Une « citoyenneté au féminin » : Problèmes et perspectives
p. 421-431
Texte intégral
1Depuis les dernières décennies du siècle passé, la question féminine a été centrée sur l’exclusion des femmes du domaine public et sur la recherche de ses causes à travers une pluralité de perspectives, qui vont de la philosophie à l’anthropologie, du droit à la politique. Faute d’un statut disciplinaire homogène, on s’est finalement retrouvé face à un ensemble d’essais très différents et difficilement intégrables.
2En effet, s’il y a un dénominateur commun à ces analyses, c’est le travail de « déconstruction » des stéréotypes culturels présents dans chaque branche disciplinaire, afin de mettre en évidence l’absence forcée de « subjectivité » des femmes.
3Cependant, ces derniers temps, suite à ce louable travail critique et à l’apparition de positions de conflit théorique au sein de la pensée féministe, on enregistre des réflexions au caractère plus constructif : c’est en particulier la question de la citoyenneté au féminin qui est proposée, une question appesantie par cet apport critique, mais qui devient intéressante grâce à la prise de conscience de la nécessité de prendre en compte la dimension historique, qui avait été longuement négligée jusqu’à présent.
4Pour qu’il y ait citoyenneté, il faut, certes, que l’on reconnaissance des droits aux femmes, mais aussi qu’il y ait une responsabilité face au contexte, ce qui ne veut pas dire adaptation à celui-ci : la critique féministe a définitivement dénoncé certaines conduites, qui semblent le résultat d’un choix libre mais qui, en réalité, résultent tout simplement d’une adaptation inconsciente, et qui véhiculent en dernier ressort une très subtile forme de subordination1. Aujourd’hui, la responsabilité envers le contexte est plutôt synonyme de prise de conscience des « discriminations et des exclusions », mais aussi du fait que les optiques de rupture ou de séparation totale ne sont plus envisageables, et qu’il faut au contraire s’intégrer en se confrontant aux autres et en tenant compte des résultats de ses propres actions.
5Ainsi, la réflexion féministe ne devient véritablement politique que maintenant, car elle accepte de rechercher son bien-être non seulement de son propre point de vue, mais plus généralement du point de vue de la polis, dont elle reconnaît être une partie importante.
6En effet, tout discours sur la citoyenneté risque de rester en dehors de la perspective politique s’il repose sur une logique séparatiste ou au contraire sur la logique du « tout politique », qui en dilue la spécificité en la confondant avec d’autres langages qui sont en réalité incommensurables entre eux, comme cela a été le cas jusqu’à présent.
7Or, on ne peut tenir un véritable discours sur la citoyenneté qu’en évitant de sortir radicalement de la tradition et en dépassant son analyse exclusivement théorique et critique, en prenant en compte les aspects institutionnels. C’est précisément dans cette perspective réaliste que, récemment, la réflexion féministe s’est mise en quête d’une fondation de la citoyenneté au féminin.
8Nous entendons reconstruire ici de manière synthétique ce parcours encore en devenir et de plus en plus problématique. Il est hérissé d’imprévus et d’obstacles, qui sont imputables surtout au contexte culturel sur lequel il se fonde. Comme on le verra, ce contexte se réfère surtout à deux questions théoriques non résolues dans la plupart des essais féministes, à savoir l’aversion envers le concept de neutralité et d’universalité du droit d’une part, et l’aversion envers le concept d’impartialité de la justice d’autre part.
9Ce refus de fonder la citoyenneté féminine sur des règles légales et universelles a contraint la réflexion féminine à rechercher la citoyenneté ailleurs, dans une « culture différente » ou dans des « droits collectifs » considérés comme inhérents aux groupements féminins. Or, comme nous le verrons, la critique envers les catégories normatives masculines finit par devenir une arme à double tranchant, un outil critique s’appliquant aussi aux catégories féminines.
10Récemment, on a assisté à un passage vers une position relativiste, notamment favorisée par les récents développements du courant de pensée allant sous le nom de postmoderne. Toutefois, ce qui, à notre avis, acquiert une importance croissante, c’est le fait que ce relativisme ne se transforme pas en scepticisme : il s’agit d’un moyen de redéfinir la citoyenneté au sein d’un processus historique considéré comme inachevé et en évolution continue. Comme nous le verrons, ceci nous permet aujourd’hui de lire le défi des femmes dans le cadre de la bataille pour la démocratie, dans lequel il s’inscrit aujourd’hui intégralement.
