Coriolan chez Shakespeare et la Harpe : citoyen contre nature ou citoyen hors normes ?
p. 83-96
Texte intégral
1« Un épisode fameux des [premiers] temps [de Rome] est l’orageuse vie de Caïus Marcius, le plus brave parmi les hommes de la noblesse, et surnommé Coriolan, parce qu’il avait pris la ville de Corioles. En 263/491 av. J. C, mécontent de l’échec de sa candidature pour le consulat, dans les comices des centuries, il aurait, dit-on, proposé de suspendre la vente des blés tirés des magasins de l’État, et d’arracher aux souffrances du peuple affamé la renonciation à l’institution tribunitienne : il aurait purement et simplement, suivant d’autres, demandé son abolition. Mis par les tribuns en accusation capitale, il aurait quitté la ville pour revenir à la tête d’une armée volsque. Mais au moment de conquérir sa patrie pour le compte de l’ennemi, sa conscience se serait émue devant les reproches de sa mère ; et, rachetant sa première trahison par une trahison nouvelle envers ses hôtes, il les aurait expiées toutes deux en mourant. »
2C’est par ces quelques lignes que Mommsen1 présente l’histoire d’un des héros les plus fameux de l’Antiquité. Cette citation nous remet en mémoire les données essentielles. Passée la première phrase, elle n’est pas très élogieuse pour Coriolan : on y relève la vanité du personnage, sa dureté envers le peuple et sa double trahison. Soit une sorte de héros ténébreux. Ce récit à peine fini, le grand historien remarque que rien n’en garantit l’authenticité, mais que cela n’a aucune importance, puisque grâce à lui, « notre regard pénètre jusque dans le vif des plaies et des hontes de ce temps »2. Et Mommsen d’ajouter qu’il en existe bien d’autres qui, « toujours dénaturés par les chroniques mensongères des familles, portent le cachet des mêmes haines et du même fanatisme ». On reste dans le registre de la noirceur. Les sources antiques justifient-elles une telle couleur ? Elles n’abordent pas toutes l’épisode de la même façon. Mommsen renvoie surtout à Denys d’Halicarnasse, beaucoup plus prolixe sur le sujet que son quasi contemporain Tite-Live3. Mais il rend bien compte de la tonalité négative de ce dernier4. Coriolan y apparaît comme un citoyen contre nature, péchant de façon récurrente contre sa cité. Par contre Valère Maxime en fait plutôt un citoyen hors normes, que ses qualités exceptionnelles portent naturellement aux premiers emplois, où qu’il soit5. Enfin avec Plutarque, le balancier revient du côté de Tite-Live, mais avec plus de complexité6.
3C’est avec ce viatique que l’histoire de Coriolan s’est frayé une brillante carrière à travers les siècles, notamment au cours des xviie et xviiie siècles. Si les éléments défavorables au héros n’ont pas été occultés, les aspects positifs ont été soulignés - inégalement, il est vrai. Ressurgissant au xvie siècle dans le cadre de la culture renaissante, essentiellement par le truchement de Plutarque, qui connaît le succès que l’on sait, notamment à travers la traduction d’Amyot, qui en a fait le livre de chevet de plusieurs générations d’aspirants à la culture, Coriolan ne retient l’attention, à titre principal, qu’à compter du siècle suivant. Mais il le fait immédiatement, de part et d’autre de la Manche. S’il faut peut-être accorder la palme de l’antériorité au français Alexandre Hardy (1607), il faut accorder celle de la qualité au grand William, qui produit son Coriolan entre 1605 et 16107. Notons au passage que Shakespeare s’est inspiré essentiellement de Plutarque dans la traduction anglaise de T. North, qui avait pris pour base celle d’Amyot. Tout le monde admet aujourd’hui qu’avec ce Coriolan anglais, nous nous situons au plus haut niveau. Mieux même, si l’on en croit R. Marienstras, avec la Mort de Danton de Büchner, le Coriolan de Shakespeare serait « la plus grande, sinon la seule pièce vraiment politique du monde occidental depuis le Moyen Âge ». Ce jugement touche à la façon d’approcher la matière politique8. Et il est vrai que les Chapoton (1638), Chevreau (1638) et autres abbé Abeille (1676), pour ne citer que quelques auteurs du même siècle, font bien pâle figure à côté du grand William. Pour trouver une certaine hauteur, de ce côté de la Manche, en ce même siècle, c’est vers la peinture, très sollicitée, elle aussi, qu’il faut se tourner, avec le Coriolan de Poussin.
4La fortune littéraire de Coriolan ne disparaît pas au xviiie siècle, qui lui est pareillement attaché. À tel point que Gudin de la Brenellerie, titillé par le sujet, au dernier quart du siècle, s’est cru obligé d’en faire la recension. Depuis Hardy jusqu’à lui non compris, il relève pas moins de dix-huit titres, sans prétendre à l’exhaustivité9. Et le siècle ne s’achèvera pas sans que, des seules plumes françaises, ne naissent deux ou trois Coriolan, dont celui de la Harpe. Le sujet est encore assez sensible au seuil du xixe siècle pour que Beethoven lui consacre une Ouverture, demeurée très appréciée par la suite. Toutefois, le siècle est moins productif que les précédents, et, pour nous limiter à la France, on ne voit guère que des seconds couteaux pour s’y intéresser, sur la fin des années 8010. Le xxe siècle est encore moins créatif, encore que le sujet attire de rares écrivains. Ce sont surtout les adaptations du puissant texte de Shakespeare qui retiennent l’attention de quelques hommes de théâtre, Brecht en tête11.
