La citoyenneté dans La Nouvelle Héloïse
p. 145-155
Texte intégral
1En 1760, paraît le roman de Rousseau : La Nouvelle Héloïse. Le succès immédiat et prodigieux - 70 éditions de 1761 à 1800 ! - souligne le côté révolutionnaire de l’œuvre. Après La Nouvelle Héloïse, plus rien en littérature ne sera comme avant et cette fin du xviiie siècle est grosse, grâce à Rousseau, d’une thématique littéraire qui sera celle du xixe siècle et du xxe siècle. La Nouvelle Héloïse annonce le déferlement de la sensibilité romantique : le culte de la passion aboutira au Werther de Goethe et au René de Chateaubriand ; le sens de la nature (goût de la vie rustique, appel de la montagne) se retrouvera sous la forme du lien paysage – état d’âme chez tous les poètes romantiques, de Lamartine à Hugo, et chez bien des romanciers, de Fromentin (Dominique) à Balzac (Le lys dans la vallée) ; la confidence sera exploitée par le roman personnel : Adolphe de Benjamin Constant ou Volupté de Sainte-Beuve ; la poésie du souvenir irriguera Le lac de Lamartine, La Tristesse d’Olympie de Victor Hugo, les poèmes de Musset dont Souvenir.
2Par son retour au sentiment, Rousseau révolutionne toute la conception de la littérature. Il ouvre la porte à l’analyse proustienne du souvenir, à l’analyse gidienne de la sensation. Par son pressentiment que l’art pourrait être, un jour, notation des impressions sensorielles, il permet le grand chambardement symboliste. Par son individualisme, l’exaltation du moi, il annonce Gide ; l’acte gratuit issu de la spontanéité créatrice est la dernière conséquence de l’attitude qui pousse Rousseau à suivre ses penchants.
3Tant de descendance ancre l’œuvre dans un espace : celui du roman, celui de la fiction ; donc le territoire le plus éloigné de celui de la raison et des idées. Tant de portée révolutionnaire souligne l’apport de La Nouvelle Héloïse : un type littéraire neuf, l’homme sensible, l’homme dont l’âme est accessible à la sensibilité, dont la faculté fondamentale est l’émotivité intuitive, l’homme qui par essence s’oppose au philosophe raisonneur et lucide.
4Dans cette histoire d’amour la plus polarisée vers l’affectif, comment trouver le lien entre Rousseau philosophe et Rousseau écrivain ? Comment comprendre, en feuilletant ce roman, qu’en un même homme puisse coexister l’esprit philosophique le plus conceptuel et l’esprit littéraire le plus débridé ? Il est, en effet, étonnant de trouver dans une même personnalité une rationalité maîtrisée qui préside à la mise en place d’un système philosophique cohérent et d’une créativité exacerbée qui façonne un univers fictif à l’extrême richesse, qui veut faire surgit du néant des êtres selon son cœur.
5L’opposition n’est qu’apparente et aux yeux de Rousseau lui-même ; La Nouvelle Héloïse est en effet le reflet d’une activité philosophique autant que littéraire. Le style de Rousseau s’est créé dans les œuvres philosophiques, il a désormais le désir de l’appliquer dans un autre genre : la peinture de l’amour. De plus, il a une conception particulière du roman ; il veut faire se rencontrer deux formes romanesques : le roman sentimental et le roman d’idées. À côté des élans du cœur si ardents qu’ils feront dire à Madame de Staël : « Ce ne sont pas des lettres que l’on écrit, ce sont des hymnes », on retrouve un roman d’idées nourri de l’esprit et des problèmes philosophiques : il traite ici du problème religieux, de l’économie politique, de la morale et de ses fondements, de l’éducation...
6Le problème de la citoyenneté sans être une question fondamentale, explicitement posée par l’auteur, apparaît de différentes façons, plus symboliques que réelles. Il n’est pas à vrai dire de position arrêtée sur cette question dans l’œuvre, Rousseau tient à répondre aux philosophes à propos de question bien précises : la morale (Lettre LPI ; L XX I, PII), la religion qui occupe plusieurs lettres de la Partie II, l’économie ou l’éducation, la sociologie dans ces lettres fameuses où Saint-Preux condamne le duel « une mode affreuse et barbare » (LVA), la société parisienne, le pouvoir féminin dépravé. Rien de tel à propos de la citoyenneté ; ici tout est de l’ordre du symbole.
