De la mathématique sociale à la structure mentale du sujet politique chez Rousseau et Sieyès
p. 157-175
Texte intégral
OUVERTURE
1Le temps politique court plus vite qu’on ne l’imagine. Après la chute du mur de Berlin et après l’effondrement de l’URSS, quelques brèves années, l’on a pu croire que le règne de la liberté était enfin établi et que le mot démocratie ne serait plus synonyme de rêve. Vite, il a fallu déchanter et se désenchanter. Le xxième siècle prenait la suite de son monstrueux prédécesseur dans l’anxiété et dans le doute. L’on eût beau vouer au bûcher Huntington et Fukuyama, les préoccupations que chacun avait exprimées à la charnière de ces deux siècles n’étaient guère dissipées. Au contraire, dans la série des mythes intellectuels – au sens sorélien - de l’univers, la globalisation prit la relève de la lutte des classes et l’agression du 11 septembre 2001 celui de la prise de Vienne par les armées de l’Islam. Dans ces conditions, il pouvait paraître vain et quelque peu dérisoire de continuer à utiliser le concept de sujet juridique et celui de citoyen comme si leur sens allait de soi et, partant, comme si la démocratie était désormais érigée en régime politique exemplaire, ne souffrant plus aucune contestation puisqu’elle avait fini par vaincre les totalitarismes. Et pourtant, au regard des premières crises qui affectent le nouveau siècle - nouveau au sens chronologique -, le devoir intellectuel ne souffre non plus aucune contestation : il faut inlassablement reprendre les définitions successives du sujet, du citoyen et de la démocratie. Autrement, les ambiguïtés qui affectent chacun de ces vocables pris séparément finiraient par faire masse, au risque d’obnubiler une grande partie de la théorie du droit, de la théorie politique, et peut être même de l’éthique civique puisque, précisément, les devoirs et les valeurs souffriraient à tout le moins de définitions non convaincantes si ce n’est d’acceptions contradictoires. La mise en garde reste d’actualité. Elle nous rappelle, à titre préliminaire, l’amphibologie de ces deux premières notions axiologiques.
2Sujet, en premier lieu, peut désigner soit l’auteur d’une action, son agent actif, si cette formule n’était pas déjà un pléonasme, soit celui qui la subit, son agent passif, si cette formule n’était pas contradictoire en soi. Logique simpliste ? Et si la condition de sujet exposait, en fait, à occuper successivement et parfois simultanément ces deux positions dans un système politique et dans un ordre juridique fortement hiérarchiques, cette hiérarchie pouvant être par ailleurs d’inspiration céleste1. La résolution d’une telle antinomie se conçoit dans une unique direction : il convient que ces deux positions ne s’annulent pas l’une par l’autre, que la passivité réelle n’annule pas l’activité de principe en la transformant en fiction juridique et en illusion politique. En ce point, l’exigence strictement logique est renforcée par l’histoire des idées politique et des concepts juridiques, comme on peut le vérifier avec la différentiation établie par la constitution de 1791 précisément entre citoyens actifs et citoyens passifs, ce dernier qualification n’étant assorti d’aucun des guillemets qu’il appelle pourtant naturellement. Avant de développer cette analyse, précisons ce que le politologue attend ou espère de cette discipline mémorielle : l’histoire des idées politiques.
3Nul n’ignore plus les débats que suscite la notion même d’histoire et le métier d’historien. Ils ont alimenté une littérature que l’on s’autorisera à qualifier désormais de « classique » allant de Henri - Irénée Marrou à Lucien Febvre, de Fernand Braudel et Karl Popper à Carr et Hobswbam, pour nous y limiter. Aucune histoire ne se réduit à la simple description d’événements disposés ensuite dans un ordre prétendument chronologique, pour ne pas dire à la queue le leu. Le rappeler n’est pas superflu en un temps où sévit le « postisme », cette nouvelle idéologie qui affecte l’État, la modernité, la démocratie si ce n’est l’humanité ou même ... l’idéologie2. Cela entendu, l’histoire, à proprement parler, des idées politiques ne saurait se réduire à un séquençage des dites idées sur l’axe unique : antiquité, moyen âge, modernité, celle-ci étant prolongée vers la post-modernité en attendant un éventuel et irréversible terminus. Pour notre part, nous entendons l’Histoire, quel que soit le domaine de ses investigations, comme exercice de mémoire, au sens de Halbwachs3, et comme anamnèse. La mémoire n’est pas la ressouvenance mécanique. Un certain souci l’occupe. Rappeler par exemple que l’idée de liberté n’est pas née le 14 juillet 1789 à Paris ce n’est certes pas vouloir déposséder une nation de son événement fondateur. En rappelant que cette idée s’est formée et formulée il y a plus de trois millénaires au moins, sur les bords du Nil par une collectivité humaine qui entendait quitter ces rives limoneuses pour suivre sa voie propre ; en rappelant la profondeur mnésique de cette idée, l’on soulignera en même temps à quel point sa réalisation s’avère difficile depuis ce temps puisqu’elle est à reprendre sans cesse, qu’elle est à reconquérir, selon les propres termes de la Déclaration des droits de l’ Homme et du citoyen, contre l’oubli et contre la corruption. Il n’en va pas autrement des notions de sujet et de citoyen. Face au trouble nouveau qui affecte leur définition et qui obscurcit leur compréhension, il importe d’en reprendre l’examen en quelques-uns des endroits de la mémoire politique et juridique les plus féconds. Pour notre part, nous le reprendrons chez Rousseau et chez Sieyès. L’un et l’autre en on fait l’un de leurs thèmes de préoccupations essentielles, pour ne pas dire capitaux. L’un et l’autre ont également ouvert ces concepts à la réflexion perpétuelle, en nous prémunissant précisément contre la tentation de les considérer comme des concepts purs, des notions parfaites, laissant imaginer que la République soit un modèle pur, lui aussi, et la démocratie un système parachevé. Toute illusion se nourrit de prétendue perfection définitivement advenue. Par cela même, elle ne saurait engendrer que désillusion et, parfois désespoir, quand le nihilisme ne vient pas s’y ajouter. Dans ce cas, quelle serait l’alternative à la ... démocratie ? Or tant chez Rousseau que chez Sieyès, l’on se retrouve directement confronté à des antinomies de cette sorte entre d’une part la recherche de l’idéal politique, qui prend la forme d’une véritable formalisation logique, si ce n’est d’une mathématique sociale, laquelle présuppose des sujets parfaits, fongibles, indéfiniment permutables et combinables entre eux, et d’autre part la réalité qui laisse apparaître des sujets pour le moins imparfaits, divisés en eux-mêmes, portés à la scission et la sécession collectives, et qui parfois aussi s’enivrent d’une violence qui les laissera déchus de leurs propres image de soi, exagérément exaltée.
I - LE CONTRAT SOCIAL OU L’ILLUSION D’UNE MATHÉMATIQUE EN MILIEU HUMAIN
- Permutabilité des volontés, résistivité des corps.
4Pourquoi commencer par Rousseau ? Non parce qu’il naquit avant Sieyès mais parce que Sieyès s’inscrit dans sa généalogie et se prévaut de sa filiation, eût -il vécu lui même dans une autre époque bien plus violente, dont il n’est pas sûr, toutefois, que Rousseau n’eut pas, à tout le moins, l’intuition et qu’il n’ait pas préfigurée, comme on le verra avec son récit inspiré du Livre biblique des Juges.
