Introduction générale. L’enseignement des faits religieux dans le processus de maturation d’une laïcité d’intelligence en France
p. 15-23
Texte intégral
1L’émergence de la question de l’enseignement des faits religieux à l’École laïque en France a déjà fait l’objet de recherches et publications18. Cette recherche ne tentera pas d’en établir, dans le détail, la chronologie factuelle, ni de collationner toutes les publications ou événements marquants19 qui ont pu en constituer les jalons. Elle reprendra toutefois dans les grandes lignes, l’histoire de son émergence qui reste à interpréter plus en profondeur, dans la cohérence d’un contexte historique, tant sur le plan social, politique, que religieux. Ce contexte est bien sûr français, mais nous verrons qu’il est aussi européen. Cette étude a donc procédé de choix, d’une sélection parmi tous les jalons qui ont pu marquer l’émergence de cette question. La raison de ces choix tient à la fécondité théorique que révèle l’analyse de la documentation rassemblée, à travers des « prélèvements de terrain » ou des « relevés topographiques », pour figurer la géologie et la géographie de l’ensemble du paysage.
Pourquoi l’enseignement des faits religieux ?
2Il convient de tout de suite donner des explications quant au choix de l’IESR de l’utilisation de l’expression « faits religieux » au pluriel alors que le singulier était l’usage le plus fréquent, comme dans le rapport Debray20, par exemple. La notion de « fait religieux » a ses racines dans l’histoire de la sociologie des religions. Elle renvoie sans doute à la façon dont Durkheim construit la notion de « fait social » et à l’usage que peut en faire pour les religions, des auteurs comme Marcel Mauss ou Max Weber.21 Il est certain que la notion de « fait » n’a pas la même signification d’une discipline à une autre, si l’on compare la sociologie à l’histoire par exemple. Appliquée à l’enseignement secondaire, cette expression est avant tout « diplomatique », comme le dit avec raison Régis Debray. Quant au pluriel il pouvait être une revendication des adversaires de l’enseignement du fait religieux car ils y voyaient une tentative d’universalisation substantielle de la religion, tandis que le pluriel, en bon nominalisme, aurait l’avantage de dissoudre la chose rendue illusoirement une et consistante par le mot au singulier. Inversement, certains pouvaient redouter un aspect réducteur dans la notion de fait religieux au singulier, tandis que le pluriel ouvrait la voie à des approches plus larges laissant une place à la dimension vécue. Si bien que le pluriel est une solution diplomatique au carré où chacun peut retrouver la légitimité de sa discipline ou de son approche. Tout cela n’importe guère, pourvu que chacun puisse se mettre au travail dans des directions différentes et avec sa démarche propre.
3Cet enseignement et toutes les questions qu’il soulève est révélateur de la laïcité en France, de ses principes et surtout de sa pratique. Nous ne consacrons pas une partie ou un chapitre à la laïcité en particulier, car cette question sera partout présente dans le corps du développement, et fera l’objet de notre conclusion. Au-delà encore, cette question est un formidable marqueur de la relation entre religion et politique dans la France contemporaine ou encore du « religieux après la religion »22 en Europe. Mais la relation est bien sûr réciproque et c’est la connaissance du contexte le plus général qui permet d’interpréter le sens de ce qui pourrait être considéré comme un détail, perdu au sein des nombreuses missions de l’Éducation nationale. Notons enfin que nous empruntons à Régis Debray l’expression de « laïcité d’intelligence » qui nous paraît particulièrement heureuse. Il déclare en effet dans son Rapport (p. 22) : « Le temps paraît maintenant venu du passage d’une laïcité d’incompétence (le religieux par construction, ne nous regarde pas) à une laïcité d’intelligence (il est de notre devoir de le comprendre) ». Cette expression est bien sûr adaptée à l’univers de la connaissance et de son apprentissage, mais au-delà, dans son sens plus relationnel qu’intellectuel, elle peut signifier en profondeur un temps où, après une longue maturation, la laïcité perd la crispation qu’elle pouvait avoir face au religieux et à une société encore largement ancrée dans la religion, c’est-à-dire pour la France, le catholicisme du XIXe siècle. Elle nous paraît par ailleurs nettement meilleure et moins sujette à polémiques que d’autres expressions comme « laïcité ouverte » ou « positive ». En effet, en affirmant un projet d’intelligence, la laïcité non seulement ne se renie pas, mais encore prolonge et étend son exercice en restant fidèle à son esprit républicain et scolaire, propre à son histoire française.