I - LES OBSTACLES À LA CITOYENNETÉ DES FEMMES
- Neutralité et universalité du droit
11Comme nous l’avons soulignée, la difficulté principale à laquelle se heurte la définition des contours de la citoyenneté féminine est le jugement négatif qui a été exprimé sur le rôle du droit dans la société : d’une part, ce rôle était vu comme un instrument masculin visant à ordonner la société à sa mesure ; d’autre part, il s’est révélé comme un instrument indispensable pour donner des certitudes et des garanties à la possible citoyenneté future des femmes.
12C’est sur sa capacité à sortir de cette contradiction que la pensée féministe joue sa crédibilité politique et, en dernier ressort, la validité même de ses recherches en matière d’identité féminine.
13Il convient d’abord de rappeler que l’on trouve une critique du droit dès les premiers documents féministes, c’est-à-dire ceux qui sont empruntés à l’idéologie des Lumières concernant les droits de l’homme2. Plus tard, on la retrouve chez les marxistes3 et, aujourd’hui, chez les analyses qui entendent dévoiler les « faussetés et les manipulations » du langage, des institutions, et notamment des structures juridiques de l’État. Aujourd’hui, on entend dénoncer le fait que, derrière le « caractère apparent d’universalité et de neutralité », la science, la pensée et les normes célèbrent le mode de domination des hommes4. Donc, la neutralité et l’universalité du droit ont toujours été contestées par les femmes, qui, selon les époques historiques, ont utilisé tour à tour le libéralisme ou le socialisme pour atteindre le même objectif : la dénonciation de leur exclusion du domaine public.
14Cela dit, il ne faut pas confondre les critiques à l’encontre de la réalisation de l’idéologie libérale- démocratique avec sa valeur intrinsèque, jusqu’à ce jour sans égale, de pratique pacifique de règlement des conflits. Si on le fait, on risque de proposer des solutions non exemptes des formes de prévarications que les femmes ont toujours dénoncées.
15C’est le cas notamment de certaines écrivaines dans leurs récents essais. Elles se sont essayées au problème du pouvoir, en soulignant ainsi le tournant actuel du féminisme, qui tient en compte cet aspect, mais elles semblent sous-estimer l’importance de la confrontation dans le débat public sur leurs thèses.
16C’est le cas notamment de Catherine Mac Kinnon5 : cet auteur affirme qu’en vertu de la neutralité des règles, les femmes ne poursuivent que ce que la société définit comme des valeurs. Or, ce monde de valeurs continue de leur être étranger, car ce que l’on poursuit de manière neutre en termes de genre se fonde en réalité sur les intérêts et les valeurs voulues par les hommes. L’égalité ainsi obtenue devient donc synonyme d’homologation, car elle résulte des normes que les hommes ont construites historiquement en les adaptant à leurs intérêts : par conséquent, ces normes, s’inscrivant dans une logique de respect du status quo, prennent la forme d’une tutelle humiliante plus que d’une libération. Il n’y aurait donc pas de place pour une véritable citoyenneté féminine.
17On trouve ici une sorte de pétition de principe, qui attribue une valeur négative au contexte, dévalorisant les tentatives, certes partielles et imparfaites, qu’on peut y pratiquer pour rééquilibrer les différences. Le but de l’auteur, en effet, n’est pas de réduire les différences, mais de les mettre en évidence. La négation de la neutralité et de l’universalisme des normes suppose de fait qu’il existe d’autres valeurs, notamment celles des femmes, auxquelles il conviendrait de donner davantage d’importance.
18Comment ? Voici les arguments de Mac Kinnon : « le problème, c’est la maîtrise ; la solution ne réside pas dans l’absence de discrimination, mais dans la présence du pouvoir. L’égalité ne requiert pas seulement une opportunité équitable permettant d’atteindre les rôles définis par l’homme, mais aussi un pouvoir égal de créer des rôles définis par les femmes ou non liés au genre, rôles que l’homme et la femme ont un même intérêt à assurer »6. Donc, pour parler brutalement, il s’agit d’un problème de maîtrise, voire de pouvoir. On pourrait se demander dès lors : les femmes n’ont-elles pas exercé leurs critiques précisément contre la maîtrise, contre le pouvoir ? Aujourd’hui, la dimension potestative de la réalité n’est plus exécrée comme par le passé, mais si l’on n’approfondit pas les limites qui doivent être posées aux femmes dans l’exercice de leur pouvoir, on ne voit pas pourquoi les femmes pourraient construire une société meilleure que celle des hommes.
