Chapitre III. L’élaboration d’une réponse scolaire adaptée à l’évolution de la société francaise
p. 57-81
Texte intégral
I. La naissance d’un diagnostic
1Il peut paraître surprenant, pour établir ce diagnostic, de retenir deux rapports qui ne portent pas sur la question de l’enseignement des faits religieux. Ils portent néanmoins sur l’École et plus particulièrement sur les défis qu’elle aura à relever dans l’avenir. Il nous a semblé qu’ils étaient justement très révélateurs et que leur parole était plus libre dans la mesure même où elle ne se soumet pas à toutes les contorsions et précautions habituelles dès que l’on parle de religion en France ou du rapport entre les faits religieux et l’École. D’autre part Philippe Joutard nous a confirmé que son propre rapport « sur l’enseignement de l’histoire des religions » de 1989 s’inscrivait bien dans une logique de déclinaison pratique de ce qui avait été initié par la démarche prospective du rapport du Collège de France.
A. Le rapport du Collège de France : « Propositions pour l’enseignement de l’avenir »
2Le 27 mars 1985, le Collège de France en la personne de Pierre Bourdieu rend un rapport au Président Mitterrand intitulé « Propositions pour l’enseignement de l’avenir », rapport publié en 1985 aux éditions de Minuit et dans Le Monde de l’éducation N° 116 de mai 1985. « Ce texte ne veut être ni un plan ni un projet de réforme » pour reprendre les termes mêmes de ses auteurs qui se présentent comme des chercheurs « éloignés des réalités les plus ingrates de l’enseignement », mais par là même, « libérés des enjeux et des objectifs à court terme. ».
3Il s’agira donc de dégager des grands principes directeurs susceptibles d’inspirer des politiques scolaires et qui, pour être énoncés explicitement, pourraient être objet de discussion. Dans l’exposé des motifs, on lit clairement les effets et l’inquiétude créés par d’incontestables bouleversements technologiques (il est amusant que la télévision soit citée alors qu’elle fait figure d’archaïsme 25 plus tard avec Internet et les téléphones mobiles), économiques, sociaux, mais aussi bouleversements qui semblent affecter les comportements à l’École et vis-à-vis de l’École : « … les rapports sociaux qui sont constitutifs de l’institution éducative – rapport entre les maîtres et les élèves, rapport entre les parents et les maîtres, rapport entre les maîtres de générations différentes (il faut songer qu’en 1985 nombre de maîtres sont nés avant-guerre) – se sont profondément transformés… ». Nous savons bien que l’institution scolaire est en crise depuis toujours et qu’il est facile de trouver à des époques bien différentes l’expression de l’inquiétude, il y a toutefois des moments où cette inquiétude se noue d’une manière particulière. La politique scolaire comme offre républicaine autoritaire est en train de marquer le pas par rapport à une politique de la demande démocratique dans laquelle le maître n’a plus tout à fait la même place ni le même prestige et plus du tout le monopole de l’information. Mais il est un autre motif qui n’apparaît pas dans l’exposé des motifs et qui joue cependant un rôle essentiel dans les recommandations en matière de politique scolaire : il s’agit des « … transformations d’un monde social où des hommes appartenant à des traditions différentes se trouvent de plus en plus souvent amenés à communiquer ou à cohabiter du fait de l’extension des mouvements migratoires… ». Il est un fait qu’à l’époque104 près d’un million d’enfants issus de l’immigration non européenne se trouvent sur les bancs de l’école française, chiffre dont on savait qu’il ne pouvait que croître par la suite.
4Le premier grand principe énoncé pour une politique scolaire est celui d’unité de la science et de pluralité des cultures. Il se dégage là, un paradigme structurant pour ce qui sera un jour l’enseignement des faits religieux, paradigme ayant son intérêt et sa valeur mais qui doit être soumis à un examen critique. D’abord, nous ne sommes pas dans le cadre d’un éloge gratuit de la culture la plus générale et humaniste hors de tout contexte politique et social. Il s’agit de répondre à une crise scolaire qui est le reflet d’une crise sociale plus large où la communication et la cohabitation entre les hommes ne va pas de soi – ce qui n’a sans doute jamais été le cas –, mais cette fois pour des raisons qui sont liées au fait que la France se découvre comme un pays multiculturel. On pourrait dire que cela n’est pas nouveau et qu’entre la culture provençale et la culture bretonne, il y a certes de la distance, comme il y en a entre les cultures paysanne, ouvrière, bourgeoise ou aristocratique. Mais la nouveauté tient aux effets d’une immigration d’origine maghrébine pour une part importante qui, depuis notamment la politique de regroupement familial, n’est plus seulement « de travail », mais « d’installation ». Les termes du rapport sont d’ailleurs très clairs : « … il importe avant tout de rompre avec la vision ethnocentrique de l’histoire de l’humanité qui fait de l’Europe l’origine de toutes les découvertes et de tous les progrès… », il faudrait ainsi dès l’école primaire, introduire « … des éléments de culture géographique et ethnographique propres à habituer l’enfant à admettre la diversité des usages (en matière de techniques du corps, de vêtement, d’habitation, d’alimentation…) et des systèmes de pensée… ». Rien n’est dit bien sûr sur la limite à partir de laquelle il devient difficile d’admettre la diversité des usages… Résumons la situation du point de vue des motifs, il serait abusif de vouloir tout ramener à la question de l’immigration et d’ailleurs le rapport ne le fait pas. Mais nous ne pouvons pas ne pas remarquer dans le rapport lui-même un décalage étrange entre un exposé des motifs où cette question n’apparaît pas explicitement et la recommandation première qui est centrée sur la prise en compte de cultures non européennes du fait de l’extension des mouvements migratoires.
5Revenons maintenant au premier grand principe pour une politique scolaire : « L’unité de la science et la pluralité des cultures ». Que signifie pour les auteurs de ce rapport un tel principe ? Il va de soi que les intentions semblent bonnes : armer le jeune citoyen de multiples instruments de défense contre toutes les manipulations et pressions, qu’elles soient publicitaires, idéologiques, politiques ou religieuses. Formule plus intéressante et plus originale : il convient de « … fournir des antidotes contre les formes anciennes ou nouvelles d’irrationalisme ou de fanatisme de la raison ». L’ennemi devient une hydre à deux têtes fort différentes l’une de l’autre. Essayons de comprendre ce qu’elles peuvent bien représenter. Les formes anciennes ou nouvelles d’irrationalisme sont peut-être les résistances que les religions ont pu opposer au développement des sciences, ou bien les nouveaux mouvements sectaires, ou bien encore les fondamentalismes religieux qui entendent régir les sociétés (la révolution iranienne date de 1979)… Quant au fanatisme de la raison, il s’agit peut-être de dénoncer un scientisme insensible à la pluralité des cultures, une vision « essentialiste » de la science qui ne veut rien savoir de ses conditions sociales et historiques de production ; à moins qu’il ne s’agisse de prendre ses distances avec tous les abus que l’on commettait encore à l’époque à l’Est au nom du « socialisme scientifique ». Le combat n’est donc pas si simple. Quels en seront donc les moyens ? Il faut « … concilier l’universalisme inhérent à la pensée scientifique et le relativisme qu’enseignent les sciences humaines, attentives à la pluralité des modes de vie, des sagesses et des sensibilités culturelles ». Un peu plus loin, il est dit qu’il faut « … développer un respect sans fétichisme de la science comme forme accomplie de l’activité rationnelle, en même temps qu’une vigilance armée contre certains usages de l’activité scientifique et de ses produits ». Plus loin encore, il faut « … transmettre une attitude critique à l’égard de la science et de ses usages, qui se dégage de la science elle-même ou de la connaissance des usages sociaux qui en sont faits ». Mais qu’est-ce que cela veut dire concrètement du point de vue de l’enseignement ? Introduire un enseignement d’histoire des sciences ? Étendre celui des sciences sociales ? Peut-être, sans doute. Une ambiguïté fondamentale demeure : il y aurait la science et les cultures, les sagesses. Mais la science est-elle seulement celle qui se développe dans l’ordre de la nature et pourrait prétendre à l’universalité, tandis que les sciences sociales ne seraient que des amplifications plus ou moins documentées des opinions et des cultures et resteraient vouées au relatif ? À moins que l’unité de la science englobe les sciences de la nature et les sciences sociales, une science globale dont l’enseignement serait à la fois l’universalisme et le relativisme. C’est sans doute cette deuxième solution qu’il faut retenir en lisant la phrase suivante : « L’enseignement devrait réunir l’universalisme de la raison qui est inhérent à l’intention scientifique et le relativisme qu’enseignent les sciences historiques, attentives à la pluralité des sagesses et des sensibilités culturelles ». Mais en quoi cette position, plus ou moins arrangée avec un nouveau vocabulaire, serait-elle foncièrement différente d’un positivisme qui opposerait le monde de la science où la vérité et l’erreur existent – même à titre provisoire – à l’aune du savoir et le monde des représentations où tout se vaut et où rien ne peut prétendre à la vérité puisque nous sommes à l’aune de simples croyances ?
6Ne pourrait-on pas renverser la perspective ? Et s’il y avait les sciences et la culture ? En effet, le développement des sciences a un effet inévitable de spécialisation et le propre des sciences n’est-il pas de construire rigoureusement leur objet propre ? Même si les lois de la démonstration et la pierre de touche de la vérification expérimentale demeurent, peut-on prétendre que les mathématiques, la physique, la biologie et la sociologie suivent les mêmes méthodes ? En revanche le comparatisme rendu possible par toutes les sciences humaines et sociales ne fait-il point apparaître des besoins métaphysiques, psychologiques et sociaux répondant à une certaine stabilité structurelle, qu’elles que soient les formes extraordinairement variées qu’ils peuvent prendre dans l’espace et dans le temps (se représenter l’origine du monde, ce qu’il advient des morts, comprendre la distinction des sexes, maîtriser la violence, etc.) ? Si l’on préfère penser la solidarité des civilisations plutôt que leur « choc », ne faut-il point se les représenter comme des cônes se partageant à leur base la surface d’une sphère (la terre par exemple) et se rejoignant en son centre par leurs sommets ? Ce n’est pas alors le relativisme où règne le risque que tout se vaille et que rien ne vaille, mais plutôt la convergence de tout ce qui tente d’élever la vie humaine (ou de la centrer sur l’essentiel pour rester fidèle à notre métaphore sphérique) dans telle ou telle civilisation qui garantit le fameux respect de la différence dans les us et coutumes.
