Chapitre I. La nouvelle appréhension du "génie" du peuple anglais
p. 71-109
Texte intégral
1En ce premier xviiième siècle, d'Aguesseau recommandait à son fils aîné de s'adonner à l'étude de la religion, de la jurisprudence, de l'histoire, mais aussi de la "géographie", afin de "connaître le détail des lois, des mœurs, du gouvernement qui y sont en usage", citant en exemple le Danemark et l'Angleterre309. Quelques décennies plus tard, cette démarche gagne en précision. Il ne s'agit plus seulement de connaître, mais de comparer les deux nations, comme l'illustre le titre de l'ouvrage de l'abbé Le Blanc (Lettres d'un François concernant le gouvernement, la politique et les mœurs des Anglois et des François), dont les objectifs sont clairement établis :
Les mœurs et le gouvernement d'une nation étrangère nous mettent en garde contre nos préjugés, et sont la voie la plus sûre de rectifier nos idées et de perfectionner nos connaissances310.
2Le champ des connaissances nécessaires se modifie, ou plus exactement s'élargit. La multiplication des voyages, des échanges économiques et culturels nuance la représentation des différents peuples d'Europe. Cette démarche comparative, nourrie de la méthode critique de Bayle, n'est pas une innovation. Déjà au xvième siècle, dans un contexte certes radicalement différent, Bodin, héritier d'une tradition qui remonte à l'Antiquité (Aristote, Hippocrate ou Galien) proposait une forme de "psychologie élémentaire des peuples" qui dépasse les simples influences climatiques ou astrologiques311. À la suite des travaux précurseurs de Bodin, mais aussi de Castiglione en Espagne et de John Barclay, auteur de l'Icon Amicorum publié à Londres en 1603, la caractérisation des types nationaux fait désormais partie intégrante du questionnement philosophique312. Dans un rapport complexe entre le cosmopolitisme des Lumières et l'affirmation des sentiments nationaux, le "philosophe", au sens le plus large du terme, se doit d'expliquer la diversité du genre humain. Les Réflexions sur la poésie et la peinture de Dubos marquent ici une étape essentielle dans cette volonté de comprendre la spécificité de chaque peuple, en donnant à la théorie des climats une souplesse jusque là jamais atteinte pour expliquer le seul relativisme esthétique313. Depuis longtemps, chaque peuple s'était vu attribuer certaines caractéristiques. La frivolité et la chaleur de l'Italien, la piété et le goût du romanesque de l'Espagnol passaient pour des évidences314. Mais cette reconstruction idéologique de la cartographie européenne obéit à une logique propre et très schématique : au Nord les lumières de la philosophie et de la raison, au Sud les ténèbres du fanatisme religieux et de l'intolérance. "La lumière est venue du Nord" dira Voltaire315.
3Au début du siècle, Esmein avançait trois causes pour expliquer la genèse du gouvernement représentatif en Angleterre : la singularité de la structure féodale, l'existence précoce d'une représentation nationale et enfin "le caractère anglais", qualifié de "volontaire, sérieux, et pratique". Il peut conclure : "grâce à ces dons de nature, les classes supérieures et moyennes de l'Angleterre manifestèrent, avec une suite admirable, la volonté d'être libres sous l'empire de la loi"316. Une telle analyse est en grande partie l'héritière des penseurs du premier xviiième siècle, période qui apparaît comme le temps des mutations (I) dans la représentation du génie du peuple anglais, dont la caractéristique première est sa nature républicaine (II).
I - LE TEMPS DES MUTATIONS
4Présenter une vision globale de la nature du génie anglais tient a priori de la gageure tant la réalité observée semble complexe. "Dans le mal comme dans le bien, les Anglais, constate Muralt, (…) paraissent des gens extrêmes"317 Quelques années plus tard, Montesquieu note que ce pays "ne ressemble guère au reste de l'Europe"318. Toutes les relations de l'Angleterre insistent ainsi sur la singularité de ce peuple, dont les mœurs surprennent et intriguent.
5La peinture de ce peuple n'est cependant jamais une réflexion abstraite et désintéressée. Tout en démontrant un intérêt croissant pour cette nation, ces écrits participent en fait à une réflexion plus vaste sur la situation du royaume de France. Sous d'anodines descriptions se dissimule l'angoisse d'un déclin de l'esprit français au lendemain de la mort de Louis XIV. Cette anglophilie politique naissante, aux accents optimistes, mêle de façon ambiguë un pessimisme sur l'état de la société française évoqué par Montesquieu dans ses Lettres persanes :
Dès que le feu Roi eut fermé les yeux, on pensa à établir une nouvelle administration. On sentait qu'on était mal, mais on ne savait pas comment faire pour être mieux319.
