominants de sa théorie des élites. Pendant la conférence de Florence il s’arrête d’abord sur ce que l’on doit entendre pour parfaite représentation et sur les meilleures conditions pratiques pour l’atteindre. De sorte que "trois sont les conditions que la meilleure et la plus parfaite des représentations doit satisfaire la mission du gouvernement, les origines de son pouvoir et ses limites"17. Seulement la représentation proportionnelle, comme il l’a soutenu "le plus illustre représentant du positivisme anglais, Stuart Mill, dans les pages splendides qu’il écrit sur la liberté", peut porter la société au progrès civil, en employant le plus apte entre les trois moyens que le pouvoir détient pour exercer son activité la persuasion.
20Le gouvernement a donc pour fin la conservation et le progrès de la société humaine et le but de la représentation est d’"étudier les voies qui peuvent le mieux conduire à atteindre notre but"18 , un bon système doit "porter aux assemblées législatives les représentants de la partie la plus cultivée de la population, les plus profonds parmi les penseurs et les meilleurs représentants de plus différents et singuliers opinions"19. Seulement de cette façon, le Parlement peut représenter d’une manière adéquate toutes les opinions des citoyens et il peut aussi concéder aux minorités la possibilité de "faire entendre leurs voix et d’éclairer les décisions des assemblées législatives"20.
21Le choix de la représentation proportionnelle selon le modèle britannique comme le meilleur système pour garantir liberté et progrès, porte Pareto à affirmer qu’il ne s’agit pas seulement d’un acte de confiance entre mandant (le citoyen) et mandataire (l’élu), mais aussi d’un rapport de défense et tutelle des idées et des valeurs qui souvent sont diffusées dans la société par les partis politiques qui, ils sont "forts et bien ordonnés, chacun en prenant garde aux autres pour la lutte même qui les oppose", ils offrent les garanties nécessaires pour contrôler les brigues électorales et le pouvoir excessif de celui qui est au gouvernement et ils permettent à l’électeur de "avoir une opinion fondée au moins sur les principales questions qui divisent l’homme en politique"21.
22Quatre mois plus tard -dans une lettre au Marquis milanais Giorgio Trivulzio Pallavicino, publiée par le journal de Tourin "L’Italien-Gazette du peuple" - Pareto "en tête de partisan du parti de la liberté" précise que électeur doit être chaque citoyen qui a "la culture et les connaissances nécessaires pour accomplir convenablement sa mission, sans considérer son sens"22. La réalité démontre que celui qui a le certificat d’études primaires possède ces qualités requises". Donc un État qui poursuit le bonheur de la société doit tâcher d’assurer l’instruction primaire publique et gratuite, de façon à avoir la majorité des citoyens alphabétisés socialement. Seulement dans ce cas "le suffrage universel ne sera pas un mot vide et privé de sens, mais une bienfaisante réalité"23. Le jeune Pareto est donc un vaillant, mais concret partisan du système électoral proportionnel du libéralisme anglais, imprégné par cette différence historique et culturelle des pays latins qui l’amène à se définir partisan du parti conservateur libéral, composé par "ceux qui avant de rien discuter prétendent avoir dans les mains quelque chose pour la changer en mieux"24.
23La participation directe à la vie politique, les différentes expériences de gestion du pouvoir en tête du dirigeant une entreprise d’intérêt publique et de conseiller municipal de San Giovanni Valdarno, et encore les défaites continuelles aux élections politiques affaiblissent la confiance de Pareto dans le système représentatif et "ils le convainquent que la politique est la puissance et que le pouvoir est toujours méchant, corrupteur, perfide. L’hostilité envers l’État centralisateur, bureaucratique, marche du même pas avec une vague anxiété de voir garanti l’ordre, l’autorité, la hiérarchie"25.
24À la fin d’octobre 1901, Pareto énumère, après trois années de travail, Les systèmes socialistes, imprimés dans les deux années suivantes. Il s’agit d’un écrit systématique qu’on doit lire comme les réflexions de Pareto libéral "enchanté, mortifié, heurté, séduit par le socialisme"26. Dans les deux tomes de l’œuvre l’honnête homme approfondit les critiques envers le système démocratique et la bourgeoisie libérale, qui ne sont pas capables de défendre les droits qui sont à la base de leur supériorité dans la société même. En effet, comme il l’affirme aussi dans Le crépuscule de la liberté (1904), en combinant leurs valeurs et leurs lois avec celles du suffrage ou vote universel, de la représentation proportionnelle et de la démocratie, les libéraux pèchent par utopie et par optimisme. Les faits démontrent que "des temps passés jusqu’à nos jours, le problème du régiment libéral a été celui de donner l’apparence du gouvernement au peuple, et la substance aux optimés. Mais le peuple réussira à se rendre compte du grand pouvoir qu’il détient avec le vote universel qui donne vie à un gouvernement qui usurpe chaque activité social"27.