5Relevons, en premier lieu, que la « figure » de Rousseau met en évidence l’antinomie première que l’on vient d’évoquer au plan des idées et des concepts. Son entrée au Panthéon suivit de peu sa mort dans d’indicibles souffrances psychiques. Avant de mourir c’est peu de dire que son existence fut, à la lettre, ex-centrique. De ses polémiques avec Hume ou avec Voltaire, pour nous y limiter encore, ressort le sentiment que Rousseau ne vivait pas dans le même monde que ces deux penseurs illustres qui lui feront d’ailleurs le grief de s’écarter non pas de la société dont la « théorie » l’obsède mais carrément du genre humain. Si avec son roman de La Nouvelle Héloïse, Rousseau fera pleurer l’Europe cultivée du xviiième siècle, au xixème et au xxème siècle, avec Benjamin Constant et Jacques Maritain l’on n’hésitera pas à voir en lui l’un des « pères » idéologiques du totalitarisme. Certes, la cérémonie de l’entrée au Panthéon transforme les êtres en imagos, au sens mystique du terme, mais l’on aura garde d’oublier que la transfiguration républicaine n’efface pas le réel des vies. A la recherche de la formule politique humainement « pure » Rousseau garde la réputation d’avoir été « an interesting mad man », un fou intéressant, comme le nomme l’historien anglo-saxon Johnson4, autrement dit un être clivé, déchiré, persécuté et auto-persécuté, sans que l’on sache laquelle de ces deux persécutions fut la plus féroce. On aurait pu faire l’impasse entre ces deux aspects de son être, comme si le théoricien cherchait à apaiser ce que le sujet charnel ressentait au plus profond de soi, qui le brûlait en ses tréfonds et finit par faire vaciller sa raison.
6Reprenons, pour l’analyser, la formule pour ainsi dire générique du Contrat social, avec sa proposition axiomatique, mais aussi son défi intellectuel, aux limites de l’aporie destructrice :
7« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune, la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant »5. Ainsi s’énonce ce que Rousseau qualifie lui-même de « problème fondamental ». À l’évidence, cet énoncé prend la forme d’un défi logique dont la solution permettrait d’échapper à des antinomies passant jusqu’ici pour irréductibles et à des dilemmes aboutissant en de sombres impasses. Deux de ces antinomies et deux de ces dilemmes doivent être soulignés :
Tous --- chacun
Association ---- possession individuelle
Devoir ---- intérêt
Obéissance----liberté
8Le contrat social devient ainsi et simultanément le moyen et le résultat de la réduction de telles antinomies et du dégagement de pareilles impasses. Afin d’expliciter ce schéma logique et pour lui conférer une plausibilité indiscutable les assertions vont succéder aux assertions.
9D’abord, chacun se donnant à tous ne se donne pourtant à personne. La formule est surprenante puisqu’elle fait équivaloir un fait et sa négation, comme s’il s’agissait d’une pure équation ne connaissant ni nombre positif, ni nombre négatif ; une équation où le moins équivaudrait au plus, et inversement. Comment une si grande ductilité s’obtiendrait-elle ? Ou pour le dire autrement : comment des personnes, identifiées à des corps particuliers, mues par des intérêts personnels absolutisés vont-elles s’engager dans une si pure combinatoire6 ? Rousseau se trouve dans la nécessité d’imposer trois postulats :
- L’aliénation totale et sans réserve de chaque citoyen avec tous ses droits (et tous ses intérêts) à toute la communauté. Cette abolition- aliénation implique du même coup l’abandon du jugement particulier soutenant pour chacun la défense des dits intérêts personnels.
- Cette aliénation n’est pas erratique : elle entend placer chacun aussi sous la suprême direction de la volonté générale ; Rousseau précise même : « nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout ».
- De ce fait, un changement se produit que l’on ne saurait qualifier autrement que de mutation, si ce n’est de transmutation : « À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun7, sa vie et sa volonté.
10Cette axiomatique admise, le reste en découle sous l’effet d’une logique déductive. Elle concerne d’abord la nature de la nouvelle entité créée de la sorte :
- La personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres, et qui s’appelait autrefois Cité, prendra désormais le nom de République ou de corps politique lequel
- est appelé par ses membres État lorsqu’il est passif, Puissance en le comparant à ses semblables.
11Elle affecte ensuite la personne transmutée des associés :
- Collectivement, ils prennent le nom singulier de peuple ;
- En particulier, ils prennent le nom
- de Citoyens lorsqu’ils participent à l’autorité souveraine,
- celui de Sujets comme soumis aux lois de l’État.
12Ayant élaboré cette véritable tabulation politique, avec sa nomenclature juridique interne, Rousseau s’empresse de préciser : « Ces termes se confondent souvent et se prennent l’un pour l’autre ; il suffit de les savoir distinguer lorsqu’ils sont utilisés dans toute leur précision ». « Il suffit ? » N’est- ce pas supposé résolu le problème à résoudre ? Cet échafaudage logique est susceptible d’une reformulation directement mathématique cette fois. Chaque particulier se trouvera désormais au regard de l’État, et chaque volonté particulière vis-à-vis de la volonté générale, comme le numérateur d’une fraction relativement à son dénominateur.
13Une telle construction logique appelle toutefois les observations suivantes. En premier lieu elle ne fut pas sans incidence sur l’histoire et le développement des mathématiques elles-mêmes. On raconte que Cantor père, le mathématicien qui devait créer la première théorie des ensembles en eu l’intuition après une lecture du ... Contrat social8. Cette prestigieuse référence ne saurait empêcher toutefois que l’on examine de plus prés les antinomies résiduelles et les paralogismes persistants qui affectent la construction de Rousseau. Ils conduiront peut-être vers d’autres soubassements plus inconscients dont on pourra s’approcher quelque peu.
14S’agissant tout d’abord de l’acte même d’aliénation, ne présuppose-il pas la capacité intellectuelle et juridique de l’accomplir en connaissance de cause ? Rousseau ne répond pas ici même à la question préjudicielle. Cette capacité, qui ne saurait être assimilée à un dépouillement de soi et à un désistement suicidaire, comment l’acquiert-on ? Passe encore que l’on décide de se départir de ses intérêts puisque la construction de Rousseau aboutit à un déplacement de tels intérêts d’un titulaire privé à un titulaire public lequel, finalement, les lui rétrocèdera. Néanmoins, qui a le droit de se désister de ses droits ? À moins d’ajouter un autre postulat à tous ceux qui soutiennent cette construction et d’affirmer qu’il n’y a nulle différence substantielle ni morale entre droit et intérêt. Rousseau le donne à penser : « comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquiert pas le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd ». Bref, cette transaction ne serait alors qu’une opération blanche. Pour le dire en termes de sciences sociales contemporaines, elle équivaudrait à un jeu à somme nulle (zero sum game) si elle ne créait tout de même un avantage supplémentaire, un gain marginal, identifié à ce « plus de force pour conserver ce qu’on a ». Mais l’interrogation persiste : en quoi cet avantage supplémentaire se distingue-il d’un simple intérêt toujours privé, seulement déplacé ou différé ?
- Qu’est ce que le « totalitarisme » ?
15Cette forme de pensée se retrouve chez Sieyès, l’homme qui dota la Révolution de sa première véritable armurerie intellectuelle. Il faut en effet s’arrêter à la structure et au style de son pamphlet Qu’est ce que le Tiers État9. Cet écrit ne concède rien au genre prophétique. Il ne dénonce pas en mots de feu. Sieyès n’est pas Jurieu. Il veut démontrer. Implacablement. Et démontrer quoi ? Qu’en janvier 1789, pour paraphraser Rousseau, la volonté du Tiers État est coextensive à celle de la volonté générale ; que la fraction qui la formalise n’en est pas réellement une puisqu’en elle le numérateur et le dénominateur sont identiques et, de ce fait, forment un nombre entier, affine au chiffre UN. Sauf que chez Sieyès, une mathématique doit s’incarner et que pour s’incarner elle doit se politiser. Cette translation d’un domaine à un autre fera du Un le Tout. La nouvelle axiomatique s’établira par un syllogisme, c’est-à-dire comme une imparable figure de rhétorique. On sait comment s’ouvre le pamphlet de l’Abbé Sieyès : « Le plan de cet écrit est assez simple. Nous avons trois questions à nous faire.
- Qu’est ce que le Tiers état ? - TOUT.
- Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? - RIEN.
- Que demande t-il ? À ÊTRE QUELQUE CHOSE10 ».
16Cette axiomatique mise en forme syllogistique ne doit pourtant pas prêter à malentendu, surtout en prenant acte de sa conclusion. Dans sa formulation immédiate, cette conclusion laisserait supposer que la Tiers état s’accommoderait d’une sorte de transaction d’existence, qu’il serait prêt à en rabattre au regard des exigences que lui autoriserait la prémisse du syllogisme. En réalité cette conclusion constitue également un véritable axiome. Le titre du chapitre 1er ne laisse aucun doute à ce sujet : « Le Tiers état est une nation complète ». Cette complétude- plénitude est établie et s’atteste par ses travaux et par ses fonctions publiques. Il n’est que temps de ne plus sacrifier aux apparences de la société des trois ordres. Depuis longtemps, ni la noblesse ni le haut clergé n’accomplissent les travaux ni n’assument les fonctions qui leur sont dévolues par les Lois écrites et non écrites de la monarchie. Leur statut est d’illusion. Le maintien de leur existence est un pur abus de plus en plus onéreux et insupportable pour la « vraie » nation qui en acquitte sans cesse et de plus en plus indûment le coût prohibitif sans en retirer nulle compassion, sans en obtenir la moindre reconnaissance. C’est alors que le raisonnement mathématique investit l’image du corps actuel de la monarchie : « Qui donc oserait dire que le Tiers état n’a pas en lui tout ce qu’il faut pour former une nation complète ? Il est l’homme fort et robuste dont un des bras est encore enchaîné. Si l’on ôtait l’ordre privilégié, la nation ne serait pas quelque chose de moins mais quelque chose de plus. En somme, ôtez le moins du tout, il en résultera un plus de plus ! Et Sieyès poursuit : « Ainsi, qu’est ce que le Tiers ? Tout, mais un tout entravé et opprimé. Que serait-il sans l’ordre privilégié ? Tout mais un tout libre et florissant. Rien ne peut aller sans lui, tout irait infiniment mieux sans les autres ». La mathématique politique de Sieyès se veut on ne peut plus binaire. Elle fait s’opposer de manière irréductible non pas le plus et le moins, mais le Tout et le rien. Cette mathématique se veut non seulement politique mais également ontologique. Sieyès entend formuler l’équation du gain maximal pour ce Tiers qui ne l’est que d’apparence puisqu’en réalité il est le Tout latent. Passant du plan latent au plan manifeste, le Tiers auto-contenu doit se déclarer pour ce qu’il est : la Tout patent. Les autres n’ont plus qu’à en prendre acte. En cette formule, ils n’ont plus en ce qui les concerne ni raison d’être ni place assignée. Le Tout ne s’accommode pas de l’Autre à moins que ce dernier ne se résorbe en lui et en augmente encore la substance.
17Les arguments à venir ne seront plus que des raisonnements supplétifs. Le Tout n’est plus exclusivement syllogistique. Il devient règle. Il se fait Loi séparant qui appartient au Tout et au Nous, et peut en recevoir ses lettres de naturalisation, et qui lui est étranger. De la sorte, l’ordre noble est bien déclaré « étranger au milieu de nous par ses prérogatives civiles et politiques ». La contexture de ces équations terribles révèle on ne peut plus clairement le cheminement d’une pensée, le choix de son véritable registre. Dans le corps du texte, c’est une terminologie à la fois juridique et sociologique qui fraye sa voie à l’exigence du Tout- Un. Sieyès commence par dire : « d’abord, il n’est pas possible dans le nombre de toutes les parties élémentaires d’une nation de trouver où placer la caste des nobles ». Sieyès ne se contente pas de cette stigmatisation. Craignait-il qu’elle parût trop faible parce que trop exotique, ou trop métaphorique ? Une note vient préciser sa pensée et aggraver son jugement : « C’est le vrai mot. Il désigne une classe d’hommes qui sans fonctions comme sans utilité et par cela seul qu’ils existent, jouissent de privilèges attachés à leur personne. Sous ce point de vue qui est le vrai, il n’y a qu’une seule caste privilégiaire, celle de la noblesse ». Pour la première fois l’existence même doit répondre de la position sociale. Pour la première fois aussi le jugement se veut jugement de vérité absolue. Implacable, certes, la démonstration se dévide en vue de décréter la noblesse d’ores et déjà d’inexistence et de fausseté : « c’est véritablement un peuple à part, mais un faux peuple, qui ne pouvant à défaut d’organes utiles exister par lui-même, s’attache à une nation réelle comme ces tumeurs végétales ». Cette dernière image n’est justement pas une simple image. Elle renforce le jugement d’irréalité, de fausseté et d’inexistence qui vient d’être proféré en le privant de quelque instance d’appel que ce soit. À présent, la noblesse, c’est la maladie, donc le mal, lequel ne saurait être entretenu plus longtemps. Cela ne suffit pourtant pas. À la fin de ce chapitre 1er, Sieyès va exprimer sa pensée comme l’on abat son jeu. Et en effet, c’est bien le vrai Syllogisme juridique et politique qui s’énonce, un syllogisme de fer asséné avec la violence d’un passage à l’acte qui maintenant dit l’Être et proclame ce qui n’est pas : « Le Tiers embrasse donc tout ce qui appartient à la nation ; et tout ce qui n’est pas le Tiers ne peut pas se regarder comme étant de la nation. Qu’est- ce que le Tiers état : Tout ». On s’en doutait un peu.
18Reste à éteindre les dernières manifestations de résistance logique. Sieyès s’an acquittera dans une nouvelle note destinée à expliciter le sens définitif du mot TOUT, écrit en majuscules, par lequel se conclut le chapitre 1er : « Un auteur estimable a voulu être plus exact. Il a dit : « Le Tiers état est la nation moins le clergé et la noblesse. J’avoue que je n’aurais pas eu la force d’annoncer cette grande vérité. Quelqu’un peut venir qui dira : « La noblesse est la nation moins le clergé et le Tiers état ; le clergé est la nation moins le Tiers État et la noblesse ». Ce sont là assurément des propositions géométriquement démontrées. Sieyès ironise. Il veut dire : des propositions spécieuses. Seul le Tiers État se contient en soi-même. Il ne souffre aucune soustraction ni diminution. On aura observé que seul il est écrit avec une majuscule. Celle-ci manque... au mot nation. Une seule question restera en ce point sans réponse : quelles sont les limites du Tout, sachant que l’on ne peut parler, au singulier partitif, de « un tout ». Le Tout est simultanément le Un. Il est le Tout-Un. À jamais. La théologie ne vient-elle pas de se ressaisir de la mathématique ? À supposer qu’elle s’en soit le moins du monde dessaisie.
19Quelques mois plus tard, le 3 novembre 1789 l’esprit mathématique recevra son illustration spatiale. L’Assemblée doit discuter du projet de Thouret sur la division administrative de la France. Sieyès qui défend ce projet est à son tour accusé de géométrisme. S’il s’en défend il n’en passe pas moins à l’acte là encore. Sieyès propose la division du territoire français en 81 départements et s’en explique : « Voici comment je me figure qu’une nouvelle division de la superficie du Royaume peu être exécutée. Je commencerai par me procurer la grande carte des triangles de Cassini ; c’est celle sans contredit où les positions sont le plus exactes. Je la partagerai d’abord géométriquement d’après les proportions adoptées par le comité de Constitution. En prenant Paris pour centre, je formerais un carré parfait de neuf lieues de rayon, ou de dix-huit lieues sur dix-huit, ce qui ferait trois cent quatre-vingt lieux de superficie ; c’est là un département territorial. Sur chaque côté de ce carré j’en formerais un autre de la même superficie, et ainsi de suite jusqu’aux frontières les plus reculées ... »11. Le grand Tout, le Tout - Un doit donc se projeter spatialement dans un carré qui ne saurait être, notons le, que parfait. Que décider à l’approche des frontières, forcément irrégulières ? On tentera de résoudre rien de moins que la quadrature du cercle. À moins que le Tout parfait décide de ne plus s’embarrasser de limites et de bornes. Si Sieyès succède à Rousseau, Napoléon succèdera à Sieyès et tombera sous le coup de la critique de Benjamin Constant : « Pour la dictature il faut tout changer, mis pour tout changer il faut la dictature » Revenons à Rousseau.