6En 1714, Lord Stair, ambassadeur de George Ier, confiait ainsi à Stanhope, non sans une pointe de provocation : "C'est une chose inconcevable combien ils détestent ici leur condition et raffolent de la nôtre"320. Vanter les vertus du peuple anglais ou souligner ses défauts implique nécessairement une critique du peuple français ou au contraire sa défense. L'Angleterre des Hanovre s'impose progressivement comme un révélateur, au sens photographique du terme, de la France des Bourbons telle que l'élite éclairée des Lumières allait se la représenter. Trois temps rythment cette mutation selon une métaphore musicale : une ouverture (§1), un coup d'éclat (§2), et enfin un "final" plus serein (§3).
§ 1 - "L'ouverture" : une nation éclairée et raisonnable
7Au cours des premières années du règne de Louis XV s'opère un brutal et complexe renversement de la représentation du peuple anglais. Certes les Remarques sur l'Angleterre de Le Sage abondent en digressions sur la brutalité de la "canaille" anglaise321. La notice du Dictionnaire de Moreri consacrée à l'Angleterre, dans ses éditions de 1718 et de 1732, n'a guère été modifiée par rapport à celle de l'édition de 1698. La noblesse y est comparée à "la plus fine farine", mais le peuple, lui, reste toujours cruel, orgueilleux et séditieux, assimilé "au son le plus grossier". Le souvenir des troubles du siècle précédent pèse encore dans la mémoire collective322. Mathieu Marais, avocat au Parlement de Paris, consigne dans son Journal des réflexions peu amènes sur la situation de l'Angleterre, ce "maudit pays" d'où vient le "misérable Law" ! Un autre mémorialiste, Saint-Simon, particulièrement agacé par la politique de Dubois, et par cette Régence laissée à la merci de la roture indignement enrichie, laisse dans ses Mémoires un sombre tableau de cette nation ennemie en tous points :
L'expérience de plusieurs siècles doit avoir appris ce qu'est l'Angleterre à la France : ennemie de prétentions à nos ports et à nos provinces, ennemie d'empire de la mer, ennemie de forme de gouvernement ; et cette mesure comblée par l'inimitié de la religion, par les tentatives d'avoir voulu rétablir la maison Stuart sur le trône malgré la nation323.
8Il serait possible de multiplier les exemples d'un tel esprit de suspicion et de rejet de l'Angleterre. L'anglophobie reste, et restera toujours pourrait-on dire, un trait dominant de la pensée du xviiième siècle. Cependant, au travers des récits de voyages, souvent publiés sous couvert d'un prudent anonymat, s'esquisse un tableau en pleine recomposition : celui d'une nation libre et prospère. En 1712, le duc d'Aumont, se rend outre-Manche en mission diplomatique en compagnie de scientifiques et de gens de lettres, parmi lesquels figurent Boureau-Deslandes. Voulant présenter "la connaissance du caractère particulier de cette nation", cet admirateur de Fontenelle constate que les Anglais, en dépit de leur orgueil et de leur légèreté, sont "nés presque tous avec une profondeur de génie extraordinaire et un grand amour de la liberté".
Ce sont eux d'ailleurs qui ont le plus contribué au rétablissement des sciences : la physique, la géométrie, l'algèbre et la médecine, leur doivent une partie des beautés dont elles ont été enrichies ces derniers temps. J'ose encore affirmer qu'il n'y a aucun royaume en Europe où l'art de raisonner (…) soit plus cultivé qu'en Angleterre. Les auteurs ne s'y contentent point d'effleurer les matières, comme on fait en France : ils les approfondissent avec une sagacité et une force qu'on ne peut trop admirer324.
