Le citoyen : sujet de droit fiscal de 1750 à nos jours
p. 375-382
Texte intégral
1De la célèbre distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs jusqu’au cens d’éligibilité en passant par les listes des plus imposés ou par la loi du double vote, tous les régimes politiques qui se sont succédé de la Révolution de 1789 jusqu’à l’instauration du suffrage universel masculin ont décliné à leur façon une figure particulière du citoyen fiscal. Il n’est pas besoin d’analyser ces figures multiples pour constater que la citoyenneté est un concept protéiforme dont les variantes sont notamment liées à un certain degré de richesse. On caricature à peine le tableau en affirmant que celui qui paie des impôts est en quelque sorte plus citoyen que celui qui n’en paie pas. De même, le système des collèges électoraux ou la subtile distinction entre le cens d’éligibilité et celui ne donnant droit qu’au simple vote conforte l’impression première selon laquelle plus on paie d’impôt, plus on est citoyen. Cette situation est l’une des conséquences de la Révolution de 1789. Et un peu de sociologie du droit fiscal nous aide à mesurer les nuances voire les contradictions entre le fait de proclamer le grand principe d’égalité et la réalité politique, sociale.
2Seulement cette vision des choses est un peu anachronique car durant les années qui précèdent la Révolution et pendant la première moitié du xixe siècle, les références, la pensée politique et juridique reposent sur des fondements bien différents de ce auxquels nous sommes habitués aujourd’hui1. Le travail de l’historien du droit ne peut faire l’économie de la démarche de l’historien de la pensée politique. C’est pourquoi nous reviendrons dans un premier temps sur la pensée des philosophes des lumières qui ont largement abordé les questions fiscales. Quelques morceaux choisis suffiront à mieux saisir l’esprit qui domine alors (I).
3Par ailleurs après la Révolution, l’étude de la citoyenneté à travers le prisme du droit fiscal est d’autant plus pertinente que cette branche du droit est plus que toute autre fondée sur la pratique et sur la réalité juridique. L’analyse des lois fiscales et électorales ainsi que de la jurisprudence en matière de contribution est un moyen de mieux comprendre comment la pensée politique a élaboré une figure singulière, celle du citoyen-contribuable. Seulement cette figure a perdu sa dimension politico- juridique à partir de l’établissement du suffrage universel masculin. L’évolution de cette notion est telle qu’on souscrit à la thèse d’Emmanuel de Crouy-Chanel2 selon laquelle on ne peut définir le contribuable en droit positif, comme un citoyen (II).
I - SUR LA SCÈNE POLITIQUE CHAQUE CITOYEN A SON RÔLE, MAIS LA CONTRIBUTION DE CHACUN NE S’INSCRIT PAS DANS LE MÊME REGISTRE
4Certes, il existe des contribuables citoyens et des citoyens contribuables mais les deux peuvent facilement être dissociés et chaque notion est porteuse de représentations tellement diverses et complexes qu’en les associant on a plutôt tendance à les rendre encore plus obscures. Les philosophes, les Encyclopédistes et de nombreux auteurs de la fin du хviiie siècle s’intéressent à celui qui paie l’impôt, à l’assujetti, alors sujet du roi et sujet de droit fiscal. Les discours du хviiie sont annonciateurs de l’après Révolution.