7Il convient donc de pratiquer une relecture de l’œuvre à la lumière de ce concept, la grille de lecture ainsi proposée donne au roman un intérêt d’autant plus grand que la notion de citoyenneté irrigue toutes sortes de concepts et permet de revisiter la trame romanesque qui on le croyait, semblait avoir livré tous ses secrets.
8Rousseau procède d’abord par déplacement. Chacun sait la place prise chez lui dans l’optique de la citoyenneté par l’idée de choix ; la conception volontariste est valorisée par la philosophie rousseauiste selon laquelle c’est un choix de la raison (pour le cœur nous y reviendrons plus tard) qui doit fonder la citoyenneté.
I - LA COMMUNAUTÉ CITOYENNE
9Ainsi la nation corse ne peut-elle exister que par un serment collectif qui engage chacun individuellement « le premier acte de l’établissement projeté doit être un serment solennel prêté par tous les Corses âgés de vingt ans et au-dessus, et tous ceux qui prêteront ce serment doivent être indistinctement inscrits au nombre des citoyens »1
10Rousseau insiste sur l’aspect fondateur et l’intangibilité de cet acte solennel de la volonté : « Quant à ceux qui par des empêchements valables n’auront pu assister à cette solemnité il leur sera assigné d’autres jours pour prêter le même serment et se faire inscrire dans l’espace de trois mois au plus tard après le serment solemnel ; passé lequel terme tous ceux qui auront négligé de remplir ce devoir seront forclos de leur droit et resteront dans la Classe des étrangers ou aspirants »2.
11Ce serment se retrouve transposé dans le domaine de la fiction ; dans La Nouvelle Héloïse c’est le serment du mariage qui est la transposition symbolique de l’acte raisonnable, du choix réflexif de la volonté. La célèbre lettre XVIII de la Troisième partie peut être lue comme une adaptation à usage privé de cet engagement collectif. Le côté collectif et sacré est souligné dans un cas comme dans l’autre. Le serment insulaire est défini comme un « acte d’union »3 ; on ne saurait trouver métaphore plus juste du mariage ; l’acte est célébré avec le faste et la gravité d’un rassemblement collectif : « tous les corses y assisteront »4 précise Rousseau.
12Même atmosphère dans l’église où pénètre Julie saisie par « le profond silence des spectateurs, leur maintien modeste et recueilli, le cortège de tous mes parents »5. Le consensus de la communauté sociale agit comme une pression muette mais décisive. Cette fois, la raison réflexive fait taire les tumultes du cœur et Julie décidée à transiger avec le mariage et sa passion (« Dans l’instant même où j’étais prête à jurer à un autre une éternelle fidélité mon cœur vous jurait encore un amour éternel »6) fait taire le langage du cœur.
13La raison reprend le dessus comme le montre l’usage de termes à connotation volontariste ; c’est la lucidité qui lui fait admirer le couple d’Orbe uni par un amour - des plus tièdes certes mais – « que la sagesse autorise et que la raison dirige »7. Désormais elle « envisage » le mariage, terme qui souligne la portée rationnelle de ce choix, avec « espérance et courage »8. Le « oui » sacramentel prononcé à l’Église est pour l’héroïne l’équivalent symbolique du « oui » que le citoyen corse doit donner à l’état citoyen. Même côté sacré : « la sainte liturgie »9 exposée à Julie, « le serment prononcé la main sur la Bible »10 pour le futur citoyen insulaire. Même vision cosmique : dans La Nouvelle Héloïse dit Julie : « le ciel et la terre sont témoins de l’engagement sacré que je prends »11, dans La Constitution pour la Corse le serment est prononcé en plein air « sous le ciel »12, en un ample geste déiste (Rousseau aimait à prier en plein air, jamais en chambre, comme il s’en explique dans Les Confessions). Même contenu : « Au nom de Dieu tout puissant et sur les Saintes Évangiles par un serment sacré et irrévocable je m’unis de corps, de volonté et de toute puissance à la nation corse pour lui appartenir en toute propriété... Je jure de vivre et mourir pour elle, d’observer toutes ses lois et d’obéir à ses chefs et magistrats légitimes »13 s’exclame le futur citoyen insulaire. Et, en écho, même acceptation irrévocable de Julie : « Quand le pasteur me demanda si je promettais obéissance et fidélité parfaite à celui que j’acceptais pour époux ma bouche et mon cœur le promirent, je le tiendrai jusqu’à ma mort »14. Comme le commente dans Jean-Jacques Rousseau et les voix de l’imposteur Byron R. Wells, ce oui sacramentel a la force du serment de citoyenneté, car « Julie renie la volonté et la liberté particulière contre le désir d’accepter un ordre social où la volonté générale se trouve formulée et articulée par une voix qui puise son autorité dans un contrat »15, contrat convenu par le père de Julie, le Baron d’Etange, et auquel la jeune fille a cédé.