9Contraint à l'exil pour ses convictions protestantes, La Mottraye, extraordinaire voyageur, se rend en Angleterre dès 1697 puis en 1724 d'où il rapportera un tableau admiratif des mérites du "génie vaste et solide de la nation", qui "donne quantité d'excellents ouvrages"325. Les Lettres sur les François et les Anglois du moraliste suisse Béat de Muralt marquent à cette époque une rupture importante dans la mutation de la représentation du peuple anglais. Ces lettres rédigées en 1697, circulèrent d'abord sous forme manuscrite, pour n'être publiées qu'en 1725, remportant immédiatement un immense succès326. Ce succès s'explique par la démarche de l'auteur, qui, dans une perspective comparative, décrit les mœurs des deux nations en délaissant l'esprit de polémique pour "raisonner au-delà de ce qui convient dans une relation de voyage"327. Le génie anglais n'est plus appréhendé en soi, mais dans ce qui le singularise des autres peuples, et plus spécialement de la France. La question, avouée ou inavouée, n'est plus de savoir si l'Anglais est libre, riche ou heureux, mais s'il est plus ou moins libre, riche, patriote ou heureux que le Français. Le tableau s'affine, les précisions se multiplient. Mais l'apport principal de Muralt réside dans l'inversion radicale des traditionnels lieux communs avancés sur l'Angleterre. Non dénué de sympathies anglophiles, le propos de Muralt se caractérise alors par une volonté d'objectivité, plus effective que dans les autres écrits de son temps. Si à cette époque la prétention à l'objectivité était systématiquement revendiquée, elle n'était que rarement mise en œuvre.
10Loin de tout panégyrique outrancier, par un regard froid, distant et emprunt d'un certain moralisme, Muralt brosse un tableau nuancé, sans concessions, du caractère de cette nation. Sans jamais être victime d'un enthousiasme aux accents polémiques, il rejette tout tableau idéaliste. Au-delà de leur caractère anecdotique et pittoresque, les longues descriptions de la vie quotidienne du peuple anglais (plaisirs de la table, activités sociales, pratique religieuse) donnent à celui-ci un visage enfin rassurant. La férocité et le goût du sang du menu peuple, le naturel orgueilleux de cette nation ou la forte propension de ses habitants au suicide328 ne sont pas niés, ni même expliqués, mais sont balancés par la mise en avant d'authentiques qualités. À la fois fier et insolent, n'hésitant pas à tomber dans la gallophobie, ce peuple, exempt de préjugés, n'est guère soucieux de sa réputation. Enclin à la paresse mais sachant faire preuve de témérité, à la fois charitable et cruel, il sait jouir en toute sérénité de l'état de prospérité. Muralt loue son patriotisme et surtout le "bon sens," dont il fait preuve dans les affaires publiques comme dans la vie privée329. De ce "pays de liberté et d'impunité", la liberté proviendrait alors d'un "petit reste de férocité" dans les mœurs, terme qui n'a en Angleterre aucune connotation péjorative :
C'est à cette férocité, qui ne souffre de rien et qui prend ombrage de tout, qu'ils doivent un des plus grands biens, qui est la liberté. C'est par là que ce peuple, désuni et plongé dans la prospérité et l'oisiveté, retrouve, dans le moment, toute sa vigueur et oublie tous ses démêlés, pour s'opposer unanimement à ce qui tend à le soumettre330.
11Vaste panorama où des considérations sur le théâtre et l'art de vivre côtoient quelques descriptions assez fines de la Chambre des Communes, de la ville de Londres ou du système judiciaire, les six Lettres consacrées à l'Angleterre offrent le spectacle d'une société réconciliée. Sans doute à cause du nombre très limité de références à des événements historiques ou contemporains du séjour de l'auteur, l'Angleterre de Muralt semble hors du temps, sereine et prospère. Détail révélateur, il ne se trouve pas une seule allusion aux divisions entre whigs et tories, qui pourtant suscitaient alors tant d'émoi et d'incompréhension331. Chez les contemporains de Louis XV, le temps fait son œuvre pour effacer les marques des troubles passés. Le portrait de l'Angleterre s'achève par une conclusion imagée tout en subtilité qui contraste avec les positions généralement tranchées en la matière :
J'aimerais aussi mieux faire la rencontre d'un Français homme de mérite que d'un homme de mérite anglais, comme il y aurait plus de plaisir de trouver un trésor en pièces d'or, dont on pourrait d'abord jouir, que d'en trouver un en lingots qu'il faudrait d'abord convertir en pièces332.
12Au cours de son séjour de 1725 à 1728, un autre suisse, César de Saussure put constater que l'Angleterre est "une des nations du monde les plus heureuses et les mieux gouvernées de l'Europe"333. S'il reconnaît le mépris diffus pour les nations étrangères, la brutalité et les mœurs dissolues du petit peuple, il vante "le bon sens et la solidité des Anglais, peuple froid, opiniâtre et courageux, excessif autant dans les vertus que dans les vices"334. La prévention que cette nation a pour elle-même s'expliquerait par "l'amour de la patrie, les richesses et l'abondance de l'Angleterre, la liberté, l'aisance et les agréments dont on y jouit"335. La même image d'une nation pacifiée et foncièrement libre est exposée dans le curieux voyage imaginaire de Martin Nogué, où un personnage atypique, tour à tour séminariste, comédien ou soldat, visite les principales villes de France, d'Italie et des Provinces-Unies. C'est en Angleterre qu'il trouve la véritable terre de liberté. Alors qu'en France domine le "bel esprit", c'est le "bon esprit" qui l'emporte sur l'autre rive de la Manche, par une distinction qui rappelle celle de Muralt :
Un bel esprit est celui qui sait soutenir une conversation par le seul tour qu'il lui donne. Le bon esprit est celui qui ne s'arrête nullement aux manières et aux bagatelles qui forment le bel esprit ; qui, peu susceptible de préjugés, ne quitte de vue son sujet et ne s'écarte point de la raison et du bon sens336.