5Les auteurs du xviiie ont élaboré un modèle du contribuable citoyen. Ainsi Jean-Jacques Rousseau, qui considère que les notions de citoyen et de sujet peuvent être complémentaires : « le sujet de l’État est le citoyen qui exerce sa souveraineté. Pour le citoyen le contrat fonde la légitimité de la propriété de tout ce qu’il possède par opposition aux abus de la possession fondée sur la force ». Le contrat établit aussi l’égalité juridique des citoyens face aux inégalités naturelles. Pour Rousseau c’est cette égalité sociale qui fait naître l’idée même de justice. Mais n’oublions pas toutefois que sont exclus les femmes, les esclaves et les étrangers et comme dans la Genève de son temps souligne Rousseau « la populace qui ne possède rien, même pas la faculté de communiquer ». En fait, dans le Contrat Social on voit bien que tout membre du corps politique a des droits en tant que citoyen et des devoirs en tant que sujet. En 1789, le mot « sujet » a une connotation péjorative. Les constituants vont plus loin et l’élimine au profit du terme plus ou moins neutre d’homme. C’est là un tour de passe-passe sémantique et juridique du même type que l’utilisation du concept de Nation. En effet, les révolutionnaires en jouant sur les mots et les symboles réorganisent la société en supprimant les privilèges de l’Ancien Régime pour en établir d’autres. L’ensemble des mécanismes du système politique et du système fiscal est bâti de façon à favoriser une élite constituée certes de juristes mais aussi et surtout de propriétaires. C’est d’ailleurs la figure du citoyen-propriétaire chère à Pierre Rosanvallon qui alors prédomine3.
6Les constituants ont utilisé le terme de contribution pour remplacer le terme d’impôt, l’action de contribuer étant plus noble que celle d’être imposé. Cette dernière implique la notion péjorative d’obligation alors que l’action de contribuer fait partie des devoirs du citoyen. Seulement, les devoirs du citoyen seront bien souvent très mal remplis dans ce domaine, on connaît les déboires de la politique financière de la période, notamment dans le cadre de la contribution volontaire.
7Sur la scène révolutionnaire chacun a son rôle, et la contribution de chacun ne s’inscrit pas dans le même registre. Autrement dit, si le terme citoyen dans la correspondance officielle et privée est à l’honneur, il devient une figure de rhétorique vide de sens, bien éloignée des principes véhiculés par la déclaration des droits de l’homme et du citoyen ou des grands discours révolutionnaires. En fait, les termes de contribuable ou de citoyen contribuable sont porteurs de valeurs singulières. D’autant que le mot contribuable est encore plus neutre que celui d’homme. En effet, il appartient aux deux genres, les dictionnaires ne précisant pas s’il est masculin ou féminin.
8Précisément, Rousseau utilise le terme de contribuable dans l’article « économie politique » de l’Encyclopédie dans lequel il donne une vision particulièrement évocatrice : « Il faut se ressouvenir ici que le fondement du pacte social est la propriété ; et sa première condition, que chacun soit maintenu dans la paisible jouissance de ce qui lui appartient. Il est vrai que par le même traité chacun s’oblige, au moins tacitement à se cotiser dans les besoins publics ; mais cet engagement ne pouvant nuire à la loi fondamentale, et supposant l’évidence du besoin reconnue par les contribuables, on voit que pour être légitime, cette cotisation doit être volontaire, non d’une volonté particulière, comme s’il était nécessaire d’avoir le consentement de chaque citoyen, et qu’il ne dût fournir que ce qu’il lui plait, ce qui serait directement contre l’esprit de la confédération mais d’une volonté générale, à la pluralité des voix et sur un tarif proportionnel qui ne laisse rien d’arbitraire à l’imposition ». Ce n’est pas le contribuable en tant qu’individu qui consent à l’impôt, mais la Nation. Les représentants de la Nation ne sont pas les représentants des contribuables, ils représentent le peuple qui paie l’impôt. La solution proposée par Rousseau est donc le recours à la volonté générale qui s’oppose à la volonté particulière. Cette solution est le point de départ d’une nouvelle forme d’oppression fiscale et si les privilèges fiscaux d’Ancien Régime sont abolis, d’autres bientôt vont naître4. Ils sont le fruit de la nature humaine dont les Encyclopédistes avaient déjà présenté les travers de façon lucide et claire. Ils se sont demandé s’il était naturel à l’homme de penser au bien collectif avant de se préoccuper du sien propre ? Ainsi la réflexion sur la citoyenneté est intimement liée au concept d’égalité. D’après le chevalier de Jaucourt, les hommes étaient « en principe égaux dans l’état de nature, mais la naissance de la propriété a perturbé cet équilibre naturel » et pour reprendre la formulation de Rousseau, « les forts comme les faibles eurent intérêts à proposer l’institution des lois pour assurer la protection de leurs biens ». Par principe chaque citoyen devrait avoir des droits et des devoirs identiques à ceux de tous ses concitoyens. Or, il se trouve que cette égalité de principe peut être démentie par la puissance économique de quelques citoyens.