19Le problème n’est d’ailleurs pas résolu si l’on abandonne, comme le fait E. Gross, la valeur d’égalité en faveur de celle d’autonomie, conçue comme la capacité des femmes à projeter la réalité d’après leurs expériences et leur vécu. Cette tentative n’est pas plus satisfaisante, car elle ne se rapporte pas aux autres, et l’autonomie y est affirmée surtout par opposition au contexte, à travers des arguments vaguement anarchistes. E. Gross affirme : « l’autonomie implique le droit de voir tout seul entre quels termes il faut choisir, ce qui peut impliquer une alliance, une intégration ou rien du tout. L’égalité, par contre, implique un accord sur un standard donné. L’égalité est l’équivalent de deux ou plusieurs termes, dont l’un acquiert indiscutablement le rôle de norme ou de modèle. Au contraire, l’autonomie comporte le droit d’accepter ou de rejeter une norme, selon sa convergence avec notre propre définition. La lutte pour l’égalité implique une acceptation des standards et une conformité à leurs attentes et exigences. La lutte pour l’autonomie comporte le droit d’accepter ou de rejeter de telles normes et d’en créer de nouvelles »7.
20A la lecture de ces considérations, ce qui frappe le politologue, c’est l’absence totale de garanties, de contrepoids institutionnel, qui seuls permettent à la liberté des uns de ne pas entraîner la sujétion des autres. La façon dont on prétend obtenir la libération, tantôt à travers la « dominant approach » de Mac Kinney, tantôt à travers l’autonomie de Gross, n’est pas sans importance quant à son but. En effet, les deux perspectives, faute de limitations, peuvent se transformer en une nouvelle société à la Hobbes.
21Si l’analyse de la différence n’est plus un instrument critique de compréhension de la réalité mais l’un de ses fondements, alors surgit le risque in re d’une solution autoritaire. La position d’Agacinski8 semble résolument plus convaincante, qui observe le fait que l’impossibilité de la guerre entre les hommes et les femmes les condamne à la recherche d’une dimension politique, et donc d’une médiation ou d’une « mixtion » entre eux.
- L’idée de Justice
22Si l’on se penche sur le thème de la justice – d’ailleurs très lié aux problématiques susmentionnées de la neutralité et de l’universalisme du droit –, on obtient des résultats tout aussi insatisfaisants quant à la thèse d’une citoyenneté différenciée.
23C’est Carol Gilligan qui, à la fin des années quatre-vingt, a introduit une distinction entre « l’éthique de la justice » et « l’éthique du soin », la première étant définie comme un comportement propre aux hommes, axé sur l’impartialité, et la deuxième comme un comportement propre aux femmes, axé sur le don. Dans cette dernière perspective, les caractéristiques de neutralité et d’impartialité sont mises au second plan par l’affirmation que la société ne doit pas être présidée par les règles, mais par la disponibilité envers les autres et le secours pour les besoins d’autrui, ce qui est le propre de l’identité féminine, caractérisée par le sens des responsabilités. Ainsi, la solution du « problème moral », qui naît du conflit des responsabilités plutôt que de la compétition sur les droits, requerrait-elle un mode de pensée contextuel et narratif plutôt que formel et abstrait9. « Cette conception de la moralité liée à l’activité focalise le développement moral sur la compréhension de la responsabilité, tandis que la conception de la moralité comme élément neutre associe le développement moral à la compréhension des droits et des règles »10. L’éthique du soin, propre à la dimension familiale, semble ainsi opposée à l’éthique de la justice, propre à la dimension publique, et, pour certaines féministes, il serait souhaitable de l’étendre au domaine public aussi.