13Dans les Mémoires et aventures d'un homme de qualité, l'abbé Prévost, contraint à l'exil, rapporte sa découverte de cette "heureuse île", où "l'amour du bien public, le goût des sciences solides, l'horreur de l'esclavage et de la flatterie (…) passent de père en fils comme un héritage"337. Grâce à son périodique le Pour et le Contre, construit sur le modèle du Spectator, Prévost est sans doute l'un des auteurs qui contribua le plus à faire connaître la civilisation anglaise. Cet ancien bénédictin dont la postérité a retenu la traduction des romans de Richardson et les amours fameuses de Manon et du chevalier Des Grieux, considère ce peuple comme "le plus singulier de l'univers"338. Même s'il rappelle, comme tous ses contemporains, la férocité et la grossièreté de la populace anglaise, il n'en reste pas moins un authentique anglophile. Par la qualité de ses publications scientifiques, la prospérité et le bonheur de ses habitants, l'Angleterre s'impose désormais comme un objet légitime de comparaison avec la France. Auteur d'une Histoire générale des voyages, vaste compilation en vingt volumes de ce genre littéraire, Prévost considère que "c'est en Angleterre qu'il faut venir prendre le droit de juger des Anglais"339. Pour la première fois, est réfutée la connaissance du caractère d'une nation par sa seule histoire. Celle de l'Angleterre, et Prévost ne manque de le rappeler, n'offre que l'image peu flatteuse d'un peuple "dur et fier". En notant qu'il y a "peu de campagnes où l'on ne trouve des monuments de camps et de batailles", Prévost fige le passé anglais, immobile comme ses monuments, mauvais souvenir d'une nation désormais apaisée340. Sans occulter ni la sanglante guerre des Deux-Roses, ni le renversement de la dynastie des Stuarts, il a soin de préciser :
S'il est vrai qu'il faut attribuer l'injustice qu'on fait au caractère des Anglais, à la fausse idée qu'on prend d'eux dans l'histoire ; pourquoi ne juge-t-on pas aussi mal des Français, eux qui, de mon aveu, n'y sont pas représentés plus avantageusement341 ?
14Désormais délestée du poids tourmenté de son histoire, de sa figure d'ennemi séculaire, l'Angleterre se caractérise dans cette littérature de voyage par une heureuse inclinaison au perfectionnement. Ces témoignages ne pourront être pleinement recevables que si le passé anglais fait l'objet d'une relecture. Élément essentiel, l'histoire, qui, depuis longtemps, entretenait la méfiance et l'hostilité à l'égard de l'Angleterre, est elle aussi présentée sous un visage nouveau. C'est à Paul de Rapin-Thoyras qu'il revient d'avoir ouvert une nouvelle ère de l'historiographie sur cette nation, par son Histoire d'Angleterre, chef-d'œuvre d'érudition publié entre 1724 et 1727. S'il n'est pas encore venu le moment d'étudier le contenu de cette histoire, ce qu'il importe ici de noter est le sens de cette publication. À la lecture de cet ouvrage, l'Angleterre n'est plus -ou plus seulement- cette terre régicide et réformée qui ne sut pas, à l'inverse du royaume de France, se doter de règles de succession fixes et intangibles. Elle n'est plus ce théâtre sanglant où un peuple insolent et arrogant alla jusqu'à conduire l'un de ses rois à l'échafaud, mais le cadre d'élaboration de la liberté anglaise, consacrée par la Révolution de 1688. En effet, les guerres civiles que "quelques uns attribuent mal à propos à l'inconstance et à l'inquiétude des Anglais" ne sont que la conséquence des tentatives faites par les souverains de mettre à mal l'union intime entre le roi et le peuple342.