5L’attention pour le sujet tient essentiellement à l’évolution des données politiques de l’Occident, souvent scandée par les crises, et sans doute aussi à celle des sensibilités. Si l’on en croit Gudin, ce que les écrivains français ont cherché à rendre en traitant le sujet, « ce sont les sentiments d’un citoyen irrité contre sa Patrie, & qui résiste à sa mère qu’il aime ; ou ceux d’un époux qui malgré son amour ne veut point céder à sa femme ; c’est enfin les combats du cœur »12. Par contre, il lui semble que les auteurs anglais - il parle aussi de J. Thomson - n’ont traité ces thèmes que dans une seule scène, « amenée sans préparation »13. C’est bien le côté politique qui vient en premier lieu. C’est l’histoire d’un homme qui s’inscrit dans une cité, et que ses caractéristiques propres mettent dans un état de tension telle qu’il se trouve porté à des gestes extrêmes. Comment qualifier ceux-ci ? Relèvent-ils du domaine de la faute ? Si oui, le héros l’admet-il ? Coriolan est-il un citoyen « contre nature », pour reprendre l’expression de N. Loraux14, ou un citoyen hors normes ? Comme les Anciens, tous les auteurs « modernes » n’approchent pas le sujet de la même façon. Les limites du présent exercice nous ont conduit à resserrer le corpus à un challenge franco-anglais. Nous n’avons pas voulu affronter à l’incontournable Shakespeare l’un des écrivains français du xviie, dont nous avons cité le nom15. La Harpe nous a semblé d’un niveau plus approprié. Ainsi à une approche baroque en sera opposée une néo-classique.
I - LE GRAND FLUX BAROQUE DE SHAKESPEARE
6On ne pourra donner ici qu’une pâle idée de cette œuvre gigantesque et portée par un souffle incroyable, qui a naturellement suscité un déluge d’analyses de tous genres16. Peut-être Shakespeare a -t-il pensé au sujet pour méditer sur les difficultés politiques et sociales qu’affrontait l’Angleterre à la charnière des deux siècles. Il a donné au récit de Plutarque une ampleur nouvelle. Il lui a donné aussi une autre coloration, dont on peut offrir une première approche avec ces deux courtes citations. « Ainsi nos vertus / résident dans l’interprétation des temps [...] » (IV, VII 49-50)17, déclare le chef volsque Aufidius dans une sorte de méditation. « Vous avez bien mérité et vous n’avez pas bien mérité de votre pays » (II, III, 82-83), répond un citoyen à Coriolan en quête de voix pour le consulat. Soit une invite au spectateur à ne pas s’enfermer dans une vérité univoque et définitive. Rien n’est simple. Il y a des vérités multiples et évolutives, qui ne pourront pas être toutes envisagées ici. Nous donnerons la part du lion au héros, nous contentant d’une rapide évocation de quelques opinions romaines.
7Coriolan est encore plus monolithique que chez Plutarque. Il se perçoit comme un être d’exception et n’entend pas bouger d’un iota tout au long de la tragédie. On retrouve certains comportements exceptionnels rencontrés chez Plutarque. « Pots de vin » (I, IX, 38), selon lui, les récompenses qu’on lui propose pour la prise de Corioles. Il ne revendique que « la part commune qui revient / à ceux qui ont combattu ». A priori, c’est la demande de rester dans la normalité. « Vous êtes trop modeste : / Plus cruel pour votre renommée que reconnaissant envers nous, qui vous peignons au vrai » (I, IX, 53-54), lui répond Cominius, le général. Cette réponse éclaire assez bien ce comportement, qui est corroboré par l’autre refus, proclamé au même moment, d’être célébré publiquement. Cominius lui avait déjà déclaré : « Vous ne serez pas / le tombeau de vos mérites. Rome doit connaître / la valeur des siens : ce serait un recel / pire qu’un vol, oui, une calomnie, / de cacher vos actes et de taire [...] » (I, IX, 19-23). Autrement dit, le héros ne s’appartient pas. D’une certaine façon, il est débiteur de sa gloire envers sa cité, alors même que l’apparence est contraire. Même son de cloche lors d’une grande séance d’exaltation au Capitole, à laquelle Coriolan refuse d’assister (II, II, 45-47). Ce qui est dit dette de la cité est en fait un crédit. Qu’y a t-il derrière, sinon le désir d’être le seul maître de sa gloire ? Il faut rapprocher de cette séquence un autre refus de Coriolan, celui de se soumettre à la formalité traditionnelle de se présenter sur le Forum en « robe d’humilité », qui permet à tout un chacun de voir, sinon de toucher, les plaies gagnées sur le champ de bataille, pour postuler au consulat (II, II). Le Coriolan de Plutarque n’avait pas opposé une telle réticence. N’est-elle pas une autre façon de résister à une dépossession au bénéfice de la cité ? Ou faut-il y voir comme le suggère R. Marienstras, le fruit d’une certaine conception de l’honneur18 ? Remarquons que ce double refus s’adresse aux élites et au peuple. Et si, cédant aux instances des notables, Coriolan revêt la « robe d’humilité », il le fait sur le ton de la provocation, qui est sa façon de nier la validité de la démarche. Tout cela est cohérent avec la revendication d’une autonomie des actions, bien exprimée par Cominius dans son grand éloge de Coriolan au Capitole. « « La récompense / de ses actions, c’est de les accomplir, et il considère comme une fin en soi / de bien employer son temps » (II, II, 124-126). Plus avant dans la pièce, quand le vent tourne et qu’il est mis en accusation devant le peuple, il refuse d’abord d’y déférer, y compris sous des sollicitations familiales et amicales. « Pourquoi me souhaiter plus doux ? Me voulez-vous / traître à ma nature ? » (III, II, 14-15) Ce n’est évidemment pas hasard si Shakespeare utilise le mot « traître », dont on verra bientôt d’autres usages. La pire des trahisons, c’est de l’être à soi-même. Peu après, s’il finit par céder aux instances de sa mère, il le fait de la même façon que dans l’affaire du consulat, en recourant à la dérision, mais cette fois dans un cadre privé. « Soit, il le faut. Arrière ma nature ; que me possède / l’esprit d’une putain ! [...] » (III, II, 110-112)19.