- Eucharistique Rousseau...
20Ne pas ignorer ou sous-estimer ces premières failles logiques, dont on a constaté les prolongements et les lignes de fuite, ce n’est pas chercher à prendre Rousseau à contre-pied afin de renverser son système. Les failles logiques d’un système qui se veut logique pure conduisent à reconnaître d’autres failles, conscientes ou inconscientes. Ne faut-il pas admettre que chez Rousseau les postulats logiques ne prennent leur plein sens que de postulats anthropologiques placés à un niveau supérieur ? L’on sait que Le Contrat social est sans doute l’ouvrage le plus spéculatif de Jean Jacques Rousseau. Sauf à buter sur d’insolubles contradictions et à s’embourber dans des raisonnements biaisés qui présupposent admis ce qu’il reste précisément à faire admettre, sa compréhension commande absolument qu’on en sorte pour l’éclairer. Cette attitude résulte des propres conseils de Rousseau, comme il s’en explique dans une lettre déterminante du 15 janvier 1769 à un destinataire dont le nom n’est pas indiqué par lui. Autant la forme que le fond de cette lettre lui confèrent les caractères d’un véritable testament intellectuel et spirituel : « Vous épicuriens, vous composez l’âme d’atomes subtils. Mais qu’appelez vous subtils, je vous prie ? Vous savez que nous ne connaissons point de dimensions absolues et que rien n’est petit ou grand que relativement à l’œil qui le regarde ». Et Rousseau ajoute ceci qui éclaire d’un jour plein, sans ombres déformantes, la « formule » logico-mathématique du Contrat social : « Vous me marquiez, Monsieur, que le monde s’était fortuitement arrangé comme la république romaine : pour que la parité fût juste, il faudrait que la république romaine n’eût pas été composée avec des hommes mais avec des morceaux de bois. Montrez- moi clairement et sensiblement la génération purement matérielle du premier être intelligent, je ne vous demande rien de plus »12. Ce que Rousseau récuse à propos de la génération purement matérielle ne peut-il s’étendre à un autre paralogisme : celui de la naissance cette fois purement logico-mathématique des êtres supposés tellement intelligents qu’ils sauront passer outre à leurs intérêts et à leurs droits jusqu’au point fixé dans cette même lettre qui prône « un être non seulement organisé mais intelligent, c’est-à-dire un être non agrégatif et qui soit rigoureusement un » ?
21Cette construction présuppose précisément un sujet qui ne soit pas pur entendement : « cet homme qui n’est ni une brute, ni un prodige, est l’homme proprement dit, moyen entre les deux extrêmes, et qui compose les dix-neuf vingtièmes du genre humain ; c’est à cette classe nombreuse de chanter le Coeli enarrant, et c’est elle en effet qui le chante ». Cependant ces hommes moyens ne sont-ils pas appelé à calculer et à composer seulement les moyennes des intérêts particuliers qu’ils représentent ? Dans ce cas comment atteindre à la conception hyperbolique de la volonté générale ? Celle-ci ne constitue-t-elle pas en fait une notion- écran, assimilable à ce que Freud nomme un souvenir écran13 ? Quand les sujets individuels se sont-ils jamais absorbés, confondus, subsumés dans un autre corps, dans un autre être au point d’y accomplir ainsi rien de moins qu’une trans-substantiation ? N’est-ce pas dans la liturgie de l’Eucharistie et dans les rituels de la communion chrétienne ? Ces vues ne seraient que conjectures si elles n’étaient confirmées par un témoignage pour le moins troublant, celui de Bernardin de saint Pierre rapporté par Chateaubriand. Dans un texte peu connu relatif aux retraites qu’accueillait le mont Valérien, Chateaubriand relate la scène suivante. Bernardin de Saint Pierre et Rousseau s’en viennent en ce lieu pour trouver un remède aux dégoûts de la philosophie. Ils demandent à dîner aux ermites qui se trouvent là. Jean Jacques Rousseau propose de prier tandis que les ermites récitaient les très belles litanies de la Providence. C’est alors que Rousseau s’adresse à son compagnon pour lui dire avec attendrissement : « Maintenant j’éprouve ce qui est dit dans l’Évangile : « Quand plusieurs seront assemblés en mon nom, je me trouverai au milieu d’eux ». Il y a ici un sentiment de paix et de bonheur qui pénètre l’âme « Bernardin de Saint Pierre lui répond : « Si Fénelon vivait, vous seriez catholique « Ce qui lui vaut à son tour cette réaction de Rousseau : « Oh ! Si Fénelon vivait, je chercherais à être son laquais pour mériter d’être son valet de chambre »14.
22L’on s’est souvent interrogé sur la nature exacte de la volonté générale en laquelle les volontés individuelles résolvent leurs antinomies et les intérêts particuliers leur égo-centrage15. Le témoignage précédent n’en souligne-il pas le fondement théologique inavouable en tant que tel et qu’il fallait bien convertir en approximation ou en écran philosophique ?
23Cela ne laisse pas d’attirer l’attention sur deux autres éléments qui semblent extérieurs pour ne pas dire étrangers au schéma logico-mathématique du Contrat social. D’abord ce que Rousseau nomme le sentiment intérieur : « La raison prend à la longue le pli que le cœur lui donne ; et quand on veut penser en tout autrement que le peuple, on en vient à bout tôt ou tard ». La philosophie politique ne connaît que l’espace externe de la démonstration. Cependant l’esprit ne s’y réduit pas et à bien y réfléchir la raison non plus dès lors qu’elle est conçue et qu’elle est ressentie selon toutes ses dimensions, et que sont écoutées toutes les voix par lesquelles elle s’exprime. Pourquoi s’en défier ? demande Rousseau qui poursuit : « Je trouve dans ce jugement interne, une sauvegarde naturelle contre les sophismes de ma raison » Pourtant Rousseau croit devoir prévenir une objection que nous retrouverons d’ailleurs : il ne faut pas confondre les penchants de notre cœur avec ce qu’il appelle « ce dictamen plus secret, plus interne encore, qui réclame et murmure contre les décisions intéressées et nous ramène en dépit de nous sur la route de la vérité » Rousseau ne file pas une simple métaphore : il institue une véritable instance à la fois psychique et morale qui doit être prise en compte dans la topique intégrale du sujet juridique unitaire et du citoyen plénier : « Ce sentiment intérieur est celui de la nature elle-même ; c’est un appel de sa part contre les sophismes de la raison, et ce qui le prouve est qu’il ne parle jamais plus fort que quand notre volonté cède avec le plus de complaisance aux jugements qu’il s’obstine à rejeter. Enfin, loin de croire que ce qui juge d’après lui soit sujet à se tromper, je crois que jamais il ne nous trompe, et qu’il est la lumière de notre faible entendement lorsque nous voulons aller plus loin que ce que nous pouvons concevoir ». Toute la suite de cette lettre tend à conforter cette instance dite du jugement interne. En avant-dernier ressort, c’est elle qui constitue le véritable fondement du sujet juridique entier et l’assise inébranlable du citoyen parfait en tant qu’il participe à la formation de la volonté générale pour ensuite, et en retour, participer d’elle, selon un processus et un schéma mental qui eux-mêmes, on l’a vu, participent beaucoup de la liturgie eucharistique.