24On peut observer dans cette polémique deux simplifications théoriques importantes : d’un côté, le discours sur les droits semble être identifié à une position tout simplement individualiste, tandis que le discours sur la responsabilité serait l’expression de la solidarité sociale. Mais ceci est plus compliqué qu’il n’y paraît. Comme J. Rawls l’a montré dans sa polémique avec les féministes, la comparaison entre soin et justice ne peut se ramener à une comparaison entre responsabilité et droits. De l’avis de cet auteur, la responsabilité n’est pas seulement requise au sujet qui donne les soins, mais aussi à celui qui en demande. Mes prétentions sur les autres doivent être limitées par l’impartialité, non pas parce que les autres ont des droits, mais parce que j’ai des responsabilités : « chacun doit vivre selon ses propres moyens, programmer ses plans selon les ressources qu’il est raisonnablement en droit de s’attendre. Il en résulte qu’une personne irresponsable ne peut s’attendre à ce que des personnes plus responsables qu’elle payent le prix de son imprudence »11. Il va de soi que ceci s’applique aux adultes autonomes, tandis que les soins et la partialité sont tout à fait justifiés pour les débiles et les mineurs. En règle générale, Rawls estime que les règles abstraites et la réciprocité nous fournissent une meilleure garantie et une certaine sécurité face aux désirs instables des autres.
25Cette position est désormais partagée par nombre de femmes, notamment S. Lovibond, qui souligne que l’exaltation acritique du soin comme mesure de justice devient, faute de réciprocité, un moyen de soumission aux personnes destinataires des soins : cette conduite devient quelque chose qui est dû dans l’absolu, sans conditions, ce qui préfigure le pire esclavage12.
26La deuxième simplification à la racine du débat sur la justice conteste la division classique entre droit public et droit privé, contestation menée par les femmes, qui y voient un instrument de perpétuation de leur sujétion. La référence récente, en particulier aux États-Unis, au thème de la privacy pour limiter les interventions de l’État au sein de la famille peut certainement aggraver les situations de malaise, ce qui est souvent dénoncé. Cependant, l’observation de Rawls, qui n’admet une intervention dans la famille qu’à titre de protection générale des droits fondamentaux par les lois de l’État, n’est pas sans importance. Il estime que le contrôle assuré par les lois externes ne suffit pas à éviter les abus et les violences, mais il refuse, tout de même, toute réglementation au sein de la famille, notamment une division des tâches car, à son avis, chaque famille doit organiser cette division comme elle l’entend13. Il va de soi que le caractère volontaire d’une telle division n’est pas acquis, du moins tant que certaines situations économiques ou mentalités ne le permettront pas. Toutefois, il est également vrai qu’une extension généralisée des règles et des sanctions dans une sphère aussi privée de notre vie pourrait s’avérer encore plus dangereuse pour notre liberté et notre autonomie.
II - LES FONDEMENTS DE LA CITOYENNETÉ DES FEMMES
- Une culture différente
27Si la dévalorisation de la neutralité et de l’universalité du droit ainsi que le rejet de l’impartialité de la justice font obstacle à une définition satisfaisante de la citoyenneté des femmes, la tentative de fonder cette dernière sur l’existence d’une culture différente, de manière analogue aux problématiques contemporaines des sociétés multiculturelles, n’est pas plus convaincante. D’une part, parce que l’analogie entre femmes et cultures minoritaires n’est pas si évidente qu’on veut l’affirmer14, d’autre part surtout parce que, même dans les sociétés multiculturelles, la tolérance à l’égard de la différence atteint ses limites quand on porte atteinte aux valeurs universelles (par exemple les droits de l’homme). Dans ce cas, les États démocratiques, même multiculturels, sont intransigeants, car ils ne peuvent autoriser une violation systématique de ces valeurs, même à la minorité qu’ils entendent protéger15.
28La diversité culturelle est dès lors une richesse, à condition toutefois qu’elle n’aille pas au détriment des valeurs qui en permettent l’expression : on retrouve ici le paradoxe notoire de la tolérance, qui trouve sa limite dans l’impossibilité d’être tolérants envers l’intolérance. De ce point de vue, la dominant approach de Mac Kinney, le concept d’autonomie de Gross ou, plus généralement, une culture différente, considérée comme un moyen de refuser l’intégration ne sont acceptables que dans la mesure où ils ne proposent pas les mêmes abus que ceux dont ils affirment vouloir se défendre.
29D’autre part, même les écrivains qui se sont battus pour les droits des femmes ont souligné qu’une position acritique sur la positivité de la diversité culturelle, loin d’être un moyen de libération, peut parfois être un instrument de contrôle et de répression. Martha Nussbaum a dénoncé comme vexatoire l’accusation d’occidentalisme adressée aux femmes indiennes qui cherchent à améliorer les conditions de vie des femmes de leur pays. Une telle accusation provient des rangs de ceux qui revendiquent l’intégrité des traditions indiennes comme différence culturelle à défendre. Il ne s’agit pas, selon Nussbaum, de trahison de leur culture, mais d’une bataille pour réaliser des valeurs universelles qui transcendent les différences de civilisation et qui, en tant que telles, concernent chaque individu et donc l’humanité entière16.