8Au moment de la rupture, quand on lui signifie son bannissement, Coriolan opère un renversement extraordinaire : « Abjecte meute de roquets, dont j’exècre l’haleine / comme les effluves des marais croupis, [...] : c’est moi qui vous bannis ! [...] Méprisant / la cité à cause de vous, je lui tourne le dos. / Il y a un monde ailleurs » (III, III, 121-136). Comment mieux dire que Rome n’est plus dans Rome et qu’il est seul à porter le flambeau de l’authenticité romaine. La rupture se fait dans la continuité. Quittant les siens et ses amis, il leur déclare : « Et tant que je vivrai sur cette terre / vous entendrez parler de moi dans le droit fil / de ce que j’ai toujours été. » (IV, II, 51-53). Coriolan est celui par qui les choses continuent. Fait-il un transfert ? Arrivant incognito à Antium, il soliloque : « Mon pays natal, je le hais, et mon amour se porte / sur cette ville ennemie » (IV, V, 23-24). Déporterait-il sa citoyenneté ? Sa haine rencontre celle des Volsques, qui l’associent au commandement, à l’effet de détruire Rome. Le statut civique de Coriolan en ce moment de l’histoire est présenté par Cominius, relatant l’échec de son ambassade. « Au nom de ’Coriolan’ / il n’a pas répondu, récusant tous les noms /, disant qu’il n’était plus rien et n’avait plus de titre / avant de se forger un nom dans le feu de Rome embrasée. » (V, I, 11-14)20 La prise de Corioles lui avait permis d’accéder au fameux troisième nom, qu’il ne peut plus désormais porter. Il ne peut en trouver un nouveau qu’avec l’opération symétrique, qui en ferait, logiquement, le « Romain ». On note que le conflit ne peut se résoudre que par la purification suprême. L’allusion au feu devient alors récurrente. Rome la gangrenée doit disparaître. Coriolan sert donc les intérêts volsques - et il prend le plus grand soin à afficher sa loyauté à leur égard - sans devenir pour autant leur otage, pas plus qu’il n’entendait être celui des Romains. On est toujours dans la revendication de l’autonomie, qui va culminer à l’approche du dénouement lors de ses premiers refus à la délégation des femmes : « Jamais je ne serai / l’oisillon qui obéit à l’instinct, mais je résisterai / comme un homme qui serait l’auteur de lui-même / et ne connaîtrait pas d’autre parenté. » (V, III, 35-38.)21 Cette revendication extrême est nécessaire au héros pour maintenir le cap de son intransigeance. Mais l’arc était trop tendu. Il se rompt au moment où sa mère s’agenouille devant lui, en présence d’Aufidius. « Regardez, les cieux s’ouvrent. / Les dieux abaissent leur regard, et rient / de cette scène contre nature. Oh ! ma mère, ma mère. » (V, III, 183-185) Il lève le siège. Bien qu’il pressente que ce fléchissement lui sera mortel, il s’engage à forger une « paix équitable » et rentre presque en triomphateur à Antium. « Je reviens votre soldat, / aussi peu infecté d’amour pour mon pays / que le jour où je suis parti d’ici, mais toujours soumis à votre commandement suprême. [...] Nous avons fait une paix / qui donne autant d’honneur aux Antiates / que d’humiliation aux Romains. » (V, V, 71-83) On remarquera que Coriolan parle de Rome comme de « son » pays, et qu’il fait une sorte de balance entre Antiates et Romains, comme s’il en était le fléau. Serait-il en train de gagner le challenge proposé par sa mère d’être le réconciliateur des deux peuples ? Ou n’est-ce qu’un bon mot pour sortir en beauté ? La jalousie d’Aufidius, qui, ayant tramé un complot, l’accuse publiquement de trahison se solde par un assassinat, séance tenante, qui tranche le débat. Dans l’instant qui suit, les Volsques regrettent cette fâcheuse disparition. Aufidius va jusqu’à déclarer que « sa mémoire sera noblement célébrée » (V, V, 154). C’est le dernier mot de la pièce, sans qu’un coup d’œil soit lancé du côté de Rome.
9Il faut bien dire que le héros est encouragé dans son comportement par l’aura quasi divine qui est tissée autour de lui, pour des raisons plus ou moins obscures de la part de ceux qui la promeuvent22. Les premières mentions, qui fonctionnent en écho, en sont faites au moment du triomphe, l’une par le tribun Brutus, l’autre par un messager, narrant tous deux l’émoi de toute la société romaine, de « la goton de cuisine » aux « nobles », en présence du héros. Le tribun termine son récit en ces termes : « Il y a un tel émoi / qu’on dirait que le dieu qui le conduit s’est sournoisement glissé dans son enveloppe humaine, / et lui prête une stature divine » (II, I, 206-209)23. Les mentions sont plus nombreuses dans les scènes du temps de l’exil. On le voit presque comme « le fils et l’héritier de Mars [...] » (IV, V, 186-187)24. Laissons le mot de la fin au héros lui-même, parlant à Aufidius de Menenius qu’il vient de congédier, les mains presque vides : « Le dernier, ce vieil homme, / que j’ai renvoyé à Rome le cœur brisé, / m’aimait plus qu’un père, / non, il me déifiait véritablement. » (V, III, 9-11) Hyperboles et instrumentalisation plus ou moins évidentes que tout cela, mais ô combien prégnantes pour le héros.
10Survolons quelques approches romaines du héros. Au plus près de lui, sa mère, Volumnia, en des termes complexes, sur lesquels on pourrait s’attarder longuement. Est-ce une mère castratrice, se servant de son fils pour toucher au pouvoir ? En tout cas, elle est en symbiose avec lui quand les choses sont simples, c’est-à-dire au moment de la guerre contre les Volsques. Elle irait jusqu’à se réjouir de son sacrifice. Il y a convergence des destins. Les gloires vont de conserve : celles de Rome, du fils et de la mère. Ce front uni se fissure quand il faut gérer la paix et encaisser les dividendes du triomphe. Nous avons évoqué l’intervention de Volumnia - mais aussi des amis - pour engager Coriolan à se plier aux procédures, juste après qu’un sénateur ait souligné qu’à défaut de le faire « notre bonne cité se scinde en deux et périt » (III, II, 27-28). C’est un trait majeur de la pièce, par lequel Shakespeare n’innove pas, puisqu’il reprend des sources antiques l’apologue des membres et de l’estomac, mais auquel il donne un relief particulier. On est au cœur de la pièce, et c’est la pierre de touche de l’opposition entre Coriolan d’une part, sa mère et ses « amis » de l’autre. « Vous êtes trop entier » (III, II, 39), lui reproche-t-elle, avant de conclure, de guerre lasse : « Ta vaillance était mienne, tu l’as sucée de moi / mais ton orgueil seul est à toi. » (III, II, 129-130) Propos merveilleusement éclairant, tant sur la mère que sur le fils. Elle lui dit explicitement qu’il faut savoir dire à bon escient le contraire de ce que l’on pense. L’ami Menenius, l’auteur de l’apologue des membres et de l’estomac, le dit peu après dans son langage à lui : « Que, s’il ne parle pas en citoyen, c’est que vous entendez le soldat » (III, III, 53-54), déclare-t-il pour rattraper la défense délibérément caricaturale que Coriolan développe devant l’assemblée. Pour la mère, comme pour les « amis », Coriolan est à la faute dans la mesure où il n’accepte pas les règles du jeu politique, indispensables en temps de paix pour le maintien de la cohésion sociale. Menenius le dit plus clairement que Volumnie. L’infirmité de Coriolan est de ne pouvoir parler comme « citoyen ». La différence entre Volumnia et les « amis » est très largement une question de pugnacité. Les premières députations envoyées à Coriolan devenu général en chef des Volsques et menées par Cominius et Menenius, sont plutôt molles. Il faut que les femmes prennent les choses en main pour que la tension monte à son paroxysme et que Volumnia l’accuse de trahison (V, III, 116).
