Le débat Jaurès – Péguy sur la représentation
p. 331-340
Texte intégral
1"L’anti-Jaurès", c’est ainsi que Paul Thibaud décrivait Péguy il y a maintenant quarante ans1. Jaurès au panthéon de la gauche socialiste, Péguy mis au ban mais redécouvert depuis une dizaine d’années. Avant de nous attarder sur les oppositions entre les deux hommes et leurs philosophies, il ne faut jamais oublier que tout commence par un véritable culte élevé par Péguy envers celui qui, l’un des premiers, s’est élevé et battu pour l’innocence de Dreyfus : Jaurès, homme d’une culture (socialiste et philosophique) exceptionnelle, était celui qui mènerait la bataille socialiste ; et comment perdre avec un tel héros ? "Ceux qui l’avaient une fois entendu ne pouvaient l’oublier"2. Pour preuve, Péguy publie dans ses Cahiers le merveilleux recueil de textes de Jaurès intitulé "Études socialistes"3.
2Mais l’opposition entre les deux dreyfusards, contrairement aux idées reçues, ne naît pas en 1905, avec le fameux "coup de Tanger" et la soi-disant conversion nationaliste de Péguy. Elle est beaucoup plus profonde et plus ancienne. La création par Péguy des Cahiers de la quinzaine, en janvier 1900, est déjà un refus de l’unité socialiste telle qu’elle est désirée par Jaurès, vécue par Péguy comme une concession aux guesdistes. Le conflit est essentiellement philosophique : on connaît la fameuse "synthèse jaurésienne", fondée essentiellement sur la dialectique ternaire hégélienne, ayant pour objectif le dépassement des antinomies dans et par la synthèse. Péguy lui, fidèle à Proudhon, ne conçoit que des antinomies par nature irréductibles, constatant, en bon bergsonien, que la réalité est souvent plurielle. De ce désaccord philosophique découle donc inéluctablement un désaccord politique sur ce que doit être le socialisme. Un des points essentiels de ce désaccord nous paraît trouver sa source dans ce que nous appellerons la "représentation" : est-il possible, par l’intermédiaire du suffrage universel, de s’emparer du pouvoir ou de participer au fonctionnement des institutions bourgeoises, du parlement ? La représentation parlementaire est-elle compatible avec le socialisme ?
3Pour répondre à ces questions d’une manière pratique et opératoire pour saisir les points de ruptures entre Jaurès et Péguy, nous nous proposons d’examiner successivement la pensée de chaque auteur sur ces problèmes.
I. JAURÈS : "LE SUFFRAGE UNIVERSEL, C’EST LA LUMIÈRE…"
4Quand il écrit ces mots, en 1904, dans une préface rétrospective à des discours parlementaires4, c’est à la force, qui est la nuit, que Jaurès veut opposer le "plein jour" du suffrage universel. Ce n’est pas sur ce seul registre, dira-t-on, que le désaccord avec Péguy se situe. Mais peut-être y a-t-il précisément là quelque chose dont on ne peut pas faire le détour. L’évocation de la lumière, même au singulier, ne peut pas ne pas frapper. Le refus de la nuit de la force ne peut pas être assimilé à un enfermement aveugle dans les pièges du jeu parlementaire. Si Jaurès voit dans la démocratie représentative une arme utilisable, c’est par opposition à l’ordre présent de la représentation oligarchique. S’il y voit une arme, c’est une arme parmi d’autres, dont il ne méconnaît pas les dangers, et qu’il faut asseoir sur des formes d’action ouvrière spécifiques.
5Une difficulté réside, surtout pour apprécier la signification profonde de l’opposition de Péguy, dans la multiplicité des sources, c’est-à-dire aussi des contextes de lieu et de moment, au travers desquels les thèses de Jaurès sont exprimées. Mais la différence des genres ne reflète-t-elle pas elle-même celle des engagements ?
Critique de la représentation oligarchique
6Elle s’exprime au travers des idées de révision constitutionnelle que Jaurès développe par exemple dès 1888 dans La Dépêche, puis dans d’autres textes5. Se trouvent mis en question l’existence du Sénat, la déformation de la représentation par le mode de scrutin et l’exclusivité du système représentatif.