9L’exercice de la citoyenneté ne pourrait-il alors pas être perturbé par les différences sociales ou l’inégalité économique ? Un élément de réponse est apporté par Saint-Lambert dans son article « Luxe ». Il s’emploie à démontrer que le citoyen riche est utile à la société. Pour lui le luxe n’est pas condamnable d’un point de vue moral, il est plutôt un bienfait économique pour l’ensemble de la communauté. L’histoire toutefois, reconnaît Saint Lambert, offre de nombreux exemples de perversion de l’usage du luxe : « comment donc concevoir que des citoyens, en cherchant à s’enrichir et à jouir de leurs richesses, ruinent l’État et perdent quelques fois leurs mœurs ? »5. Saint Lambert suggère très clairement que l’État doive essayer de maintenir un équilibre, fut-il artificiel entre l’intérêt individuel du citoyen et le bien de la collectivité. En effet, contrairement à l’idée que l’on aurait tendance à se faire d’un collaborateur de l’Encyclopédie, il consigne implicitement que l’individu n’a pas naturellement tendance à se préoccuper du bien général. Plus évidemment encore, l’individu ne serait nullement enclin à secourir autrui si l’État ne veillait pas à l’éduquer en ce sens. Si Saint Lambert omet de faire référence au poids de la morale chrétienne, il insiste en revanche sur le rôle de l’État, puisque selon lui il semble que, sans la vigilance de l’État, le citoyen fortuné ne serait pas à même d’envisager autre chose que son bonheur personnel. Pour cet encyclopédiste, l’altruisme citoyen, la générosité citoyenne ne seraient donc pas naturels mais entièrement artificiels.
10La Révolution française va lui donner raison, certes pas dans tous les domaines, mais il faut avouer que tout ce qui touche à la fiscalité est savamment organisé afin de favoriser, en tout cas ne pas défavoriser les forts, au détriment des plus faibles. En fait, la philosophie sous-jacente à la citoyenneté fiscale telle qu’elle va fonctionner dès la réinvention révolutionnaire du cens électoral jusqu’à l’instauration du suffrage universel masculin, est présentée et annoncée dans l’Encyclopédie. Prenons encore deux exemples :
11Le chevalier de Jaucourt estime dans l’article « sujet » (gouvernement civil) que les termes citoyen et sujet doivent être distingués parce que « ...celui de citoyen doit s’entendre à tous ceux qui ont part à tous les avantages, à tous les privilèges de l’association et qui sont proprement membres de l’État ou par leur naissance ou d’une autre manière ; tous les autres sont plutôt de simples habitants ou des étrangers passagers que des citoyens ».
12Pour Diderot, la citoyenneté suppose de la part du bourgeois une participation active aux affaires de la cité. Dans l’Encyclopédie, à l’article intitulé bourgeois, citoyen, habitant, on apprend qu’un bourgeois s’il ne fait pas usage de sa citoyenneté, c’est-à-dire s’il ne participe pas volontairement et ne s’intéresse pas aux affaires de la cité, reste bourgeois. Le titre de citoyen appartient de droit à tout bourgeois mais encore faut-il qu’il active ce droit commun, lui donne une forme de validité par ses actes. « Le bourgeois est celui dont la résidence ordinaire est dans une ville ; l’habitant est un bourgeois considéré relativement à la résidence pure et simple. On est habitant de la ville, de la province, ou de la campagne : on est bourgeois de Paris. Le bourgeois de Paris qui prend à cœur les intérêts de sa ville contre les attentats qui la menacent en devient citoyen »6. Ces derniers propos annoncent la figure du citoyen patriote, qui avant d’avoir défendu la patrie a défendu sa petite patrie, sa ville, la cité. La qualité de citoyen ajoute Diderot, suppose « une société dont chaque particulier connaît les affaires et aime le bien, et peut se promettre de parvenir aux premières dignités ». Il transparaît dans cette phrase la dialectique toujours recommencée entre le bien public général et l’intérêt personnel.