14Cette assimilation entre le mariage et le contrat de citoyenneté peut se justifier aussi de deux autres façons. Le mariage historiquement fonde l’entité sociale de la famille. Or celle-ci est pour Rousseau un autre passeport pour la citoyenneté. Ainsi dans La Constitution pour la Corse « tout patriote marié ou veuf qui aura deux enfants vivants... sera inscrit dans la classe des citoyens »16 ; et Rousseau d’insister par une clause d’exclusion définitive : « Tout Corse qui à quarante ans accomplis ne sera pas marié et ne l’aura point été sera exclu du droit de Cité pour toute sa vie »17. Même rejet de l’ordre des citoyens de deux catégories d’insulaires : ceux qui épousent des femmes trop jeunes - moins de quinze ans - ou trop âgées - de vingt ans de plus - ; on comprend le mobile : dans les deux cas, la procréation s’avère difficile. Pour Julie, le mariage s’avèrera fécond ; alors que son amour coupable pour Saint Preux est puni de stérilité, elle perd l’enfant qu’elle attend, sa vie avec M. de Wolmar sera couronnée par la double naissance de ses deux fils.
15Autre justification à l’assimilation mariage/contrat social : l’importance du cœur dans La Nouvelle Héloïse. Ce roman est le roman du cœur, le roman des élans de la passion. Or comme chez Corneille où selon la merveilleuse formule de Péguy l’amour est honoré d’honneur et l’honneur est aimé d’amour, chez Rousseau, la citoyenneté est aimée de cœur. La volonté ne suffit pas pour créer la citoyenneté, il y faut aussi une adhésion affective. C’est le sens de son aveu à Isaac Ami Marcet de Mézières : « J’ai reçu le jour d’un excellent Citoyen, toutes les circonstances de ma vie n’ont servi qu’à donner encore plus d’énergie à cet ardent amour de la Patrie qu’il m’avait inspiré ». C’est le sens du souvenir qu’il rappelle dans Les Confessions : « Sans cesse occupé de Rome et d’Athènes, vivant pour ainsi dire avec leurs grands hommes, né moi-même Citoyen d’une République et fils d’un père dont l’amour de la patrie était la plus forte passion, je m’enflammais à son exemple, je me croyais Grec ou Romain »18. Cet élan du cœur, cette adhésion de l’âme, Julie la ressent au moment de s’unir avec Monsieur de Wolmar. Le mariage Julie - Wolmar a pour but et conséquence de bâtir l’enclave privilégiée de Clarens. C’est maintenant cette micro-société qu’il faut scruter et analyser afin de montrer qu’elle réunit bien des rêves du bâtisseur du Contrat Social, de la Constitution pour la Corse, de Sur le gouvernement de Pologne, afin d’y épanouir le concept de citoyenneté.
16Clarens est bien en effet une communauté citoyenne dans sa nature même. Elle est structurée sur le modèle initial défini par Rousseau dans Le Contrat Social : la famille est « le premier modèle des sociétés politiques »19. Ce noyau cellulaire de la société est en relation avec la notion de citoyenneté car Rousseau définit en ces termes son idéal politique : « Un État très petit... où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres »20. À Clarens, en effet, chaque membre de la communauté connaît tous les autres.
17Autour de la matrice familiale formée par Julie, son mari et leurs enfants, se retrouvent Claire, l’amie fidèle, l’alter ego de l’héroïne de La Nouvelle Héloïse, Henriette la fille de celle-ci, si proche de Julie que Claire elle-même s’exclame : « je te la cède, je te la donne, je résigne en tes mains le pouvoir maternel »21, et un groupe de serviteurs qui forme une sorte de nouvelle version de l’antique « gens » : « trois femmes et cinq hommes sans compter le valet de chambre ni les gens de la basse-cour »22 à propos desquels Rousseau souligne leur solidarité avec leurs maîtres : « on ne les regarde point comme des mercenaires... mais comme des membres de la famille »23. Leur critère de sélection est d’ailleurs dicté par un lien affectif : « La première chose qu’on leur demande est d’être des honnêtes gens, la seconde d’aimer leurs maîtres »24 ; aussi presque toujours finissent-ils leur vie dans une maison où ils sont heureux et traités avec affection.