4Notre situation aussi bien intellectuelle que professionnelle vis-à-vis de cette question est à la fois du côté de la théorie la plus fondamentale et de la pratique au plus près du terrain. En effet quelles que soient les redoutables difficultés qu’il y a à définir « le religieux », voire l’impossibilité de le faire d’une manière satisfaisante, c’est toujours à partir de quelque conception fondamentale, consciemment ou non, volontairement ou non, ouvertement ou de manière masquée que l’on aborde cette question, dans son extraordinaire variété empirique.
5Cette recherche est donc une tentative pour, premièrement, montrer comment, au travers de l’enseignement des faits religieux - principalement dans l’enseignement secondaire même si mention sera faite de l’enseignement primaire - et des multiples réactions qu’il suscite, le religieux est pensé aujourd’hui. Deuxièmement, la tentative sert à mesurer la place que le religieux occupe dans la société, via son traitement scolaire. Par ailleurs, l’activité de son auteur à l’Institut Européen en Sciences des Religions (IESR) au sein de l’École Pratique des Hautes Études a permis non seulement d’analyser l’enseignement des faits religieux, du point de vue des difficultés épistémologiques ou pédagogiques qui ne manquent pas de surgir, compte tenu de l’extraordinaire variété des angles d’approche du phénomène religieux, mais encore de toucher du doigt sa réalité matérielle et sa mise en œuvre technique au jour le jour.
Sources et ressources
6La nature de ce travail de recherche repose ainsi sur plusieurs sources. La première est l’expérience acquise depuis septembre 2005 par nous-même, comme responsable formation recherche de l’IESR. Cette fonction, comme son nom l’indique, consiste à concevoir des modules de formation sur les faits religieux ou la laïcité, à intervenir soi-même comme formateur le cas échéant, organiser des colloques, journées d’étude ou séminaires, participer à des recherches et ce, à partir du cadre disciplinaire de la philosophie, philosophie de la laïcité, philosophie des religions et du religieux, épistémologie, etc. Le présent travail a été l’occasion d’un regard réflexif et critique sur la pratique de la formation en question, car l’enseignement des faits religieux, la prise en compte de la dimension religieuse dans le cadre des disciplines enseignées à l’École23 n’est pas « faite » une fois pour toutes. Elle est en train de se faire et il reste beaucoup à faire. Tous les professeurs concernés en sont les acteurs et beaucoup de chercheurs, d’institutions24, d’associations, etc. qui s’intéressent à cette question, aussi. Il n’en reste pas moins que l’IESR est investi d’une mission institutionnelle officielle25 et à ce titre le point de vue développé ici, quelle que soit la modestie de la tâche, est celui d’un acteur du système et non simplement d’un observateur. Cette situation, à condition bien sûr de faire un travail d’élucidation critique, loin d’être un handicap, est au contraire une condition de scientificité très favorable.
7Les ressources herméneutiques quant à elles font une large place à la réflexion conceptuelle : il s’agit d’analyses de textes et de discours officiels, parfois de programmes scolaires ou autres documents, en en faisant d’abord la synthèse et la critique ensuite. La méthode est parfois austère mais elle permet – à partir des choix proposés – de suivre au plus près le mouvement dialectique des idées qui est aussi, pour la question qui nous occupe, le mouvement du réel. Une autre ressource a été le recours à des entretiens avec des personnalités qui ont eu rôle important et/ou un apport théorique significatif dans la mise en place de cet enseignement. Le contenu de leurs réponses est inséré dans le corps du texte pour soutenir le mouvement de la démonstration26. Une dernière ressource enfin est constituée des activités – fort nombreuses et qui ne se limitent pas à la formation – menées dans le cadre des activités de l’IESR.