30Ainsi, si l’on axiomatise les différences sans les considérer de manière critique, le résultat au niveau politique, c’est-à-dire au niveau de la vie sociale, n’est absolument pas libératoire. Au contraire, une bonne dose de relativisme ne nuit pas à la société démocratique, comme l’affirmait le juriste Kelsen dès les années trente, car c’est une société où les différences se confrontent et dialoguent sur la base de procédures acceptées, donc neutres. Dès lors, parler de différence équivaut à reconnaître le pluralisme. Ainsi, l’emphase rhétorique dont est empreinte l’idée de différence de genre disparaît-elle, s’inscrivant dans la tradition politique de pluralisme d’origine libérale- démocratique.
31Comme on l’a observé, « la généralisation aux diverses opinions et cultures du modèle de règlement des guerres de religion a permis la neutralisation politique et publique des différences considérées comme non pertinentes pour qualifier les individus de citoyens »17.
32Le véritable problème est alors de considérer la différence de genre comme pertinente ou non pour la définition de citoyenneté. E. Balibar a noté à ce propos que le féminisme se trouve dans une situation paradoxale car, tout en reprochant à l’universalisme d’être une construction fictive n’empêchant pas l’exclusion des femmes, en réalité, à travers cette dénonciation, il souhaite atteindre cet idéal d’universalisme18.
- Les droits collectifs
33Voici donc le paradoxe qu’il faut résoudre : si l’on considère la différence de genre en dépit de l’universalisme, on risque de ne pouvoir en justifier aucun fondement.
34C’est le cas d’une autre tentative de justification, qui consiste à reconnaître aux femmes toute une série de droits collectifs et de groupe. Dans cette perspective, on a estimé pouvoir sauvegarder tantôt le rôle du droit, tantôt l’élément de la différence, en permettant à la société d’avoir une forme pluraliste.
35Or, affirmer qu’il ne suffit pas de donner à chaque membre d’un groupe défavorisé l’égalité des chances, mais qu’il faut intervenir sur le désavantage du groupe en tant que tel - sinon la formation des attentes de chacun reste à un niveau sensiblement inférieur19 -, pose là encore un certain nombre de problèmes. En effet, si l’on vise l’égalité des chances en tant qu’égalité formelle, l’intervention conserve son caractère universel, caractère qu’elle perd en revanche si l’on vise le résultat, indépendamment de l’action de chaque individu. C’est le cas des « actions positives », à savoir des actions de « discrimination positive », où le caractère universaliste est de toute évidence rendu vain. L’application concrète de cette politique de quotas a d’ailleurs entraîné toute une série de contestations en Europe, où elle a été appliquée surtout dans le domaine du travail. Plusieurs hommes ont présenté des recours face à la Cour européenne, se plaignant d’une « discrimination à l’envers »20, chose d’ailleurs qui s’était produite déjà aux États-Unis quand on a expérimenté cette politique en faveur des noirs.
36En conclusion, fonder la différence sur des droits collectifs n’implique pas la neutralisation politique des différences, qui seule permettrait de concevoir la citoyenneté comme un processus d’intégration21. Toutefois, si l’on se place dans une optique historique, on peut comprendre les raisons de cette option à faveur des droits collectifs. L’auto conscience de ses propres droits n’a été possible qu’à travers les mouvements de groupe qui, lors des dernières décennies du siècle dernier, ont permis aux femmes de sortir de la dimension exclusivement privée qui était la leur. Se référer au groupe est donc devenu un moyen de défense, mais aussi un signe de faiblesse, symptôme de l’incertitude quant à ses propres raisons théoriques et à sa capacité à les faire valoir. Si, par contre, cette référence est la seule façon de se faire entendre pour briser le mur de la conservation et pénétrer dans le monde de la politique, alors sa signification est instrumentale, et elle n’apparaît pas incompatible avec l’idée de société démocratique.