18A leur côté, les ouvriers du domaine ont aussi noué des relations fort serrées avec ceux qui les emploient ; Monsieur de Wolmar a institué un système de prime donné aux plus diligents et Julie a su « gagner l’affection de ces bonnes gens en leur accordant la sienne »25. Rousseau a pour évoquer le lien qui unit ceux qui travaillent et ceux qui gouvernent les mêmes mots que ceux qu’il emploie dans Les Considérations sur le gouvernement de Pologne pour définir l’unité du corps des citoyens : « Presque tous les petits États... prospèrent par cela qu’ils sont petits, que tous les citoyens s’y connaissent mutuellement et s’entreregardent, que les chefs peuvent voir par eux-mêmes le mal qui se fait, le bien qu’ils ont à faire, et que leurs ordres s’exécutent sous leurs yeux »26. Cela devient dans La Nouvelle Héloïse : « Ces ouvriers ont des surveillants qui les animent et les observent... M. de Wolmar les visite lui-même presque tous les jours, souvent plusieurs fois le jour, et sa femme aime à être de ces promenades »27.
19Cette ressemblance que Rousseau affirme entre le corps familial et le corps social est réitérée à plusieurs reprises dans La Nouvelle Héloïse : dans la lettre XXIII de la première partie, Rousseau évoque sous la plume de Saint-Preux le Haut-Valais en des termes qui reprennent sur le mode de la fiction cette idée du Contrat Social et du Discours sur l’Inégalité « Les domestiques s’asseyent à la table avec leurs maîtres, la même liberté règne dans les maisons et dans la république et la famille est l’image de l’État »28. Dans la quatrième partie de La Nouvelle Héloïse, il insiste encore sur les rapports filiaux que Julie tisse avec les gens du domaine : « ouvriers, domestiques, tous ceux qui l’ont servie, ne fût-ce que pour un seul jour deviennent tous ses enfants »29. C’est bien, semble-t-il, l’illustration romanesque d’un principe défini par Catherine Larrère dans un article « Fédération et Nation » extrait des Actes du II Colloque International de Montmorency : « La nation étend ainsi le domaine d’une affection qui ne s’attache plus seulement à des formes d’exercice du pouvoir mais à l’appartenance à une communauté, à une façon partagée de vivre ensemble »30.
20C’est dans cette « façon partagée de vivre ensemble » qu’il faut peut-être voir la genèse du concept de citoyenneté tel que le définit Yves Vargas dans son article Peuples et frontières quand il répond à la question rousseauiste « Qu’est-ce qu’un peuple ? ». Il définit à côté du contrat une seconde source : « cette deuxième source, la chair du peuple qui s’impose à côté de la raison et du « tout droit » c’est le climat, la nourriture, la familiarité »31. Et de citer, en illustration, un extrait du Discours sur l’Inégalité où Rousseau définit la genèse empirique de la société : « chaque famille devient une petite société. Les hommes forment dans chaque contrée une nation particulière unie de mœurs et de caractères, non par des règlements et des lois mais par le même genre de vie et d’aliments et par l’influence des climats »32.
21Cette idée, la fiction romanesque l’illustre par une série de tableaux charmants où l’on voit Julie au milieu de la chambre des enfants, entourée des femmes de la maison, Julie partageant avec elles une collation de gaufres et de laitages, Julie s’amuser avec elles en chantant, dansant, causant, pratiquant quelques jeux d’adresse. Le résultat, loin d’aboutir à une uniforme indifférenciation sociale, a pour conséquence de structurer encore plus rigoureusement le groupe social : « Fondé sur la confiance et l’attachement, la familiarité qui régnait entre les servantes et la maîtresse ne faisait qu’affermir le respect et l’autorité »33.