Nature et méthode de l’entreprise
8Par l’expérience du terrain, les entretiens conduits avec différentes personnalités, la nature de son objet, cette recherche a incontestablement une dimension sociologique. Elle n’est cependant pas une étude proprement sociologique avec une méthodologie spécifique liée à des enquêtes quantitatives et qualitatives auprès de tous les acteurs et dans des conditions de représentativité satisfaisante. Il sera fait état d’enquêtes de ce type lorsqu’elles existent, notamment l’enquête « Redco »27. Une enquête de grande ampleur sur la manière effective d’enseigner les faits religieux dans l’École française, ainsi que sur le niveau de connaissance des élèves dans ce domaine, reste à faire. Il en va de même pour une enquête de dimension nationale sur la laïcité à l’École, aussi bien dans la vie scolaire que dans les enseignements.
9Par le fait que l’enseignement des faits religieux est une politique publique éducative, cette recherche touche le domaine de la science politique et des sciences de l’éducation. Méthodologiquement, le plan ici choisi reflète l’analyse classique que l’on peut faire d’une politique publique, conçue comme l’ensemble des expertises qui visent à identifier un problème collectif, l’ensemble des décisions et des actions qui visent à mettre en œuvre une solution de ce problème, qu’elles soient prises par des acteurs individuels, institutionnels ou sociaux28 et l’évaluation de son efficacité. Cette multiplicité des acteurs est d’ailleurs une des caractéristiques de cet objet d’analyse. Il s’agira d’ailleurs de montrer comment cette politique éducative a été suscitée par la commande de rapports officiels et soutenue par le politique au plus haut niveau, comment le monde de l’éducation l’a mise en forme et se l’est appropriée. Nous reviendrons en conclusion sur les spécificités de cette politique publique.
10Cependant et méthodologiquement, cette recherche ne relève pas non plus des disciplines à l’instant citées. En effet, il s’agit d’analyser les relations entre religion et politique au début du XXIe siècle, dans la France républicaine et laïque, au prisme de cette politique éducative. Or l’hypothèse heuristique comme le parti pris méthodologique de ce travail est que cet enseignement est un révélateur précis et irremplaçable en la matière. Réciproquement, c’est par le mouvement des idées qui animent une époque, que peuvent se comprendre les politiques qu’on y mène. Les idées ne sont pas en effet les reflets superficiels de forces plus profondes, économiques ou sociales. Elles ne se déploient pas non plus indépendamment de tout contexte. Au contraire, les idées et les hommes, dans un cadre institutionnel donné et à telle époque, expriment et forment en même temps le réel social et historique. Au risque de prendre des modèles trop exigeants, nous nous inspirons d’une démarche que Marcel Gauchet qualifie pour lui-même « d’anthroposociologie transcendantale »29. Au-delà de l’effet rébarbatif du néologisme, cette démarche est intellectuellement féconde. Il s’agit de penser les conditions de possibilité structurelles qui tiennent tout à la fois à l’homme et à la société dans lesquelles se produit l’histoire. Il ne s’agit pas de nier la condition historique de l’homme, il s’agit au contraire de la penser en tant que telle, mais sans nier l’autonomie relative du facteur humain au milieu des contraintes matérielles. Appliquée à l’objet de cette recherche, cette méthode fait voir sa signification historique évidente, puisqu’il s’agit bien de donner une compréhension possible de la laïcité ou des relations entre religion et politique au début du XXIe siècle, via une politique éducative dont on peut trouver les prémices au milieu des années 1980. Ce travail a donc une dimension historique, sociologique, anthropologique, de science politique et bien sûr philosophique. Cette pluralité de dimensions permet de serrer au plus près l’objet, de tenter de le prendre dans une convergence de « faisceaux lumineux ». Répétons-le encore une fois, cette multiplicité d’approches n’est pas pour nous une dispersion néfaste ou un luxe inutile. Elle est en fait plutôt la conséquence d’une activité théorique et pratique qui n’a jamais cessé de vouloir serrer au plus près la réalité de son objet dans toute son épaisseur et sa complexité par une longue familiarité avec elle, vécue et, nous l’espérons, pensée. C’est au prix de cette rigueur qui vient de la chose même, plus que des habitudes discursives, qu’il y a la possibilité à nos yeux, d’une véritable connaissance.