15La publication de l'Histoire d'Angleterre conjuguée aux témoignages des voyageurs donnent de cette nation non plus l'image d'une nation inquiète et tourmentée, mais l'illustration d'un peuple attaché à sa liberté. Le sulfureux abbé Lenglet-Dufresnoy, éditeur de Boulainvilliers, s'inscrit dans cette relecture du génie anglais au prisme de l'histoire. Rejetant l'idée d'une nation belliqueuse et tourmentée, cet érudit, connu pour ses frasques qui le conduisirent à plusieurs reprises à la Bastille, note :
Les inquiétudes de cette nation ne viennent que de l'amour de la liberté, et de la vigueur de leurs premières lois, qu'ils ont soutenues au péril de leurs biens et de leur sang. (…) C'est en eux seuls qu'on trouve le véritable caractère des républicains qui préféraient la mort à la servitude ; et qui ne trouvent rien de plus honteux à un peuple né libre que de se voir assujetti343.
16Même l'histoire de Jeanne d'Arc, qui depuis la Ballade des Dames du temps jadis de Villon, était porteuse d'une anglophobie séculaire344, a perdu de son actualité. Certes, Lenglet-Dufresnoy, éditeur des principales pièces du procès de Jeanne, s'attarde longuement sur les pillages et autres cruautés des armées d'Edouard III puis d'Henri V. La conclusion de son ouvrage est cependant révélatrice de l'évolution des mentalités :
Ce que j'ai marqué ne regarde que les Anglais du xvème siècle et non ceux du xviiième siècle. Je sais, comme eux-mêmes en conviennent, qu'il n'y a pas eu moins de révolutions dans leurs mœurs et dans le caractère de leur esprit, que dans la nature de leur gouvernement345.
17Les témoignages sur l'Angleterre, qu'ils soient le fait d'exilés huguenots ou de voyageurs, montrent une profonde mutation de la représentation du génie du peuple anglais, qui fut revêtu de tout son éclat dans les Lettres philosophiques.
§ 2 - Les Lettres philosophiques : le coup d'éclat de Voltaire
18C'est encore cette volonté de comparer deux nations qui a motivé Voltaire, mais dans une perspective radicalement différente. Loin du tableau contrasté et tout en nuance du "sage et ingénieux"346 Muralt, selon les propres termes de Voltaire, les Lettres philosophiques sont une redoutable machine de guerre contre les mœurs de son pays, "la première bombe lancée contre l'Ancien Régime" pour reprendre la célèbre expression de Gustave Lanson347. Au-delà d'un apparent persiflage, le propos dépasse la simple description ; il prétend être utile à sa propre nation en lui offrant un modèle de civilisation. Le comparatisme se veut pédagogique et optimiste, mais aussi polémique et prosélyte. L'Angleterre devient alors le lieu de focalisation de la tension qui ira en s'amplifiant, entre la pensée traditionnelle héritée du Grand siècle et l'esprit nouveau, celui des Lumières.
19À partir d'un matériau déjà connu, puisque Voltaire n'apporte en apparence aucune information nouvelle sur la civilisation anglaise348, l'apologie de l'Angleterre prend une nouvelle dimension, par la personnalité et la notoriété de son auteur, et surtout change de sens. Au-delà du simple panégyrique, cette nation devient subrepticement un contre-modèle aux contours encore flous. À l'origine simples notes de voyage, le texte d'abord partiellement rédigé en anglais, ne prit son aspect définitif qu'au cours de l'année 1732, pour devenir le fameux "manifeste des Lumières"349 publié à Londres en 1733. Voltaire cherche à emporter la conviction grâce à une plume brillante et à de subtils procédés de rhétorique. Dans sa huitième lettre, au terme d'une relecture singulière de l'histoire anglaise, il dévoile sa redoutable méthode : "regardez, pesez et jugez".
Après tout, regardez d'un côté Charles Ier vaincu en bataille rangée, prisonnier, jugé et condamné dans Westminster, et de l'autre (…) trente assassinats médités contre Henri IV, plusieurs exécutés, et le dernier privant enfin la France de ce grand roi. Pesez ces attentats et jugez350.
20Contraint à l'exil en échange de sa libération de la Bastille où il fut emprisonné à la suite de l'humiliante bastonnade administrée par les spadassins du chevalier de Rohan, il arrive sur le sol d'Albion en octobre 1726. Mais cette nation était en effet loin de faire figure de terra incognita pour Voltaire351. Il avait côtoyé les cercles anglophiles de la Régence, et s'était montré favorable à une alliance diplomatique avec l'Angleterre dans La Ligue. Ses visites à Bolingbroke (1678-1751), ancien ministre de la reine Anne devenu indésirable pour le nouveau gouvernement whig, lui avait permis de découvrir l'archétype du philosophe anglais352. Les vers de La Henriade, où le poète épique et flagorneur se fait également diplomate au service de l'alliance du Régent avec les Hanovre, peignaient déjà une Angleterre sous les traits d'une l'île heureuse, libre et tolérante.