22De même le rituel des jeux du dimanche institué par M. de Wolmar a-t-il une fonction nettement citoyenne. Ces jeux et ces habitudes sur lesquels Rousseau romancier insiste beaucoup symbolisent sur le mode fictif cette idée essentielle à Rousseau philosophe et qu’Annie Jourdan dans son intéressante analyse sur Rousseau et le pouvoir des signes définit ainsi : « Former des hommes ou plutôt transformer des hommes en citoyens c’est donc émouvoir les cœurs pour les faire aimer la Patrie et ses lois »34. Dans La lettre à d’Alembert sur les spectacles, Rousseau exhorte les Genevois à quitter les théâtres qui « renferment tristement un petit nombre de gens dans un antre obscur »35 pour ressentir l’impression d’appartenir à une communauté soudée sous le soleil et en plein air. Ces réjouissances qui structurent une communauté, on les retrouve mises en pratique dans La Nouvelle Héloïse. C’est ainsi qu’il faut comprendre la portée symbolique des jeux du dimanche, organisés dans une allée couverte du parc sous le regard des maîtres et de quelques étrangers dont la présence soude encore la communauté de Clarens. Symboliques aussi les soirées d’hiver où Julie danse avec les gens de la maison, dans la salle basse de la demeure, et surtout les célèbres vendanges auxquelles Rousseau consacre de magnifiques pages et qui illustrent le propos tenu par Laurence Viglieno selon lequel maîtres et serviteurs peuvent à la fois « jouir d’une commune allégresse tout en prenant part eux-mêmes aux travaux agricoles »36. Tout est fête dans les vendanges, les bruits sonores et rustiques, l’allégresse générale, la musique qui ponctue le travail, chant rauque des voix et des instruments, la bonne humeur des vendangeurs, leur activité fébrile.
23Mais tout est aussi agencement structuré du groupe derrière ses chefs : M. de Wolmar qui a tout prévu de longue date, Julie, la véritable maîtresse d’œuvre qui a tout organisé : choix des ouvriers, ordre et distribution du travail. Et constellations annexes : Mme d’Orbe chargée de l’intendance, Saint-Preux qui tient son rôle au pressoir. Ainsi de fêtes en fêtes et de travaux en travaux, la réitération systématique des mêmes actes dans l’année, dans le mois, dans la journée, institue-t-elle une ritualisation du social qui a pour fonction de renforcer la citoyenneté car le citoyen ne s’épanouit que dans la maintenance des coutumes ancestrales. Dans la préface de Narcisse, Rousseau affirme que « le moindre changement dans les coutumes, fût-il même avantageux à certains égards, tourne toujours au préjudice des mœurs. Car les coutumes sont la morale d’un peuple et dès qu’il cesse de les respecter il n’a plus de règle que ses passions »37. Ainsi à Clarens respecte-ton spontanément cette répétition de l’identique qui tisse, selon les mots de Saint-Preux, une « vie uniforme et simple »38.
II - LES VERTUS CITOYENNES
24Simple, car on cultive les vertus citoyennes de simplicité. La Nouvelle Héloïse illustre la définition que donne Xabia Palacios (in : Le concept de Nation chez Rousseau) du citoyen selon Rousseau : « citoyen est synonyme d’homme vertueux »39. Or le roman rousseauiste a été avec justesse perçu par ses contemporains comme une apologie de la vertu dont Saint-Preux dans la lettre V chante le « charme inexprimable »40, où Julie voit dans la lettre L le principe même de l’amour : « il me semble que le véritable amour est le plus chaste de tous les liens »41, cette vertu qui se confond pour l’héroïne avec un double d’elle, elle qui donne comme leçon existentielle à Saint-Preux « n’abandonne jamais la vertu et n’oublie jamais ta Julie »42.
25Les lecteurs du xviiie siècle ont été très sensibles à cette apologie de la vertu et Daniel Mornet souligne à juste titre que Julie et Saint-Preux sont plus grands pour leurs lecteurs dans la rupture que dans l’abandon à la passion : « Ils affirment qu’ils ne se sont pas laissés séduire par Julie, par Saint-Preux enivrés d’un amour malgré tout coupable ; ils les ont compris, ils les ont plaints, mais ils les ont condamnés. Ils ont applaudi à leur expiation. Ils ne les ont vraiment aimés que dans l’exercice sublime de leur renoncement, dans la vie chaste, bienfaisante, pieuse du château de Wolmar »43. C’est le sens de la lecture de Manon Roland, pour qui ce roman est une leçon de vertu. C’est la leçon qu’en tire Madame de Stael : « Il faut lire l’Héloïse quand on est marié... on se sent plus animé d’amour pour la vertu »44.