Enjeux
11Il y en a trois principaux. Cette recherche a permis tout d’abord de reprendre à nouveaux frais les questions classiques qui portent sur les raisons et justifications de la mise en place de cet enseignement, mais en allant chercher parfois ailleurs ou plus loin que dans les déclarations ou recherches qui portent explicitement sur lui. C’est ainsi que l’analyse du contexte social, politique, éducatif et religieux que nous tentons dans notre première partie, est d’autant plus révélatrice qu’elle n’a qu’une relation indirecte avec notre objet. Pourtant c’est dans cet englobement et cette cohérence qu’on peut comprendre la profondeur des racines comme l’importance peut-être mal perçue et mal interprétée de cet enseignement.
12Ensuite, ce qui se montre sans doute à notre époque et à cette occasion, c’est la laïcité entrant dans une sorte de renouveau ou plus exactement, dans une forme de maturité, même si son évolution ne cessera pas pour autant. Le processus historique de la laïcisation est complexe, à plusieurs paliers30, et marqué, en France, par une série de conflits qui relèvent de ce qu’Émile Poulat a appelé la « guerre des deux France »31. La laïcité se dépouille toujours plus de ce contexte de naissance tout en restant marquée par cette provenance. Elle vit désormais une maturité théorique et pratique qu’il faut vulgariser. En effet, le fait d’étudier d’une manière laïque les religions a plus d’un siècle d’âge, mais cette recherche est restée confinée dans les cercles d’universitaires ou d’amateurs éclairés32. Ce qu’un Ferdinand Buisson33 ou un Maurice Vernes34 appelaient déjà de leurs vœux au début du XXe siècle est devenu non seulement possible mais nécessaire, possible car la connaissance a progressé et que le contexte politico-religieux a changé, nécessaire parce que la société a changé aussi, ainsi que les élèves. Au travers de la mise en place de cet enseignement dans les disciplines, c’est tout un chantier épistémologique et pédagogique qu’il faut ainsi rendre plus intelligible y compris dans ses difficultés propres.
13Enfin et dans la suite logique de ce qui vient d’être écrit de la laïcité, il ne s’agit plus de se dresser contre l’influence politique de l’Église catholique et de faire de l’École laïque son formidable contrepouvoir, il s’agit d’être pleinement et simplement laïque, c’est-à-dire de trouver des règles de vie applicables qui permettent à des personnes n’ayant pas les mêmes convictions philosophiques et religieuses de vivre ensemble. On peut faire une analogie entre deux époques : celle de la fin du XIXe siècle et la nôtre. La première est celle de la laïcisation de l’École, de l’essor des « sciences religieuses » et de la fondation du régime républicain. La deuxième est celle de la sécularisation de l’École, de la nécessité d’enseigner les sciences des religions ou en tous les cas de profiter largement de ses fruits, de trouver une nouvelle citoyenneté européenne en accord avec le pluralisme convictionnel et religieux. Ce qui est en jeu, en deçà et au-delà, de l’enseignement des faits religieux, c’est l’élaboration d’une pensée et d’une pratique du « vivre ensemble » qui est en fait la gestation d’un nouveau régime politique démocratique dont le chantier est au moins aussi novateur et important que ne le fut celui des Républicains à la fin du XIXe siècle.
