Le modèle anglais : une arme au service de la contestation
p. 443-444
Texte intégral
1L'instrumentalisation du modèle anglais obéit à des règles obscures. Manifester son admiration pour la liberté anglaise, ou pour son succédané américain, participe évidemment de la contestation des assises traditionnelles de la monarchie française. Personne ne viendrait cependant suggérer la transposition dans le royaume de la constitution anglaise propre à de fiers insulaires. Le principe premier du particularisme national inspiré de la théorie des climats et du "génie" d'un peuple, interdit toute hypothèse de franche imitation institutionnelle. L'axiome établi par Bodin à la fin du xvième siècle n'est alors guère contesté :
L'un des plus grands et peut-être le principal fondement des républiques est d'accommoder l'État au naturel des citoyens et les édits et ordonnances à la nature des lieux, des personnes et du temps2306.
2Le propos provoquant de La Beaumelle, l'un des anglophiles les plus enthousiastes de son temps, vient confirmer cette hypothèse :
Le gouvernement d'Angleterre n'est bon que pour des têtes anglaises. Pour ramener les hommes à une constitution uniforme, il faudrait ramener leur génie, leur caractère à l'uniformité. Il y a des pays faits pour la liberté, il y en a pour l'esclavage2307.
3De plus, l'utilisation de l'exemple anglais dans le travail de critique systématique ne porte pas forcément là où elle serait attendue. La forme monarchique défendue par des anglophiles imprégnés de philosophie rationaliste est incompatible avec l'idée même de pouvoir d'essence divine. De façon surprenante, l'Angleterre n'est cependant guère avancée pour critiquer l'un des mystères de la monarchie, le pouvoir thaumaturgique. Pendant tout le xviiième siècle, le toucher des scrofuleux fut pratiqué en France, la formule traditionnelle "Dieu te guérit" devenant, peut-être par un subjonctif optatif concédé à l'esprit du temps, "Dieu te guérisse"2308. De Jaucourt marche sur les pas d'un autre protestant, Misson, dans l'une des contributions les plus subversives de l'Encyclopédie, raillant les Anglais pour mieux critiquer cette pratique à l'origine française "suivant toutes les annales des moines"2309. Voltaire avance l'exemple de Guillaume d'Orange pour suggérer au roi de France l'abandon de ce rite, ajoutant "le temps viendra que la raison, qui commence à faire quelques progrès en France, abolira cette coutume"2310. Ces deux figures emblématiques des Lumières apparaissent pourtant bien seules dans cette critique inspirée de l'exemple anglais.
4Après avoir saisi les raisons de l'adhésion ou du rejet du modèle anglais, il convient à présent de suivre la place de l'Angleterre dans quelques uns des grands débats qui secouent l'opinion publique dans la seconde moitié du xviiième siècle. Cette nation suggère des voies de réformes qu'il convient ou non d'emprunter, d'abord dans l'ordre juridique, en réponse à la critique du système judiciaire (chapitre 1), puis dans l'ordre politique (chapitre 2).
Notes de bas de page
2306 Bodin, Les Six livres de la république, op. cit., Liv. V, 1, p. 11.
2307 La Beaumelle, Mes Pensées, op. cit., p. 390. L'auteur s'inspire lui directement de Montesquieu, tout comme Rousseau qui, dans un chapître qui a pour titre : "Que toute forme de gouvernement n'est pas propre à tout pays", écrit : "La liberté n'étant pas un fruit de tous les climats n'est pas à la portée de tous les peuples. Plus on médite ce principe établi par Montesquieu, plus on en sent la vérité (Contrat social, III, 8).
2308 M. Bloch, op. cit., p. 399.
2309 De Jaucourt, Encyclopédie, v° "Ecrouelles", t. XI, p. 887, où il précise que la croyance au pouvoir thaumaturgique est "une vieille maladie des hommes et une très ridicule des Anglais". Sur Misson, voir Partie préliminaire, section II.
2310 Voltaire, Essai sur les mœurs, op. cit., t. I, p. 466. Voir également Dictionnaire philosophique (v° "Ecrouelles", M. t. xviii, p. 470) : "Quand le roi d'Angleterre, Jacques II, fut reconduit de Rochester à Whitehall [en décembre 1688], on proposa de lui laisser faire quelques actes de royauté comme de toucher les écrouelles ; il ne se présenta personne. (…) Cette mode sacrée passa quand le raisonnement arriva". Les mêmes sarcasmes se retrouvent dans les Réflexions pour les sots (Mélanges, op. cit., p. 353) et dans Conformez-vous au temps (1764, M. t. xxiii, p. 316).
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