26Cette vertu éclate dans la mise en scène du quotidien des habitants de Clarens. Celle-ci relie les habitants de cette enclave bénie à ceux des antiques civilisations où Rousseau voit le modèle de la citoyenneté réussie. Comme le précise Xabia Palacios, « Rousseau a recours aux temps anciens pour découvrir des citoyens... En Lacédémone, Rousseau trouve le modèle du citoyen vertueux coïncidant avec l’idéal de la patrie »45. Saint-Preux en écho reprend les mêmes termes : à Clarens, aussi, on cultive les antiques vertus, une sobriété toute antique, une table simple où l’on trouve les fruits et légumes du jardin, les produits de la chasse et de la pêche. On retrouve ici la mise en pratique de cette condamnation du luxe et de la puissance corrosive de l’argent où Rousseau voit la dissolution de l’esprit citoyen. Cette phobie du citoyen transformé en mercenaire, on la retrouve dans l’anathème jeté par Rousseau dans Le Gouvernement de Pologne : « Il n’y a plus aujourd’hui de Français, d’Allemands, d’Espagnols, d’Anglais même. Ils n’ont d’autre ambition que pour le luxe, ils n’ont d’autre passion que celle de l’or. Sûrs d’avoir avec lui tout ce qui les tente, tous se vendront au premier qui voudra les payer »46. D’où les louanges de Saint-Preux pour la simplicité de mise des habitants de Clarens, pour leur simplicité de vie, pour la simplicité de la décoration d’une maison où dit-il « tout - est agréable et riant, tout... respire l’abondance et la propreté, rien... ne sent la richesse et le luxe »47.
27Et Rousseau d’aller plus loin encore dans l’assimilation entre Clarens et une communauté citoyenne ; il s’interroge sur la possibilité de garder dans la vertu citoyenne une société formée de maîtres et de domestiques, de salariés : « Dans la République, on retient les citoyens par des mœurs, des principes, de la vertu : mais comment contenir des domestiques, des mercenaires, autrement que par la contrainte et la gêne ? Tout l’art du maître est de cacher cette gêne sous le voile du plaisir ou de l’intérêt »48. Et de citer la longue litanie des moyens utilisés pour les retenir dans la vertu : des divertissements d’où l’argent est exclu, des occupations séparant les sexes, un système équitable de primes..., des rémunérations justes... On pense, en lisant ces descriptions à ce que Rousseau écrit dans son Discours sur l’économie politique : « Ce n’est pas assez d’avoir des citoyens et de les protéger ; il faut encore songer à leur subsistance ». Il ne s’agit pas en effet de « remplir les greniers des particuliers et de les dispenser du travail, mais de maintenir l’abondance tellement à leur portée, que pour l’acquérir le travail soit toujours nécessaire, ne soit jamais inutile »49.
28C’est bien sûr ce à quoi s’attelle M. de Wolmar et ce qu’il explique en détail à Saint-Preux dans la lettre II de la Ve partie de La Nouvelle Héloïse. On y retrouve les idées chères à Rousseau d’organisation agro-pastorale : « la condition naturelle de l’homme est de cultiver la terre et de vivre de ses fruits » »50, et d’autarcie économique : « Jetez les yeux tout autour de vous, ajoutait ce judicieux père de famille, vous n’y verrez rien que des choses utiles, qui ne nous coûtent presque rien et nous épargnent mille vaines dépenses. Les seules denrées du cru couvrent notre table, les seules étoffes du pays composent presque nos meubles et nos habits »51.
29Ce sens de l’organisation de Monsieur de Wolmar a pu faire parler à son sujet de « paternalisme ». C’est le terme qu’utilise Philip Knee de l’Université Laval (Canada) dans son article du IIe Colloque international de Montmorency au titre évocateur : Patriotisme, paternalisme, exemplarité. Il analyse les ambiguïtés des règles de la citoyenneté selon une problématique qui peut être rapportée à La Nouvelle Héloïse.