Présentation du sommaire
14Nous distinguerons trois parties : « Les années 1980-1990 : Prises de conscience et propositions autour de l’enseignement des faits religieux » ; « 1996- 2002 : La constitution d’un dispositif institutionnel complexe » ; « Depuis 2002 : Enracinement et difficultés d’une politique éducative laïque ». Ce plan a une dimension clairement chronologique, en relation avec la dimension historique de la recherche. Cependant le milieu de la seconde partie correspond à un basculement vers la compréhension du temps présent. Le travail de mise en perspective historique demeure toujours, particulièrement dans la troisième partie, mais c’est pour étudier la façon dont l’enseignement des faits religieux se pratique aujourd’hui.
15Au sein de la première partie, nous commencerons par analyser le contexte historique global dans lequel va émerger la question de l’enseignement des faits religieux en France et comment, à l’occasion de rapports suscités sur l’avenir de l’École, la forme et la signification de cet enseignement commencent à se structurer presque imperceptiblement mais en profondeur. Ce contexte historique global est constitué tout à la fois pour nous par l’évolution du système éducatif et les défis auxquels il est confronté, les évolutions sociales et politiques, mais aussi la façon dont on pense désormais le religieux dans une société « sortie de la religion ». Ensuite nous analyserons ce qui nous semble être trois jalons révélateurs (le rapport de Ph. Joutard, la note de J. Lambert même si celle-ci est restée confidentielle et les conférences du lycée Buffon) ainsi que deux initiatives nouvelles (colloque de Besançon et universités d’été sur le fait religieux) pour comprendre la manière de construire explicitement une solution à l’inadaptation du traitement du religieux à l’École à l’évolution de la société française.
16La deuxième partie est consacrée à la constitution du dispositif institutionnel. Nous analyserons quelques étapes encore de ce que l’on peut appeler l’émergence de l’enseignement des faits religieux. Mais cette fois-ci, il s’agit de trouver la traduction institutionnelle d’une politique éducative qui reste certes en débat, mais qui se met en place petit à petit. C’est aussi le moment où les grandes justifications de cette politique commencent à se sédimenter et à produire un certain consensus chez ceux qui en sont partisans. Nous analyserons donc ce qui nous paraît l’essentiel de ces justifications et l’épaisseur des enjeux intellectuels et pédagogiques qu’elles recèlent. Dans un deuxième temps, nous quittons l’interprétation de l’émergence de cette question pour analyser comment les faits religieux sont effectivement enseignés dans les disciplines. Nous revenons sur l’importance de ce choix et ses conséquences, nous analysons le cas des disciplines concernées en approfondissant celui de la philosophie. Dans un troisième temps, la probabilité de mise en place de cette politique étant de plus en plus forte, nous analyserons les « réactions » qui se font également de plus en plus fortes, d’un point de vue laïque ou religieux. Nous montrerons aussi que la question de l’enseignement des faits religieux croise par certains aspects et d’une manière inattendue, tant pour le contenu que pour les motivations, celle du « dialogue interreligieux » et de la « formation des cadres religieux » et que l’une et les autres peuvent s’éclairer mutuellement.