21Pendant son séjour de mai 1726 à l'automne 1728, sa rencontre avec George Ier, sa présence aux obsèques de Newton à l'abbaye de Westminster, la fréquentation des communautés quakers, de la haute société londonienne, des milieux d'affaires ou du Rainbow coffee-House, haut lieu du Refuge, lui montre que son idéal d'une société tolérante et ouverte n'était pas une chimère d'homme de lettres, mais une réalité politique accessible, expression de la raison humaine. Qu'elles soient "philosophiques" ou "anglaises", ces lettres consacrent deux adjectifs désormais synonymes. L'Angleterre prend alors sa forme définitive, celle qui fascinera l'opinion éclairée européenne, la terre d'élection du savoir et des sciences, de la littérature et de la philosophie, mais aussi de la liberté et de la prospérité. Selon une vision progressive de l'histoire, l'Angleterre s'apparente à un phare qui doit guider les autres nations européennes. Récusant tout déterminisme de type géographique ou climatique353, Voltaire voit dans cette "nation spirituelle et profonde"354, l'île philosophique par excellence. En faisant l'apologie de la "majesté du peuple anglais", il ne se contente pas de fustiger les vices du royaume de France, il ne fait pas de l'Angleterre la nation la plus éclairée de son temps, mais de toute éternité. Jamais à ses yeux une nation n'avait atteint une tel degré de prospérité. Même l'Antiquité s'efface devant la modernité de cette nation. Rome, qui n'a jamais réussi à mettre un terme aux divisions entre le Sénat et le Peuple, et la Grèce, "berceau des arts et des erreurs"355 ne peuvent rivaliser avec la moderne Angleterre. Bacon, "père de la philosophie expérimentale", Locke, le philosophe sensualiste de L'essai sur l'Entendement, l'auteur de la Lettre sur la tolérance et non celui du Traité sur le gouvernement civil, comme Newton entrent définitivement au panthéon des "grands hommes".
22Les Lumières trouvent en Angleterre une chaleureuse terre d'accueil : Locke "s'est éclairé du flambeau de la physique", Newton peut "éclairer soi-même et les autres"356. La querelle entre les Anciens et les Modernes est définitivement tranchée en faveur des seconds. La portée de ce génie philosophique et scientifique s'incarne dans la Société Royale de Londres, héritière du Gresham College, reconnue officiellement par une charte octroyée par Charles II en 1662. Cette Société eut selon Voltaire un tel génie inventif que cela permettrait d'appeler le xviième siècle "le siècle des Anglais, aussi bien que celui de Louis XIV"357.
23Même le bruit des armes lors de la bataille de Fontenoy et dans une moindre mesure au cours de la guerre de Sept Ans, comme le difficile compromis diplomatique du traité d'Aix-la-Chapelle ou l'humiliant Traité de Paris, ne vinrent ternir l'aura de l'Angleterre358. Dans un premier temps, la réalité anglaise se dépouille de tous les oripeaux présents dans le discours anglophobe, puis elle s'efface derrière un nouveau topos culturel de l'Anglais libre parce que philosophe. Il n'aura plus qu'à être discuté, infirmé, contesté ou simplement confirmé. Alors âgé de quarante ans en 1734, Voltaire a figé la représentation de la nation anglaise. Au lendemain du Traité de Paris, il fera cette éclairante confession à La Chatolais, le célèbre procureur général du parlement de Bretagne, alors en lutte ouverte contre l'autorité monarchique : "J'avoue que je suis jaloux quand je jette les yeux sur l'Angleterre"359.
24Depuis la fin du xviième siècle, le récit de voyage, loin de se cantonner à des observations pratiques, contribue à amplifier la dynamique critique qui caractérise les Lumières. Il devient le support d'une active propagande philosophique au sein de l'élite éclairée360. Héritier de la pensée de Bayle et de Fontenelle, il se veut une arme fort efficace pour combattre le préjugé, la superstition, parfois même l'autorité, au nom de la seule raison. Le séjour de Voltaire illustre ainsi comment le voyage, qu'il soit exil ou simple pérégrination, peut aider à la maturation d'une réflexion politique. Par la confrontation avec une réalité nouvelle, il favorise la constitution d'un corps cohérent d'idées. Réduites à de simples prétextes, les descriptions permettent moins la connaissance d'une réalité que l'exposé de principes moraux ou politiques qui légitiment un discours critique361 Sur vingt-quatre Lettres, seules deux présentent une description limitée et parcellaire, mais tranchante, du gouvernement anglais. À l'instar de ses contemporains, Voltaire donne à la liberté anglaise un contenu encore essentiellement philosophique. Le temps de Montesquieu n'est pas encore venu. Mais s'il n'a pas eu une lecture strictement institutionnelle de cette liberté, il n'en a pas moins été par le foisonnement de ses écrits, le promoteur le plus assidu et le plus efficace d'une nouvelle civilisation, sous-tendue par des valeurs qui viendront nourrir la critique de l'absolutisme monarchique.