13Autre façon de jouer avec les concepts de citoyen et de contribuable, celle adoptée par Damilaville, (ami de Voltaire) qui perçoit l’égalité issue de la citoyenneté non pas dans son sens politique mais dans sa dimension économique. En effet, dans son article population (Phys. Pol. Morale) il attaque indirectement la noblesse et le clergé qui ne paient pas l’impôt : « Chaque citoyen est obligé de fournir (à la société) sa contribution de travail et sa part des impôts que la conservation commune exige ; celui qui s’en dispense est mauvais citoyen ; c’est un membre inutile, une charge de plus pour la société qui, en bonne police ne soit pas être soufferte »7. Dans le raisonnement de Damilaville se fait jour une définition du citoyen associée à la notion de travail et de production, la citoyenneté dont la valeur pourrait se mesurer à l’utilité économique (Il annonce St Simon). C’est une façon assez adroite de lier la notion avec la bourgeoisie étant entendu que si la noblesse entend exercer elle aussi la citoyenneté, elle devra contribuer à l’effort des impôts. Mais, poursuit Damilaville « les impôts doivent être dans le rapport exact des richesses du pays, et répartis dans la juste proportion des facultés particulières de chaque citoyen ».
14Ce ne seront donc pas les propriétaires terriens comme l’expliquait Quesnay qui auront seuls le droit d’être citoyens, ce seront aussi les bourgeois qui sont utiles à la société parce qu’ils payent leurs impôts et enrichissent le pays par leur labeur. On voit émerger la représentation du citoyen idéal : le propriétaire et le bourgeois. Cette vision est confirmée par celle d’Holbach qui à l’article représentant écrit : « C’est la propriété qui fait le citoyen, tout homme qui possède dans l’État est intéressé au bien de l’État...c’est en raison de ses possessions, qu’il doit parler ou qu’il acquiert le droit de se faire représenter ».
15Les débats à la Constituante et l’ensemble de la législation révolutionnaire sont imprégnés de la vision des encyclopédistes et des physiocrates. Cette approche s’inscrit dans la tradition antique des systèmes de représentation politique si bien étudiés par Claude Mosse8 et Claude Nicolet9 qui soulignent d’ailleurs que les Romains faisaient pour justifier le droit de suffrage, à peu près le même raisonnement que les constituants de 1791, et que les discriminations censitaires étaient variables comme la fortune. Prenons une seule illustration qui permet de faire le lien entre la philosophie des lumières, l’Antiquité et la Révolution. L’analyse de Camille Desmoulin est révélatrice de la façon de penser de ses contemporains : « Les législateurs ont retranché cette classe de gens (il parle de la masse des pauvres) qu’on appelait à Rome prolétaires, comme n’étant bons qu’à faire des enfants...ils les ont relégués dans une centurie sans influence... » puis un peu plus tard il prend soin de préciser que l’Athènes qu’il admire est celle qui « accordait à tous le droit de participer aux assemblées, mais réservaient aux bourgeois l’accès aux fonctions importantes ». On retrouve également des références à l’Antiquité avec les citoyens romains qui défendaient la Cité et l’Empire contre les invasions sous la forme d’un autre impôt, celui du sang. Les devoirs du citoyen s’étendant après la Révolution, il est tentant d’établir un parallèle des diverses formes de résistances à l’impôt et à la conscription qui traduit le décalage entre le concept théorique de citoyen et la façon dont la citoyenneté est vécue par le peuple.