24Pourquoi avoir dit et précisé : « en avant dernier ressort » ? Parce que le dernier ressort, si l’on peut ainsi s’exprimer n’est autre que Dieu lui-même16, créateur de l’ordre ultime auquel chaque sujet ajuste son ordre propre : « L’univers subsiste, l’ordre y règne et s’y conserve ; tout y périt parce que telle est la loi des êtres matériels et mus ; mais tout s’y renouvelle et rien n’y dégénère parce que tel est l’ordre de son auteur, et cet ordre ne se dément point ». Mais alors, quelle est l’origine et la cause du mal moral ? Cette considération ne suffit pas à ébranler pareil édifice intellectuel, ni un tel échafaudage de convictions. Le mal n’est pas de Dieu. Il est de l’Homme sorti de l’ordre divin. Pourquoi n’y demeure t-il pas ? Parce qu’il est libre et en cela semblable à Dieu. La volonté générale ne peut errer qu’à la condition de satisfaire à cet ensemble de conditions. Autrement elle n’est que fiction, ou pire encore illusion.
II - SUJETS DIVISÉS ENTRE EUX ET EN EUX- MÊMES
- Le corps morcelé
25Cette construction a néanmoins son envers. La conception mathématique du Contrat social présuppose que les corps des sujets politiques soient pour ainsi dire des corps subtils, selon l’expression même de Jean Jacques Rousseau, ou en tout cas, qu’ils le deviennent. Rousseau ne donne que peu d’indications à ce sujet. Sauf à considérer qu’il s’institue en exemple suprême, en incarnation de ses propres théories. Dans ce cas, il faudrait entendre autrement le fragment de récit rapporté par Chateaubriand et laisser penser que Rousseau en personne s’institue comme référence christique et eucharistique. Lui seul en somme incarnerait les deux champs, externe et interne, de la raison. Lui seul aurait choisit le bien, et exclusivement le bien, ses actes en sens contraire n’ayant été que passagers et sans véritables conséquences. D’ailleurs ces actes là se fussent-ils produits si Rousseau avait été seul à en décider ? Mais est-on jamais vraiment seul ? Par suite, quels risques prend-on lorsque l’on s’isole, que la voie de l’intériorité devient la ligne de fuite de l’extériorité ? Avant de répondre, il faut insister sur l’importance des corps17. Non seulement sur leur poids, sur leur pesanteur gravitationnelle mais aussi sur les passions et les pulsions dont ils sont la source inépuisable et le réceptacle insatiable. Il semble que chez Rousseau, la présence et la prégnance des corps projette une ombre non passagère au schéma logico- mathématique du Contrat social. En effet si la notion de contrat se prête facilement à une élaboration conceptuelle, l’idée de socialité s’avère bien plus résistante. Rousseau va le montrer et le démontrer avec son improbable récit inspiré du Livre biblique des Juges : « Le lévite d’Ephraïm ».
26L’idée de ce récit lui vint, comme il ne cesse d’y insister, dans une des périodes les plus troublées de son existence18. Il ne suffit pas de s’éloigner du monde extérieur pour que celui vous laisse en paix, ou à tout le moins vous ignore. En 1764, Rousseau se sent trahi, poursuivi, persécuté, en butte à la haine de ses ennemis. Ces sentiments-là prennent un tour qu’on n’hésitera pas à qualifier de pathologique et l’on y reviendra bientôt. En attendant, il faut découvrir la représentation que Rousseau croit devoir en donner. Pour le comprendre rappelons les faits relatés au Livre des Juges dont la réminiscence saisit Rousseau à ce moment là, dans une sorte de raptus intellectuel, de contrainte mentale, qui fait songer à celui dont il fut l’objet en 1749 avant de rédiger son fameux discours pour l’Académie de Dijon.
27Un lévite de la Tribu et du ressort d’Ephraïm s’est lié à une femme dont il fait sa concubine. Réagissant aux aléas de leur vie commune, celle-ci retourne chez son père. Le lévite décide de la faire revenir chez lui. Il se rend à son tour chez son père et obtient le retour de sa compagne. En chemin, ils sont surpris par la nuit et ne trouvent d’asile qu’in extremis chez un habitant de Guibâ. La minuit venue des vauriens attaquent la maison hospitalière. Ils exigent qu’on leur livre les nouveaux arrivants. L’hôte du couple ainsi menacé refuse. Il tente de convaincre les vauriens de la gravité exorbitante du mal qu’ils commettraient. Rien n’y fait. En désespoir de cause, il propose aux assaillants déliés de toute loi sa propre fille. Rien n’y fait non plus. C’est alors que le lévite leur livre sa malheureuse compagne. Ils s’en emparent et la violent à mort. Lorsque, à l’aube, le lévite réalise l’ampleur du forfait, et que celui-ci a été possible, il prend une terrible décision que Rousseau restitue ainsi : « Dés cet instant, occupé du seul projet dont son âme était emplie il fut sourd à tout autre sentiment (...) La vue même de ce corps qui devrait le faire fondre en larmes ne lui arrache plus ni plaintes, ni pleurs (...) il n’y voit plus qu’un objet de rage et de désespoir. Aidé de son serviteur, il le charge sur sa monture et l’emporte dans sa maison. Là sans hésiter, sans trembler, le barbare ose couper ce corps en douze pièces : d’une main ferme et sûre il frappe sans crainte. Il coupe la chair et les os, il sépare la tête des membres ; et après avoir fait aux tribus ces envois effroyables (...) il déchire ses vêtements, se couvre la tête de cendres, se prosterne à mesure qu’elle arrive et réclame à grands cris la justice du Dieu d’Israël ». Une immense commotion en résulte dans le peuple qui entreprend de sévir par la guerre contre la Tribu de Benjamin. Cette guerre fratricide s’avérera longtemps indécise. Elle s’achèvera dans l’amertume.
- Rétroversion de la haine. Vers le délire de persécution
28Le récit de Rousseau peut se comprendre de différentes manières. L’on se contentera de souligner qu’il est l’antithèse même du pèlerinage au mont Valérien. D’un côté la communion des corps et la communication des âmes, de l’autre la sauvagerie redoublée contre le corps d’une femme, violée à mort, puis mutilé post- mortem. Pourtant les Enfants d’Israël se sont liés par une Loi. Ils sont les sujets d’une alliance passée avec Dieu. Il n’empêche : les corps pulsionnels y font obstacle. Ils se convoitent, se violent, se déchirent, se démembrent, sous le coup de désirs féroces lesquels ne se rendent à aucune raison raisonnante. Deux ajouts de Rousseau au regard du récit original attirent l’attention, a) Dans le Livre des Juges il n’est pas précisé explicitement que le lévite découpant le corps de sa concubine sépara la tête du reste de ses membres. Si cet ajout doit être souligné en effet, c’est qu’il semble préfigurer, à sa manière, les exécutions qui auront lieu en France, durant la Terreur. b) les vauriens qui assaillent la demeure du Guibonite sont dépeints par Rousseau sous des traits bien particuliers : « tels des Cyclopes du Mont Etna ». S’agit-il d’une réminiscence de la Théogonie de Hésiode ? On sait que le personnage central de ce récit est le Dieu Saturne qui dévorait sa progéniture avant d’être émasculé par son fils Chronos, exécuteur du stratagème fomenté par sa mère Géa, sans cesse violentée elle aussi. L’affleurement en ce point de la plus archaïque des mythologies ne pouvait être passé sous silence ni être minimisée. D’autant que cette image- fantasme, cette « image survivante »19, se retrouve chez Rousseau - à moins quelle ne le retrouve - pour dépeindre cette fois ... David Hume, le philosophe anglais qui avait pourtant offert son hospitalité à l’auteur de l’Emile sans pouvoir imaginer ce qui allait en advenir. Dans sa lettre fleuve à M. de Saint Germain Rousseau se plaint, entre autres, que l’on ait substitué à son portrait celui de Hume qui dit-il « réellement a la tête d’un Cyclope »20. Et pour Rousseau, la figure dit toute l’âme !