7Le rapport pose une autre affirmation qui touche la relation entre les différentes cultures : « Le seul fondement universel que l’on puisse donner à une culture réside dans la reconnaissance de la part d’arbitraire qu’elle doit à son historicité ». Il y a sans doute de la vérité et de la grandeur à reconnaître que si l’on suit telle coutume cela ne tient qu’à notre naissance contingente ici ou là, à telle époque plutôt qu’à telle autre. Mais de là à en faire le seul fondement universel d’une culture… Mais le rapport continue : « … il s’agirait de mettre en évidence cet arbitraire et d’élaborer les instruments nécessaires (ceux que fournissent la philosophie, la philologie, l’ethnologie, l’histoire ou la sociologie) pour comprendre et accepter d’autres formes de culture ; de là, la nécessité de rappeler l’enracinement historique de toutes les œuvres culturelles, y compris les œuvres scientifiques ». Mais si les œuvres scientifiques ont un enracinement historique et culturel, on est bien obligé d’admettre qu’il y a une affinité profonde entre la culture européenne et la production scientifique. Si bien que les moyens de la démonstration se retournent contre ce que l’on voulait démontrer : à savoir l’égalité de principe entre toutes les cultures, la lutte contre l’ethnocentrisme européen, alors même que l’on tient à sauver l’universalisme de l’intention scientifique.
8Quelles que soient les lectures critiques que l’on peut faire de ce rapport, venons-en à ce qui nous occupe plus particulièrement : en quoi peut-on y déchiffrer un paradigme de ce qui sera plus tard l’enseignement des faits religieux ? Voilà la phrase clé : « Les raisons proprement scientifiques, notamment les progrès assurés par la méthode comparative, se conjuguent avec les raisons sociales… pour imposer d’ouvrir l’ensemble des civilisations historiques et des grandes religions (souligné par nous), considérées à la fois dans leur cohérence interne et dans les conditions sociales de leur émergence et de leur développement ». Alors que les termes « cultures » et « civilisations » apparaissaient souvent, apparaît timidement mais explicitement l’expression « grandes religions », sans pour autant que soit précisé le lien entre culture et religion. Il est remarquable que soit précisé et conseillé cette double approche qui consiste aussi bien à chercher la cohérence interne que les conditions d’émergence et de développement des religions. Il s’agit d’ouvrir les civilisations/religions par la connaissance et de s’ouvrir à elles par la connaissance alors même que les frontières se sont de fait ouvertes depuis longtemps. Quant aux modalités par lesquelles cet objectif aussi nouveau qu’ambitieux pourrait être poursuivi, il s’agit de le faire « … sans alourdir à l’excès les programmes » et de « … faire apparaître, notamment dans l’enseignement de l’histoire, des langues et de la géographie, le mélange de nécessité écologique ou économique et d’arbitraire social qui caractérise les choix propres aux différentes civilisations… ». Ce qui signifie que le fameux choix de ne pas créer de nouvelle discipline et de ne pas « alourdir » des programmes déjà bien chargés est d’emblée formulé. Par contre, dans cette dernière phrase, on retrouve cette dichotomie pour le moins contestable entre un nécessaire naturel et scientifique et un « arbitraire » civilisationnel dans lequel, sans que cela soit dit, on rangera a fortiori le religieux. Comme si notre relation à la nature et la compréhension que nous en avons, comme si les réalités et le discours économiques s’imposaient universellement, tandis que les sagesses, les sensibilités et les religions étaient faites de croyances plus ou moins fantaisistes et fantastiques, tout compte fait interchangeables et d’égale valeur par définition, sans grandes conséquences sur l’intérêt que l’on accorde à la science, au développement économique, etc.
9Ce rapport a le mérite de pressentir - et c’est d’ailleurs sa fonction explicite – des problématiques qui en 1985 ne sont encore que naissantes en matière de politique scolaire. Derrière les généralités convenues – et cependant exactes – sur les nouvelles technologies, les mutations économiques et le monde en perpétuel devenir auquel il faut bien s’adapter ou qu’il faut accompagner, un diagnostic est posé sur un malaise quasiment anthropologique qui gagne les relations humaines dans le monde scolaire : les allants de soi culturels ne sont plus tout à fait partagés, la société française est devenue multiculturelle et le deviendra plus encore du fait du phénomène migratoire. La réponse qui est proposée est formulée d’une manière assez complexe et sophistiquée mais peut être simplifiée : il s’agit de sauver la science et donc l’École tout en faisant droit aux « cultures ». Nous sommes clairement dans ce débat qui se met en place dans les années1980 et dans lequel nous sommes encore, car il caractérise sans doute les sociétés démocratiques contemporaines, à savoir universalisme versus différentialisme. Comment vivre ensemble harmonieusement sans pour autant tout partager et jusqu’à quel point peut-on différer d’autrui tout en faisant encore société avec lui ? Or, c’est dans ce contexte historique, socio-politique et oserions-nous dire scolaire que se trouvent les prémices d’un enseignement des faits religieux et les prémisses de l’argumentation qui le justifie. La question de l’accès au patrimoine, de « l’inculture religieuse de la jeunesse » est contenue à l’intérieur de la question plus vaste d’une citoyenneté culturelle qui permet de vivre ensemble. Ce qui est caractéristique de ce rapport est caractéristique de la culture intellectuelle et politique de la France, en ce sens que la question religieuse est évoquée comme furtivement, honteusement, craintivement peut-être aussi compte tenu de ce que furent les « passions françaises » autour de la laïcité, compte tenu du fait que seulement un peu plus de 20 ans auparavant (à cette époque c’est-à-dire en 1985), la France comptait plusieurs départements d’Outre-Méditerranée – l’Algérie – peuplés d’une majorité de musulmans ne jouissant pas des mêmes droits civiques que les autres citoyens français…
10Sur un plan épistémologique, la situation est complexe et le texte du rapport témoigne d’une certaine hésitation, comme si un certain politically correct pesait sur les concepts et les méthodes : on voudrait bien que toutes les cultures se valent, que l’Europe fasse un peu profil bas et que le relativisme général soit comme une grande fête égalitaire et fraternelle. Mais l’École la plus « soft » reste dramatiquement le lieu où l’ignorance ne vaut pas le savoir et où tous les élèves ne se valent pas, quelle que soit l’égale dignité de toutes les personnes humaines. La réponse se trouverait dans la science mais retournant contre elle-même ses propres armes critiques, l’École est alors au sommet de son génie quand elle « déconstruit » et « démonte » toutes les formes de domination, y compris scolaire serait-on tenté d’ajouter. Curieuse frénésie critique avant même d’affirmer quoi que ce soit, sinon l’universelle prééminence et nécessité de la critique. Cette dimension critique a toutefois d’incontestables vertus et il faut se rappeler qu’étymologiquement cela signifie éducation du jugement. C’est dans ce cadre qu’une ouverture aux cultures et aux religions est préconisée. Mais cette ouverture garde une ambivalence épistémologique fondamentale, qui est peut-être nécessaire d’ailleurs et souhaitable mais qui est rarement explicitée comme telle. En effet, il s’agit toujours de situer, de ramener les religions à leurs conditions historiques et sociales de production, mais il faut au moins faire l’effort de s’y intéresser, de les considérer comme des objets de connaissance dignes d’intérêt et tâcher de comprendre leur « cohérence interne ». Ce dernier point est capital car il signifie deux choses : les religions ne sont pas des collections arbitraires et hasardeuses de croyances, elles ont leur logique propre et font d’ailleurs une place souvent capitale à l’activité rationnelle ; d’autre part les religions peuvent se comprendre à partir d’elles-mêmes ou de ce qu’il y a de spécifique au religieux et non pas à partir de ce qui n’est pas religieux en elles. Autrement dit, s’ouvrir à la connaissance des religions, c’est pouvoir continuer le matérialisme par d’autres moyens, mais c’est aussi s’ouvrir à d’autres perspectives épistémologiques et métaphysiques. Comme on ne peut trancher d’une manière incontestable entre l’idée selon laquelle les religions sont le reflet d’un contexte socio-historique complexe et l’idée inverse, il faut d’une certaine manière pratiquer les deux voies, non pas en tant que telles mais en les croisant constamment au travers de plusieurs disciplines. Et il nous semble que c’est ce qui est dit assez clairement quand il convient de ne pas alourdir les programmes et d’introduire des éléments de compréhension de la diversité des usages et des « systèmes de pensée » (une façon de parler des religions sans les nommer ?) à l’intérieur des disciplines existantes.
B. Le Rapport de Jacques Berque : « L’immigration à l’École de la République »
11À la même époque, en 1985, le professeur Jacques Berque du Collège de France, sociologue, anthropologue, spécialiste de l’islam et traducteur renommé du Coran, rend au ministre de l’Éducation nationale un rapport intitulé « L’immigration à l’École de la République », publié la même année au CNDP (Centre national de la documentation pédagogique). Nous avions souligné dans le rapport précédent l’importance du facteur migratoire, cette fois c’est explicitement l’objet de la réflexion. Le lien avec l’enseignement des faits religieux n’est pas explicite mais nous pensons qu’il est cependant profondément éclairant. Jean Lambert nous a d’ailleurs confirmé l’importance qu’il attribuait à ce rapport, lui qui a particulièrement étudié l’islam et enseigné au Maroc.
12L’Éducation nationale ne découvre pas ébahie en 1985 l’existence d’élèves issus de l’immigration puisqu’il existe un certain nombre de dispositifs dont la vocation est de les aider à réussir à l’école. Il s’agit donc d’évaluer l’efficacité de ces dispositifs et de fixer les grandes lignes d’une politique scolaire en la matière pour l’avenir. L’évaluation des dispositifs existants est plutôt négative au motif qu’ils tendent à produire un effet « ghetto » ou cocon et que le dispositif « langue et culture d’origine »105 par exemple tend à enseigner une autre langue que celle parlée à la maison, à ignorer les changements culturels induits par l’immigration et à avoir finalement une optique fort peu interculturelle.
13Jacques Berque propose donc une autre approche qui part du principe « qu’éduquer est un acte social total » et qu’il faut notamment refondre la formation des enseignants en écartant un certain nombre d’idées néfastes et en dégageant de nouveaux axes. Ces idées néfastes sont la réduction des cultures étrangères à des cultures populaires et folkloriques ou au contraire à leur seule dimension classique et prestigieuse, le refus de reconnaître la spécificité de ces cultures, le paternalisme, l’assimilation des cultures étrangères d’origine à des cultures régionales alors que ces cultures d’origine sont liées à des États-nations. Les nouveaux axes devraient être :
« a) une réflexion sur le rôle, les objectifs, et les contraintes socio-culturelles d’un système éducatif qui doit s’ouvrir, consciemment et à moindre risque, au multi culturel auquel il est de fait confronté.
b) les phénomènes migratoires
c) les aires culturelles, les civilisations et les patrimoines
d) le devenir en France des cultures importées, leurs transformations, la création de pratiques culturelles nouvelles ».