16Au total, l’élément qui transcende toutes les époques et les systèmes, c’est l’impôt. Car il est au cœur du politique, au centre de la gestion de la cité, de l’État. Cependant, la fonction de l’impôt qui finance l’État évolue avec le rôle grandissant de l’État. Corrélativement le concept du citoyen-contribuable va s’effacer au profit d’une figure qui n’a rien d’une représentation, c’est l’administré. Ainsi, de la moitié du xviiie siècle jusqu’à la Révolution, le modèle du citoyen-contribuable qui s’est constitué est proche de la figure du citoyen-propriétaire. La Révolution reprendra ces modèles sans réussir à mettre en œuvre le concept de contribuable citoyen. En effet, d’une part la modernisation de l’administration, d’autre part l’évolution du rapport entre l’élite qui se partage le pouvoir tant au niveau national que local et le reste de la population aboutit à la mise à distance définitive du citoyen de l’ensemble du processus fiscal.
II - SUR LA SCÈNE JURIDIQUE, CHAQUE CONTRIBUABLE NE JOUE PAS LE MÊME RÔLE, ET LA CITOYENNETÉ NE S’INSCRIT PAS SUR LES MÊMES REGISTRES
17Dès la période Directoriale, l’idéal fiscal devient celui d’un système productif rationnel géré par une administration de plus en plus compétente, de plus en plus sûre de son fait. Le contribuable devient très vite un sujet de droit fiscal. Il n’est plus sujet, il reste assujetti. Il est soit citoyen actif, soit citoyen passif, mais la machine de l’État le propulse ou le réduit à une condition sociale nouvelle, celle de l’administré.
18Le discours politique est une chose, la lettre de la loi en est une autre. Au regard des dispositions législatives et réglementaires en matière d’imposition, le vocabulaire utilisé est évocateur. Il traduit pour ne par dire trahit ces évolutions et notamment les transformations de la figure du sujet de droit fiscal. Si l’on revient sur le vocabulaire des révolutionnaires, on se rend compte des nuances entre la notion de citoyen et celle de contribuable. On trouve dans les textes des termes neutres : contribuable, propriétaire, locataire, habitant, étranger. D’autres peuvent apparaître moins neutres : citoyen, chef ou père de famille, homme riche.
19Jusqu’à la loi du 7 thermidor an III (27 juillet 1795) le mot femme n’est jamais employé. En revanche, les décrets de la contribution mobilière en 1791 font référence aux domestiques mâles et domestiques femelles. On est alors très loin de la notion noble de citoyenneté puisqu’il s’agit d’une sous-catégorie juridique équivalente à un cheval ou à un mulet ; la domestique femelle valant deux fois moins qu’un domestique mâle et bien moins que certains autres signes extérieurs de richesse. De toute façon, la femme n’est pas, dans ce texte, considérée comme un sujet de droit fiscal mais comme un objet de droit fiscal10. La terminologie n’évoluera seulement qu’en 1798. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette évolution s’opère sous le Directoire à une époque où la pensée fiscale commence à prendre le pas sur la pensée des idéologues. La terminologie juridique en matière de fiscalité utilise finalement assez rarement le mot citoyen pour définir un contribuable. Sous la monarchie de Juillet, émerge un terme extrêmement neutre, celui d’individu. Au début du régime, les lois de 1831-32 sont les premières à faire référence de façon récurrente aux femmes, ou aux filles11. Julie Victoire Daubié connue pour être la première femme bachelière écrit par exemple : « Puisque la fille majeure et la veuve en particulier sont françaises devant l’octroi et l’impôt, elles ne peuvent être ni chinoises, ni iroquoises devant le scrutin et le mot électeur doit avoir une acception aussi large que le mot contribuable ». J.V. Daubié fait des émules et le lien entre le contribuable et l’électeur est même présenté par une jeune femme majeure comme motif de refus de paiement de la contribution mobilière. L’argumentation sera repoussée par le Conseil de préfecture de la Seine en 1880.
20À la même époque, les pensées libérales et socialistes chacune dans leur registre ajoutent à la confusion quant il s’agit d’aborder le concept de citoyenneté fiscale. Prédominent alors les thèses du juste retour de l’imposition et d’une utilisation sociale des prélèvements. Mais le citoyen contribuable est loin des débats des idéologues du moment.