III - LA QUESTION DU FÉMINISME POST-MODERNE
37Les récentes positions philosophiques ont mis à mal toute la discussion sur le fondement ; les concepts de genre, de différence et d’identité féminine n’ont pas été exclus de cette contestation. Ceci résulte notamment de l’adhésion aux thèses de Foucault et d’autres auteurs, qui affirment que les sujets et les identités ne sont pas fondés ontologiquement, mais qu’ils ont été créés par des procédures, par des pratiques sur lesquelles se sont construits les savoirs à leur origine. Cette logique a conduit à mettre en doute aussi le féminisme : « la déconstruction du sujet du post-modernisme détruit la possibilité d’une représentation active dans le monde. Sans un sujet unitaire avec un sens de l’histoire et du genre, aucune conscience et donc aucune politique féministe n’est possible »22. Sans s’engager dans le langage compliqué et souvent obscur des post-modernes, ce qui nous intéresse ici, c’est plutôt de comprendre comment on a essayé de sortir de cette impasse, en récupérant le sujet et, avec lui, l’espace politique. A ce propos, la position la plus emblématique semble être celle de J. Butler. Attendu que « si l’on prétend que la politique requiert un sujet stable, on prétend qu’il ne peut pas y avoir d’opposition politique à une telle prétention », J. Butler précise qu’à son avis, il faut considérer le sujet comme le résultat d’un contexte critiqué et critiquable : « déconstruire le sujet du féminisme ne veut pas dire censurer son utilisation, mais au contraire lier ce terme à une multiplicité de significations pour l’émanciper des ontologies maternalistes ou racistes où il a été contraint...Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de fondation, mais plutôt que, s’il y en a une, il y aura aussi un fondateur, donc une contestation. De telles fondations n’existent que pour être mises en question, ce qui constitue le risque permanent du processus de démocratisation. Refuser un tel contexte signifie sacrifier l’élan radical et démocratique de la politique féministe »23.
38Expliqué de cette façon, l’élan radical est une forme de vigilance critique envers toute structure institutionnelle ou discursive qui, en se cristallisant, risque de créer des exclusions ou des différences dans la communauté politique ; en ce sens, un tel élan fait certainement partie du processus démocratique. Mais, même si l’on reconnaît ce point de départ comme partiel, il n’empêche qu’il faut éliminer les autres inégalités ou exclusions pour élargir les espaces de liberté. C’est une recherche continue et en redéfinition permanente. Ainsi comprise, la différence de genre peut devenir l’une des différences de la société pluraliste, mais aussi une différence qui, en fin de compte, n’est pas pertinente pour la définition de citoyenneté. Si, au contraire, l’on insiste trop sur le caractère contextuel des choix et des justifications morales comme le fait M. Jagger, la pensée féministe postmoderniste finit dans une sorte de cupio dissolvi, rendant vaine sa réflexion à cause d’un relativisme extrême24.
39Le problème de concilier le relativisme des valeurs avec la défense des valeurs démocratiques concerne aujourd’hui toute la réflexion politique, et non seulement la réflexion liée à la question féminine. Faute d’une véritable systématisation théorique, ce problème est résolu de façon pratique en fonction des situations, tout particulièrement pour ce qui est de la définition de citoyenneté.
40A ce propos, il est intéressant de rappeler quelques considérations récentes de M. Walzer à propos de l’opposition entre une idée de citoyenneté caractérisée par la participation politique, récemment reprise par le républicanisme, et une idée de citoyenneté liée à la conception libérale25. Loin d’être opposées, selon Walzer, ces deux visions sont présentes dans les sociétés : certes, la complexité de ces sociétés ne permet pas d’envisager une vision communautaire, mais elle n’exclut pas certaines formes de coopération en faveur des intérêts communs exprimés par les mouvements ouvriers, féministes, des droits de l’homme, etc. On peut donc encore parler d’une vertu civique, à condition de la concevoir comme « intermittente ».
41Cette idée de « vertu intermittente » permet d’envisager une citoyenneté à la fois participative et délégante ; appliquée à la question féminine, une telle perspective pourrait dépasser le manichéisme de ceux qui associent la femme aux valeurs de soin, c’est-à-dire aux valeurs communautaires, et l’homme aux valeurs universelles et abstraites. La citoyenneté devient dès lors un processus sans solution de continuité entre ces deux perspectives : au lieu de décréter l’ostracisme contre toute idée d’intégration, qui serait à l’origine de l’homologation, on peut reconsidérer la possibilité d’intégration en tant que pratique réflexive continuellement en action. C’est d’ailleurs ce que soulignent les réflexions les plus récentes sur la question : « l’intégration, affirme-t-on, n’implique pas qu’une société se donne à ceux qui doivent être intégrés une fois pour toutes, et qu’elle se ferme à leur contribution ou à leur critique éventuelle... c’est un processus dynamique des individus et des sociétés, un mouvement dans deux directions convergentes, à savoir des individus vers la communauté et de la communauté vers les individus ; tout ce qui contribue à mobiliser les énergies des uns et de l’autre vers cette œuvre sans fin doit être accepté. Il ne fait aucun doute que le statut de citoyen accroît la capacité discursive et participative des sujets. Elle donc doit être concédée sans attendre la fin d’un procès d’amalgamation improbable... La citoyenneté ne peut être seulement l’aboutissement de l’intégration ; elle doit pouvoir en être le point de départ »26.