25C’est à partir de son ouvrage sur Les systèmes socialistes que Pareto refuse tout discours idéologique et le choix de la structure du pouvoir politique sur la base d’un modèle abstraite et qu’il s’applique a donner substance théorique à l’idée que la vie politique et social est fondée sur un principe élémentaire la division entre dominants et dominés.
26C’est-à-dire que le changement de la classe politique et l’éclipse d’un régime politique ne sont qu’un changement des minorités et pas de la structure du pouvoir. Il faut passer de l’étude de l’aspect formel de la meilleure forme du gouvernement de l’État à celui de l’aspect social de la découverte des moyens de consentement ou de force avec lesquels la classe gouvernante maintient le pouvoir. Dans cette perspective, bien qu’il soit présent dans plusieurs paragraphes du Traité de sociologie général (1916), qui représente la phase finale et définitive de sa pensée et qui théorise l’imminent domaine d’une nouvelle élite d’extraction ouvrière et socialiste, le système représentatif et la représentation politique perdent ce voile de "divinité" et de perfection que les idéologies démocratiques leur avaient donné pour devenir, comme les autres formes de gouvernement, l’objet d’analyse en relation à l’effective utilité sociale qu’ils réalisent dans les communautés politiques où elles sont présentes28.
27Cette élaboration définitive de Pareto sur l’existence des élites sociales dans chaque forme de gouvernement nous confirme qu’il croit désormais que les "faits sociaux" sont les éléments fondamentaux de son analyse du pouvoir. Ce qui compte pour un homme d’études de la réalité c’est la découverte des lois constantes des relations entre les faits sociaux, sans trop souligner les itinéraires idéaux et les finalités politique qui sont sous-entendues. Le penseur italo-suisse abandonne la possibilité de parvenir à définir une doctrine scientifique valable du pouvoir dans un vrai sens politique. L’homme d’étude doit, au contraire, poursuivre et maintenir une méthode fondée sur "l’idéal d’une science neutre et pas prescriptive". C’est avec cette prédisposition que Pareto, théorique de l’équilibre social, exprime dans ses derniers écrits une certaine sympathie pour le mouvement nationaliste et pour le fascisme avant 1924, c’est à dire avant la loi Acerbo et encore lié aux lois constitutionnelles, aux coalitions de gouvernement et à une majorité parlementaire.
28La dernière période de la vie de Pareto, comme l’a souligné Mario Missiroli dans son Introduction aux Transformations de la démocratie - qui ouvre, en 1948, au lendemain de la Libération, la "Collection d’Études politiques" de l’éditeur Guanda et qui comprend les écrits de Sorel, Proudhon, Cavallotti, Arturo Labriola, Stuart Mill, Tilgher et deux intéressantes anthologies des auteurs libéraux depuis Cavour jusqu’à Croce et des penseurs catholiques de Taparelli d’Azeglio à Don Sturzo -documente d’une façon non équivoque comme il vit et participe aux expériences politiques de son temps dans la seule façon possible pour son "esprit scientifique". Un Pareto désenchanté et déçu considère les faits politiques et sociaux comme un champ d’études et non pas d’action, comme matière pour des expériences logiques et non pas comme une activité pratique et de choix idéologiques29. Il écrit dans un article intitulé Où allons-nous ? paru le 9 juin du 1920 soit sur "la Stampa", soit sur "Il Resto del Carlino"
29"Il y a beaucoup de gens qui voudrait savoir où nous allons et ce que l’on peut ou doit faire. Cela demande de longs raisonnements abstraits, dont difficilement la science logique-expérimentale peut se passer"30.
30Ces longs et abstraits raisonnements, qui trouvent un tableau complet de repère dans le Traité de Sociologie général sont développés, aussi bien à la lumière du débat en cours sur la crise du système représentatif parlementaire, dans les quatre essais publiés entre le 5 mai et le 20 juillet du 1920 sur la "Rivista di Milano" et réunis avec une Appendice l’année suivante pour l’éditeur Corbaccio dans le volume Transformations de la démocratie.
31Le point de départ de la réflexion parétienne réside dans la constatation – réelle et visible à tout les observateurs de la réalité que ne se lassent pas fourvoyer par la complexité des apparences et par les idéologies -que la cause de la crise de l’État représentatif réside principalement dans l’affaiblissement du sens de l’État à l’intérieur de la classe dirigeante, ou élite, ou de la société en général.