14Mais quelles sont les difficultés scolaires des enfants de l’immigration ? Elles sont linguistiques et socio-économiques et J. Berque le rappelle. On peut donc espérer qu’un progrès dans l’usage du français et qu’un progrès économique seront de nature à résorber les difficultés. Mais J. Berque parle aussi de difficultés dues à leur « environnement socio-culturel ». On notera l’inflexion, et l’apparition de la notion de culture qui ne semble pas pouvoir se résorber dans l’univers socioéconomique. Reste à savoir ce qu’il faut entendre par là. Citons le rapport : « … nombre d’universités ont pu associer – justement – l’histoire et l’anthropologie culturelle et sociale dans le but de promouvoir l’ouverture des enseignants d’histoire et de géographie, à des réalités non européennes et non contemporaines : le monde islamo-méditerranéen constitue à cet égard un exemple privilégié, quoique non exclusif, d’une prise en compte de l’ethnohistoire ». Il y a là beaucoup d’informations à relever. Les enseignants concernés en premier lieu sont ceux d’histoire et de géographie, leur travail doit être associé à l’anthropologie et à l’ethnologie, l’exemple clé est celui du « monde islamo-méditerranéen ». Il est assez étonnant que, sous la plume d’un spécialiste de l’islam, cette religion n’apparaisse qu’aussi discrètement dans l’ensemble du rapport. Mais la dimension religieuse apparaît tout de même.
15Comme dans le précédent rapport sur l’enseignement de l’avenir, il s’agit bien d’avoir en ligne de mire le XXIe siècle et l’auteur du rapport donne à son propos une ampleur bien au-delà de la question scolaire. « On peut dire que le moment où, dans ce rapport, nous saisissons le problème de l’immigration est celui où l’immigration n’est plus le fait socio-économique brut qu’elle a longtemps constitué mais un problème désormais intérieur à la société française et intérieur à la conscience de la part la plus jeune de cette population ». Nous sommes donc bien au milieu des années1980 à un moment particulier où les conséquences de l’immigration - particulièrement maghrébine - sont l’objet d’une prise de conscience spécifique106. J. Berque ne prône pas brutalement un « droit à la différence » qui selon lui « marginalise », ni, sous prétexte de prendre en compte l’hétérogène, le « renoncement à soi ». Mais il affirme : « Disons-le avec force : notre unité sera à la mesure de la construction en commun que nous allons proposer à ces représentants d’un monde différent (…) la culture à laquelle nous avons à former tous les élèves doit désormais, sans pour autant cesser d’être notre culture nationale, s’enrichir de l’apport des cultures autres (…) De la façon dont, par la coutume scolaire comme en bien d’autres domaines, nous traduirons en nous ces présences, et ménagerons la nôtre dans l’ensemble islamo-méditerranéen, dépend une part de notre avenir ». Le diagnostic est donc clair, le surgissement de cette culture où l’islam joue un grand rôle, sans que celui-ci ne soit à aucun moment précisé, appelle des réponses, des ajustements dans le monde scolaire, à tel point que c’est l’avenir de notre société qui en dépendrait pour une part.
16Comment ne pas voir, là encore, une matrice fondamentale d’où naîtra l’idée qu’il faille à l’École enseigner les faits religieux ? Comment ne pas voir aussi que l’idée de le faire au sein des disciplines est déjà bien là, lorsque nous lisons dans ce rapport : « Il serait souhaitable que des éléments culturels, propres à chaque culture, soient introduits dans le cadre des disciplines ».
II. Construire des solutions
17Tout s’est donc noué pour notre question au milieu des années1980, socialement, politiquement, intellectuellement et scolairement (ouverture de l’enseignement secondaire au plus grand nombre). Les solutions qui viendront se mettre en place petit à petit obéissent à une rigoureuse chronologie. Rapport Joutard à la fin des années1980 ; colloque de Besançon et note Lambert au début des années1990 ; nouveaux programmes en histoire faisant une plus large place aux faits religieux en 1996 ; universités d’été de l’éducation nationale à partir de 1992 sur le religieux et création de l’Arelc en 1998 ; rapport Debray, création de l’Institut Européen en Sciences des Religions et colloque de la Direction générale de l’enseignement scolaire au début des années 2000.
A. Le rapport de Philippe Joutard
18Pour quiconque s’intéresse à la question de l’enseignement des faits religieux, le « rapport Joutard » fait presque figure de mythe fondateur. Il ne s’agit pas d’un commencement absolu qu’on ne peut trouver et qui d’ailleurs n’existe pas. Mais il est sans doute un moment-clé dans la mesure où le cœur de l’institution éducative – il s’inscrit dans un rapport commandé par le ministre de l’époque, Lionel Jospin, assisté de son conseiller, Claude Allègre, le 18 novembre 1988 – recommandera explicitement une meilleure prise en compte dans l’enseignement de l’histoire des religions. Ce rapport concernant l’histoire des religions est en fait une toute petite partie d’un plus vaste rapport qui englobait l’ensemble de l’architecture du savoir – sciences de la nature et sciences humaines et sociales comprises – et la question de savoir comment l’enseigner dans l’École du XXIe siècle. En fait nous sommes bien dans une déclinaison qui se veut plus pratique et pédagogique du rapport « Propositions pour l’enseignement de l’avenir » commandé au Collège de France en 1985.
19Le rapport de Philippe Joutard prend place dans le rapport de la commission qu’il présidait et qui devait réfléchir sur l’enseignement de l’histoire et de la géographie. Philippe Joutard, professeur d’histoire moderne à l’université de Provence à l’époque de la commande du rapport, décidera de composer des sous-commissions en fonction des thèmes importants qui émergent lors des échanges. Il apparaît au cours des travaux qu’il existe particulièrement trois lacunes dans l’enseignement de l’histoire : l’histoire des sciences et des techniques, l’histoire des arts et l’histoire des religions. Il y aura donc une sous-commission qui travaillera particulièrement sur l’histoire des religions et sera composée des personnalités suivantes : Jean Baubérot, Jean Chélini, Bernard Phan, Henri Ourman et Michel Sot. Il est très intéressant de noter ce que Philippe Joutard a expliqué sur la dimension politique de sa démarche. Il faut entendre le mot politique dans le sens de s’assurer du succès des conclusions qui seront rendues par un travail en amont qui consiste à associer des personnes de « l’intérieur », comme des personnes de « l’extérieur ». Comme cela sera dit explicitement dans le rapport il s’agit d’éviter de retomber dans les ornières des conflits du passé (le conflit des deux France). Pour cela il faudra montrer que des croyants et pratiquants de telle religion peuvent souhaiter avec des non croyants une approche laïque des religions. C’est ainsi que cette sous-commission sera composée dans cette perspective « politique » et pluraliste, avec des personnes en affinité avec le catholicisme, le protestantisme, le judaïsme ou avec la sensibilité « laïque » au sens historique de ce mot, mais sans toutefois de personnalité musulmane. Quelles sont les justifications données à l’urgent comblement de ces lacunes ? « C’est un pan entier de notre mémoire collective qui est menacé. L’ignorance du religieux risque d’empêcher les esprits contemporains, spécialement ceux qui n’appartiennent à aucune communauté religieuse, d’accéder aux œuvres majeures de notre patrimoine artistique, littéraire et philosophique (…) Cette ignorance ne permet pas non plus d’appréhender nombre de réalités contemporaines dont on mesure de plus en plus l’importance (le Moyen-Orient mais aussi les États-Unis). Enfin une diversité religieuse plus grande en France avec le développement d’une importante communauté musulmane rend plus urgente encore une large information »107. Accès au patrimoine, compréhension du monde contemporain, vivre dans la diversité religieuse. Ces justifications reviendront sans cesse par la suite. Cet enseignement est présenté comme étant souhaité aussi bien par les « laïques » que par les « catholiques pratiquants », et donc constituant « un dépassement du conflit des deux France »108. On se demande toutefois comment « l’histoire des religions » pourrait faire irruption dans l’École, alors qu’elle n’est acclimatée qu’à l’université, dans des proportions fort modestes qui plus est. En fait Philippe Joutard indique que ce terme n’est que de commodité (ce qui est une manière de dire qu’il est incommode de nommer l’enseignement souhaité et que l’expression « enseignement du/des faits religieux » ne s’est pas encore imposée). « Il s’agit plutôt de combler une immense ignorance en matière religieuse, au niveau de l’histoire des concepts, du vocabulaire, du contenu des croyances et des pratiques, ignorance grave au point de rendre incompréhensible beaucoup d’aspects de notre héritage culturel et certaines situations géopolitiques contemporaines »109. Il préconise que cet enseignement soit « … inséré dans celui de l’histoire-géographie et de l’éducation civique ». Pas de discipline autonome donc, mais à lire ce seul rapport, il flotte peut-être une légère incertitude. En effet on peut concevoir cet enseignement au sein de celui de l’histoire comme celui d’éducation civique y est déjà, avec un temps dédié et un programme. Ce n’est sans doute pas à cela que pense Philippe Joutard, mais sa manière de décrire les objectifs de cet enseignement ne cadre que partiellement avec le fait d’approfondir tel chapitre du programme d’histoire qui traite de la naissance du christianisme ou de l’islam. Il y est écrit qu’il faut montrer « l’importance du fait religieux dans l’histoire, sa permanence dans le monde contemporain… en soulignant l’insertion du religieux dans la vie culturelle et la civilisation du quotidien, à travers des exemples concrets qui différencient la vie des hommes : le calendrier, les fêtes, les prénoms, l’architecture et les signes…, les grandes étapes de la vie, la famille, etc. »110. Il apparaît donc clairement que l’histoire des religions est un outil indispensable pour faire de l’histoire en général, que le fait religieux ne disparaît pas du monde contemporain. Ce dernier point n’étant pas négligeable, compte tenu de certaines conceptions « progressistes », condamnant le religieux à la disparition au fur et à mesure des progrès scientifiques, techniques et sociaux. Mais il est intéressant de noter que cette histoire des religions a une dimension anthropologique certaine et qu’il ne s’agit pas de s’en tenir – ce qui est fait pour ainsi dire depuis toujours – aux cathédrales, aux guerres de religion ou aux relations entre Napoléon et le Vatican. De même que l’histoire ne se fait pas que sur les champs de batailles et pas seulement par les chefs d’État, le fait religieux prend toute son importance dans la vie quotidienne, la manière de scander le temps et les étapes de la vie, la manière de structurer l’espace, plutôt que dans la vie des hiérarchies ecclésiastiques. On voit bien le propos en filigrane : apprendre à connaître et reconnaître des différences et des points communs dans les cultures quand les origines religieuses des élèves ont cessé d’être identiques. En ce sens, nous sommes bien dans le droit fil des rapports précédents. La différence tient au fait qu’il en ressort explicitement une insistance sur l’histoire des religions en tant que telle et non seulement une prise en compte de la réalité multiculturelle dont on ne mentionnerait que distraitement qu’elle pourrait avoir une dimension religieuse. Au contraire, des expressions comme « … souligner les conséquences des croyances sur les civilisations (…) insister sur les trois religions monothéistes… montrer comment elles ont engendré des sociétés différentes »111 ne se coulent pas dans l’idée que les faits religieux sont à la remorque des faits sociaux. Fait absolument remarquable et très significatif, cette recommandation N° 15 est la seule à avoir été publiée (Éducation et Pédagogies, n° 7, Laïcité, le sens d’un idéal, septembre 1990 sous le titre « Enseigner l’histoire des religions ») et à avoir recueilli un certain écho. Il faut aussi relever que ce travail n’a pas été contesté par les syndicats enseignants, comme nous l’a indiqué Philippe Joutard lui-même et que cela venait sans doute du fait que la commission chargée de l’enseignement de l’histoire avait une composition très complète au regard du monde de l’éducation : professeurs, inspecteurs, parents d’élèves, syndicalistes…
20Tentons une interprétation psychanalytique pour découvrir une analogie entre le contenu du rêve et celui de cette vaste réflexion sur l’enseignement : le contenu latent du rêve est celui qui est le plus chargé de signification inconsciente, il apparaît souvent sous la forme d’un détail, d’un refoulé plus ou moins dissimulé. De même, ce détail de l’histoire religieuse dans les programmes est en fait l’expression d’un retour du refoulé, qui aurait dû rester un point parmi beaucoup d’autres mais qui finalement a retenu l’attention, beaucoup plus que d’autres. Non pas bien sûr au sens où l’histoire religieuse comme discipline reviendrait après avoir été chassée ; mais il est bien évident que la laïcité en général et la laïcité scolaire en particulier portent en France une histoire marquée par le conflit avec la religion. Et tout le monde sait bien que la religion a un poids considérable sur la culture, sur la société y compris dans des sociétés européennes, sécularisées, sorties de la religion et qui ne sont justement pas sorties de n’importe quelle religion. Remettre l’accent sur la religion, même sous la forme d’un enseignement laïque sur les faits religieux suscite une attention particulière, d’autant plus que la nouveauté du pluralisme religieux en France et l’importance des phénomènes religieux dans le monde font des questions religieuses non pas du tout seulement un objet de connaissance antique mais un objet de passions violentes et un enjeu géopolitique. Cette recommandation N° 15 ne restera d’ailleurs pas lettre morte puisqu’elle inspirera en partie les programmes d’histoire entrés en application en 1996 sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir. Pour en rester au monde de l’Éducation nationale en France, peu de temps après la remise des conclusions du « rapport Joutard » en septembre 1989, une note sera commandée sur la question de cet enseignement mais cette fois-ci au philosophe et anthropologue, Jean Lambert.