7Le bicamérisme est mis en cause. Jaurès est partisan d’une Chambre unique, élue au suffrage universel direct (mais avec des corrections). Un complément serait apporté sous la forme d’une consultation de la représentation économique (chambres de commerce, d’agriculture, syndicats patronaux et ouvriers). Les représentants de la nation légiféreraient ainsi "en toute maturité". En 1890, la position de Jaurès évolue quelque peu : il envisage la création d’une Chambre du travail, réunissant des représentants de l’agriculture, de l’industrie, du commerce, élus au suffrage universel, procédant à une seconde délibération, mais une seule fois.
8Jaurès propose aussi une réforme du mode de scrutin, et défend la représentation proportionnelle, présentée comme la réalisation du suffrage universel lui-même. Il s’en explique par exemple dans Les raisons de majorité, en 1901, en soulignant qu’il s’agit d’une revendication partagée par Guesde, Vaillant, et à l’étranger par Liebknecht et les socialistes belges6.
9Enfin, Jaurès envisage l’institution d’un referendum en matière de révision constitutionnelle, puis, en 1903, dans un texte signé avec Vaillant, un referendum sur initiative populaire7.
L’arme de la démocratie représentative
10C’est, à un moment critique, le point d’opposition avec Péguy. Les textes principaux de Jaurès sont probablement le discours de 1893 prononcé en réponse à la déclaration du gouvernement Dupuy, l’argumentaire développé contre Guesde dans la controverse de Lille, dite Les deux méthodes, en 1900, et Question de méthode, en 19018. Trois idées semblent animer le propos.
11Il s’agit en premier lieu de procéder à une révision, une adaptation, des thèses marxistes. Ces dernières sont celles du Manifeste, mais Jaurès élargit l’analyse à celles de Babeuf et de Blanqui. Jaurès s’en prend à l’idée selon laquelle la révolution socialiste devrait se greffer sur la révolution bourgeoise et défend au contraire l’idée d’une révolution socialiste véritablement indépendante, d’une auto-émancipation sans tutelle. La force du prolétariat s’est suffisamment accrue pour rendre possible ce projet. Jaurès conteste aussi la thèse de la paupérisation absolue, celle du cataclysme économique, du « grand ébranlement » qu’il conviendrait d’attendre. Le marxisme ne doit pas être interprété en termes de déterminisme économique unilatéral, il faut le rendre ouvert à la reconnaissance des forces éthiques, politiques, juridiques. Cela dit, Jaurès maintient contre Bernstein l’actualité de l’antagonisme radical entre bourgeoisie et prolétariat.
12À côté de cette reconsidération du marxisme, se trouve proposée la vision d’une continuité entre la révolution socialiste et la Révolution française. Même si le projet est différent, un héritage est à assumer. Guesde se sépare de Jaurès sur ce point. Pour Jaurès, la Révolution française est en particulier une référence pour l’exercice de la règle de la majorité et sa leçon doit être suivie : "La Révolution n’a abouti en 1789 que par la volonté de l’immense majorité de la nation. À plus forte raison, pour l’accomplissement de la révolution socialiste, il faudra l’immense majorité de la nation" (Les raisons de majorité).
13Cette continuité passe par la République, qui d’ailleurs reste encore à défendre, comme le montrent les épisodes du boulangisme et de l’affaire Dreyfus, à propos de laquelle Jaurès souligne la divergence avec Guesde. À l’intention de la majorité parlementaire, il s’écrie dans le discours de 1893 :"Le mouvement socialiste est sorti de la République que vous avez fondée, et la République politique doit aboutir à la République sociale".
14La démonstration aboutit à ce que Jaurès appelle, dans une formule affichant la synthèse, "l’évolution révolutionnaire". C’est une formule qu’il se plait à attribuer à Marx9. Ce dernier en use en effet le 15 septembre 1850, quand une société communiste se retire du comité central. Pour Jaurès, le prolétariat "prépare sa propre révolution par la conquête graduelle et légale de la puissance de la production et de la puissance de l’État", il "organise méthodiquement et légalement ses propres forces sous la loi de la démocratie et du suffrage universel". Le prolétariat doit, dit-il dans une formule exemplaire "se confondre dans la nation", par l’acceptation de la démocratie et de la légalité ; Jaurès parle aussi de "l’incorporation" de la puissance prolétarienne à des formes ou mécanismes divers10. On retrouve à ce propos la critique que l’on a vue adressée à un certain marxisme économiste : pour Jaurès, "la Démocratie comme telle a sa loi", c’est une force (comme la science, dit-il) qui a sa logique interne, bien qu’elle soit en définitive subordonnée à la logique fondamentale et décisive de l’évolution économique.