11Les accusations de trahison viennent aussi de deux autres directions : de Rome, avec les tribuns, du camp volsque avec Aufidius. On se contentera de la première. Shakespeare nous montre les tribuns comme des manipulateurs accomplis. Ils veulent la tête de Coriolan, viscéralement hostile à la plèbe. À cet effet, ils tentent plusieurs chefs d’accusation. Ils pensent d’abord à l’aspiration à la tyrannie, malaisée à établir, qu’ils abandonnent volontiers pour celle de trahison, introduite par Shakespeare dans l’histoire de Coriolan. Selon le tribun Sicinius, « il a parlé comme un traître, et répondra de ses paroles / comme un traître » (III, I, 160-161). Ce ne sont donc pas des gestes qui fondent l’accusation, mais des paroles. Coriolan venait de faire une violente sortie sur la situation présente des institutions, paralysées par les prérogatives populaires et impuissantes à gérer sainement l’État. Il demandait donc l’anéantissement des prérogatives populaires (III, I, notamment 141-159). Ces déclarations, assurément graves, justifient-elles une telle accusation ? À ceux - dont l’inévitable Menenius - qui essaient de temporiser, Sicinius oppose cette question, qui fournit en même temps la réponse : « Qu’est-ce que la cité sinon le peuple ? » Et tous les plébéiens de répondre : « Juste, / le peuple est la cité. » (III, I, 196-197). C’était opposer au travers de Coriolan son symétrique. Les temporisateurs ont beau jeu de souligner que de tels propos sont de nature à entretenir les dissensions, donc à détruire la cité. Cela n’empêche pas Sicinius de s’autoriser à prendre une sentence de mort immédiatement exécutoire, car il serait trop dangereux de se contenter de l’exil (III, I, 282-284). A Menenius qui s’y oppose, il réplique : « Quand le pied / est gangrené ; on ne tient plus compte / des services passés. » (III, I, 301-303) Nous avons vu la gangrène dans la besace de Coriolan, jugeant de Rome. Cela n’étonne en rien, puisque, par rapport au système politique romain, les tribuns et Coriolan tiennent les pôles opposés. Les tribuns sont finalement acculés à mettre en œuvre une procédure, qui aboutit, comme l’on sait, au bannissement. Après le bannissement, ils sont assez rapidement conduits à faire profil bas, quand les conséquences en paraissent périlleuses pour Rome. Et c’est le peuple qui les devance dans le revirement et fait part de ses hésitations alors qu’il votait le bannissement. (IV, VI, 145-146). Les tribuns demandent alors la médiation de l’inévitable Menenius, et il n’y a plus de traces d’accusation à l’encontre de Coriolan. La joie éclate à Rome quand les femmes rentrent dans Rome. C’est à un sénateur que l’on doit le mot de la fin du côté romain : « Que vos clameurs renversent celles qui ont banni Martius, / rappelez-le en saluant sa mère. / Criez : ’Bienvenue, mesdames, bienvenue’. » (V, IV, 64-67). Ce que tous font volontiers. La parole ne sera pas redonnée aux Romains après la mort du héros. Est-ce à mettre sur le plan de l’indifférence signalée par Plutarque ? La crise est conjurée. La cohésion est retrouvée. Il n’est peut-être pas nécessaire de gratter les plaies. Les hommes d’exception sont dangereux.
II - LA RIGUEUR NÉO-CLASSIQUE DE LA HARPE
12Passer de Shakespeare à La Harpe, c’est sans doute tomber de haut. Mais si l’on entend donner un son de cloche français sur un sujet qui a tenté tant de dramaturges dans cette langue, il faut convenir que La Harpe, quoi qu’on pense de lui aujourd’hui25, est certainement celui qui en a proposé l’interprétation la plus intéressante. Avec lui, on quitte une végétation luxuriante pour un jardin à la française. Quand il se frotte au sujet, La Harpe est une notoriété dans le domaine des lettres. Il accompagne la publication de sa tragédie d’une préface conséquente dont il est bon de rappeler les éléments les plus saillants. Tout d’abord, il remarque que Coriolan est un sujet magnifique. Le héros est un de ces personnages « qui font le sort d’un État, & semblent mener avec eux la fortune et la gloire ; une de ces âmes nobles et ardentes, qui ne peuvent pardonner à l’injustice, parce qu’elles ne la conçoivent pas, & qui se plaisent à punir les méchants & les ingrats, comme on aime écraser les bêtes rampantes et venimeuses »26. Le seul défaut que lui ait attribué la tradition antique est « un trop grand sentiment de ses propres forces », difficile à soutenir dans une république. C’est cette tension qui donne au sujet toute sa théâtralité. En second lieu, comme Gudin une dizaine d’années plus tôt, La Harpe se demande pourquoi un aussi beau sujet n’a jamais réussi sur les planches. Il en voit la raison dans le fait que les auteurs qui s’y sont attaqués n’ont envisagé qu’un seul moment, l’inévitable grande scène entre le héros et sa mère suppliante27. Il est donc impossible de soutenir l’attention avec une base aussi restreinte. Il reste donc à justifier sa propre démarche. La Harpe a cherché un fil conducteur : « J’y ai vu toute une grande querelle de Rome et d’un citoyen » (p. 6). Dans la logique de sa critique, il s’est soucié de mettre en évidence plusieurs temps forts, amenant par degré au sommet de l’œuvre. Fidèle à la doctrine classique, il s’est fait fort de ramener en un jour une intrigue qui s’est déroulée sur des mois. C’est sans doute dans le même esprit qu’il a décidé de purger de façon drastique la distribution en la limitant à huit personnages, seuls « nécessaires à l’action ». Exit notamment le peuple, si important chez l’Anglais. Au final, on est loin de sa tonicité et de sa complexité. La Harpe est soucieux d’écarter tout ce qui pourrait, à son sens, polluer ou alanguir le débat d’idées. Sans doute n’aboutit-il pas à une réflexion originale. Mais il a le mérite de montrer comment on pouvait aborder le problème de la citoyenneté en cette fin d’Ancien Régime28. D’ailleurs, il a réussi à faire rebondir son propos sur la citoyenneté d’un acte à l’autre. Chacun d’eux est doté d’une scène « forte » sur laquelle nous nous arrêterons.