B. La note de Jean Lambert
21Nous choisissons d’accorder de l’importance à cette note en raison de la qualité de son architecture conceptuelle, et du fait qu’elle est très emblématique d’une certaine manière de penser la laïcité. Elle est toutefois restée très confidentielle et n’a pas eu du tout la notoriété historique du rapport Joutard ou du rapport Debray. Cette note a été commandée le 2 janvier 1990 par l’Inspecteur général Hussenet à Jean Lambert. Celui-ci avait été associé à une « réflexion sur les principes susceptibles de guider l’action de l’Éducation nationale en direction des élèves issus de l’immigration ». La note portera « Sur l’opportunité pour l’École de la République d’introduire un enseignement de connaissance et d’histoire des religions, et sur la manière de l’organiser à l’école, au collège, et au lycée ». Elle sera rendue dans le courant de ce même mois de janvier. Dans le cadre de cette recherche, Jean Lambert a été interviewé sur son interprétation de l’émergence de la question. Pour lui tout commence dans le travail accompli par l’anthropologie des années 1960 grâce à l’idée que les religions sont comme des langues qu’il faut apprendre et que l’on peut comparer. Il voit dans le groupe de recherche islamo chrétien (GRIC, ce groupe existe toujours actuellement) un moment fondateur sur le plan intellectuel puisque les musulmans et les chrétiens qui se sont ainsi rapprochés en 1977 étaient des universitaires. Les premières publications112 de ce groupe en sont emblématiques. C’est au milieu des années 1980 (qui est bien le moment clé pour l’émergence de la question de l’enseignement religieux) que Jean Lambert entreprendra ses recherches qui aboutiront à son œuvre principale113. Avant d’annoncer son plan, l’auteur situe brièvement le débat et fait deux rappels. « Divers courants militent aujourd’hui en faveur d’une introduction de l’histoire des religions dans l’enseignement. » Nous sommes juste après le « rapport Joutard » (septembre 1989) placé sous le signe de l’histoire des religions, il s’agira donc de faire entendre un point de vue peut-être légèrement différent sur la question. Le premier rappel concerne le fait que depuis un siècle (notamment la création de la cinquième section de l’EPHE) un ensemble de sciences profanes s’est constitué sur les phénomènes religieux. Non seulement l’École peut assumer cet enseignement mais elle le doit, car la laïcité qui est « ouverture totale à la connaissance » ne peut laisser ce champ vacant. Le deuxième rappel est la distinction entre cet enseignement et la fonction d’aumôneries scolaires qui est confessionnelle et indépendante. La première partie de la note intitulée « Les religions dans la République » répond à la première partie de la commande ; la seconde, « La République dans les religions » répond à la seconde.
22L’ouverture annonce que nous n’avons pas à inventer une nouvelle laïcité mais à devenir authentiquement laïques grâce à une laïcité dans la connaissance alors qu’on s’est contenté jusqu’à présent d’une laïcité défensive. L’invention des sciences religieuses s’est faite par une décision politique récusant l’autorité exclusive des confessions sur le savoir les concernant et par l’effort de la critique historique. La laïcité authentique n’est pas un courant parmi d’autres dans la société qui se serait affirmé d’une manière contingente, elle est « la forme générale de la citoyenneté », une « ouverture totale à la connaissance » et pas seulement une simple pratique juridique ou un pacte de non-agression. La laïcité doit donc reconquérir des pans entiers de l’histoire et de la culture des peuples laissés aux seules organisations religieuses. Cet enseignement de connaissance des religions se justifie de plusieurs manières. Il est « intellectuellement formateur : formaliser et comparer » : il y a une raison au sein de ce qui ne semble pas engendré par la raison, « car la religion n’est pas un domaine réservé à la croyance, ou combattu par l’incroyance. C’est un fait universel et durable des sociétés, à connaître ». Ce fait universel se manifeste d’une manière éminente dans l’art et « il est donc possible de ne pas retarder ici la découverte d’une rigueur formelle sous la floraison surchargée des constellations sensibles ».
23Il est « civiquement nécessaire » : cet enseignement pourrait être une « forme supérieure d’éducation civique » en ce sens que les courants religieux sont traversés tout à la fois par des formes d’oppression idéologique et institutionnelle et par la revendication de justice. Ils introduisent ainsi « aux nécessaires médiations de la vie sociale, en même temps qu’à la dynamique de leur dépassement ». Toutes ces questions ne concernent pas que le passé mais occupent l’actualité la plus brûlante. Il est « heuristiquement fécond » : L’étude des religions oblige à élaborer des modèles de rationalité complexes de grand intérêt. Il est « démocratiquement urgent » : À cause de l’immigration et de la présence nouvelle de l’islam en France notamment, nous prenons conscience que « nous n’étions laïques que dans les limites étroites du judéo-christianisme ». Sans le travail de la connaissance nous restons démunis car « les extrémismes idéologiques totalitaires se nourrissent non pas des traditions religieuses vivantes, mais du réveil de traditions fossilisées mythiquement revivifiées pour les pires finalités ». La fin de cette première partie est une sorte de mise en garde qui explique que si l’École ne prend pas les devants, elle sera soumise à une pression pour l’existence d’un enseignement confessionnel à l’école.
24La deuxième partie, intitulée « La République dans les religions », entend décrire l’utile généralisation d’un enseignement de connaissance et d’histoire des religions, à bien distinguer de la fonction des aumôneries. Cet enseignement devra s’inspirer de la démarche comparative initiée par des maîtres tel G. Dumézil. Mais quels enseignants pour s’acquitter d’une telle tâche ? « … il ne paraît ni réaliste ni encore opportun de confier cet enseignement à des enseignants spécialisés pour commencer ». Trois raisons sont invoquées : il est impossible de qualifier des professeurs dans un délai bref ; à ce niveau d’introduction, il est conforme que cet enseignement soit dispensé par les professeurs des différentes disciplines ; il y a un risque de confessionnalisation, via tel ou tel diplôme de sciences religieuses bénéficiant d’une reconnaissance européenne. Il faut donc, au contraire, partir de ce qui existe et développer la formation continue des professeurs, le caractère « transdisciplinaire » de cet enseignement « … ne signifie pas du tout atténuation des champs disciplinaires distincts, mais seulement leur collaboration autour d’un objet commun ». Cet objectif de formation doit exister aussi pour les différents cursus universitaires comme pour la formation initiale des maîtres en IUFM. S’il ne convient pas de créer une discipline à part ni un nouveau corps d’enseignants, il convient que cet enseignement ait un horaire dédié d’une heure hebdomadaire pour le premier degré, le collège et le lycée (où il pourrait y avoir une heure optionnelle et thématique en plus). Quels contenus pour cet enseignement ? « Du CP à la Terminale, sur deux séries d’objets distincts, des textes d’une part, des faits sociaux et historiques d’autre part (institutions, pratiques, architectures…) accessibles à l’enquête, il s’agit de mettre en œuvre, par le moyen de la comparaison, des modèles formels d’intelligibilité des phénomènes religieux ». L’art, corrélation du sensible et de l’intelligible, les récits fondateurs sont des objets d’étude privilégiés, on tente de repérer les apports sémitiques et indo-européens par exemple, on essaye de dégager des invariants structuraux et on s’interroge sur leurs effets dans l’histoire et réciproquement.
25J. Lambert revient ensuite sur la « nécessaire distinction » d’avec la fonction des aumôneries qui a sa légitimité sur un autre plan. « La laïcité n’est en aucun cas le refus de la religion, ce qui risquerait de la rendre elle-même religieuse, ni même la seule limitation de la religion à la sphère privée, mais la garantie que puisse naître en l’individu la forme générale de la citoyenneté. » Il est ajouté qu’à partir « … de ces idées claires, il deviendra peut-être possible, comme un effet secondaire, de stabiliser la question assez spécifique à la France de l’enseignement privé confessionnel, avant que la logique défendue par l’enseignement catholique ne soit adoptée par certains islams ». En conclusion il est dit que chacun a la liberté de chercher ce qu’il peut savoir et ce qu’il veut croire.