15Il faut donc jouer le jeu de la démocratie représentative. Il faut même "aller s’asseoir dans les gouvernements de la bourgeoisie, pour contrôler…résister (à la réaction), …collaborer (aux réformes)"11. Cela pose naturellement la question des alliances, et Jaurès se dit moins frileux qu’un Kautsky par exemple sur ce point. Des alliances avec d’autres forces, d’autres classes sont pour Jaurès nécessaires à la défense de la République mais aussi consubstantielles au syndicalisme, qu’il voit naturellement conduit parfois à collaborer à la direction de la "machine capitaliste".
16Cet engagement résolu dans la voie parlementaire reste cependant lucide et Jaurès a conscience des dangers de ce choix. Dans le cas extrême du "ministérialisme", de la participation au gouvernement, on doit être vigilant. On rapporte12 d’ailleurs que Jaurès a exhorté Millerand, en novembre 1900, à ne pas céder sur un projet de loi sur la grève ou à démissionner. Les congrès socialistes donnent à Jaurès l’occasion d’une mise au point générale. Celui de l’internationale à Londres en 1896 le conduit à souligner les limites de la voie parlementaire : elle ne suffit pas, bien entendu, "le socialisme ne doit pas s’enfermer comme en une prison, dans la légalité socialiste"13. À propos du Congrès de Stuttgart en 1899, Jaurès met en garde contre "l’étroitesse éventuelle de la préoccupation électorale" qui pourrait dénaturer l’action si elle devenait trop présente14. Il faut en particulier insister sur des formes spécifiques d’action, qui élargissent le cadre de la démocratie représentative et peut-être le dépassent.
Élargissement et dépassement de la démocratie représentative : des formes spécifiques d’action
17Jaurès s’attache à montrer en 1900, à propos de Bernstein15, que la diversité des formes d’action "n’est pas un éclectisme vain", que s’il faut appliquer l’action à tous les points de la sphère sociale, c’est pour "faire tout vibrer sous la puissance de la pensée prolétarienne". La diversité des moyens ne fait pas omettre l’unité fondamentale du projet, et ce dernier doit entraîner l’exercice de nouveaux modes d’action propres.
18Dans la démocratie représentative elle-même, la représentation ouvrière doit être authentique. Jaurès le souligne par exemple en 1892 à propos de la grève de Carmaux et de la réintégration du maire16. Il évoque la « souveraineté » des ouvriers. Si ailleurs ils sont des machines, ils doivent avoir dans la commune une part de pouvoir. C’est le point d’appui pour que puissent être envoyés des représentants ouvriers dans toutes les autres assemblées, de sorte que "les salariés ne soient plus représentés par les employeurs". D’ailleurs, dans sa controverse avec Guesde, Jaurès ne manque pas de reconnaître aux Guesdistes le mérite d’avoir obtenu des mandats municipaux.
19Il faut aussi développer des formes propres de démocratie ouvrière, et même de démocratie directe. Jaurès le propose dans l’article de Cosmopolis, en 189817. Il fait un parallèle entre la dépendance, l’obéissance dans l’usine et la dépendance au Parlement, où la représentation propre est lointaine et peu nombreuse. Il met en valeur l’exemple contraire des syndicats et coopératives, où, dit-il "les ouvriers délibèrent avec eux-mêmes et se prononcent directement sur des questions précises, ou nomment des délégués, mais qui sont très rapprochés d’eux, en communication constante avec leur volonté ; c’est l’idée du gouvernement direct du peuple par le peuple de 1793 qui prend forme dans l’organisation économique du prolétariat".
20L’un des prolongements de cette référence à la démocratie vraie est la conception d’un part socialiste ouvert à l’entrée des syndicats et coopératives en son sein, comme dans plusieurs pays étrangers18.