17En troisième partie, nous parlerons de « l’enracinement et des difficultés d’une politique éducative laïque », cela signifie qu’il faut justement situer cette politique dans un cadre qui n’est pas qu’étroitement scolaire. Ou alors se rappeler, ce qui revient au même, que tout ce qui concerne l’École en France touche au cœur même du pacte social et politique puisque l’École est considérée comme le sanctuaire de la laïcité. Nous analyserons donc les discours significatifs des deux derniers Présidents de la République précédant l’actuel qui concernent directement ou indirectement les questions qui nous occupent et nous nous demanderons quelles sont, de l’un à l’autre, les ruptures et les continuités repérables. Une évidence s’impose sur le plan quantitatif : les interventions sur les thèmes qui nous occupent sont très nombreuses. Non seulement Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy reviennent régulièrement sur le sens de la laïcité et les relations entre l’État et les cultes, mais encore ils s’interrogent sur la place du religieux dans la France contemporaine et le poids de son message. Mieux, il apparaît clairement que la naissance de l’IESR n’eût pas été possible sans l’aval de Jacques Chirac et que, dans son esprit, la réaffirmation des valeurs fondamentales de la laïcité ne pouvait qu’aller de pair avec une meilleure connaissance des faits religieux, notamment à l’École. Nous reviendrons donc sur la naissance de cet institut et la nature de ses missions. À cette occasion, nous pourrons analyser un certain nombre de ses réalisations auxquelles nous avons pris part, plus particulièrement en ce qui concerne la laïcité comme thème de formation. Ce sera aussi l’occasion pour nous de tenter un diagnostic sur le chemin parcouru, les succès remportés mais encore sur les difficultés rencontrées et la longueur du chemin qui reste à parcourir au regard des objectifs visés. Le souci de la laïcité, de sa compréhension, de la transmission de son sens est au cœur de la mise en place de l’Observatoire de la laïcité en 2013. Ce sera donc pour nous l’occasion de réfléchir à la politique récente et prudente du Président François Hollande en la matière. Nous nous demanderons ensuite par une « mise en perspective européenne » si la France n’est pas « à la traîne de l’Europe ». Ce n’est sans doute pas un hasard si l’Union Européenne entre dans le milieu des années1980 dans un processus d’intégration politique et dans une sorte de crise d’identité que les succès économiques des temps fondateurs avaient sans doute permis de différer. L’émergence de la question de l’enseignement des faits religieux et cette phase politique de l’UE sont donc strictement contemporaines. Il n’y a bien sûr pas à voir entre ces deux séries une quelconque relation simpliste de cause à effet, mais sans doute, une expression de cette cohérence d’une époque à laquelle nous avons tenté d’attacher tant d’importance pour comprendre l’épaisseur des problématiques, souvent cachée ou oubliée, que soulève l’enseignement des faits religieux. On comprend d’autant mieux en quoi cet enseignement travaille la manière même de penser et de pratiquer la laïcité, la manière même d’être citoyen en France, quand il s’agit d’inventer la cité des Européens.
18Quant aux difficultés techniques spécifiquement nationales de l’enseignement des faits religieux, elles se concentrent sur l’organisation de la formation initiale et continue des professeurs. Enfin, nous nous demanderons comment la laïcité est enseignée dans le cadre de l’éducation civique et nous conclurons par une réflexion sur les relations École/laïcité/religion/morale afin de dessiner le portrait du nouveau visage de l’éducation laïque. Cette question capitale lors de la fondation de l’École républicaine sous la troisième République vient de prendre une toute nouvelle importance depuis que Vincent Peillon, ministre de l’Éducation nationale, a commandé un rapport sur l’enseignement laïque de la morale à l’École qui lui a été remis en 2013. La nature et les modalités de cet enseignement qui ne seront pas fixées avant l’année scolaire 2015-2016 vont faire l’objet de débats. De notre point de vue, la question des rapports entre cet enseignement et l’enseignement des faits religieux ne pourra pas être éludée.
Notes de bas de page
18 La question spécifique de cette émergence est en fait évoquée de très nombreuses fois d’une manière elliptique lors d’articles divers, de communications lors de colloques, etc. Nous citerons notamment, à titre d’exemples où cette question est évoquée : Defebvre C., « Mise en perspective historique et état du débat », Cahier du CEVIPOF n° 35, mars 2003, Actes du Colloque national « Le fait religieux à l’école » le 17 novembre 2001 à l’Institut d’Études Politiques de Paris. On consultera aussi la communication de Joutard Ph. « Comment progresser », lors de ce même colloque et qui fait le point depuis que cette question a commencé à émerger. Or, elle a rarement fait l’objet de recherches et de publications qui portent plus particulièrement sur elle sinon de la part de Willaime J.-P. dans le souci de l’inscrire dans un cadre européen plus général (ouvrages indiqués dans notre bibliographie). En fait les trois références qui nous semblent les plus significatives – outre l’ouvrage de l’équipe de l’IESR : Borne D., Willaime J.-P. (dir.), Enseigner les faits religieux, quels enjeux ?, Paris, Armand Colin, coll. « Débats d’école », 2007, 224 p. – sur l’émergence spécifiquement française de cette question sont les suivantes : Carpentier J., « L’histoire récente de l’enseignement du fait religieux », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique n° 93, 2004 ; Estivalèzes M., Les religions dans l’enseignement laïque, PUF, 2005 ; Borne D., « Transmettre les dimensions religieuses des cultures à l’école laïque ? », Les religions dans la société, dossier de La Documentation française n° 340, septembre-octobre 2007. Nous sommes donc en présence d’un livre (M. Estivalèzes) qui est issu d’une thèse qui a été soutenue à l’EPHE et dirigée par Jean Baubérot. Quant aux deux articles, leur intérêt vient notamment du fait que leurs auteurs sont des inspecteurs généraux de l’Éducation nationale et qu’ils ont été mêlés de près comme praticiens à ce dont il est question.