26Quelle lecture critique faire aujourd’hui de cette note ? Il faut tout d’abord saluer la cohérence d’un vrai point de vue d’ensemble et reconnaître que bien des choses qui seront rendues presque banales par le rapport Debray dix ans plus tard sont déjà là, comme cette idée fondamentale qu’une laïcité de retrait, d’abstention, défensive vis-à-vis des faits religieux ne peut que desservir la laïcité et que l’aventure de la connaissance ne peut que la servir. Mais il faut bien comprendre avec précision le contexte dans lequel nous nous trouvons.
27Quelques remarques de la note lui donnent la tonalité d’un texte militant de la laïcité s’adressant à d’autres militants qui se trouvent dans une inquiétude diffuse. Quelles sont ces remarques ? À la fin de la première partie, les options qui sont défendues sont clairement présentées comme un rempart face à une menace sourde où la pureté laïque à la française risque d’être débordée par un laisser-aller européen aussi communautariste que lamentable sur le plan intellectuel où l’activité scientifique et celle d’aumônerie sont confondues. Rempart aussi contre une Église catholique dont on ne peut jamais tout à fait être sûr qu’elle a renoncé à ne pas revenir par la fenêtre quand elle a dû quitter l’École par la porte (hormis bien sûr l’aumônerie). Cette fenêtre étant l’occasion de fournir des enseignants – en cas de création d’une matière spécifique – dont on ne pourrait récuser les diplômes reconnus114 sur un plan européen, voire de faire pression pour un retour d’un enseignement religieux à l’École si la laïcité persiste dans l’incompétence et l’aveuglement face au phénomène religieux dont l’importance est capitale non seulement dans le passé mais aussi dans l’actualité. Enfin, une des dernières phrases de la note porte, de manière assez inattendue, sur l’enseignement privé confessionnel. Mais il faut bien comprendre que nous sommes à la fin des années 1980, après l’échec du projet Savary, et que le « camp laïque » essaie au moins de limiter sa défaite et redoute peut-être un développement de l’enseignement privé confessionnel. D’où la formule qui peut sembler un peu énigmatique de vouloir « … stabiliser la question assez spécifique à la France, de l’enseignement privé confessionnel ». Moins énigmatique par contre est la mise en garde contre le fait que « certains islams » pourraient adopter la logique défendue par l’enseignement catholique. Cette mise en garde est très intéressante car elle intervient justement au moment où l’institution scolaire accepte de considérer que l’immigration d’origine musulmane n’a pas qu’une incidence sur « la vie privée » d’un certain nombre de nos concitoyens. Dès lors, l’enseignement de connaissance et d’histoire des religions apparaît comme une réponse préventive à l’extension de ce qui est malgré tout considéré comme une atteinte à la laïcité à savoir un enseignement à « caractère propre sur le plan religieux » et subventionné par l’État. L’utilisation du pluriel concernant « certains islams » est à relever, signifiant que l’islam en tant que tel ne doit pas être considéré comme une menace, mais aussi que les manifestations concrètes de telle ou telle de ses tendances ne peuvent manquer d’inquiéter la sérénité laïque. Par contre, d’un point de vue juridique au moins, on ne voit pas ce qui peut empêcher que des écoles à caractère musulman tentent d’obtenir un contrat d’association avec l’État115 ; et on ne voit pas très bien comment ni même pourquoi un enseignement laïque sur les religions les priverait du désir de s’exprimer d’une manière plus confessionnelle. Jean Lambert, qui a longtemps enseigné au Maroc et beaucoup étudié l’islam, passe pour un modèle de laïque irréprochable et cependant dénué de toute « islamophobie ». D’une certaine manière, il répond dans sa note aux inquiétudes explicites et implicites de ceux qui lui posent une question. Mais douce et belle naïveté d’intellectuel (à moins qu’il ne s’agisse de celle que l’on prête à ceux à qui on s’adresse) que de s’imaginer qu’une théorie anthropologico-théologico-philosophique qui voudrait superposer tripartition fonctionnelle à la Dumézil et tripartition monothéiste puisse apaiser la faim d’exister des religions autrement que dans les livres et les salles de classe.
28Mais revenons au contenu de la note et encore au contexte. il est question « d’un enseignement de connaissance et d’histoire des religions », pas seulement « d’histoire des religions ». Il semble bien en effet que ce soit les historiens qui se soient emparés de la question de cet enseignement ou que, tout simplement, ce soit eux qui aient été sollicités les premiers, le récent rapport Joutard à l’époque en témoigne. Ceci peut sans doute s’expliquer assez bien. Le modèle selon lequel la religion appartient au passé et constitue un « patrimoine » dont on ne peut se débarrasser (un pays comme l’Albanie au XXe siècle a tout de même tenté une solution finale de ce côté-là) n’est pas de nature à bouleverser un certain type de « camp laïque ». Puisqu’on parle de religion, c’est donc aux historiens qu’il faut s’adresser. Et les historiens de protester sans doute, de parler d’histoire contemporaine, du temps présent, de géographie indispensable, d’écoles historiques nourries aux sciences sociales, etc. Mais le fait est que tous les historiens et a fortiori les professeurs d’histoire n’ont pas eu une lecture approfondie de Durkheim, Mauss, Dumézil, Lévi-Strauss et les autres, ni forcément une connaissance étendue des religions contemporaines et de leurs incidences géopolitiques. Première raison donc, profonde et structurelle. La deuxième, qui lui est directement liée, est que les professeurs d’histoire enseignent les faits religieux depuis toujours et qu’il suffit d’agir sur les programmes pour mettre ou non l’accent sur les faits religieux. Et puisque l’idée de créer une discipline spécifique n’a jamais été sérieusement envisagée et même clairement repoussée, il faut s’adresser à « l’existant », or c’est du côté de l’histoire que l’on se tourne, tant du côté universitaire que du côté de l’enseignement secondaire. Côté universitaire, le déséquilibre est énorme entre l’histoire et l’anthropologie en France ; du côté de l’enseignement secondaire, il n’y pas de combat faute de combattants. Il y a les littéraires, bien sûr, mais moins organisés, moins intéressés sans doute aussi par les batailles idéologiques qui se mettent toujours plus ou moins en place dès que l’on parle de religion. Restent les philosophes. Or Jean Lambert est philosophe de formation et en en France subsiste une grande tradition de sociologues et d’anthropologues formés d’abord par la philosophie.
29Ces questions « disciplinaires » et « académiques » sont importantes pour comprendre le rôle des acteurs, le jeu des réseaux, le poids des influences. Les historiens qui se préoccupent d’histoire des religions et a fortiori de son enseignement dans le secondaire sont perçus – à tort ou à raison et sans que cela puisse valider un quelconque désir de confessionnalisation – comme plutôt de sensibilité catholique. Dans les milieux de l’enseignement de la philosophie, la sensibilité dominante est plutôt un certain type de rationalisme laïque que le ministre Jean-Pierre Chevènement sur le plan politique représente assez bien. Jean Lambert est donc sur une position institutionnelle et intellectuelle particulière, qui consiste à incarner une laïcité insoupçonnable sur le plan des principes – nous verrons comment cela se manifeste dans sa note –, et même militante, mais aussi une approche plus structurale, plus anthropologique, plus conceptuelle en fin de compte, que ne le font les historiens.
30La note s’ouvre donc sur une double affirmation peu contestable : l’École peut et doit assumer cet enseignement, cela est d’un tout autre ordre que celui de l’aumônerie. « L’invention des sciences religieuses » est présentée, non pas comme l’aboutissement d’une évolution interne aux religions, mais comme un « effet conjoint de la critique historique et de l’action politique ». Malgré la reconnaissance explicite dans la note du rôle du protestantisme libéral, il s’agit là d’un point de vue que nous serions tentés de déclarer « catho-laïque », point de vue qui, en France et par définition, n’est pas tout à fait faux. Quant à la définition de la laïcité, dans le geste même de vouloir rappeler ce qu’est « l’authentique laïcité », existe une opposition de style entre une approche historienne toujours tentée par le nominalisme, niant l’existence des essences au profit d’une variation infinie des choses au gré de l’espace et du temps, et une approche qui voudrait fixer une essence à partir de laquelle il faudrait ou non corriger les représentations et les pratiques. La laïcité ne serait donc pas seulement une pratique juridique, la domination contingente d’un courant spirituel et politique parmi d’autres mais bien « la forme générale de la citoyenneté ». On ne peut qu’approuver le refus de la confusion entre la laïcité et la tolérance, la laïcité étant le cadre commun à tous permettant la tolérance dans les limites de la loi. Il n’en reste pas moins que la laïcité française est apparue dans un contexte historique et politique donné et que sa pratique a de fait évolué depuis 1905, même si ses principes de liberté de conscience et de liberté de culte restent intangibles. Pour ce qui nous occupe ici, on ne peut que saluer le point de vue de J. Lambert qui voit dans la laïcité une ouverture totale à la connaissance et une catastrophe dans le fait de se désintéresser du fait religieux. On ne peut également que saluer les raisons qui sont données pour justifier l’enseignement des faits religieux. « La paix de la raison examinante » qui refuse l’ignorance comme la crainte, ne peut pas – de fait – éviter de bousculer et d’embarrasser les « contempteurs scientistes de l’illusion religieuse comme les prosélytes fanatiques ».
31La suite de la note est en cohérence avec ce qui est posé dans la première partie. Se dessine, pour conclure, l’idée que cet enseignement n’est pas un recul du projet laïque, mais qu’il est au contraire son développement, interrompu en chemin, alors que la bataille de la laïcisation de l’enseignement était gagnée dans les années 1880. On voit aussi qu’il s’agit de rassurer le « camp laïque » dans l’insistance sur ce qui paraît pourtant de l’ordre de l’élémentaire évidence : la distinction avec la fonction de l’aumônerie. On voit encore que l’idée de créer une discipline spécifique et son corps d’enseignants spécialisés n’est pas à l’ordre du jour. Par contre s’exprime l’idée qu’il s’agit tout de même d’un enseignement qui mériterait un temps dédié, une visibilité particulière et une formation des professeurs du premier et du second degré aux sciences de la religion, « des sciences que l’on pratique mais que l’on n’enseigne pas » pour reprendre le titre de l’article Michel Despland, (Archives de sciences sociales des religions N° 16 oct.-déc. 2001). Ce qui laisse entendre, qu’à moyen ou long terme, il n’est peut-être pas absurde et il est même souhaitable qu’un enseignement spécifique puisse exister, ce qui serait l’occasion d’un formidable développement des sciences des religions qui seraient ainsi beaucoup plus enseignées à l’université comme dans le secondaire. Pour ce qui concerne les raisons profondes qui légitiment un tel enseignement, Jean Lambert voit dans la religion « le moteur même de l’humain et la mémoire de son hominisation »116 et que ce qui est en jeu pour le monde à venir n’est rien moins que la paix.