29Donc, lorsqu’il entreprend d’écrire le Lévite, Rousseau est en proie à un véritable délire de persécution. Le contenu de ces deux lettres est capital pour en prendre pleinement conscience, Cette situation décrite correspond à la paranoïa telle que Freud devait en faire la théorie dans la psychanalyse du président Schreber. Pour Freud, la paranoïa s’explique par le mécanisme de la projection qui consiste à prêter à autrui les sentiments inavouables que l’on éprouve soi-même vis-à-vis de lui. Cependant, l’on ne saurait poursuivre sur un tel terrain sans un rappel touchant à l’objet même de la présente investigation et sans quelques précisions méthodologiques.
30Mettre en évidence la dislocation psychique de Rousseau n’a pas pour but d’invalider en son principe la théorie du Contrat social en la réduisant à une sorte de lubie ou même à un délire de concepts mais d’en montrer l’envers, pour ne pas dire l’inconscient. Supposer un sujet juridique parfaitement ductile et dans l’ordre politique un citoyen parfaitement rationnel et tout conscient, l’un et l’autre mathématisables, contredit ce que Rousseau lui-même en avoue, et ce qu’il en laisse paraître dans sa vie propre. Pour construire l’artefact, ou même le fantasme d’un pur sujet du droit pur il faudrait passer sous silence ces documents impressionnants sur les stases de la subjectivité, sur ses pièges narcissiques et sur ses clivages démentiels tels que Rousseau lui-même les décrit, l’on devrait dire les analyse, au sens littéralement freudien, dans des pièces dont il est rarement fait état comme le parfaitement nommé Narcisse amant de lui-même ou dans Pygmalion, ou dans un écrit décisif comme celui qu’il consacre à l’imitation21. Ce rappel commande un certain abord de l’œuvre de Rousseau qui ne la démembre pas non plus. On ne saurait lire le Contrat social comme s’il se suffisait à lui-même, comme s’il auto-contenait l’ensemble des vues de Rousseau sur la subjectivité juridique et politique. On sait par exemple que Rousseau voulait éditer ensemble Le Lévite et L’essai sur l’origine des langues, essai essentiel puisqu’il rapporte l’origine du langage aux besoins de se faire comprendre et à l’interdit de l’inceste, ce viol autant physique que psychique et symbolique. Pour autant que l’on édite Le Contrat social en volume séparé ne faudrait-il pas lui adjoindre, à tout le moins, comme son exposé des motifs ou alors comme sa notice de bon usage, les textes et pièces sus mentionnées ?
31D’autres précautions méthodologiques sont également requises ici. Porter un diagnostic psychopathologique exige qu’on s’en explique et qu’on en produise les données interprétables. On a déjà noté à cet effet le mécanisme de la projection. Freud le surligne dans la psychanalyse du Président Shreber : « Le mécanisme de projection dans la paranoïa exige que les sentiments, la perception intérieure, soient remplacés par une perception venant de l’extérieur. C’est ainsi que la proposition « Je le hais » se transforme grâce à la projection, en cette autre « Il me hait (me persécute), ce qui justifie alors la haine que je lui porte »22.
32Ce schéma, en forme de syllogisme, est strictement corroboré par les propres déclarations de Rousseau dans le premier projet de Préface au Lévite : « Mes ennemis ont beau m’accabler de tous les maux dont pense s’aviser leur rage. Il en est un qui leur reste pour ma vengeance et que je leur défie de ma faire éprouver jamais. C’est le tourment de haïr.
33... d’ennemis que je ne connais pas même, à qui je n’ai jamais fait ni voulu le moindre mal
34... et qui pense qu’on aime toujours
35.... Ne me haïssent qu’à cause de celui qu’ils m’ont fait’.
36Autant qu’à la teneur de ces propos, l’on aura été attentif à leur transcription laquelle cherche aussi la forme matérielle du syllogisme.
37Dans sa lettre « testamentaire » précitée Rousseau affirme qu’il n’a jamais prôné « la démocratie pure » telle qu’elle se pratique selon lui à Genève. Mais la démocratie pure ne va-t-elle pas de pair avec le Contrat social parfait lequel exige, on l’a dit, et il faut y insister, un sujet juridique pur lui aussi et un citoyen non moins parfait doté d’un entendement sûr et capable d’un indiscutable désintéressement. En soulignant les dégradations psychopathologiques de Rousseau, répétons-le, il ne s’agit pas d’invalider ses principes en eux-mêmes mais plutôt de mesurer la distance qui sépare le sujet et le citoyen réels de l’idéal auquel ils sont appelés. De ce point de vue, la Correspondance de Rousseau fait bien partie de son œuvre dans les différentes dimensions anthropologique, juridique, politique et philosophique qu’elle éclaire parfois d’un jour. Ainsi en va-t-il de deux lettres essentielles en ce sens, relatant les déboires de la relation nouée entre Rousseau et Hume. Ce dernier s’était voulu accueillant et amical. La relation va pourtant tourner du côté de Rousseau, comme on l’a dit, à la paranoïa. Dans sa lettre du 19 mai 1766 à M. de Malesherbes, Rousseau livre de ce point de vue avec sa version des faits un véritable document clinique.
38Le point de départ ? Rousseau n’aurait rien demandé, ni sollicité de Hume : « Je vivais en Suisse, en homme doux et paisible, fuyant le monde, ne me mêlant de rien, ne disputant jamais, ne parlant même pas de mes opinions. On m’en chasse par des persécutions, sans motifs, sans prétexte, les plus violentes et les moins méritées qu’il soit possible d’imaginer, et qu’on a la barbarie de me reprocher encore23 ». Rousseau se décrit en victime intégrale. Usant d’une autre figure de rhétorique, l’on dira qu’il incarne l’innocence violentée par la barbarie. C’est dans ces conditions que Hume lui offre son bienveillant asile. Pourquoi alors cette rupture qui va faire ranger le philosophe anglais dans le camp des barbares ?
39Rousseau avance une explication qui doit retenir l’attention. Arrivé chez Hume, il y aurait été accueilli par quelques amis de celui-ci, et notamment par le Prince de Conti lequel se mit à accabler Rousseau de ses attentions et de ses éloges. Cela en présence de Hume qui en aurait pris plus que de l’ombrage, un Hume « oublié en quelque sorte » et ne supportant pas cette « préférence d’humanité » Pourquoi le souligner ? À n’en pas douter les esprits les plus élevés s’exposent à des affrontements de cette sorte où leur ego se dilate en majesté divine ne laissant nulle place d’humanité pour autrui, relégué d’abord au rang de rival puis mutant en inexorable ennemi. La biographie serait-elle pierre de touche de toute théorie qui se voudrait « conceptuelle » et ne serait que désincarnée ? À partir de quoi commence une seconde persécution pour le persécuté de Genève, une persécution plus cruelle encore, menée cette fois directement par l’auteur de L’Essai sur l’Entendement humain. Celui-ci ne se contente pas d’ameuter ses comparses contre l’auteur de l’Emile : il le pousse vers la folie à l’occasion de chacune de ses plaintes, de sorte que sa victime ait l’air de « quelqu’un qui n’est pas à son aise avec lui-même » et est « travesti en monstre effroyable ». Rousseau cherche tout de même à s’en expliquer avec son « ami ». Dans le raptus de l’émotion, il fond en pleurs dans ses bras au risque de s’humilier de son propre fait. Il n’empêche : le délire s’est déclanché dont il faut prendre acte de ses schèmes et de ses expressions qui nous conduisent à mille lieux de la proposition générique du Contrat social : « Rien n’a été omis pour l’exécution de cette noble entreprise ; toute la puissance d’un grand royaume, tous les talents d’un ministre intrigant, toutes les ruses de ses satellites, toute la vigilance de ses espions, la plume de ses auteurs, la langue des clabaudeurs, la séduction de mes amis, l’encouragement de mes ennemis, les malignes recherches sur ma vie pour la souiller, sur mes propos pour les empoisonner, sur mes écrits pour les falsifier ; l’art de dénaturer, si facile à la puissance, celui de me rendre odieux à tous les ordres, de me diffamer dans tous les pays ». Ce délire de persécution présente deux traits caractéristiques : a) par l’usage systématique du mot tout, ou tous, il construit une représentation de la situation conflictuelle qui l’assimile à une véritable cosmographie : le monde entier est pour ainsi dire coagulé contre Rousseau mais de ce fait même b) Rousseau se replace au centre de ce cosmos, serait- il disloqué : « Quoi ! Voir toujours des hommes faux, haineux, malveillants, toujours des masques, toujours des traîtres ! » Univers strictement intransitif. On sait où ce délire va conduire Rousseau. Il le décrit dans son Billet circulaire24, lequel mérite bien son nom parce qu’il configure exactement ce cercle dans lequel Rousseau se sera enfermé et où sa raison se sera consumée. Ce cercle, remarquons le, suit la forme même des écrits de Rousseau. De l’essai au roman, en passant par le théâtre, Rousseau devient le propre objet de sa pensée, au risque de disloquer le penseur qu’il veut toujours être. Le premier salto morale se fera dans Les Confessions où Rousseau parle de lui comme s’il était un autre qu’il n’était pas entièrement à ses propres yeux et pour son entendement. D’où le choc qu’il éprouvera après les réactions glaciales ou embarrassées qui suivront la lecture publique de son manuscrit. Après quoi Rousseau adoptera la forme du « monologue dialogué » ou du « dialogue monologal » dans ce Rousseau juge de Jean-Jacques où il s’expose à un véritable clivage de sa subjectivité en jouant tour à tour dans la forme littéraire mais simultanément dans l’expression mentale les rôles du Je et du Tu, au risque de les confondre et d’aboutir à un état confusionnel de sa personnalité, état qu’il finira par atteindre dans le Billet circulaire.