13Au premier acte, la scène-clé, la troisième, affronte Coriolan et sa mère à propos de la convocation à comparaître devant les comices. Elle a été préparée par un premier échange entre le héros et son ami le sénateur Volumnius, où, à l’emportement du premier, excipant de ses « droits » et de sa naissance, le second répond par la menace du peuple de « déserter la patrie » et, une fois de plus « de partager l’État » (p. 16). Si le Sénat a autorisé les tribuns à citer Coriolan devant les comices, c’est pour « sauver l’État » (p. 18). C’est le thème, classique, de la cohésion. Mais c’est dans la bouche de la mère, Véturie chez La Harpe, que le sujet prend toute sa dimension. Son intervention fait suite à la déclaration d’amour filial de Coriolan qui, en outre, se dit « fier d’être né dans Rome et de vivre pour [les Romains] », mais profondément blessé d’être traité par eux comme leur ennemi. Vient l’aveu de la haine. Véturie avertit Coriolan que sa fierté se transforme en orgueil. Elle va conduire un échange serré sur le thème : « Le Peuple, comme vous, a ses droits légitimes » (p. 21). Elle convient que le peuple exprime parfois des exigences abusives et que certains de ses chefs sont corrompus. Mais, « le Sénat n’a-t-il pas de reproche à se faire ? » Que de hauteur et de dédain n’affiche-t-il pas ? Et que dire des riches ? A Coriolan qui se flatte d’avoir toujours été généreux, Véturie réplique qu’il est « trop prévenu des droits de la Noblesse » et trop dédaigneux à l’égard « d’un peuple de guerriers qu’enorgueillit encore sa liberté récente. » (p. 22). Voilà qui sent sa pré-révolution. Anticipation des problèmes à venir ? La République est jeune et doit être affermie. « La liberté, mon fils, est farouche, ombrageuse ». L’égalité ne l’est pas moins, exigeant le respect d’un certain équilibre. C’est le prix de la liberté. Il faut manifester de la déférence à l’égard du peuple. En bravant l’autorité du peuple et du Sénat, Coriolan serait « le flambeau de la guerre civile ». Cette Véturie est propre à La Harpe. Jusqu’ici, nul ne lui a donné cette sincérité dans l’approche des questions politiques. Chez Shakespeare, son appel à la soumission n’était que rouerie. Il est incontestable que le climat de la France des années 1780 contribue à expliquer la mutation du personnage, dont nous verrons qu’elle n’en conserve pas moins beaucoup d’ambition pour son fils et pour elle-même. Coriolan s’incline par amour pour sa mère.
14Au second acte nous intéresse la façon dont Coriolan entend son bannissement. L’acte s’ouvre sur le résultat de la comparution devant les comices. Véturie regrette presque d’avoir engagé Coriolan à déférer à la convocation, dont elle attendait un apaisement. De son côté, Coriolan, tout en reconnaissant « l’indulgence de Rome », qui n’a pas suivi l’extrême rigueur des tribuns, n’en tire pas moins les conséquences de la sentence. « Vous n’avez plus de fils. [...] Rome l’a voulu : / Rome n’a-t-elle point un pouvoir absolu ? » (p. 28). Et Coriolan d’enfoncer le clou : « C’est d’un Romain que vous étiez la mère. / Je ne suis plus Romain. [...] Ce jour d’un citoyen m’ôte tous les droits, le nom, / tout ; je suis banni. » Il invite sa mère à ne chercher aucune information sur le « sort d’un exilé qui n’a plus de patrie » (p. 29). Si Coriolan insiste tant sur la rupture totale du lien de citoyenneté, c’est vraisemblablement parce qu’elle lui ouvre la voie de la vengeance sans la moindre contestation possible. Il part sans bagage et refuse tout accompagnement. « Non, je ne veux de Rome emporter que sa haine. Sa haine me suffit. » C’est le combustible pour l’action à venir.
15Avec le troisième acte, en changeant de camp, on franchit une étape de plus avec l’apparition d’une substitution. Coriolan se présente à Tullus - l’Aufidius de Shakespeare - avec la volonté de faire expier Rome. Haine, vengeance, les mots s’accumulent. Bien entendu, Tullus accueille cette demande avec la meilleure grâce. Il présente à son peuple Coriolan sous le jour que celui-ci attendait. « De ses concitoyens, il fuit la tyrannie. / Banni de sa patrie, il la retrouve en nous ;[...] / & ma voix lui répète / au nom de cet État qu’il rendra triomphant / Qu’Antium aujourd’hui l’adopte pour enfant. [...] » (p. 36). À l’insistance sur la rupture au second acte, répond ici celle sur l’adoption, que le destinataire accepte sans sourciller. « Je servais le pays qui m’a donné naissance, / et je vous appartiens par la reconnaissance. / Aujourd’hui de son sein Rome m’a rejeté : / Je ne lui dois plus rien : vous m’avez adopté, / je vous dois tout. » On ne peut manquer le jeu de l’assonance naissance / reconnaissance. Naissance à Rome, reconnaissance -forme de la renaissance - à Antium. Et Coriolan de faire écho à Tullus en taxant Rome de tyrannie et d’oppression. Alors même qu’il part en guerre contre les redondances, La Harpe ne recule pas devant les amplifications, comme pour mieux étayer le recours à la vengeance. « Les Dieux, les justes Dieux, vont conduire mon bras » (p. 38).