25Après la publication des Lettres philosophiques, un nouveau visage du peuple anglais se dessine, pour ensuite se répéter au risque de sombrer dans un psittacisme stérile. Aux traits polémiques de Voltaire se substituent des descriptions peut-être plus subtiles, plus nuancées, mais dont les lignes de force ont déjà été établies. Jean-Baptiste Boyer, marquis d'Argens, illustre à merveille la diffusion de cette conception "voltairienne" de l'Angleterre. Au cours de son exil en Hollande de 1735 à 1739, d'Argens notait que "le moindre des Anglais a reçu du Ciel en naissant, des qualités et des vertus respectables, dont les gens les plus considérés chez certains peuples sont entièrement privés"362. Il n'avait d'ailleurs jamais traversé la Manche, et palliait sa méconnaissance de cette nation par une habile utilisation des écrits de Muralt et de Voltaire. Dans les Lettres juives, sévère réquisitoire contre la religion catholique sous la forme d'un roman épistolaire inspiré des Lettres persanes, un des personnages fictifs, Monceca, effectue un voyage en Europe au cours duquel il rapporte des éloges aux accents très voltairiens de la société anglaise, terre d'élection du patriotisme, de la science et de la vertu. Esprits libres, les Anglais pensent plus solidement que les autres peuples363. Si dans les Lettres philosophiques, le mythe anglais apparaissait avec éclat, il est, comme l'a bien relevé Charles Merveau "dispersé au gré d'une érudition vagabonde", sur un mode mineur dans les Lettres juives. Au manifeste de Voltaire, d'Argens substitue une "nonchalante mais tout aussi persuasive visite guidée de cette nation"364. En dépit de leurs incontestables qualités, les Anglais sont parfois conduits à croire qu'ils seraient "les seuls hommes capables de pouvoir approfondir les matières abstraites". Il est juste de voir dans Bacon, Newton ou Clarke, de "très grands génies", sans pour autant tomber dans une vanité déplacée, manifestation d'un nationalisme littéraire qui agace d'Argens365. Ce dernier peut ainsi préciser sa géographie des caractères nationaux en Europe. Si les Anglais sont plus "savants" que les Espagnols, à l'inverse, ils sont dépourvus de "solidité" et de "constance", qualités des premiers. De même, moins légers que les Français, ils n'ont cependant pas leur "vivacité" et leur "politesse". Ainsi, "les Anglais ont des qualités excellentes qui manquent à bien des nations, mais ces nations en ont plusieurs dont les Anglais sont privés"366. De plus, il sait parfois modérer son enthousiasme, notamment à l'évocation de la "légèreté", de "l'inconstance" et de "l'inconséquence" dont a fait preuve le peuple anglais à plusieurs reprises au cours de son histoire. Mais cette condamnation des atteintes répétées portées à l'autorité de la dynastie des Stuarts a perdu de sa vigueur. Beaucoup plus nuancés qu'au xviième siècle, de tels précédents ne peuvent que "consoler [les autres nations] de n'avoir point une liberté, dont [elles] se serviraient peut-être aussi mal que les Anglais"367. Son constat est ainsi emprunt de relativité :
Comme [l'Angleterre] est riche, puissante, et par conséquent en état de se passer des autres [nations], elle ne les ménage point assez. Mais tous les contes que l'on débite de sa brutalité et de sa férocité, sont plus dignes de pitié, que d'être démentis368.
26L'abbé Le Blanc, historiographe des bâtiments du Roi, qui avait peu apprécié les excès de Voltaire, rapporta d'un très long séjour en Angleterre des Lettres d'un François, qui furent, dès leur publication en 1745 un immense succès d'édition369. Désireux d'instruire ses contemporains des mœurs et du gouvernement de cette nation, son propos est de relativiser l'enthousiasme naissant pour les Anglais en les présentant "tels qu'ils sont" :
En France, on pense et trop de bien et trop de mal des Anglais ; ils ne sont ni tels qu'ils se disent, ni tels que nous les supposons : ce sont des hommes comme les autres, qui connaissent la raison et ne la suivent pas toujours370.