21C’est d’ailleurs à cette époque que l’administration fiscale engage de plus en plus systématiquement des procédures judiciaires contre des femmes, contre des personnes de nationalité étrangère et même contre des enfants non majeurs ! Plusieurs affaires portées devant le Conseil d’État impliquant des étrangers sont révélatrices de l’esprit dans lequel fonctionne l’administration fiscale mais ne souffrent d’aucune contestation sur le plan juridique. Ainsi cet étranger réfugié politique et subventionné par l’État qui essayait d’échapper au fisc : « Il ne résulte pas qu’il doive être considéré comme indigent alors même qu’il prétendrait n’avoir d’autre moyen d’existence que les secours qu’il reçoit (CE 30 août 1843). Quelques années plus tard le Conseil d’État répète le jugement dans une autre affaire : « La qualité d’étranger réfugié ne dispense pas de la contribution personnelle et mobilière, si l’étranger jouit de ses droits et n’est pas réputé indigent (CE 12 mai 1847 aff. Bréanski, D. P. 47.3.172). Il importe de remarquer ici que ces expressions jouissant de leurs droits12, n’ont pas le sens qu’on leur attribue dans le langage ordinaire du droit, et doivent s’entendre de la simple jouissance de fait qui permet au fisc d’être en mesure de saisir les facultés imposables.
22En fait la notion de contribuable citoyen disparaît définitivement au profit de l’administré assujetti objet de toute l’attention d’une administration fiscale tatillonne, de plus en plus technocratique. Mais l’évolution de l’esprit de l’administration fiscale est aussi la conséquence de l’émergence d’une fiscalité technique et pragmatique qui sert à financer l’État.
23Plus tard, avec l’apparition des impôts cédulaires, la fiscalité n’imposent pas à proprement parler les personnes, mais leurs activités. C’est le bénéfice procuré par l’activité qui constitue l’objet de l’impôt. La loi fiscale se préoccupe de localiser l’activité, de préciser les modalités de définition du bénéfice etc. mais elle reste muette sur la personne qui mène l’activité.
24Aujourd’hui les choses ont bien changé, l’État atteint, via la machine administrative, les personnes physiques et les personnes morales. Mais on parle d’entreprises citoyennes et les mécanismes, toujours plus complexes, pour éluder certains prélèvements, sont connus et utilisés par les plus riches. Pour autant, la personnalisation de l’impôt sur le revenu (thèse du professeur Isaia soutenue il y a trente ans) n’a pas modifié fondamentalement les données. L’égalité devant l’impôt reste en outre relative, et ce même devant la Haute administration fiscale. Certaines affaires récentes, notamment celle d’un grand couturier, l’ont bien montré. L’égalité devant l’impôt est cependant un principe général du droit à valeur constitutionnelle. L’utilisation des articles 13 et 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est à cet égard plus politique que juridique. En effet, une lecture attentive des débats des constituants invalide les positions de notre Haute Cour en ce qui concerne la progressivité et la proportionnalité de l’impôt.
25En fait, les évolutions du système fiscal tout au long du xxe siècle révèlent le décalage progressif entre l’idéal théorique et la réalité juridique. On a beau comme le souligne Michel Bouvier débattre d’une éthique fiscale citoyenne et d’une fiscalité virtuelle, l’écart semble sans cesse s’amplifier.