16Le quatrième acte enrichit encore le dossier avec la scène majeure où Coriolan reçoit le sénateur Volumnius, venu en députation. L’acte s’ouvre avec l’aveu de la jalousie de Tullus, qui se fait fort de vérifier si le héros a « encore pour [les Romains] le cœur d’un citoyen ». Après l’accueil de l’acte précédent, c’est donc le début du refoulement, avec des mots qui éloignent Coriolan de sa cité d’adoption. Mais ce n’est pas là le plus intéressant, qui commence avec l’arrivée de Volumnius, que Coriolan présente en des termes significatifs : « Il était mon ami, Volsques ; mais aujourd’hui / tout cède aux droits sacrés que la reconnaissance / vient d’ajouter encore aux droits de la vengeance » (p. 41). Le jeu des assonances se complète. Au couple naissance-reconnaissance vient s’ajouter celui de reconnaissance-vengeance. Si l’on combine les deux, on obtient une triade dont reconnaissance est l’élément central. Tout s’enchaîne. On aura remarqué l’expression « droits de la vengeance », que Coriolan utilise pour la première fois. Puis vient le long dialogue entre Coriolan et Volumnius, en présence des Volsques. Pour le sénateur, le cordon ombilical entre Coriolan et Rome n’est pas coupé. Rome est encore « sa patrie ». La distribution des responsabilités à laquelle il procède n’est pas des plus claires. « Je pleure mon pays, quand sa faute l’accable ; / je vois Rome vaincue & mon ami coupable. » Il reconnaît « l’injustice » faite à Coriolan, et admet que le ciel « semble voir pris soin de justifier [la vengeance de Coriolan] ». On note le « semble ». Il l’invite à se faire pardonner sa victoire en devenant arbitre entre les cités rivales. Rome « oublie, à ce prix, sa faute et ses succès » Elle promet le « plus beau des retours » à Coriolan. Celui-ci reçoit fort mal cette demande. Il commence par l’ironie. « Coriolan, sans doute, est trop heureux encore / de reprendre chez vous le rang de citoyen ; / Rien ne doit égaler un si précieux bien ; [...] » (p. 43). La citoyenneté est la cible majeure de cette ironie, qui se poursuit. On aura noté le « chez vous ».
17Mais ce n’est là que hors d’œuvre. Coriolan entend formuler la règle du jeu. Il n’accepte d’arrêter son action qu’à la condition que Rome restitue aux Volsques les terres qu’elle leur a abusivement extorquées lors de conflits antérieurs, et, surtout, que la réunion des deux peuples sur un pied d’égalité mette un terme à leurs querelles sans fin. De stupéfaction, Volumnius ne laisse pas à Coriolan le temps de terminer sa phrase. Coriolan monte alors d’un cran supplémentaire avec une nouvelle interrogation sur la citoyenneté. « Des nœuds qu’on a rompus suis-je encore enchaîné ? / Qu’au nom de citoyen l’homme obscur soit borné ; / Que de ce vain honneur son âme soit nourrie / le grand homme partout rencontre une patrie, / fait le sort d’un Empire en lui prêtant son bras ; / Il apporte la gloire et ne la reçoit pas » (p. 44). Voilà une superbe déclaration, qui nous amène au cœur de l’œuvre. C’est la place du grand homme dans la société qui se trouve posée, comme La Harpe le souligne dans sa préface. Depuis quelques décennies, le thème du grand homme titillait bien des plumes et des imaginations françaises29. Il s’est produit un glissement des « hommes illustres » aux « grands hommes », dont le critère d’engagement civique proposé par l’abbé de Saint-Pierre au bénéfice des seconds ne rend pas toujours raison. Le culte des grands hommes bat son plein dans les années 1780, avec une monarchie qui tend à reprendre en main une initiative qui ne lui revient pas. On se souvient que quelques années auparavant, Gudin avait dûment marqué dans le titre de sa pièce la qualité de grand homme du héros, qu’il était dangereux d’offenser. Ici, La Harpe met la barre très haut. Son Coriolan dépasse de plusieurs têtes les grands militaires célébrés à ce titre à l’époque, notamment par le biais de la statuaire. Il n’apparaît pas comme un homme exemplaire au service de la cité. Il dépasse la catégorie de la citoyenneté. Il est partout chez lui. Le grand homme apparaît comme le maître du destin des empires. Il est providentiel. Il est celui qui fait et qui défait. S’enfermer dans la citoyenneté est le lot des gens ordinaires. Ce Coriolan-là ne va pas sans faire penser au prince Eugène ou à d’autres bâtisseurs d’empires à venir. Le reste de l’entrevue n’apporte rien de plus. « Rome seule est coupable » (p. 45).
18Le cinquième acte, apogée traditionnel de la pièce, n’en est pas ici le culmen au point de vue des idées. Il n’apporte rien de vraiment de nouveau par rapport aux actes antérieurs, et laisse le lecteur perplexe, si le hasard l’a amené à lire les deux premières éditions de la pièce, toutes deux de 1784. L’aspect le plus intéressant est la mise en évidence de l’identité de la mère et du fils. L’acte commence par les joutes traditionnelles. À sa mère, qui joue sur le sentiment familial, Coriolan oppose le souvenir des outrages qu’il a dû subir à Rome et qui ont abouti à son bannissement. C’est alors que ressurgit le thème du grand homme. « De deux États rivaux je vais changer le sort. [...] Au parti que je sers je fais passer l’empire ; / Et si j’en crois l’espoir que la fortune inspire, / Antium, des Romains éteignant la splendeur, / ne devra qu’à moi seul sa nouvelle grandeur. / Il devient ma patrie, & je n’en veux point d’autre. / Loin de me l’envier, ah ! faites-en la vôtre » (p. 51). Cette fois-ci, il ne s’agit plus, comme lors de l’entrevue avec Volumnius de fusionner les deux peuples, mais de faire triompher l’un sur l’autre par sa seule entremise. Partager avec Coriolan ce nouveau sort glorieux n’est pas du goût de Véturie. Elle ne voit d’autre alternative pour elle que « sauver Rome, ou périr avec elle ». Elle cherche à donner le change, en faisant croire à son fils que c’est lui qu’elle veut sauver en sauvant la patrie. Mais on s’aperçoit très vite qu’elle est taraudée par la même ambition que lui. Elle imagine les résultats de son ambassade réussie. « Songe quel jour pour moi, quel moment, quel transport / Quand je vais d’un seul mot, leur rendre à tous la vie, [...] / Et mon fils, à ma voix, redevenu Romain ! » (p. 53). Elle voit les hommages, ses images consacrées parmi les immortels ... Et d’invoquer les grands mots traditionnels dans cette scène : nature, mère, patrie. Un peu plus tard, après que Coriolan ait cédé et quitté la scène, Véturie montre encore plus clairement l’identité profonde qu’elle partage avec son fils. Le Volsque, dit-elle, « n’a plus le héros qui faisait ses destins. / J’ai rendu Marcius aux Romains, à lui-même, / et l’on ne doit qu’à moi ce triomphe suprême » (p. 55). Elle a repris la main souverainement, devenant la dispensatrice des bienfaits pour toute la cité et pour son propre fils, tout particulièrement. Véturie brûle de compter parmi les grands hommes. Mais elle est interrompue dans ce grand rêve par l’annonce de l’assassinat de Coriolan, qui ne va expirer qu’à la toute fin de la dernière scène.