32Les facteurs qui ont contribués à la désagrégation du pouvoir central sont différents et complexes. Parmi ces facteurs décisifs il y a l’affirmation, toujours plus forte, des intérêts particuliers ou corporatifs qui, dans une dialectique continue, se sont superposés à l’intérêt général de l’État ; la situation internationale particulière qui divise les nations entre États coloniaux et États qui ne le sont pas ; l’affirmation des syndicats et de leur logique obéissant à une féodalisme fonctionnel. Par conséquent, le Parlement n’exerce plus la souveraineté national et le gouvernement est obligé à pactiser avec les forces sociales émergentes, en renonçant à son action équilibrante des valeurs et des aspirations de la société.
33La démocratie -qui est une forme de gouvernement dans lequel les lois sont émanées et mises en tutelles par une Assemblée élue par une partie (plus ou moins nombreuse) des citoyens -s’est transformée en plutocratie démagogique, formée par deux classes sociales, les "riches spéculateurs" et les travailleurs, dans laquelle "une partie des premiers et une partie des seconds trouvent convenable de travailler conjointement, au but de s’imposer à l’État et d’exploiter les autres classes sociales"31.
34Cette situation -unie à la transformation des "sentiments" d’une bourgeoisie qui a bâti l’Italie moderne et que dans l’après-guerre est devenue "imbelliqueuse (lâche), imbécile, indigne comme toutes les élites en décadence"32 - a conduit la force populaire des travailleurs a prévaloir sur les autres classes sociales et sur les "riches spéculateurs" mêmes.
35Avec une synthèse haute en couleur et très efficace notre auteur conclut : "Qui est-ce qui s’occupe de l’équilibre des pouvoirs ? De juste équilibre entre les droits de l’État et ceux de l’individu ?"33.
36Trois années plus tard, en juillet 1923, seulement un mois avant sa mort, il aurait insisté dans les pages de "Gerarchia" sur les limites du gouvernement parlementaire. La logique expérimentale démontre que la majorité de la population n’est point capable d’avoir une volonté efficace et que les destins de la nation apparaissent confiés dans les mains d’une minorité qui s’impose avec "la foi soutenue par la force, et souvent à travers la dictature d’une collectivité, d’une aristocratie, de peu d’hommes, d’un seul homme"34.
37Cette citation confirme le pessimisme parétien sur la possibilité du régime représentatif de se sauver et, elle réaffirme ultérieurement dans l’auteur la conception qu’en politique les actions irrationnelles ou illogiques prévalent sur celles logiques. Nous retrouvons ici le Pareto contre-courant et profondément critique des années de jeunesse, qui cueillit les traits du changement traumatique en cours et qui voit l’émergence et l’affirmation dans la lutte politique et dans l’ordre social de la force et de la violence sur le consentement. À Pareto, esprit fortement conservateur et adversaire de toutes idées révolutionnaires, il ne lui reste qu’à prendre acte de cette nouvelle et incessante réalité.
Notes de bas de page
1 G. Mosca, Sulla teorica dei governi e sul governo parlamentare. Studi storici e sociali. (Sur la théorique des gouvernements et sur le gouvernement parlementaire. Études historiques et sociaux), Palerme, Tipografia dello Statuto, 1884, dans Scritti politici di Gaetano Mosca (Ecrits politiques de Gaetano Mosca), sous la direction de G. Sola, Turin, Utet, 1982, p. 476. Voir aussi R. Ghiringhelli, Il tema della rappresentanza politica nella dottrina della classe politica di Gaetano Mosca, (Le thème de la représentation politique dans la doctrine de la classe politique de Gaetano Mosca), "Schema", 1986, 2, pp. 217-242 ; et C. Carini, Il problema della rappresentanza nel pensiero del giovane Mosca, (Le problème de la représentation dans la pensée du jeune Mosca (1884-1887), dans Dottrine e istituzioni della rappresentanza (xvii-xix secolo), (Doctrines et institutions de la représentation (xviième-xixème siècle), sous la direction de C. Carini, Florence, CET, 1990, pp. 193-245.
2 G. Mosca, Le costituzioni moderne. Saggio, (Les constitutions modernes. Essai), Palerme, Amenta, 1887, dans G. Mosca, Ciò che la storia potrebbe insegnare. Scritti di scienza politica, (Ce que l'histoire pourrait enseigner. Écrits de science politique), Milan, Giuffrè, 1958, p. 510.
3 Le costituzioni moderne, (Les constitutions modernes), cit., pp. 452-454.
4 Ivi, pp. 512-513.
5 Ivi, p. 516.
6 G. Mosca, Elementi di scienza politica, (Éléments de science politique), Turin, Fratelli Bocca, 1896 dans Scritti politici di Gaetano Mosca, (Écrits politiques de Gaetano Mosca), cit., pp. 294-296.
7 G. Mosca, Storia delle istituzioni e delle dottrine politiche, (Histoire des institutions et des doctrines politiques), Rome, Castellani, (édition de Bari, 1974), pp. 11-13, 294-296.