21Jaurès attirera enfin l’attention sur les exemples pratiques qui illustrent les formes d’action ouvrière dans les conflits. La grève de Carmaux de 1892 a conduit à l’élection d’un Comité décidant à l’unanimité, les mineurs devant ratifier ces décisions. Dans le prolongement de la grève du Creusot en 189919, Jaurès avance des propositions : généralisation de l’institution des délégués ouvriers élus au scrutin secret ; droit des ouvriers de demander à la majorité le concours du bureau du syndicat ; ce serait, dit-il à ce propos, « une simple application de la théorie des mandats. Le syndicat s’appuierait au moins pour une partie de ses fonctions sur le suffrage universel ouvrier » et il retrouve la République ; cette théorie du mandat, c’est celle "sur laquelle repose la République elle-même". Ainsi amélioration des formes de la démocratie classique et invention de pratiques spécifiques se rejoignent-elles finalement. Jaurès ajoute d’ailleurs qu’il y a là aussi préfiguration du futur, "l’image de la société communiste, faite de liberté et d’harmonie".
II. PÉGUY : "CES DEUX PESTES QUE JE VEUX DIRE SONT NATURELLEMENT LA POLITIQUE ET L’ALCOOLISME"20
22La démarche intellectuelle de Péguy est toute entière conditionnée par l’Évènement : il se veut donc journaliste du temps présent, "journaliste d’éternité"21, réagissant à l’événement. Le douzième cahier de la quatrième série (17 février 1903) nous en donne un exemple saisissant et fécond. Dans ce cahier intitulé sobrement "Vient de paraître", on trouve un compte-rendu admiratif d’un article de Bergson, Introduction à la métaphysique (Bergson dont il faut rappeler qu’il fut l’auteur d’une thèse intitulée "Essai sur les données immédiates de la conscience", qui suscita en réponse la thèse de Jaurès, "De la réalité du monde sensible"). Figure également la présentation du livre pionnier de Michel Ostrogorski, La démocratie et l’organisation des partis politiques, décrivant de façon fort convaincante la tendance inéluctable des partis politiques à la constitution d’oligarchies.
23Mais Péguy insiste surtout sur un "évènement capital dans l’histoire de la politique parlementaire en France", "les seules séances (…) sincères depuis le commencement du gouvernement parlementaire en France"22 : il s’agit ici du débat sur les bouilleurs de cru, qui agita la Chambre en janvier 1903.
24Pourquoi s’agit-il d’un événement capital ? Tout simplement parce qu’il fait exploser le clivage traditionnel droite / gauche. Le débat n’est pas pour ou contre l’alcool mais, selon Péguy, se résume en ces termes : comment va-t-on empoisonner le peuple ? Plus de socialistes, de nationalistes, de dreyfusards, d’anti-dreyfusards, de radicaux ; il s’agit uniquement et simplement d’un combat opposant les empoisonneurs. Et ceci se rattache de manière évidente à notre réflexion sur la représentation. Si tant est que celle-ci puisse avoir un sens politique, elle ne peut avoir qu’un seul objectif ; celle de transcender, de dépasser les conflits particuliers pour aboutir à, pour engendrer, l’intérêt général : le Parlement doit être le lieu de ce dépassement. Or, dans ce monde que Péguy qualifie de "bourgeois", c’est totalement l’inverse.
25Tout d’abord en ce sens où il faut remonter à l’origine quasi-charnelle de la représentation. La racine du représentant, c’est la circonscription servant de socle au mode de scrutin : l’arrondissement. L’élu est donc l’élu de l’arrondissement. Nulle trace chez Péguy d’une quelconque réflexion sur la souveraineté nationale ou le mandat représentatif. Il faut rester enraciné. Ceci explique la seule ambition de l’élu : être réélu. Pour ce faire, il est donc nécessaire que l’intérêt des électeurs de l’arrondissement passe avant l’intérêt général. Le régime parlementaire impose donc, selon Péguy, la crainte du suffrage universel. Il faut impérativement trouver le moyen de flatter le vice des électeurs, ce "despote universel". Les parlementaires, les représentants sont donc devenus ce que Péguy, expert en néologisme, nomme les "électoroculteurs"23. Ainsi, cette vénérable institution, idéalisée (mythifiée ?24) par Péguy, est totalement dégénérée, entraînant avec elle la disparition du citoyen, pour ne laisser place qu’à des individus égoïstes, revendiquant des intérêts particuliers. Tout ceci ne peut que répugner Péguy pour qui le socialisme est, au contraire, "en un sens le souci et le maintien de l’intérêt commun contre la ruée des égoïsmes, contre les louches coalitions des appétits, des avidités, des intérêts individuels et particuliers"25.