19Et celle-ci nous réserve une petite surprise, car, l’année même de la création, La Harpe en a donné deux moutures antagoniques. Certes, la mort du héros n’est pas remise en cause, mais ses dispositions en ce moment suprême, à l’occasion du dernier dialogue avec sa mère. Dans la première version, celle-ci se reproche d’être responsable de cet assassinat. Coriolan réplique immédiatement : « Ne vous reprochez point la mort qu’ils m’ont donnée. / Ah ! Je la méritais... J’ai trahi mon pays. [...] Heureux, en succombant sous de barbares mains / que mon sang ait encore coulé pour les Romains ! Trop heureux, en mourant, de sauver ma patrie. » Puis, juste avant de s’éteindre et que le rideau ne tombe : « Malgré ma faute ! hélas : / Que toujours ma mémoire à tous les deux soit chère ! / Je meurs ... encore Romain ... dans les bras de ma mère. » (pp. 57-58). C’est la première fois que nous voyons Coriolan expliciter ses ultimes sentiments sur son rapport à Rome. C’est le renversement total d’une position maintenue avec la plus grande fermeté depuis le début. Il est clair que La Harpe a choisi le dernier vers de sa pièce de manière à marquer les esprits. C’est la fusion de la patrie et de la mère, c’est l’impossibilité de rompre ce double cordon ombilical. Sacrifice suprême dans la joie, pour rattraper sa trahison.
20Dans des conditions qui nous échappent en partie30, la même année, La Harpe nous offre une issue opposée. Les deux premiers vers que nous avons cités deviennent : « Ne leur reprochez point la mort qu’ils m’ont donnée / ils n’ont fait qu’achever l’ouvrage des Romains. » Exit la trahison et le « vous » de la première mouture devient le « leur » de la seconde. « [...] Ne craignez plus le Volsque. Il n’a plus Marcius. / [...] Et j’emporte avec moi sa fortune et sa gloire. [...] L’honneur a jusqu’au bout accompagné mes pas. : Je l’ai vu à mes pieds, cette Rome si fière. / J’ai fait grâce et je meurs dans les bras d’une mère » (p. 58). Ici, le héros est cohérent avec lui-même. Il demeure le grand homme à la façon dont il le claironnait jusqu’alors. Il dispose de la grâce, moyen suprême de décider du destin d’un homme, d’un groupe, voire d’une nation. Il garde la maîtrise du devenir des peuples. Cette fois-ci, toute allusion à la citoyenneté disparaît. Mais Coriolan a choisi le parti dominateur de Rome. Il est donc une pierre de taille dans l’édification de la grandeur romaine. La différence majeure entre les deux versions tient au degré d’initiative du héros. Il y a plus de positivité dans la seconde que dans la première. C’est sans doute la raison pour laquelle La Harpe n’a pas procédé à d’autres repentirs31. Coriolan rejoignait par anticipation le Horace qui allait naître quelques mois plus tard sous le pinceau de David32.
21Si la différence de tonalité entre Shakespeare et La Harpe est évidente, les deux auteurs se retrouvent pour accorder au héros éponyme une place d’exception dans le système politique. Ils en font, l’un et l’autre, mais dans des proportions différentes, un citoyen contre nature et un citoyen hors normes. Coriolan est un citoyen contre nature dans la mesure où il n’accepte pas de se plier aux procédures nécessaires au maintien de la cohésion de la cité/État. Mais il l’est plus chez Shakespeare que chez La Harpe, peut-être parce que les risques d’éclatement sont ressentis plus fortement dans l’Angleterre du début du xviie siècle que dans la France des années 1780, encore qu’on ait senti le frissonnement d’une pré-Révolution sous la plume du Français. La densité du plateau de l’un contraste fortement avec la maigreur de celui de l’autre. Au bouillonnement de la vie fait face une sorte d’épure abstraite. L’urgence n’est pas vécue de la même façon dans l’un et l’autre cas. Quant au caractère exceptionnel du héros, il ne s’appuie pas sur les mêmes bases chez les deux auteurs. Chez Shakespeare, il est adossé à une origine quasi divine, sans doute nourrie par l’environnement idéologique entourant les monarchies européennes du moment. Chez La Harpe, il renvoie à un concept depuis peu en faveur, celui de grand homme, dont il offre une exemplification nouvelle, sans doute greffée à la fois sur le vieux mode de la perception aristocratique et sur le cosmopolitisme du xviiie siècle : Coriolan transcende les frontières et trouve en lui-même sa légitimité. La Harpe a rapidement effacé sa première fin, qui aurait donné, in extremis et de façon assez artificielle, la prime au citoyen contre nature, au bénéfice de la seconde, qui en fait un citoyen hors normes, dans la logique de sa progression dramatique. Shakespeare avait préféré clore, du côté romain, sur la liesse accueillant le retour des femmes, occultant le destin du héros dont la nature exceptionnelle était dangereuse. Sans doute ces deux œuvres, de qualité bien inégale, nous font-elles toucher non seulement deux époques différentes, mais aussi deux façons d’aborder la politique, séparées par le Channel.
Notes de bas de page
1 T. MOMMSEN, Histoire romaine, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1985, t. 1, p. 207-208.
2 On sait que Bachofen a polémiqué avec Mommsen sur sa façon d'approcher le sujet de Coriolan. A. GIRAUD-TEULON, Coriolan devant Mommsen, d'après l'Allemand de M. Bachofen, Genève, Cherbulier, 1870, 27 p.