42Si la pensée féministe s’inscrit dans cette réflexion, l’idée même de citoyenneté différenciée devient obsolète, et le temps est venu de mener une discussion publique, la seule pouvant aboutir à une reconnaissance réciproque. On observe des tendances dans cette direction, bien qu’elles soient encore assez isolées. Ainsi, Claudia Mancina rejette-t-elle l’idée selon laquelle il existerait des thèmes exclusivement féminins, y compris s’agissant de la procréation : « la faculté de choix en matière de procréation, que les femmes revendiquent pour elles-mêmes, ne peut être fondée sur le pouvoir mythologique d’engendrer, elle doit être défendue par les femmes en tant qu’individus autonomes et sujets moraux. Ce choix doit donc être mesuré à d’autres valeurs, d’autres intérêts et d’autres droits : les valeurs liées au rôle maternel et de soin de la femme ne peuvent passer telles quelles dans la sphère publique, en invoquant un fondement qui lui est étranger pour protéger leur intégrité. Au contraire, dans une société pluraliste, il faut se confronter à d’autres valeurs et intérêts. Dans le cas de l’avortement, cela signifie qu’il n’y a pas de privilège féminin dans ce débat, mais que tout le monde a le droit d’intervenir, les hommes autant que les femmes »27. On dénonce une sorte de masochisme dans la vaste littérature maternaliste : « à faire du biologique le critère distinctif des femmes, on justifie par avance la spécialisation des rôles que l’on s’est efforcé de combattre depuis plus de trente ans. Sous couvert de la lutte contre l’horrible neutralité et l’abominable différenciation, on redonne une vigueur inespérée aux vieux stéréotypes tant masculins que féminins »28.
43Ces dernières positions semblent surmonter l’impasse où s’était enlisée la question féminine, même si un travail de synthèse est encore nécessaire : il faut réussir à mettre en relation ceux qui, tout en acceptant la dimension du pouvoir, continuent à refuser de se confronter avec les autres dans le débat public et ceux qui, tout en acceptant une vision relative de la réalité, n’acceptent pas encore sa dimension potestative. La coexistence entre ces deux dimensions, celle du pouvoir et de la confrontation, constitue le cœur de l’idée de citoyenneté, mais elle n’est pas donnée une fois pour toutes. Comme l’a dit Schnapper, c’est plutôt « une utopie créatrice, quelque chose d’extrêmement fragile et toujours à défendre »29, et - ajouterions-nous-toujours à réinventer. En ce sens, c’est une histoire liée à l’évolution de la société et aux défis qui se sont manifestés dans le passé, défis qui se manifesteront toujours face aux nouvelles exigences d’émancipation. Loin de se replier sur le séparatisme ou, au contraire, de se perdre dans le relativisme du contextualisme, l’enjeu est dès lors, à notre avis, de retrouver, pour la fonctionnalité même de la pensée féministe, le rôle du droit, un rôle qui, tout en sauvegardant les droits universels, adapte continuellement ses règles à la dynamique sociale en vue d’éliminer tout privilège et toute différence.
Notes de bas de page
1 M. Nussbaum, Diventare persone. Donne e universalità dei diritti, Bologna, Mulino, 2001.
2 O. de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791), Œuvres, Paris Mercure de France, 1986.
3 C. Zetkin, L’emancipazione della donna. Lenin e il movimento femminile, Roma, Editori Riuniti, 1948.
4 I. M. Young, Polity and Group Difference: A critique of the Idea of Universal Citizenship “Ethics”, 1999, 2, pp. 250-274.
5 C. Mac Kinnon, Feminism unmodified: Discourses on Life and Law, Harvard University Press, Cambridge Mass. 1987, pp. 32-36.
6 Ibidem p. 42.
7 E. Gross, What is Feminist Theory dans C. Pateman and E. Gross, Feminist Challenges Social and Political Theory, Northeastern University Press, Boston, 1986,p.l25-143.