30Selon lui « Les règles de la citoyenneté ne sont possibles qu’appuyées sur un « esprit de corps » qui doit être forgé indirectement par l’éducation, la religion, les institutions »52. L’éducation joue, en effet, à Clarens, un rôle non négligeable. Comme le souligne Jean Starobinski dans La Transparence et l’obstacle (Gallimard 1971), le propos éducatif ressemble fort à celui donné dans L’Emile. Il est tout entier contenu dans la lettre III de la 5e partie, une lettre fleuve où Julie distille tous ses principes éducatifs en accord complet avec son époux. Mais comme dans L’Emile cette éducation domestique ne tend pas à faire des citoyens au sens strict du mot ; elle tend à faire des fils de Julie des hommes, selon la division affirmée par Rousseau dans L’Emile : il faut opter entre faire un homme et un citoyen, car on ne peut faire à la fois l’un et l’autre53. Seule l’éducation publique va former des citoyens, c’est-à-dire, comme le souligne avec finesse Fritz-Peter Mager (in le cosmopolitisme de l’éducation de L’Emile) « des hommes qui s’identifient complètement à leur patrie dont ils ne sont que des fragments »54 ; ces deux types d’éducations, publique et privée, sont nettement opposés dans l’introduction à L’Emile, aussi n’est-il pas besoin de développer ici avec force détails les préceptes des Wolmar.
31Comme il n’est pas besoin non plus de s’appesantir sur l’importance de la religion, fondamentale pour une Julie profondément mystique dans les derniers livres du roman.
32Mais l’importance des institutions ne peut être passée sous silence. Elle aboutit, en effet, à valoriser l’image de Wolmar, l’époux de Julie, en tant que Législateur. L’image du Législateur, au centre du Contrat Social, apparaît ici en filigrane dans la figure de Wolmar et dans son pouvoir défini en ces termes : « L’ordre qu’il a mis dans sa maison semble imiter dans un petit ménage l’ordre établi dans le gouvernement du monde. On y reconnaît toujours la main du maître et l’on ne la sent jamais... On jouit à la fois de la règle et de la liberté »55. Le commentaire qu’en donne Byron R. Welle dans Jean-Jacques Rousseau et les voix de l’imposteur semble très éclairant à cet égard. « Wolmar est l’architecte et le gouverneur de la société restructurée et close de Clarens, un domaine autosuffisant où chaque individu remplit de bon gré ses propres devoirs pour favoriser le bien-être de l’ordre social général... La réussite de la société de Wolmar est attribuable aux talents de celui-ci, à son « art », à sa capacité de persuader ceux qui sont à son service de ce qu’ils font librement ce qu’il leur demande. Étant donné la supériorité de ses pouvoirs de raisonner, d’observer et de persuader il a conditionné les autres à accepter sa volonté comme si elle était la leur... Wolmar définit ses liens avec les autres membres de la communauté selon les termes d’un accord contractuel... La rhétorique de Wolmar ressemble de manière étonnante à celle du législateur... Comme il formule les lois, il promet un avenir plus heureux, en tant qu’éducateur et directeur de la conscience sociale, il demande obéissance et docilité de la part de ceux qui sont sous sa tutelle »56.
33Philip Knee suggère un parallèle entre le législateur du Contrat Social et le législateur de Clarens. Celui-ci doit « persuader sans convaincre »57 dit Rousseau dans le Contrat Social c’est-à-dire « utiliser le langage du cœur non celui de la raison »58 ; c’est ce que fait inlassablement Wolmar à Clarens. Le législateur « ne fait pas que parler pour agir sur les sentiments ; il inspire. Rousseau souligne le rôle que joue l’exemple chez les Anciens »59. On croit entendre Saint Preux évoquant l’attitude des maîtres de Clarens : « Leur conduite est toujours franche et ouverte parce qu’ils n’ont pas peur que leurs actions démentent leurs discours »60 ; ou encore « La confiance qu’on a dans leur intégrité donne à leurs institutions une force qui les fait prévaloir et prévient les abus »61 ou encore « Il n’y a jamais ni mauvaise humeur, ni mutinerie dans l’obéissance parce qu’il n’y a ni hauteur, ni caprice dans le commandement, qu’on n’exige rien qui ne soit raisonnable et utile »62.
34Ainsi on aboutit, selon Philip Knee, au paradoxe de la citoyenneté : la législation maniant pour mieux manipuler les sentiments l’illusion et l’image incarne la raison, mais peut aller jusqu’à l’imposer par ruse. Aussi dit Philip Knee « Le citoyen n’est soumis à la volonté de personne, mais sa propre volonté n’est constituée que par celle du législateur. Il intériorise cette autorité par laquelle sa volonté prend forme et c’est cette intériorisation qui le fait libre » (333). C’est bien ce qui se produit dans le domaine de Clarens où Wolmar « agit sur la volonté par les habitudes, les loisirs, les plaisirs. Ainsi conjoints, conclut Philip Knee, le paternalisme de Wolmar et l’exemple de Julie font de Clarens une maison paternelle où tout n’est qu’une même famille »63.