26Tout le monde trouve son compte dans ce marché de dupes : les individus, qui revendiquent, et l’État qui n’a plus en face que lui qu’une multitude inorganisée, prête à s’abandonner à toutes les facilités et démissions pourvu que l’État accède à ses désirs. Tocqueville a fort bien décrit ce phénomène classique, synonyme de ce que Péguy nomme "tyrannie molle", c’est-à-dire "tyrannies lourdes et sans consistance des foules, corruptions des plèbes, décadences des publics"26, renforçant de façon contradictoire la main-mise de l’État sur ce qui ne peut plus porter le nom de "société". Le socialisme doit refonder de nouvelles solidarités et ne peut plus se servir des institutions bourgeoises qui ont tout détruit : il faut refaire un peuple, des citoyens. Le socialisme ne peut donc consister qu’en un énorme travail d’éducation. Ainsi peut s’expliquer, en partie, la formule fort complexe de Péguy : "Travaillons : la révolution sociale sera morale ou elle ne sera pas"27.
27Mais le Parlement est aussi le lieu où règnent les mécanismes décrits comme "bourgeois" par Péguy, l’exemple ultime étant, selon lui, la loi du nombre et sa conséquence, la soumission à la majorité. Pour quiconque se prétend démocrate, cette application stricte du principe d’égalité équivaut à un véritable dogme. Or Péguy refuse catégoriquement de rentrer dans cette logique. Au nom du rejet de toute quantification, Péguy réaffirme la valeur incalculable des suffrages, le refus de la comparaison arbitraire entre les individus. Là encore, l’apport de Bergson (plus particulièrement ses réflexions sur la réalité et la diversité) sont indéniables ; mais on peut aussi y trouver, plus diffuse, l’influence de Pierre Leroux28.
28Car la majorité, la loi du nombre, ne prouvent rien aux yeux de Péguy : elles ne sont en aucun cas décisives pour savoir si la décision prise est rationnelle. On trouve déjà cette position dans les œuvres de jeunesse, plus particulièrement dans Marcel, premier dialogue de la cité harmonieuse, véritable œuvre utopique ; "les décisions des âmes harmonieuses individuelles et collectives ne sont pas prises, comme on disait dans la société désharmonieuse, à la majorité des suffrages, mais les volitions sont voulues par les âmes harmonieuses quand elles sont mûres pour que les âmes le veulent, quand elles sont en forme à ce que les âmes s’y conforment. Ainsi les âmes citoyennes en la cité harmonieuse ne connaissent pas la mise en balance des suffrages, la comparaison des votes, la loi des majorités, le respect des minorités, les scrutins, parce que cette mise en balance est fondée sur le calcul des suffrages, et que la valeur des suffrages est incalculable"29. La décision n’est rationnelle que lorsque l’âme de l’individu y consent. C’est ainsi qu’il faut relire la préface que fait Péguy à la publication, aux Cahiers de la quinzaine, d’articles de Jaurès regroupés sous le titre "Études socialistes". Cette préface s’intitule simplement "de la raison"30, et elle devrait résonner dangereusement aux oreilles de Jaurès. Dans ce texte rédigé sous forme de litanie, Péguy égrène ce que n’est pas la raison : et en conclut au rejet de toute autorité qui ne trouve pas sa source dans la raison : la raison n’est pas parlementaire, elle ne naît pas de la majorité. L’Affaire Dreyfus est là pour prouver qu’un seul peut avoir raison contre tous et il peut même y avoir des cas où pas un seul n’ait raison. Ce rejet de l’autorité ne peut néanmoins suffire à faire de Péguy un anarchiste : car ce n’est pas l’autorité en tant que telle qu’il récuse, c’est celle qui repose sur un fondement erroné. Il se définit alors comme "acrate"31, refusant l’autorité de commandement, fondée sur la force (le "cratos"), mais acceptant l’autorité de compétence, basée, elle, sur la raison (l’"archè").