8 S. Agacinski, Politique des sexes, Paris Seuil, 1998.
9 La thèse d’une structure de pensée et de language "fluide" en opposition à la pensée logique et deductive masculine a été soutenue, entre autres, par L. Irigaray, La Mécanique des fluides, "L’Arc", LVIII, 1974.
10 C. Gilligan, In a Different Voice: psychological theory and women’s Development, Havard, University Press, Cambridge, Mass., 1982, p. 19.
11 J. Rawls, Social Unity and Primary Goods dans A. Sen and B. Williams, Utilitarism and Beyond, Cambridge University Press, 1982 pp. 159-186.
12 S. Lovibond, Feminism in ancient philosophy: The feminist stake in Greek rationalism dans The Cambridge Companion to Feminism in Philosophy, Cambridge University Press, 2000 pp. 10-28.
13 J. Rawls, The Idea of Public Reason Revisited in The Law of People, Harvard University Press, Cambridge Mass., 1999, pp. 129-180. Sur ce débat cfr. M. Nussbaum, Giustizia sociale e dignità umana. Da individui a persone, Bologna, Mulino, 2002, pp. 122-137.
14 Cavarero, Il dello democratico nell ‘orizzonte della differenza sessuale, "Democrazia e diritto", XXX, 2, 1990, pp. 226-238.
15 W. Kymlicka, La cittadinanza multiculturale, Bologna, Mulino, pp. 265-300.
16 M. Nussbaum, Diventare persone, cit., pp. 14-47.
17 A. E. Galeotti, Tolleranza e cittadinanza : il caso dello chador, in “Biblioteca della Libertà”, XXVI, 1991, n. 115, pp. 87-108.
18 E. Balibar, “Ambigous Universality”, in “Differences”, 1995, 7, 1, pp. 48-74.
19 A..E. Galeotti, Tolleranza, cit., p. 100.
20 M. V. Ballestrero, A proposito di azioni positive : l’eguaglianza del signor Marschall dans “Ragion pratica”, 1997/1998, pp. 97-108.
21 Récemment S. M. Okin, “Mistresses of Their Own Destiny” : Group Rights, Gender, and Realist Rights of Exit, in “Ethics”, 112, January, 2002, pp. 205-230 a observé que les droits de groupe n’offrent pas des garanties suffisantes aux femmes, en particulier s’agissant du droit de sortie du groupe culturel ou religieux car leur choix se réduit à une submissivité totale ou une aliénation totale.
22 J. Flax, The End of Innocence, dans Feminists theorize the political, Routledge, New York, London, 1992, pp. 445-463; par contre il y a qui a soutenu que "unlike post-modernism, feminism as such is not necessarily an antiEnlightenment project", cfr. Th. Man Ling Lee, Feminism, Postmodernism and the Politics of Representation, "Women & Politics, 22, 3, 2001, pp. 35-57.
23 J. Butler, Contingent Foundations: Feminism and Question of "Postmodernism" dans Feminists theorize the Political, J.Butler and J.W.Scott ed., 1992, pp. 3-21. Pour un approfondissement, voir R. Chigi, Ceci n ‘est pas une femme. Il genere secondo Judith Butler dans « Filosofia e Questioni Pubbliche », n. 2, 2001, pp. 173-201.
24 M. Fricker, Feminism in Epistemology ; Pluralism without postmodernism dans The Cambridge Companion, cit., pp. 146-165 soutient que « les procès de contextualisation de n’importe quel genre conduisent inexorablement à un relativisme corrosif ; si les connaissances sont reconnues comme construites et situés, il parait qu’il n’y a pas la condition pour évaluer leur crédibilité ».
25 M. Walzer, Communauté, citoyenneté et jouissance des droits dans “Esprit”, mars-avril, 1997, pp. 122-131.
26 M. La Torre, Cittadinanza e integrazione Tra Rudolf Smend e Roland Dworkin dans “Ragion pratica”, 17, 2001, pp. 117-132.
27 C. Mancina, Oltre il femminismo. Le donne nella società pluralista, Bologna, Mulino, 2002, p. 138-139.
28 E. Banditer, Fausse route, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 199.
29 D. Schnapper, Qu‘est-ce que la citoyenneté, Paris, Gallimard, 2000, p. 305.
Auteur
Professore Straordinario dell ‘Università degli Studi di Trieste
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