C. Les conférences du lycée Buffon
32Qu’un lycée organise des conférences n’est pas en soi un événement. Dans le cas qui nous intéresse, on peut toutefois le prétendre pour un certain nombre de raisons. L’époque d’abord : d’octobre 1989 à mars 1990, il y a donc plus de 20 ans aujourd’hui. Il s’agira de religions bien sûr, d’un cycle complet de conférences organisé à l’initiative d’un proviseur de lycée et de Danièle Hervieu-Léger, sociologue des religions au CNRS puis à l’EHESS, avec l’aval des syndicats de parents d’élèves et le concours du Fonds d’aide à l’innovation pédagogique du rectorat de Paris. Le public visé était les élèves de classes de seconde, première, terminales et préparatoires ainsi que leurs professeurs. Ces conférences rencontrèrent un vif succès et donnèrent lieu par la suite à des « projets d’action éducative » organisés par les professeurs d’histoire pour environ 250 élèves sur le thème « Vous avez dit tolérance ? ». Ces conférences ont fait l’objet d’une publication au titre légèrement provocateur : La religion au lycée, conférences au lycée Buffon117. En fait le titre exact de ce cycle de conférences était « Religion et Société », ce qui donne à entendre tout à fait autre chose que « La religion au lycée ». Mais on imagine que l’éditeur a voulu « accrocher » le lecteur avec ce qui constituait la nouveauté de l’expérience, non pas le fait que l’on réfléchisse sur les relations entre religion et société, mais qu’on le fasse dans un lycée, pour le monde scolaire, après avoir jugé que c’était devenu nécessaire voire urgent.
33Pourquoi en effet ces conférences ? Nous analyserons la réponse que donne Maddy Noin-Ledanois, qui était proviseur de ce lycée à l’époque, dans l’introduction qu’elle rédige pour le livre. Nous analyserons ensuite la réponse qu’en fournit Danièle Hervieu-Léger, dans sa conférence sur religion et modernité. Le rôle de cette dernière fut en effet déterminant puisque, prenant une part active à la vie du lycée comme parent d’élève, c’est elle qui conçut l’esprit de ces conférences et se chargea de trouver les intervenants adéquats pour les donner : pour sa part, Religion et modernité ainsi que Le catholicisme entre intransigeantisme et ouverture et Les paradoxes de la sécularisation : Sectes et nouveaux mouvements religieux ; Régine Azria, Les juifs de France ; Patrick Michel, Catholicisme et politique : essai d’analyse du cas polonais ; Jean-Paul Willaime, Le protestantisme : religion de la modernité ? ; Gilles Kepel, Islam : religion et politique.
34Maddy Noin-Ledanois mérite de figurer dans l’histoire de l’enseignement des faits religieux à l’École puisqu’il semble que ce soit elle qui ait relevé la perle désormais légendaire du saint Sébastien de Mantegna, victime des flèches des Indiens, lors de la conquête de l’Ouest américain…118. Ancienne professeur d’Arts plastiques, ce proviseur était donc particulièrement sensible aux questions touchant la culture artistique des élèves. C’est lors d’entretiens avec des élèves devant être orientés vers la filière Arts plastiques qu’elle a pu « se rendre compte de l’ignorance presque complète de certains fondements de la culture européenne »119 (…) Les élèves avaient quelques vagues notions de la mythologie grecque, mais ne connaissaient à peu près rien à la Bible, (…) Comment pouvaient-ils saisir le sens des textes littéraires et des œuvres d’art du passé sans un minimum de références au texte biblique ou à la religion chrétienne ? »120. Mais elle ne se contente pas de faire ce diagnostic pour ce qui concerne l’accès au patrimoine artistique, elle note que cela concerne aussi la capacité de comprendre l’actualité mondiale. Cette prise de conscience ayant eu lieu elle déclare : « Tout en étant moi-même non croyante, il m’a paru regrettable que ce phénomène fut ignoré. Il m’a semblé qu’il mériterait d’être étudié comme fait social et comme fait culturel »121. Danièle Hervieu-Léger contactée fut enthousiaste pour organiser le cycle de conférences selon « une approche qui ne parle ni de l’intérieur de la croyance, ni contre elle »122
35Ces informations appellent quelques remarques. Même si la question du « vivre ensemble » reste le déterminant majeur et le plus profond de l’enseignement des faits religieux, il est incontestable que l’argument « perles » devant une œuvre d’art pour cause d’ignorance totale en matière religieuse soit porteur. C’est lui qui a joué un rôle déterminant pour l’existence de ce cycle de conférences. C’est aussi sans doute lui qui permet de donner l’argumentation la moins susceptible de porter atteinte à la neutralité religieuse de l’École ou du moins qui semble telle. Le fait que le proviseur du lycée éprouve le besoin de dire – par écrit – qu’elle est « non croyante » est en soi une information sur le climat de l’Éducation nationale et sur le fait que les convictions « privées » y sont parfois tout de même rendues publiques. Cependant et curieusement, les conférences ne correspondront pas aux premiers symptômes relevés. Nulle référence à des œuvres d’arts plastiques ou des œuvres littéraires, il sera surtout question de modernité, de faits sociaux et de politique, ce qui tient surtout du profil de Danièle Hervieu-Léger qui est sociologue
D. Religion et modernité selon Danièle Hervieu-Léger
36La conférence introductive, intitulée Religion et modernité, est en elle-même une petite thèse sur la signification, dans la société française contemporaine, de ce que l’on appelle aujourd’hui enseignement des faits religieux à l’école. Partant du constat bien connu des lacunes de l’enseignement sur le phénomène religieux, D. Hervieu-Léger pointe trois idées reçues à battre en brèche, pour le faire progresser : on ne pourrait aborder les questions religieuses objectivement ; ces questions dresseraient les Français les uns contre les autres ; l’Église catholique pourrait elle-même fournir une culture dont tout le monde est d’ailleurs imprégné.
37Concernant la première de ces idées reçues, si l’objectivité est effectivement le fruit d’un effort, on ne voit pas pourquoi on pourrait le faire dans le domaine philosophique et politique et non dans le domaine religieux. Pour la deuxième, l’histoire française, via la « guerre des deux France » et l’épopée de la création de l’École laïque, permet effectivement de comprendre pourquoi cette question fut brûlante, mais il y a tout de même plus d’un siècle. Pour la troisième, notre auteur ne parle peut-être pas encore à cette époque « d’exculturation » du catholicisme123, mais avance bien l’idée selon laquelle la France n’est plus du tout un pays catholique, mais multi-religieux et surtout largement sécularisé. Elle part même de cet exemple de moins de 10 % de catholiques pratiquants réguliers dans la population française pour expliquer et justifier l’approche sociologique. Selon le prêtre cela est préoccupant, selon l’athée satisfaisant, quant au sociologue, il se contente de croiser ce constat avec d’autres déterminants (géographiques, politiques, etc.) pour mieux tenter de comprendre une telle évolution sociale de la pratique religieuse catholique. Cette approche peut déplaire à ceux qui pensent que c’est faire trop d’honneur à la religion et qu’il y a d’autres sujets d’étude plus intéressants, mais aussi à ceux qui admettent difficilement que l’on puisse réduire la religion à un ensemble de dimensions sociales et historiques. Elle revendique ce réductionnisme sociologique, mais reconnaît que « la dimension sociale de la religion n’est pas toute la religion ». Vient ensuite l’exposé du paradoxe difficile qui consiste à reconnaître que coexistent ensemble le phénomène de la sécularisation et un certain renouveau religieux. Pour en rendre compte, D. Hervieu-Léger dessine une vaste fresque pédagogique pour initier son public à quelques concepts fondamentaux issus pour l’essentiel de Durkheim et Weber. Les hommes se sont petit à petit appropriés les qualités des dieux que sont l’omniscience et l’omnipotence via la science et la technique. Dans la société traditionnelle, la religion est partout et l’ensemble des activités humaines est fondu dans un tout. Dans la société moderne désenchantée, via la rationalisation et la différenciation institutionnelle, les plans se distinguent, tandis que le rôle dévolu à la religion ne cesse de rétrécir. Cependant Weber a montré que « la conception de l’histoire et de l’Alliance entre Dieu et les hommes que les prophètes de l’Ancien testament ont développée, et qui s’est déployée dans le christianisme, a servi de matrice à la conception moderne d’une histoire que les hommes doivent faire, dans laquelle ils ont une responsabilité, et dans laquelle leur liberté est engagée puisqu’ils peuvent répondre ou ne pas répondre à la sollicitation d’un Dieu qui se lie à un peuple »124. Un certain type de religion, avec l’évolution du christianisme et la Réforme, par exemple, aurait donc été la « fusée porteuse » de la modernité et donc de… sa propre disparition. Il n’en reste pas moins que les hommes vivent toujours dans l’attente, sinon d’un au-delà, au moins d’une transformation de leur vie. Que ce soit par les progrès scientifiques, techniques, économiques ou politiques. On sait bien les déceptions engendrées au XXe siècle par de telles attentes. De telle sorte qu’il y aura toujours dans la modernité, une tension entre l’attente d’un monde toujours plus rationalisé et la dimension de l’incertitude, qui vient de la complexité croissante de ce monde. Cette tension ne produit pas un retour du religieux mais au moins les conditions de sa relative pérennité et de son évolution.
38Cet exposé n’appelle pas beaucoup de commentaires ou de critiques, sinon quelques remarques. Les trois raisons données qui pourraient entraver l’existence d’un enseignement des faits religieux semblent de moins en moins agissantes aujourd’hui, même si l’on peut toujours reprendre à l’infini la question de « l’objectivité » des sciences des religions, tant sur le plan épistémologique qu’idéologique. Le débat sur le « réductionnisme » et sur le fait que cet enseignement risque de déplaire au « croyant » comme à « l’incroyant » est sans doute très intéressant. Le point de vue défendu consiste à dire que la sociologie assume son réductionnisme social mais reconnaît que cette approche n’épuise pas la réalité du phénomène religieux et que le psychologue ou le théologien en auraient d’autres. Ce qui peut déboucher sur deux questions. La vérité de quelque chose comme la religion est-elle le produit de la somme de tous les réductionnismes que l’on peut faire à son sujet ? Ne peut-on faire de la sociologie de manière non réductionniste ? Pour la première question reconnaissons seulement que la vérité est un horizon et qu’un phénomène comme la religion est inépuisable. Cependant, faire honneur à ce caractère inépuisable suppose de croiser le plus d’approches possibles, ce qui n’est pas forcément facile ou possible à l’école. Pour la deuxième question, on serait tenté d’évoquer des approches « dissidentes » ou « insolites » en sociologie de la religion, qui ne se reconnaîtraient sans doute pas dans un « réductionnisme assumé » au social mais valoriseraient la dimension vécue, expérientielle, etc. Pour ce qui concerne l’ensemble des conférences de Buffon, ce qui est remarquable tient sans doute au fait qu’elles ont été construites sur le mode de la problématisation, et sur un terrain qui nous concerne chacun très directement, puisqu’il s’agit des relations entre les religions et la modernité. Rien n’empêche bien sûr, grâce à la liberté pédagogique, un professeur de faire travailler ses élèves dans cette direction. Mais il serait bien difficile de trouver dans les programmes des différentes disciplines ce qui pourrait l’y obliger très explicitement. Lors d’un entretien125, Danièle Hervieu-Léger a confirmé que le problème de l’enseignement des faits religieux vient du fait qu’il est trop descriptif et pas assez problématisé, trop dominé par une approche « patrimoniale » où l’on sous-entend (même involontairement) que la religion appartient au passé et que la discipline faite par excellence pour l’étudier est l’histoire. Interrogée sur le contexte de ces conférences, elle précisera que le rectorat fut d’abord très inquiet de cette initiative avant que le lancement du livre soit honoré de la présence du recteur de l’académie de Paris.