29Ainsi, en acceptant de rentrer dans le jeu parlementaire bourgeois, les socialistes acceptent de facto les règles de la société bourgeoise et reproduisent le principe même et les mécanismes de l’autorité bourgeoise. Jaurès, en se comportant comme un véritable chef, indiquant les combats que l’on doit mener ou ceux pour lesquels on doit s’abstenir, y a fait sombrer le socialisme.
30Peut-on pour autant faire de Péguy un "vulgaire" antiparlementaire ? Il faut se méfier, avec lui, de toute tentative de réduction et de simplification.
31Il ne faut tout d’abord pas oublier qu’il est un des rares, avec Jaurès et Lucien Herr, à soutenir Millerand lors de son entrée en 1899 dans le gouvernement Waldeck-Rousseau. Lorsque la République est en danger, il faut combattre dans tous les lieux et avec tous les hommes de bonne volonté pour la sauver. Dans des textes des années 1899-1900, Péguy va jusqu’à justifier la nécessité de députés socialistes au Parlement bourgeois. Ceux-ci peuvent jouer un rôle de bouclier, une protection pour empêcher le pouvoir de s’abattre trop durement sur le peuple. Dès lors, il est impossible de s’abstenir : "Quand il y a des élections politiques, je fais la campagne électorale et je vote"32.
32Mais tout se dégrade rapidement. Là encore, nullement en 1905, mais en 1902, avec l’investiture du ministère Combes, soutenu par les socialistes et par Jaurès, vice-président de l’Assemblée nationale. Avec Combes naît ce que Péguy appelle le "gouvernement démocratique absolu", celui qui ne reçoit plus aucun empêchement du corps électoral. Pourquoi ? parce qu’il n’y a "pas de peuple, pas d’ouvrier ; pas un ouvrier ; rien que des citoyens seigneurs électeurs ; tous également primaires ; tous également politiciens ; (…) tous également parlementaires, tous également démagogues, démagogués ; démagogiqueurs, démagogiqués"33. Le combisme est l’avènement du "monde moderne", celui qui, par la démagogie, et grâce au parlementarisme bourgeois, a tué le peuple, complice malgré lui de ce génocide.
33On peut ainsi relire et transposer à notre sujet la fameuse opposition entre la mystique et la politique que Péguy dresse dans Notre jeunesse. Contrairement à ce qu’une lecture rapide pourrait laisser croire, les deux concepts ne sont pas antinomiques chez Péguy, et ce même si quelques formules magnifiques pourraient le laisser croire ("la mystique républicaine, c’était quand on mourait pour la République, la politique républicaine, c’est à présent qu’on en vit. Vous comprenez, n’est-ce pas"34). Tout commence en mystique et tout finit en politique. Mais l’essentiel est que la mystique ne soit point dévorée par la politique qu’elle a engendrée. Ainsi de l’opposition que l’on peut trouver chez Péguy entre le socialisme tel qu’il le conçoit et le parlementarisme tel qu’il est pratiqué. Le parlementarisme des députés socialistes ne doit pas étouffer l’idéal socialiste. Or, pour Péguy, le meurtre a bien eu lieu à partir de 1902. Les deux assassins ont pour nom Jaurès et Combes. Mais il faut sans cesse rappeler le souvenir de la défunte, baptisée tantôt République, tantôt Socialisme. Notre jeunesse est ainsi l’ode à un idéal qui refuse de disparaître, qui pourrait ressusciter : "Ces élections aujourd’hui vous paraissent une formalité grotesque, universellement menteuse, truquée de toutes parts. Et vous avez raison de le dire. Mais des hommes ont vécu, des hommes sans nombre, des héros, des martyrs, et je dirai des saints (…), tout un peuple a vécu pour que le dernier des imbéciles aujourd’hui ait le droit d’accomplir cette formalité truquée. (…) Déposer son bulletin dans l’urne, cette expression vous paraît aujourd’hui du dernier grotesque. Elle a été préparée par un siècle d’héroïsme"35.