19 Ayant accordé une large place à la récente introduction de l’enseignement d’histoire des arts, nous n’avons pas, par exemple, consacré d’analyses particulières au colloque organisé en avril 1996 par Dominique Ponnau, directeur de l’École du Louvre et ouvert par Philippe Douste-Blazy alors ministre de la culture. Son intitulé Forme et sens, colloque sur la formation à la dimension religieuse du patrimoine culturel, marque nettement l’entrée des historiens de l’art et des conservateurs de musée dans le débat sur l’enseignement des faits religieux et mérite à ce titre d’être signalé.
20 Debray R., L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque, Rapport Au ministre de l’éducation nationale, La documentation française, février 2002. Nous consacrons dans notre ouvrage un développement spécifique à ce Rapport de même qu’à la notion de « fait(s) religieux ».
21 On trouvera tous les développements souhaitables sur cette question dans l’article de Willaime J.-P., « Qu’est-ce qu’un fait religieux ? » dans Borne D. et Willaime J.-P., Enseigner les faits religieux, Armand Colin, 2007, p. 37-57.
22 Cette notion sera l’objet d’une longue analyse dans la première partie.
23 Tout au long de cette étude, nous écrirons le plus souvent « École » avec une majuscule, pour insister sur sa dimension institutionnelle.
24 L’IEFR, institut d’étude des faits religieux est un réseau régional inter-universitaire (Université d’Artois, Université Charles de Gaulle - Lille III, Université Lille 1, Université du Littoral, Institut catholique de Lille). Sa finalité est de favoriser et de développer des coopérations de recherche et de diffusion de la culture scientifique dans le domaine de l’histoire, de la philosophie et des sciences des religions : http ://iefr.univ-artois.fr .
L’ISERL, institut supérieur d’étude des religions et de la laïcité a été fondé en décembre 2009 par les Universités Lumière - Lyon 2 et Jean Moulin - Lyon 3 pour mener dans une perspective interdisciplinaire et comparatiste l’analyse des phénomènes religieux et de la laïcité. L’université Jean Monnet (Saint-Étienne) et l’École Pratique des Hautes Études (Paris) à travers le CERCOR de Saint-Etienne sont membres associés et l’université de Neuchâtel (Suisse) membre partenaire. L’IISMM, institut de l’islam et des sociétés du monde musulman, créé en 1999 par le Ministère de l’Éducation Nationale, de la Recherche et de la Technologie, au sein de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, l’IISMM met en œuvre trois missions : ouvrir un espace de collaborations et d’échanges entre chercheurs spécialisés dans l’étude du monde musulman (axes de recherche, séminaires de recherche, manifestations scientifiques) ; diffuser un enseignement et proposer un soutien aux jeunes chercheurs ; contribuer à la diffusion des savoirs scientifiques sur l’islam et le monde musulman, par ses publications, une veille éditoriale, des cycles de conférences ouverts à un large public, des actions de formation à destination de professionnels dans les administrations publiques et les entreprises. http ://iismm.ehess.fr. L’enseignement catholique sous contrat d’association avec l’État est également concerné par l’enseignement des faits religieux et produit ses propres recherches et formations au travers notamment de l’IFER, institut de formation pour l’étude et l’enseignement des religions qui est un département du CUCDB, centre universitaire catholique de Bourgogne, www.ifer.fr . Signalons aussi la Mission « Enseignement et religions » dont le site web ens-religions.formiris.org fournit de nombreux documents pédagogiques à destination des enseignants. Le GSRL, Groupe sociétés religions laïcités, notre laboratoire de rattachement (CNRS-EPHE), présente ses missions de la manière suivante : Les sciences sociales des religions sont aujourd’hui confrontées à une forte demande sociale d’informations et d’analyses portant sur les mutations religieuses actuelles, les caractéristiques et évolutions de tel ou tel monde religieux, les questions et polémiques relatives à l’expression des identités religieuses dans la vie sociale, ou les laïcités et les défis qu’elles rencontrent. Que ce soit à travers la participation à des manifestations scientifiques ou à travers l’engagement dans des débats nationaux et internationaux, il s’agit toujours pour les membres du GSRL de situer leur apport proprement scientifique dans des débats où les acteurs eux-mêmes sont demandeurs d’analyses objectivant les situations et les interprétations diverses qu’elles suscitent. www.gsrl.cnrs.fr.