26Pour conclure, et continuer sur un ton polémique et provocateur, et quitte même à paraître conservateur, soulignons qu’aujourd’hui la citoyenneté fiscale se porte mal, avec plus d’une moitié de français ne payant pas d’impôts sur le revenu. Pourtant la France est l’un des pays où le taux de prélèvement est l’un des plus important en Europe. Une réforme du système fiscal permettant une plus grande lisibilité est de plus en plus indispensable pour que l’impression de racket organisé et étatisé ne contribue pas à augmenter le malaise partagé par une majorité de citoyens. Avouons que l’opacité du système arrange les deux parties. L’État et ses composantes, Bercy et son armée de fonctionnaires qui n’osent pas lancer une refonte du système, les administrés qui se complaisent dans leur position plus ou moins confortable, avec la bonne conscience d’être une victime de la surfiscalisation : « si je ne paie pas cet impôt, de toute façon je paie ailleurs ». Cercle à la fois vertueux et vicieux qui n’est pas prêt de s’interrompre, il n’est pas si différent de celui tracé par les auteurs du xviiie, puis par les Révolutionnaires et même par les spécialistes du xixe, les questions d’aujourd’hui recoupant les débats d’hier. Et si c’est par l’abaissement des impôts qu’on redonnait un sens à la citoyenneté, cela se saurait !
Notes de bas de page
1 Dans le cadre du colloque de l’AFHIP de mars 1999, ma communication intitulée : « Pensée politique, lois fiscales et électorales à l’époque des monarchies censitaires (1815-1848) » faisait déjà allusion à ces problèmes. Mais la problématique était différente puisque j’avais essayé de mettre en évidence les liens entre l’immobilisme de notre législation fiscale et la citoyenneté politique fondée sur le cens.
2 Emmanuel de Crouy-Chanel, Le contribuable-citoyen. Histoire d’une représentation fiscale, thèse de droit public, Paris, 1999.
3 Pierre Rosanvallon, Le Sacre du citoyen, Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992.
4 Nos recherches sur la société aveyronnaise durant la Révolution, le Consulat et l’Empire nous ont conduit à constater qu’une grande majorité des citoyens notables aveyronnais ont vu dans la Révolution outre un tremplin à leurs ambitions, un moyen de payer moins d’impôts, les deux étant alors intimement liés. En effet, compte tenu de l’évolution de la législation en la matière, il était important d’être élu au sein d’une municipalité, d’un district ou d’un département pour pouvoir ensuite procéder aux évaluations et aux répartitions. On est alors très loin des grands idéaux, de l’idéalisme, ou parfois de la naïveté, des discours prononcés à la Constituante. On s’en éloigne encore davantage lorsqu’on constate rôle (rôle des contributions) à l’appui, la façon dont ces notables ont géré leurs intérêts.
5 Article luxe, t. IX, p. 766, col 1.
6 Diderot, t II, p. 370, col. 1.
7 Damilaville, article population, t. XIII, p. 95, col. 2.
8 Claude Mosse, L’Antiquité dans la Révolution française, Paris, Albin Michel, 1989.
9 Claude Nicolet, « Citoyenneté française et citoyenneté romaine. Essai de mise en perspective », dans le Modèle républicain, S. Berstein et O. Rudelle (dir.). Paris, PUF, 1992.
10 Voir Renaud Carrier, « L’identité de la femme au xixe à travers le prisme du droit fiscal » dans L’identité de la personne humaine, J. Pousson-Petit, Bruylant, 2002.
11 L’article 12 de la loi du 21 avril 1832 précise que sont considérés comme jouissant de leurs droits les veuves et les femmes séparées de leur mari, les garçons et les filles majeurs ou mineurs, ayant des moyens suffisants d’existence, soit par leur fortune personnelle, soit par la profession qu’ils exercent, lors même qu’ils habitent avec leur père, mère, tuteur ou curateur.
12 Autre affaire de ce type, l’affaire Picot, jugée en 1852 par le Conseil d’État : « Qu’un étranger jouissant de ses droits et non réputé indigent, doit être assujetti à la contribution personnelle et mobilière dans la commune qu’il habite depuis plusieurs années, encore qu’il aurait déclaré à la mairie qu’il n’entendait pas fixer son domicile en France, et qu’il alléguerait que, d’après la législation de son pays (en l’occurrence les États-Unis), les Français ne sont soumis à cette contribution qu’autant qu’ils ont déclaré vouloir y établir leur domicile » (CE 13 mai 1852 aff. Picot, D.P. 52.3.27)
Auteur
Maître de Conférences à la Faculté de Droit de Pau
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