34La modestie de ce propos interdit d’aller plus avant dans le sévère conflit qui oppose Jaurès à Péguy, et d’en envisager les différents aspects. L’examen en est souvent obscurci par l’accumulation des procès en damnation ou en réhabilitation auxquels le conflit donne lieu, dès que le vrai procès, le premier, celui de Dreyfus, celui du combat commun, s’éloigne dans le passé. Probablement les projets de Jaurès et de Péguy ne sont-ils pas les mêmes, leurs mondes non plus. Ainsi un moraliste s’opposerait au politicien, plus exactement au plus représentatif d’entre eux, au partisan ; l’apôtre de la modestie des "économes utiles" à la prétention du "socialisme orgueilleux"36. C’est en définitive, la sincérité de Jaurès qui est suspectée, et nous ne sommes pas loin d’une interrogation directe sur la représentation : parlementaire et orateur, Jaurès serait le modèle emblématique de la fausseté. Très ouvertement, Péguy parle en 1905 d’un temps où "Jaurès était bon"37, celui que Jaurès, battu aux élections de 1898, a passé hors de la Chambre… La représentation donne enfin lieu à un jeu de rôles ou de miroirs particulièrement complexe. Ainsi, dans ce même texte, Péguy met en scène Jaurès et lui fait parler de lui, Péguy ; "Vous, Péguy, vous avez un vice. Vous vous représentez (souligné par nous), vous avez la manie d’imaginer la vie de tout le monde autrement que les titulaires eux-mêmes n’en disposent. Et d’en disposer à leur place, pour eux"38. La représentation devient ainsi une idéalisation, une projection d’une image, un acte de volonté transformateur ou mystificateur. La représentation juridique ou politique est-elle si éloignée de ce jeu de masques ?
Notes de bas de page
1 Paul Thibaud, "L'anti-Jaurès", Esprit, août-septembre 1964, n° 8-9, p. 240.
2 C. Péguy, La Préparation du congrès socialiste national, Cahiers de la Quinzaine (3° cahier de la 1° série, 5 février 1900), in Œuvres en prose complètes Tome I, Pléiade, Gallimard, Édition Robert Burac, 1987, p. 357.
3 4° cahier de la 3° série (5 décembre 1901).
4 Jean Jaurès, Préface aux discours parlementaires, prés. M. Rebérioux, Slatkine reprints, 1980, p. 96.
5 V. Gilles Candar, Jaurès parlementaire, Cahiers Jean Jaurès, n° 150 (Jaurès et l'État), 1999, p. 33 et s., notamment p. 35-38.
6 Études socialistes, prés. M. Rebérioux, Slatkine repr., 1979, p. 85 et s.
7 G. Candar, précité.
8 République et socialisme, in Jean Jaurès, Pages choisies, Rieder, 1922, p. 313 ; Les deux méthodes, brochure, Lille, 1900 ; Question de méthode, Études socialistes, op. cit., p. vii. Voir aussi M. Ganzin, Le concept d’État dans la pensée de Jean Jaurés, Colloque AFHIP 1986, PU Aix-Marseille, 1986, p. 151 et s.
9 V. Études socialistes, Introduction (Question de méthode), p. lii ; Préface (République et socialisme), p. lxix et Évolution révolutionnaire, p. 35.
10 Toutes citations extraites de Question de méthode, passim.
11 Les deux méthodes, op. cit., p. 22.
12 Isabelle Moret Lespinet, L'expérience Millerand. Théorie et pratique d'un État réformateur, Cahiers Jean Jaurès, op. cit., p. 195 et s., notamment p. 200.
13 La Petite République, 9 août 1896, in Jean Jaurès, La classe ouvrière, textes prés. Par M. Rebérioux, Maspéro, 1976, p. 64 (cité ensuite CO).
14 Préface à Edgard Milhaud, Le congrès socialiste de Stuttgart, 1899, p. 7 et s.
15 Bernstein et l'évolution de la méthode socialiste, Pages choisies, op. cit., p. 375 et s.
16 La Dépêche du Midi, 8 nov. 1892, CO, p. 39.
17 CO, p. 71.
18 La Petite République, 18 avril 1901, CO, p. 91.
19 La Petite République, 12 octobre 1899, CO, p. 74.
20 C. Péguy, L'Argent (6° cahier de la 14° série, 16 février 1913), Œuvres en prose complètes, Tome III, Pléiade, Gallimard, Édition Robert Burac, 1992, p. 827.