8 G. Mosca, Questioni pratiche di diritto costituzionale, (Questions pratiques du droit constitutionnel), Turin, Fratelli Bocca, 1898, p. 82.
9 Questioni pratiche, (Questions pratiques), cit., p. 83.
10 Elementi di scienza politica, (Éléments de science politique), cit., p. 715.
11 Ivi, p. 717.
12 G. Mosca, Stato libérale e Stato sindacale, (État libéral et État syndical), "Rinascita libérale", 20 janvier 1925, dans G. Mosca, Partiti e sindacati nella crisi del regime parlamentare, (Partis et syndicats dans la crise du régime parlementaire), Bari, Laterza, 1949, p. 310.
13 G. Mosca, Sulla riforma della legge elettorale politica, (Sur la réforme de la lois électorale politique), Rome, Tip. della Camera, 1919, dans Ciò che la storia potrebbe insegnare, (Ce que l'histoire pourrait enseigner), cit., p. 370.
14 Stato libérale e Stato sindacale, (État libéral et État syndical), cit., p. 308.
15 Storia delle dottrine politiche, (Histoire des doctrines politique), cit., p. 305.
16 G. Mosca, Il principio aristocratico ed il democratico nel passato e nell'avvenire, (Le principe aristocratique et celui démocratique dans le passé et dans l'avenir), Turin, Paravia, 1903. dans G. Mosca, Partiti e sindacati, (Partis et syndicats), cit., p. 20. Voir aussi le cinquième et le sixième chapitre de la seconde partie des Éléments et le dernier chapitre (La théorie de la classe politique) de l'Histoire des doctrines politiques.
17 V. Pareto, Sulla rappresentanza proporzionale, (Sur la représentation proportionnelle), "Atti della Reale Accademia dei Georgofili di Firenze", 1872, vol. II, p. 35, dans Scritti politici di Vilfredo Pareto, (Écrits politiques de Vilfredo Pareto), vol. I, Lo sviluppo del capitalismo, (Le développement du capitalisme (1872-1895), sous la direction de G. Busino, Turin, Utet, 1974.
18 Sulla rappresentanza proporzionale, (Sur la représentation proportionnelle), cit., p. 48.
19 Ibidem.
20 Ibidem.
21 Ivi, p. 38
22 V. Pareto, Suffragio universale, (Suffrage universel), "L'italiano-Gazzetta del Popolo", 12 novembre 1872, dans Scritti politici di V. Pareto, (Écrits politiques de V. Pareto), cit., p. 48.
23 Ibidem.
24 Sulla rappresentanza proporzionale (Sur la représentation proportionnelle), cit., p. 46.
25 G. Busino, Introduction à I sistemi socialisti di V. Pareto, (Les systèmes socialistes de V. Pareto), cit., p. 10. Voir aussi D. Fiorot, Il tema della rappresentanza politica in Vilfredo Pareto. (Le thème de la représentation politique dans Vilfredo Pareto), "Schema", 1986, 2, pp. 189-192.
26 G. Busino, Introduction à I sistemi socialisti di V. Pareto, (Les systèmes socialistes de V. Pareto), Turin, Utet, 974, p. 51.
27 V. Pareto, Il crepuscolo della libertà, (Le crépuscule de la liberté), "Rivista d'Italia", fevrier 1904, p. 204.
28 Sur ces points de la doctrine parétiénne cfr. les réflexions de D. Fiorot, Il concetto di rappresentanza nel positivismo politico italiano, (Le concept de représentation dans le positivisme politique italien Loria, Pareto, Mosca), dans La rappresentanza politica in Europa tra Ottocento e Novecento, (La représentation politique en Europe entre le dix-neuvième et le vingtième siècles) sous la direction de C. Carini, Florence, CET, 1993, pp. 105-114.
29 Cfr. M. Missiroli, Introduction à Trasformazioni della democrazia, (Transformations de la démocratie), Modena, Rome, Guanda, 1946, p. 7.
30 Scritti sociologici di Vilfredo Pareto, (Écrits sociologiques de Vilfredo Pareto), sous la direction de G. Busino, Turin, Utet, 1966, pp. 1011-1012.
31 V. Pareto, Trasformazioni della democrazia, (Transformations de la démocratie,, cit., dans Scritti sociologici di Vilfredo Pareto, (Ecrits sociologiques de Vilfredo Pareto), cit., p. 970.
32 Ivi, p. 963. Sur le concept social et politique du sentiment dans Pareto voir ivi, pp. 978-991 ; et surtout les paragraphes 178 ss. et 2087 du Traité de sociologie générale.
33 Trasformazioni della democrazia, (Transformations de la démocratie), cit., p. 940.
34 V. Pareto, Libertà, (Liberté), "Gerarchia", juillet 1923, p. 1063.
Auteur
Professeur à l’Université Catholique de Milan (Italie)
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