40Pourtant ce délire de persécution ne se réduit pas à la seule personne de Rousseau. Par ses thèmes, par ses paroxysmes, ne préfigure-il pas aussi les renversement qui marqueront l’histoire de la France révolutionnaire et notamment le basculement paranoïaque dans la Terreur où s’incrusteront dans la stupeur générale les têtes coupées de l’Ennemi ?
- L’Ennemi ou le clivage révolutionnaire absolu
41En juillet 1789, ce qui allait devenir la Révolution française restait si l’on peu dire à l’état d’ébauche. Nul n’aurait été en mesure d’en prévoir le cours. En la matière toute science est rétroactive et il n’est de prémonition que du passé. Pourtant, à partir de la réunion des États généraux, chaque revendication d’unité ou d’unification se heurtera à dichotomie des intérêts en présence et à la scission des consciences précisément entre le Tiers États et les deux autres ordres qu’il finira par coaliser contre lui. Ni la monarchie, ni l’Église n’entendent se résorber dans l’équation et les jeux d’écriture politique élaborés par Sieyès. Depuis la parution du pamphlet de l’Abbé, deux constitutions régissent la France. Celle qu’élaborent officiellement la Constituante puis la Législative, et celle qu’a dicté Sieyès dans Qu’est ce que le Tiers état ? Nombre d’études ont mis en évidence le fait que la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen d’août 1789 constitue déjà un compromis fragile entre deux forces qui ne cessent de se mesurer en attendant l’affrontement terminal. Cette Déclaration n’invoque aucune divinité sauf cet indiscernable Être suprême sous les vagues auspices duquel elle affirme se placer. La Constitution de 1791, elle, a beaucoup emprunté à la théorie de la séparation des pouvoirs et à celle des checks and balances. En réalité elle ne constitue qu’un traité d’armistice aux clauses mal assises et aux stipulations révocatoires. Deux autres « constitutions » la sapent sourdement et de manière cumulative : la mythique Constitution du Royaume et l’antithétique profession de foi de Sieyès. Comment assurer une séparation des pouvoirs effective quand d’un côté le Roi persiste à penser qu’il représente indivisiblement Dieu sur la terre, et à titre principal, en son royaume de France, et que de l’autre ses ennemis déclarés prétendent à leur tour incarner à eux seuls et exclusivement la nation tout entière, sans en laisser nul reste ? En quelques trois années à peine, les « frères » initialement appelés à communier en Dieu ou en la nation vont se déclarer adversaires résolus puis ennemis impitoyables. Pouvait-il en aller autrement dés lors que se déchiraient les fictions et que se déclaraient les factions que recouvraient les « constitutions » en présence ? Invoquer l’unité du royaume comme le fit d’abord Louis XVI était bel et bon, et incontestablement émouvant. Mais quand donc le Royaume dont il n’était plus que la tête chancelante avait été réellement uni ? Madame de Staël a cruellement décrit ce que la monarchie avait fini par symboliser négativement : un système de castes, en effet, sans nulle communication entre elles et dont les représentants déniaient qu’ils y eût entre eux et les représentants du « bas peuple » la moindre fraternité possible. À leurs yeux ce sentiment évangélique s’il en fut était synonyme verbal et promesse politique de dérogeance, la pire des situations imaginables pour des êtres en perpétuelle dilatation égologique, comme l’a décrit dans ses Mémoires de façon à la fois cruelle et clinique le duc de Saint Simon qui ne fut pas exempt de cette forme de paranoïa héraldique. Quant à Sieyès et à sa mouvance, l’abstraction de leurs épures juridiques, le géométrisme impeccable de leurs projets constitutionnels, dissimulait de plus en plus mal la férocité de leur volonté de puissance et l’immensité de leurs ambitions « toutalisantes », si l’on ose ainsi les qualifier. Que le fantasme du Tout -Un n’ait pas suffit à résorber les contradictions où cette avidité les enfermait se décèle à cette opposition erratique et cynique entre citoyens passifs et citoyens actifs. Cette opposition engendrait d’ores et déjà deux degrés du tout Un : l’actif, certes, néo nobiliaire, et le passif, néo-servile, qui ne participait du Tout-Un officiel que de manière artificieuse et qui déjà clivait la nouvelle Référence suprême.
42Il ne faudra pas attendre longtemps pour que ces scissions et dichotomies se rejoignent. Le procès de Louis XVI en sera l’occasion. S’il est inutile d’en rappeler l’issue, il importe d’en souligner quelques phases et phrases. Ainsi des interventions d’un homme tout juste né au monde public : Saint Just. Ce nom sonne étrangement. En lui se relient deux des facultés les plus hautes de l’esprit et de l’âme : la sainteté et la justice. Aura-t-il réellement fait preuve de l’une et de l’autre ? Il ne s’agit pas ici de prendre « parti » pour les uns contre les autres, pour Gaxotte contre Mathiez, ou comme le tente Jean Jaurès d’imaginer ce qu’aurait pu être une véritable défense de l’accusé. Il s’agit plutôt de ne pas perdre de vue ce qui dans l’opposition des intérêts outre- passe ces oppositions là pour scinder le genre humain entre ce qui lui correspond et ce qui n’est pas lui. Les interventions de Saint Just conduisent à ne pas perdre de vue cet ordre de préoccupations25. Pour Saint Just, Louis XVI, devenu Louis Capet n’est plus un adversaire politique. Il est devenu un ennemi, au sens ontologique. Et encore, il n’est pas sûr que dans cette mise en cause de l’être royal en tant que tel la catégorie ontologique conserve le moindre sens. Si Saint Just désigne Louis Capet comme ennemi, il faut mesurer les conséquences d’une telle qualification politique puis de la déqualification ontologique qu’elle entraîne, avec le clivage insensé qu’elle provoque aussi dans le représentation de l’Humain. Dans ses interventions Saint Just ne se prononce pas exactement sur la culpabilité de Louis XVI ni sur les attentats qu’il aurait commis dans l’exercice même de ses fonctions contre la Constitution qu’il avait juré de protéger. S’il l’avait fait, il aurait accepté le principe d’un jugement de Louis XVI. Étrange observation ! Un tel principe n’allait-il pas de soi ? Ne s’inscrivait-il pas dans le droit fil de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ? Postuler l’existence des Droits de l’Homme, lesquels ouvrent la voie aux droits des Citoyens, c’est postuler du même mouvement l’existence du genre humain, par ailleurs évoqué, sinon invoqué dans la dite Déclaration, et d’une unique nature humaine englobant chacune des personnes qui participe d’elle. Or Saint Just récuse ces données essentielles et construit à son tour un syllogisme terrible :
- Seul a droit à être jugé un citoyen demeuré dans l’état constitutionnel et dans la nature humaine ;
- Si Louis Capet est sorti de cet état et de cette nature par les actes commis depuis 1791, en vérité il n’y est jamais entré parce qu’un Roi n’a ni relation de droit ni rapport de nature avec le Peuple ;
- Louis Capet est donc un monstre qui doit subir le sort de ses congénères.