35Mais la patrie n’est pas une famille, et les citoyens de Wolmar ne représentent pas non plus l’intégralité de l’idée citoyenne que Rousseau développe d’écrits en théories, de théories en traités, du droit à la philosophie. La Nouvelle Héloïse ne contient pas toute la philosophie de Rousseau ; c’est sa faiblesse peut-être ; c’est sa force sûrement ; car la fiction déborde largement le domaine immense mais clos du juridique et du philosophique. Elle l’enrichit par l’infini des sentiments, par la richesse sans cesse réactivée des nuances les plus ténues de la psychologie, par la force d’un élan passionnel qui brisant le carcan romanesque du xviie annonce le xixe et déjà le xxe siècle. C’est en campant résolument dans le romanesque que la Nouvelle Héloïse devient immortelle.
Notes de bas de page
1 Éditions utilisées : La Nouvelle Héloïse, Classique Garnier, 1952. Actes du IIe colloque international de Montmorency (27 septembre - 4 octobre 1995), Honoré Champion, 2001. Oeuvres complètes de J.J. Rousseau. La Pléiade, 1964. Constitution pour la Corse, P. 919, œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau T III, Bibliothèque de La Pléiade, Ed. Publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond – 1964.
2 Ibidem, P. 949.
3 Ibidem, P. 943.
4 Ibidem, P. 943.
5 La Nouvelle Héloïse, Troisième partie, TI, Classique Garnier P. 364, 1952.
6 Op. cit. P. 364.
7 Op. cit. P. 365.
8 Op. cit. P. 365.
9 Op. cit. P. 364.
10 C.C., P. 943.
11 N.H., P. 364.
12 C.C., P. 943.
13 C.C, P. 943.
14 N.H., P. 365.
15 Byron R. Wells, Jean-Jacques Rousseau et la voix de l’imposteur », in Jean-Jacques Rousseau, Politique et Nation, Actes du II Colloque International de Montmorency (27 septembre – 4 octobre 1995), Honoré Champion, 2001, Genèse, Suisse, P. 124.
16 C.C., P. 919.
17 C.C., P. 941.
18 Les Confessions, œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau, P. 9.
19 Contrat Social, op. cit. P. 404.
20 Ibidem, P. 405.
21 N.H., P. 51.
22 N.H., P. 58.
23 N.H., P. 58.
24 N.H., P. 58.
25 N.H., P. 56.
26 C.P., P..
27 N.H., P. 56.
28 N.H., P. 57.
29 N.H., P. 57.
30 Catherine Larrère, op. cit. P. 205.
31 Yves Vargas, op. cit. P. 56.
32 Ibidem.
33 N.H., P. 66.
34 Annie Jourdan, op. cit. P. 271.
35 Rousseau, Lettre à d’Alembert sur les spectacles, p.. 119.
36 Laurence Viglieno, op. cit. P. 833.
37 Rousseau, Préface de Narcisse, op. cit. T II. P. 971.
38 N.H., P. 173.
39 Xabier Palacios, op. cit. P. 30.
40 N.H..
41 N.H..
42 N.H. P. 217.
43 Daniel Mornet La Nouvelle Héloïse de J.J. Rousseau. Ed. Mellottée 1950 – P. 315.
44 Ibidem, P. 316.
45 Xabien Palacios, op. cit. P. 30.
46 G.P. op. cit. P. 31.
47 N.H., P. 54.
48 N.H., P. 67.
49 Rousseau, Discours sur l'économie politique T III, P. 244.
50 N.H., P. 159.
51 N.H., P. 176.
52 Philip Knee, op. cit. P. 330.
53 Emile, I. P. 240.
54 Fitz-Peter Mager, op. cit. P. 636.
55 N.H. 371, 372.
56 Byron R. Wells, op. cit. P. 124.
57 Rousseau. Contrat Social, op. cit. P. 383.
58 Phili Knee P. 331, op. cit..
59 ibidem P. 332.
60 N.H., P. 84.
61 N.H., P. 85.
62 Ibidem.
63 Philip Knee, op. cit. P. 332.
Auteur
Maître de Conférences à l’Université de Corse
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