25 Pour une présentation de ses missions, voir le site de l’Institut : http ://www.iesr.ephe.sorbonne.fr/index417.html
26 Nous donnerons en annexe la liste des personnes avec lesquelles nous avons eu un entretien et la date de ces entretiens. L’ensemble de ce qu’ils ont pu nous dire a bien sûr joué un rôle important dans les hypothèses et la conduite de notre recherche. Nous rapportons donc, ici ou là, tel propos entre guillemets lorsque cela s’inscrit dans la construction de notre propos. Mais nous avons choisi de ne pas transcrire ces entretiens car cela n’était pas rendu nécessaire par la nature même de notre démarche qui n’est pas à proprement parler une enquête sociologique.
27 Cf. Redco, “Religion in Education. A contribution to Dialogue or a factor of Conflict in transforming societies of European Countries” est un projet européen, financé sur la période 2006-2009, dirigé par le Prof. Wolfram Weiße (Université de Hambourg), l’IESR a été partie prenante de ce projet pour la France sous la direction de Willaime J.-P..
28 Muller P., Les politiques publiques, Puf, coll. Que sais-je ?, 2008.
29 Gauchet M., La condition historique, Stock, 2003, p. 10. Voilà comment il définit une telle démarche : « Anthropologie au sens de théorie de l’humain, de ce qui fait l’humanité de l’homme ; sociologie parce que les deux aspects me semblent inévitablement corrélés ; transcendantale enfin, pour désigner la dimension proprement philosophique de l’ensemble, l’interrogation sur les conditions de possibilité ».
30 Baubérot J. parle, quant à lui, de « seuils de laïcisation » : Histoire de la laïcité en France, Paris, PUF (Que sais-je ?), 4e édition, 2007.
31 Poulat E., Liberté, laïcité : la guerre des deux France et le principe de la modernité, Ed. du cerf, 1988.
32 Despland M., L’émergence des sciences de la religion - la monarchie de Juillet, un moment fondateur, L’Harrmattan ; voir aussi l’article de Claude Langlois : http ://eduscol.education.fr/cid46335/aux-origines-des-sciences-religieuses-en-france%A0-la-laicisation-du-savoir-1810-1886.html
33 « Pour l’éducation d’un enfant qui doit devenir homme, il est bon qu’il ait été tour à tour mis en contact avec les strophes enflammées des prophètes d’Israël, avec les philosophes et poètes grecs (…), qu’on lui fasse connaître et sentir les plus belles pages de l’Évangile comme celle de Aurèle M. : qu’il ait feuilleté comme Michelet toutes les Bibles de l’humanité » La foi laïque, 1908.
34 Premier directeur de la Revue de l’histoire des religions créée en 1880, un des pionniers de la cinquième section des sciences religieuses de l’EPHE et qui pensait que celles-ci auraient dû être présentes dès l’enseignement primaire, laïcisé depuis 1882.
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