43Une question demeure : quel doit être ce sort ? Si Louis XVI réduit à Louis Capet n’est même pas digne de la peine de mort, comment faut-il l’éliminer ? En l’assassinant ? Mais l’assassinat lui-même implique une relation de droit ? En l’éliminant ? En l’effaçant ? Cette forme de pensée sort de toute pensée. Cette construction juridique sort de toute normativité. Si elle préfigure le Procès de Franz Kafka et son issue nauséeuse elle fait également songer à la définition du néantissement par Jean Paul Sartre : « L’Être par qui le Néant arrive dans le monde est un être en qui dans son Être il est question du néant de son Être : l’être par qui le Néant vient au monde doit être son propre néant »26. Toucher à de telles catégories, c’est porter la main sur l’Arche sainte et l’on sait la fin de Saint Just. Elle n’empêchera pas la progéniture des Furies ainsi déchaînées pour les siècles à venir ni durant cette même période le déni de l’Être corrélatif de la captation froidement syllogistique, démentiellement mathématique du Tout - Un27.
EN GUISE DE PERSPECTIVE BRÈVE
44Rousseau a cru pouvoir survivre en se donnant à soi-même l’amour dont il pensait qu’Autrui le dépossédait. Par cette voie, il méconnaissait la distinction qu’il avait établie à l’intention de ses si peu contemporains entre l’amour-propre et l’amour de soi. Nul ne saurait être citoyen de son propre ego sans risquer que cet ego ne se fende tout du long au risque de la folie individuelle d’abord, politique ensuite. La citoyenneté implique l’existence d’un sujet de droit non déchire et d’un sujet psychique non pas clivé mais lié et liant. Dans l’histoire des idées politiques, quelques noms l’ont rappelé. Ils ont remis l’humanité commune des sujets ainsi considérés en perspective d’avenir. N’est ce pas Feuerbach qui a écrit : « La solitude est finitude et limitation, la communauté est liberté et infinité, l’homme avec l’homme, l’unité du moi et du toi, c’est Dieu28 ». Il importe de le souligner puisque le nom de Feuerbach est pour ainsi dire hypothéqué par la critique contenue dans la célèbre thèse de Marx qui l’avait beaucoup pratiqué par ailleurs. Cependant, il est un esprit d’exception que la postérité ne dispose pas toujours à la place qui lui revient : Portalis. Faut-il rappeler que l’auteur du Discours préliminaire s’est également longuement expliqué sur le lien de droit tissé entre des individus appelés à être les citoyens d’une cité qui ne leur marchanderait aucune appartenance sans se déporter vers sa propre ruine ? Portalis a déclaré : « Nous sommes portés à espérer et à craindre comme nous sommes capables d’aimer. Le désintéressement ne consiste point à éteindre la sensibilité, ce qui serait impossible, mais à la bien diriger. Nous ne pouvons vivre d’abstractions, le pur moi, contemplatif de lui-même, n’est que folie spéculative, démentie par la véritable conscience que nous avons de nous »29. Cette déclaration programmatique ne concède rien à une métaphysique de circonstance ou à une éthique ornementale. Elle replace la primauté de l’Être face au Néant, rappelant que le Néant « n’est » qu’à défaire ce que chaque être fait et qui finalement fait l’Être, lequel est infini et qu’aucun Tout absolutisé et illimité ne saurait absorber sans recréer autour de soi le désert et la désolation. L’Être à son tour ne s’abstrait dangereusement qu’en se dissociant de la vie présente dont il aura fallu qu’un siècle de mort multiple et incommensurable rappelle qu’elle est le premier des droits du sujet politique et la première des obligations du citoyen considérés l’un et l’autre sur leur unique versant humain. L’histoire des idées politique conserve la mémoire des dangereux écarts commis à l’encontre de ce pacte primordial dont de nombreuses lettres demeurent encore, et heureusement, non effacées.
Notes de bas de page
1 Pseudo - Denys, La hiérarchie céleste, in Œuvres complètes, Aubier, 1980, p. 185.
2 Peter Sloterdijk, La mobilisation infinie, Seuil - Points, 2003.
3 Maurice Halbawchs, La mémoire collective, Albin Michel, 1997.
4 Paul Johnson, Intellectuals, Phoenix Press, 2000.
5 Du contract social, in Œuvres complètes, La Pléiade, Tome III, p. 360.
6 On notera l’importance de la notion de corps et de l’image corporelle dans la première version du Contrat social, op. cit. p. 280.
7 C’est Rousseau qui souligne.
8 Cf. Imre Herman, Psychanalyse et logique, Denoël, 1978.
9 Édition de Roberto Zapperi, Droz, 1970.
10 L’attention se porte sur l’usage emphatique, pour ne pas dire paranoïde, des majuscules dans le texte de Sieyès
11 Cf. Jean Denis Bredin, Sieyès, De Fallois, 1988.
12 Jean Jacques Rousseau, Correspondance, in Œuvre Complètes, Tome 8, 1817, p. 526.
13 S. Freud, Une relation entre un symbole et un symptôme, in Résultats, idées, problèmes, Tome I, 1890 – 1920, PUF, 1984, p. 237.
14 Œuvres complètes de Chateaubriand, Opinions, discours, polémique, 1826, p. 383.
15 Bertand de Jouvenel, De la politique pure, Caïman Lévy, 1973.
16 CF. Jacques Lacan, La méprise du sujet supposé savoir, in Autres écrits, Seuil, 2001, p. 337.
17 Cf. Thomas Hobbes, De Corpore politico, Penguin Books, 1998, et Charles Malamoud et Jean Pierre Vernant (dir), Corps des dieux, Gallimard - Folio, 2003.
18 Cf. Le lévite d'Ephraïm, in Œuvres complètes, la Pléiade, Tome II, p. 1205. Commentaire et analyse in Raphaël Draï, Psychanalyse, loi juive et Pouvoir, Anthropos - Economica, 1996.
19 Selon l’expression forgée par Aby Warburg, cf. Didi – Huberman, L’image survivante, Éditions de Minuit, 2002.
20 Correspondance, op. cit. p. 577.
21 Œuvres complètes, tome II. Cf. De l’imitation théâtrale, in Œuvres complètes, La Pléiade, Tome V, p. 1195.
22 in Cinq psychanalyses, PUF, 1985 p. 308 et sq.
23 Correspondance, op. cit. p. 294.
24 Œuvres complètes, La Pléiade, tome I, p. 990.
25 Saint Just, Œuvres choisies, Gallimard, Idées, p. 80.
26 Jean Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, 1971, p. 59.
27 Arno Mayer, The Furies, Violence and Terror in the French and Russian Revolutions, Princeton University Press, 2000.
28 Ludwig Feuerbach, Manifeste philosophique, PUF, 1973.
29 Jean-Étienne Marie Portalis, Écrits et discours juridiques et politiques, PUAM, 1988.
Auteur
Professeur à la Faculté de Droit et de Science politique d’Aix-Marseille
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