39Du côté des religions, les instances catholiques furent également circonspectes et « froncèrent le sourcil » sans plus de conséquences. Les instances protestantes et juives ne posèrent aucun problème. Quant à l’islam, dépourvu de toute représentation officielle nationale à l’époque, une seule personne eut une réaction hostile au nom d’une association, pour dire qu’il eût fallu que le conférencier soit musulman pour parler de l’islam.
III. L’émergence d’initiatives nouvelles
40Le colloque de Besançon de 1991 est en quelque sorte fondateur, non pas sur le plan du dispositif institutionnel mais dans le fait d’ouvrir largement le débat et d’affronter l’épaisseur des questions soulevées. Nous sommes encore au temps des commencements et il émerge clairement des pistes de recherche, des sensibilités différentes. Mais dans ce buissonnement pluriel, le recteur Joutard dessine clairement ce qui sera possible et ce qui ne le sera pas. Des initiatives concrètes naîtront peu de temps après (1992), ainsi celle de Jean Carpentier, inspecteur général, qui organise des universités d’été sur le sujet, sous l’égide de l’Éducation nationale, avant de créer en 1998 l’Arelc (Association religions laïcité citoyenneté).
A. Le colloque de Besançon : « Enseigner l’histoire des religions dans une démarche laïque »
41Ce colloque a eu lieu les 20 et 21 novembre 1991 à Besançon, organisé par le CRDP (Centre régional de documentation pédagogique) de Franche-Comté, en lien avec la Ligue française de l’Enseignement et de l’Éducation Permanente, le Rectorat de l’Académie de Besançon, l’Université de Franche-Comté, l’IUFM de Franche-Comté, la DRAC de Franche-Comté. À cette époque, Philippe Joutard était le recteur de cette académie (sa nomination date du 18 octobre 1989) et l’on sait qu’il avait rendu peu de temps auparavant les conclusions de son fameux rapport sur l’enseignement de l’histoire des religions (en septembre 1989), c’est donc lui qui en est l’initiateur. Il faut d’ailleurs noter qu’il n’est pas question à ce moment-là d’enseignement du fait religieux mais bien d’histoire des religions, expression qui fait l’intitulé même du colloque. Ce colloque est sans doute la première manifestation publique d’importance autour de ce fameux enseignement. Il a, à ce titre, vraiment valeur de document et a fait l’objet d’une publication126. Il y eut des exposés en ouverture et en clôture, encadrant des Ateliers. On est frappé par la richesse des contributions, le buissonnement des propositions, la diversité des points de vue et des participants, la liberté de ton. On sent qu’on est encore « aux temps épiques » de cette question qui émerge intellectuellement, au début des années 1980, au travers d’un certain nombre de rapports et qui « perce » publiquement au début des années 1990. Mais en même temps que cette liberté et profusion de points de vue s’expriment, on sent bien, notamment au travers des communications du recteur Joutard, que l’Institution commence à s’approprier cette nouvelle question et va commencer à lui imposer ses cadres fondamentaux. Nous nous attacherons donc à analyser les communications de Ph. Joutard et en contrepoint celle de J. Baubérot qui défendait des positions divergentes et qui n’ont pas été retenues.
42Dans son introduction, Ph. Joutard dit clairement les choses : « Pas de système idéal. Partir de ce qui peut être fait dans la situation réelle, en tenant compte du public réel et du public dans sa diversité, en tenant compte des enseignants réels, en tenant compte des enseignants réels, en tenant compte de la situation des disciplines telles qu’elles existent ; à ce niveau-là, si nous voulons avoir la moindre chance de faire progresser ce dossier, il faut le faire progresser dans la réalité française de 1991 telle qu’elle est et non pas telle que nous la voudrions dans une vision parfaitement mythique »127. Pour qui sait lire, on serait tenté de dire « la messe est dite », notamment sur la question de savoir s’il faut, si l’on peut créer ou non, une matière spécifique consacrée à l’enseignement de l’histoire des religions ou du fait religieux. En conclusion du colloque, il pose la question franchement : « Faut-il individualiser, autonomiser une histoire des religions dans l’enseignement obligatoire ? »128 et de plaider pour la prudence dans un domaine sensible où on ne peut pas ne pas tenir compte de l’opinion. Il retient trois grandes idées ou propositions à l’issue de ce colloque. D’abord, pour répondre à Jean Baubérot, Ph. Joutard affirme qu’il n’y aura pas de discipline spécifique et que de toute manière l’histoire de l’art attend son tour depuis longtemps, avant même l’histoire des religions. Il ajoute que cela contraindrait à un enseignement d’une heure hebdomadaire, ce qui fait 18 classes pour un horaire normal de professeur, situation dont se plaignent les professeurs de musique et d’arts plastiques. Il faudrait donc « s’appuyer solidement sur le trépied du français, de l’histoire et de la philosophie, sans exclure à des moments plus restreints d’utiliser les langues dans leur aspect « civilisation » et les arts, à condition que les arts ne s’intéresse pas uniquement aux formes amis aussi aux significations et à tous les problèmes de type historique »129. Deuxième proposition : « Marquer plus solidement dans les divers programmes, en gras, l’importance des phénomènes religieux ». Il retient la formule « histoire des croyances et des incroyances », « parce qu’elle met en valeur la complexité d’un phénomène qui ne se réduit pas aux définitions simples »130. Cette histoire devra faire une part importante au « contexte plus large de l’imaginaire et du symbolique sans pour autant faire une sorte de coupure vis-à-vis du reste des réalités sociales, économiques et politiques »131. Enfin, dernière proposition touchant la question « laïcité et diversité spirituelle » : « Je crois qu’à un moment quelconque de la scolarité nous devons faire prendre conscience à nos élèves et aux parents que cette laïcité n’est pas seulement un concept un peu négatif, un peu réducteur, mais c’est ce qui permet aujourd’hui de fonder globalement nos valeurs et notre démocratie »132.
43Au travers de ces trois propositions, se dessine nettement une mise en forme de ce qui sera l’enseignement du fait religieux à l’école laïque. L’enseigner au sein des disciplines existantes, pour cela infléchir les programmes de certaines disciplines plus particulièrement, comprendre qu’il s’agit là d’une maturation et d’un nouvel âge de la laïcité. Notons tout de même qu’il est dit qu’il ne s’agit peut-être pas purement et simplement de tel ou tel chapitre de plus dans les programmes de telle discipline, mais qu’il s’agit de s’ouvrir à une dimension d’intelligibilité du fait humain et de l’histoire où la dimension imaginaire et symbolique serait plus présente…
44La communication de Jean Baubérot s’intitule, quant à elle, La laïcité, recherches et problèmes. Il y est question de laïcité et on ne peut séparer, la question de l’enseignement qui nous occupe de la question de la laïcité. À cette époque, J. Baubérot est titulaire à l’EPHE de la toute jeune et unique direction d’études en France « Histoire et sociologie de la Laïcité ». Il est très critique vis-à-vis de l’option de ne pas créer une discipline spécifique, même s’il choisit de ne pas défendre explicitement et de manière polémique cette thèse dans sa communication écrite. Selon le parcours historique que propose J. Baubérot, la laïcité s’est construite en deux étapes fondamentales, de 1789 à 1804 et de 1804 aux constitutions de 46 et de 58 en passant par la loi de séparation de 1905. La première correspond à une laïcisation de l’État, la deuxième à la construction d’une laïcité républicaine marquée par la défaite du camp clérical avec la laïcisation de l’Ecole et la loi de 1905. Si le conflit s’est aujourd’hui largement apaisé, J. Baubérot rappelle les étonnantes exceptions au principe de laïcité comme celle de l’Alsace-Moselle et le fait que la situation de l’enseignement privé sous contrat peut toujours se réveiller comme conflictuelle. Mais le point qui nous intéresse ici est la partie de sa communication qu’il intitule « De l’école à l’enseignement de l’histoire des religions ». L’école publique a joué un rôle fondamental dans l’histoire de la laïcité, ce qui fait dire à J. Baubérot : « Devenue laïque, l’école publique n’a pas été seulement un lieu de transmission des connaissances entre générations. Elle est devenue une institution porteuse de sens à un double titre : par le contenu de son enseignement comportant une socialisation aux valeurs ; par le fait de donner à tous les petits Français (et les petites Françaises) la même éducation (…) On comprend dès lors que tout ce qui peut apparaître comme un réinvestissement des religions à l’école puisse être très mal perçu. D’une manière générale, il y a un problème objectif en France qui vient du fait que « les minorités religieuses y sont des microminorités et qu’une véritable culture pluraliste n’a pas pu éclore (…) Un statut de “vérité religieuse” a été donné, soit positivement, soit négativement, au catholicisme et si on n’y prend pas garde, cela marquera, au moins implicitement, les entreprises menées dans le cadre du projet d’enseignement d’histoire des religions ».133
45Pour ce qui concerne la question de mise en place d’une matière spécifique, J. Baubérot écrit en note 19 p. 312 : « Remarquons simplement une contradiction chez ceux qui affirment de façon péremptoire qu’il ne saurait être question d’un cours spécifique : pourquoi ce qui existe sous forme confessionnelle dans trois départements français serait, a priori, absolument impossible dans une perspective laïque ? ». Vient enfin une conclusion à caractère proprement épistémologique attaquant ceux qui contesteraient la spécificité de l’histoire des religions comme discipline au prétexte que la dimension religieuse serait présente dans toutes les activités humaines. Mais selon J. Baubérot, cela entraîne le danger de confondre religions et croyances, alors que « le croire est plus global que le religieux ». Les idéologies séculières du XXe siècle l’ont bien montré. Avec une discipline spécifique, « il s’agit de diffuser ce que l’on sait déjà – et l’on en sait beaucoup – concernant une anthropologie du croire – que les croyances soient ou non considérées comme “religieuses” par les acteurs sociaux ». Autre argument : le propre de toute démarche scientifique consiste à découper un champ dans le réel empirique où tout est lié, on ne peut donc pas faire ce reproche à une approche de type « sciences des religions » plus qu’on ne le ferait pour n’importe quelle autre discipline. Et J. Baubérot de conclure : « Si nous voulons échapper à un enseignement de la religion plus ou moins confessionnel et nous placer dans une perspective laïque, il est nécessaire d’être solidement amarré à une discipline qui ait ce niveau d’exigence. Cette démarche doit, à mon avis, s’insérer dans un ensemble et être un des éléments de la rénovation de l’enseignement public ».