3 DENYS D'HALICARNASSE, Antiquités romaines, VII, XXI-LXVIII.
4 TITE-LIVE, Histoire romaine, II, 33-40.
5 VALERE MAXIME, Faits et dits mémorables, IV, III, 4 ; V, III, 2b ; V, IV, 1.
6 PLUTARQUE, Vies parallèles, « Coriolan ».
7 R. MARIENSTRAS, « Notice sur Coriolan », SHAKESPEARE, Tragédies, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, II, p. 1554. L'auteur précise que l'on retient généralement 1608 comme date de composition et de création de la pièce.
8 Ibid., p. 1556. Pour bien entendre ce jugement, il faut poursuivre la citation. « Une pièce politique - et non une pièce où les questions politiques sont plaquées sur des oppositions morales, comme c'est généralement le cas chez Brecht ou dans les œuvres où le conflit entre les classes antagonistes connote inévitablement l'opposition entre le bien et le mal. »
9 M. GUDIN DE LA BRENELLERIE, Caïus Marcius Coriolan, ou le danger d'offenser un grand homme, « Dissertation sur les différentes Tragédies de Coriolan qui ont paru jusqu'à ce jour », Paris, 1776, p. 15-61. Cette dissertation précède le texte de sa pièce. Il déclare n'être pas sûr de la fiabilité de ses informateurs étrangers. À juste titre. Par ailleurs, il ne connaît pas les versions latines du sujet affectionnées par les Jésuites.
10 E. SCHMIT, Coriolan ou Rome sauvée, Châlons-sur-Saône, 1889. A. TIRLOIR, Coriolan, scène lyrique, Grenoble, 1888. Peut-être faut-il signaler que Wagner lui a consacré une œuvre en prose.
11 Si l'on suit l'approche de R. Marienstras, Brecht s'écarte d'un théâtre authentiquement politique. Récemment, E. Bond a eu des mots assassins à l'égard de son collègue germanique. « Pour moi, déclare-t-il dans une interview au Monde, Brecht est un irresponsable, un gangster politique, le poète d'Auschwitz et du Goulag. Il a trahi la pensée d'Aristote, il s'est fait le serviteur d'une dictature abjecte, l'Allemagne de l'Est, où régnaient l'injustice et le mensonge. Et maintenant, des metteurs en scène montent ses pièces en pensant que c'est du théâtre politique ... Je trouve cela obscène. » Le Monde, le 19-4-2003.
12 GUDIN, op. cit., p. 59.
13 Il poursuit : « Des combats, des poursuites, des assemblées, des conjurations ont été leur principal objet : mais par là ce sujet ressemble à mille autres. » A l'évidence, Gudin ne lit pas Shakespeare comme nous.
14 N. LORAUX, « Un citoyen contre nature », théâtre/public, 49, janvier-février 1983.
15 Que Corneille n'a-t-il traité le thème !
16 Il suffit de renvoyer à l'excellente notice précitée de R. Marienstras, qui en donne les traits essentiels.
17 Nous utilisons la traduction de l'édition de la Pléiade signalée au début de la communication. Les chiffres romains renvoient à l'acte et à la scène, le(s) chiffre(s) arabe(s) au(x) vers. La numération des vers recommence à chaque scène.
18 « L'honneur décerné par la voix populaire est inacceptable. Il est également clair que l'haleine fétide que Coriolan attribue au peuple ne saurait être une source d'honneur. » R. MARIENSTRAS, Notice préc, p. 1561.
19 Il faudrait citer toute la tirade, extraordinaire.
20 L'importance du nom chez Shakespeare a fait l'objet de bien des analyses. V. R. MARIENSTRAS, Notice, 1561.
21 Nous avouons ne pas bien saisir le commentaire de R. Marienstras (Notice, p. 1563-1564) sur ce surprenant passage.
22 Mais n'oublions pas que la pièce de Shakespeare est contemporaine de l'élaboration de la monarchie de droit divin.
23 Récit du messager, II, I, 250-256.
24 V. aussi le récit de Cominius, IV, VI, 92-95, et la provocation d'un lieutenant d'Aufidius, IV, VII, 1-5.
25 Selon J. de Viguerie, « l'œuvre dramatique de La Harpe ne mérite que l'oubli. Les personnages de ses pièces sont des morts vivants. Ils débitent mécaniquement des tirades emphatiques et plates. » Et de citer, à titre d'exemple, les imprécations de Véturie dans Coriolan. J. DE VIGUERIE, Histoire et dictionnaire du temps des Lumières, Paris, Lafont, coll. Bouquins, 1995, p. 1077.
26 DE LA HARPE, Coriolan, 1784, 1re éd., p. 3. Nous mettrons les références dans le texte en renvoyant aux pages.
27 . Il remarque, au passage, que Voltaire lui-même s'est bien gardé de se risquer dans ce sujet, pour cette raison même.
28 Rappelons que Wicar, élève de David - lequel signera en 1785 le fameux Serment des Horaces - s'intéressera lui aussi à Coriolan.
29 J. C. BONNET, Naissance du Panthéon, Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, coll. L'esprit de la cité, 1998.
30 La seconde édition de Coriolan est accompagnée d'une lettre de La Harpe à l'auteur anonyme d'une critique parue dans le Mercure. « Nous ne dirons rien de l'assassinat de Coriolan », écrit le critique cité par La Harpe. Et ce dernier de commenter : « Eh ! qu'en dirait-il ? C'est le seul dénouement possible ; il est historique, nécessaire & motivé par tout ce qui précède. Il est très vrai qu’à la première représentation le récit de cette mort était amené trop brusquement. Cette faute était réelle ; mais heureusement très aisée à réparer. Une scène de douze vers a suffi pour annoncer le danger de Coriolan, & le Public en a paru satisfait. » LA HARPE, Coriolan, 1784, 2e éd., p. 8-9. Les observations de l’auteur sont de pure forme. Il ne dit rien sur le fond : sur la mutation de la conscience que Coriolan a de son propre comportement.
31 Les éditions ultérieures - il y en a au moins jusqu'en 1818 - reprennent cette même fin.
32 Cela n'a pas empêché le traitement du sujet par la dérision sous la plume de BEFFROY DE REIGNY, qui se permet un coup de chapeau à La Harpe dans un mémoire préliminaire. BEFFROY DE REIGNY, Coriolinet ou Rome sauvée. Folie héroï-comique, en vaudevilles, Paris, 1786, p. 11.
Auteur
Université de Nantes
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