21 Selon le bon mot de Roger Dadoun, "Péguy : un journalisme d'éternité". In L'amitié Charles Péguy : le centenaire des Cahiers de la quinzaine, N° 93, janvier-mars 2001, p. 135.
22 C. Péguy, Cahiers de la quinzaine (12° cahier de la 4° série, 17 février 1902), Œuvres en prose complètes, Tome I, op. cit., p. 1088.
23 C. Péguy, "De la grippe" (4° cahier de la 1° série, 20 février 1900), Œuvres en prose complètes, Tome I, op. cit., p. 409.
24 "il est devenu incontestable que l'exercice du suffrage universel en France est devenu, sauf de rares et d'honorables exceptions, un jeu de mensonge, un abus de force, un enseignement de vice, une maladie sociale, un enseignement d'injustice. Nous étudierons cette maladie (…). Elle est grave. La prostitution est grave parce qu'elle est l'avilissement de l'amour. La prostitution électorale est grave parce qu'elle est l'avilissement d'une institution qui fut aimée ; par des hommes généreux ; d'une institution pour qui ont pensé deux siècles de penseurs, pour qui ont travaillé deux siècles d'ouvriers, pour qui ont souffert, pour qui beaucoup d'hommes des générations précédentes sont morts. La prostitution électorale est au fond l'avilissement d'un grand amour humain". C. Péguy, "Nous devons nous préparer aux élections" (14° cahier de la 3° série, 22 avril 1902), Œuvres en prose complètes, Tome I, op. cit., p. 939.
25 C. Péguy, "Cahiers de la quinzaine" (12° cahier de la 4° série), op. cit., p. 1095.
26 C. Péguy, "Cahiers de la quinzaine" (6° cahier de la 6° série, 6 décembre 1904), Œuvres en prose complètes, Tome I, op. cit., p. 1493
27 C. Péguy, "Cahier d'annonces" (10° cahier de la 2° série, 4 avril 1901), Œuvres en prose complètes, Tome I, op. cit., p. 729.
28 Pour l'étude de la pensée de Pierre Leroux, le livre de référence est celui d'Armelle Le Bras-Chopard, De l'égalité dans la différence. Le socialisme de Pierre Leroux, Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques, 1986.
29 C. Péguy, "Marcel, premier dialogue de la cité harmonieuse" (juin 1898), Œuvres en prose complètes, Tome I, op. cit., p. 95.
30 C. Péguy, "De la raison" (4° cahier de la 3° série, 5 décembre 1901), Œuvres en prose complètes, Tome I, op. cit., p. 834-853.
31 Plus particulièrement dans ses conférences à l'École des hautes études sociales, en janvier 1904, "De l'anarchisme politique", Œuvres en prose complètes, Tome I, op. cit., p. 1793 à 1827.
32 C. Péguy, "Pour moi" (5° cahier de la 2° série, 28 janvier 1901), Œuvres en prose complètes, Tome I, op. cit., p. 685. Et il précise : "Tous les partis politiques bourgeois se fussent payés sur le dos du socialisme révolutionnaire si le socialisme révolutionnaire n'avait pas eu des militaires, comme il convient de nommer nos politiques professionnels. J'ai donc pour nos citoyens politiques une vive et profonde reconnaissance".
33 C. Péguy, deuxième élégie XXX contre les bûcherons de la même forêt (texte posthume, septembre 1908), Œuvres en prose complètes, Tome II, Pléiade, Gallimard, Édition Robert Burac, 1988, p. 1049.
34 C. Péguy, "Notre jeunesse" (12° cahier de la 11° série, 17 juillet 1910), Œuvres en prose compètes, Tome III, op. cit., p. 156.
35 Ibid. p. 19.
36 Selon les termes de Péguy dans De la raison, Œuvres en prose complètes, Tome I, op. cit. p. 850.
37 Courrier de Russie (5° cahier de la 7° série, 19 novembre 1905), Œuvres en prose complètes, Tome II, op. cit., p. 74
38 Ibid. p. 76.
Auteurs
Professeurs à l’Université de Bourgogne
Professeurs à l’Université de Bourgogne
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