46D’une certaine manière, Ph. Joutard et J. Baubérot posent le même diagnostic et en tirent des conclusions opposées. La France a une histoire et en particulier une histoire des relations entre l’État et la religion où ce n’est pas la souplesse, le pluralisme et le débat apaisé qui dominent. À partir de ce constat, Ph. Joutard est prudent, réaliste et pragmatique : il faut, on peut avancer, mais à condition de ne pas trop faire bouger les lignes, de ne pas trop remettre en cause les partages territoriaux et épistémologiques ; c’est un historien, mais aussi un recteur qui parle. J. Baubérot, lui, est essentiellement un chercheur rendu hardi par sa nouvelle direction d’études portant sur la laïcité, militant de tempérament toujours prompt à pourfendre « le communautarisme de la majorité », il aimerait faire bouger les lignes. Selon lui, non seulement une discipline à part entière aurait des avantages intellectuels, mais encore c’est tout le système d’enseignement et ses finalités qui s’en trouveraient régénérés par une anthropologie du croire où l’on apprend la dialectique de la subjectivité et de l’objectivation et où l’on apprendrait ainsi à vivre en pluralisme culturel et religieux, ce qui est l’impératif des démocraties contemporaines.
47Bien d’autres contributions lors de ce colloque extrêmement riche mériteraient d’être analysées, mais du point de vue de ce qui nous occupe – la mise en forme de l’enseignement des faits religieux –, on voit apparaître nettement les lignes de force qui finalement bougeront très peu par la suite et que nous énonçons à nouveau : enseigner au sein des disciplines, infléchir les programmes pour une meilleure prise en compte des faits religieux, s’ouvrir mieux à la dimension du symbolique, considérer qu’il s’agit là d’un progrès de la laïcité, laquelle doit faire l’objet d’un effort de formation auprès des personnels de l’Éducation nationale. Une conséquence concrète importante de ce « moment Joutard » sera notamment les nouveaux programmes d’histoire qui entrent en vigueur en 1996 pour les classes de sixième et de seconde. Ils sont issus des travaux d’une Commission présidée par Serge Berstein et Dominique Borne. Nous reviendrons sur leur contenu quand nous parlerons plus précisément des disciplines. Une autre conséquence concrète de ce colloque fut le lancement d’une collection d’histoire des religions éditée par le CRDP de Franche-Comté avec un objectif clairement pédagogique. Dominique Borne nous a dit son étonnement que le volume consacré à la genèse du christianisme soit réalisé par René Nouailhat, compte tenu de ses responsabilités dans l’enseignement catholique134.
B. L’Association religions laïcité citoyenneté (Arelc)
48L’Arelc, dont les membres appartenaient pour l’essentiel au monde de l’éducation, est née le 24 janvier 1998 et a décidé de sa dissolution en 2010, estimant avoir largement labouré le terrain de la réflexion et de l’action qui permettrait petit à petit la mise en place d’un enseignement des faits religieux dans l’École laïque. La personne qui y a joué sans doute le premier rôle est Jean Carpentier, historien, ancien membre de L’Inspection Générale de l’Éducation nationale, à la fois du groupe enseignement primaire et du groupe histoire. Évelyne Martini, aujourd’hui disparue, professeur et IA-IPR de lettres en fut également un membre fondateur. Mais il faudrait remonter au début des années 1990 pour comprendre la genèse de cette association. L’interrogeant sur la signification de l’émergence de la question de l’enseignement des faits religieux il m’a répondu par deux anecdotes particulièrement significatives selon lui. Avoir entendu un historien parler avec luxe de détails sur la vie du clergé au dix-huitième siècle sans jamais dire en quoi consiste l’essentiel du métier de clerc. Avoir lu un livre135 dans lequel selon lui, l’art est surtout interprété du point de vue de la forme au détriment du sens, contrairement à d’autres travaux plus récents136. Jean Carpentier est l’un des premiers, dès les années1980, à s’intéresser à la question de l’histoire des religions dans l’enseignement, il fera une communication à Besançon et organisera, surtout à partir de 1992 jusqu’à 1998, des universités d’été avec le soutien de l’Éducation nationale. En 1992 sur le christianisme, en 1993 sur l’islam, en 1994 sur le judaïsme, en 1995 sur le bouddhisme, en 1996 sur des questions pédagogiques transversales à cet enseignement, en 1998 sur l’Édit de Nantes, Liberté de conscience, Protestantisme. Ce sont ces universités d’été qui feront mûrir le projet de l’Arelc et constitueront le vivier de ses membres. Quel est ce projet ? Examinons l’éditorial de Jean Carpentier, premier président de l’Arelc, dans le premier bulletin de liaison de l’association, paru en mars 1998.
49Il y analyse brièvement les trois mots-clés qui donnent à l’Arelc son nom, puis indique des directions de travail. Religions. Elles sont « présentes et vivantes » et « sans elles, nous ne comprenons pas des pans entiers de notre culture ». Les lieux de culte avant d’être beaux ont pour fonction de permettre de mettre en œuvre les manifestations religieuses qui leur correspondent. Quant à Bach, Molière, Voltaire ou Dostoïevski, « c’est leur imprégnation religieuse qu’il faut saisir pour comprendre leur œuvre ». Laïcité. « Mot-symbole, mot protecteur ». Après avoir cité l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 sur la liberté des opinions, « même religieuses », J. Carpentier écrit : « À chacun le droit de dire et de manifester – dans les limites de l’ordre public établi par la loi – son attachement ou son détachement par rapport à telle ou telle religion ; à l’État, le devoir de le protéger ; à l’école, celui de le mettre en œuvre ». Citoyenneté. « Objectif majeur… la communauté des citoyens… » ; « reconnaître l’autre dans son altérité, garder sa propre identité et vivre ensemble quand même, telle est la voie ». On constate que l’on retrouve là les deux grandes familles de justification de cet enseignement : le fait religieux est nécessaire pour comprendre le passé, le présent et la culture ; sa connaissance doit aider au vivre ensemble. On constate aussi la référence tutélaire à la laïcité.
50Les directions de travail énoncées par J. Carpentier sont les suivantes : vérifier la demande dans ce domaine ; analyser les programmes scolaires et les mises en œuvre pratiques ; coordonner la réflexion dans les différentes académies ; diffuser l’information par le bulletin ; être un lieu de formation et de réflexion en lien avec la recherche ; participer à toute discussion sur ce sujet si la demande en est faite. Il est ajouté que les enseignants ne sont pas les seules personnes concernées par cette question mais qu’il y a aussi les infirmiers, policiers, assistants sociaux, etc., et qu’une ouverture internationale est souhaitable. Tout au long de ses 12 ans d’existence, au travers du dynamisme de son site web remarquablement tenu par Isabelle Cardot, de colloques, de formations, de ses bulletins de liaison, de voyages culturels, en favorisant les contacts et les rencontres, l’Arelc a fortement contribué à la publicité des débats sur cette question et au progrès dans la manière d’y répondre.
Notes de bas de page
104 L’immigration à l’École de la République, Berque J., Rapport au ministre de l’Éducation nationale, 1985.
105 ELCO, dans le jargon de l’Éducation nationale. Cet enseignement a été créé en 1975 dans le but d’offrir aux enfants d’immigrés une maîtrise de la langue et une connaissance de la culture de leur « pays d’origine ». Les enseignants sont eux-mêmes étrangers. Ce dispositif existe toujours.
106 Rappelons que la « marche des Beurs », première mobilisation massive des enfants d’immigrés maghrébins, qui a eu un grand retentissement médiatique, date de 1983.
107 « Rapport sur l’enseignement de l’histoire des religions », Joutard Ph., dans La laïcité, mémoire et exigences du présent, dir. Borne D. N° 917, octobre 2005, p. 44-4.5
108 Ibid., p. 45.
109 Ibid.
110 Ibid.
111 Ibid., p. 46.
112 GRIC, Ces Écritures qui nous questionnent, la Bible et le Coran, Paris, le Centurion, 1987, (159 p.) Ce livre a été également publié en anglais (Muslim Christian Research Group, The challenge of the Scriptures, the Bible and the Qu’ran, New York, Maryknoll – Orbis Books, 1989, 104 p.), arabe, italien, catalan et espagnol. Jean Lambert participle à cet ouvrage collectif au travers de sa contribution intitule « Les lectures de l’écriture ».
113 Lambert J., Le dieu distribué, une anthropologie comparée des monothéismes, éd. du Cerf, coll. Patrimoines, Paris, 1995, 405 p.
114 Il faut noter, par ailleurs, que les diplômes canoniques des universités catholiques reconnus par le Saint-Siège bénéficiernt d’une équivalence dans le système universitaire français.
115 De fait, de telles écoles musulmanes sous contrat sont apparues depuis lors : par exemple, le lycée Averroès à Lille sous contrat avec l’État depuis 2008.
116 Interview avec l’auteur le 23/03/10.
117 La religion au lycée, conférences au lycée Buffon, Paris, éditions du Cerf, 1990.
118 Ibid., p. 7.
119 Ibid.
120 Ibid.
121 Ibid., p. 8.
122 Ibid.
123 Comme elle le fera dans un ouvrage plus récent : Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003.
124 La religion au lycée, conférences au lycée Buffon, op. cit. p. 23.
125 Entretien avec l’auteur, le 15 décembre 2009.
126 Enseigner l’histoire des religions. Actes du colloque 20 et 21 novembre 1991, Besançon, CRDP de Franche-Comté, 1997.
127 Ibid., p. 9.
128 Ibid., p. 327.
129 Ibid., p. 331.
130 Ibid.
131 Ibid.
132 Ibid., p. 332.
133 Ibid., p. 311.
134 Interview faite le 11/01/10.
135 Barral I Altet X., Gaborit-Chopin D., Avril F., Le Temps des Croisades - Gallimard 1983.
136 Camus M.-T., Carpentier E. et Amelot J.-F., La sculpture romane du Poitou, Éditions PICARD, 2009.
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