27Sans jamais sombrer dans une anglophobie caricaturale, ni dans une apologie extatique de la liberté anglaise, il prétend simplement nuancer le tableau de cette "nation si philosophique"371, certes zélée pour sa liberté, mais qui n'en est pas moins victime de ses propres préjugés. La comparaison avec la situation du royaume de France se veut donc plus équitable. Les Anglais se voient refuser le monopole de la raison et de la liberté que certains tendraient abusivement à leur accorder372. L'inconstance et l'inquiétude de cette nation s'expliqueraient par la nature de l'air ; son naturel mélancolique par les brouillards londoniens. Il est cependant possible de mesurer le chemin parcouru dans la mutation du génie du peuple anglais à la lecture d'un écrit anonyme, ouvrage probablement rédigé par un homme de haute extraction. Cet ouvrage propose l'exemple du renversement le plus radical de la représentation de l'Angleterre. Refusant de juger cette nation à travers les seuls crimes qui jalonnent les annales de son histoire, son auteur explique :
Je les regardais comme un peuple dur et fier, et quelques fois même féroce, qui ne savait ce qui s'appelle la délicatesse et la tendresse de sentiments. Je croyais que toutes leurs vues n'étaient réglées que par l'intérêt (…). J'ajouterai que ce que l'histoire m'a appris de leurs révoltes, de leurs séditions, de leurs guerres intestines et de la fin déplorable de quelques uns de leurs rois, m'avait prévenu contre eux que je les croyais capables d'aucun sentiment d'humanité. Mais c'est en Angleterre qu'il faut prendre le droit de les juger373.
28Un détour par une littérature alors suspecte, celle de la maçonnerie, illustre cette lente mutation de la représentation du peuple anglais. En dépit de ses origines jacobites désormais avérées, notamment par l'intermédiaire de l'écossais Ramsay et du "refuge" jacobite installé à Saint-Germain-en-Laye, il n'en est pas moins possible de conclure à une hostilité radicale de l'institution vis-à-vis de l'Angleterre hanovrienne374. La diffusion de la maçonnerie à Paris (la première loge, dite de Saint Thomas fut fondée en 1726), puis dans les villes de province, participe de cette nouvelle forme de sociabilité bourgeoise inspirée de l'Angleterre375. Mais au-delà des rapports ambigus entre les ordres anglais et français, les auteurs maçonniques présentent avec retenue la généalogie britannique de l'institution et font toujours preuve d'un loyalisme sans faille376. Celle-ci est assumée, mais avec prudence et circonspection pour des raisons à la fois stratégiques (rassurer les autorités civiles et religieuses), mais aussi circonstancielles, la très large diffusion d'un opuscule ouvertement républicain attribué à Rousset de Missy, maître d'une loge à Amsterdam, ayant fait grand bruit377. Selon Le Parfait maçon, de l'Angleterre jaillit "la source même des eaux salutaires de la maçonnerie"378. L'auteur de L'école des francs-maçons loue "l'heureuse nation [qui] nous transmit le moyen le plus facile d'assurer le bonheur"379. Son historique de l'ordre précise d'ailleurs que les croisés -et non les Anglais- introduisirent la maçonnerie sur le continent, notamment dans les royaumes d'Espagne et de France, pour se fixer définitivement en Écosse et en Angleterre. En effet, après qu'Henri III eut décidé de rapatrier de la Terre sainte les "frères" menacés après le désastre de la dernière croisade, l'Angleterre devint alors "le siège de notre science, la conservation de nos lois et la dépositaire de nos secrets"380. Très bien informé sur cette société, l'abbé Péreau ne dira pas autre chose en affirmant que "cette nation un peu taciturne, parce qu'elle pense toujours, était plus propre qu'aucune autre à conserver fidèlement un dépôt si précieux". En des termes fort nuancés, il constate même la diffusion d'une anglophilie maçonnique dès 1744 :
On voulut d'abord s'habiller comme les Anglais (…). La mode des habits introduisit peu à peu la manière de penser ; on embrassa leur métaphysique ; comme eux, on devint géomètres ; nos pièces de théâtre se ressentirent du commerce des Anglais ; on prétendit même puiser chez eux jusqu'aux principes de la théologie : Dieu sait si on y a gagné à cet égard ! Il ne manquait enfin au Français, que le bonheur d'être franc-maçon ; et il l'est devenu381.
29Alors que les célèbres Constitutions d'Anderson rédigées en 1723 et traduites en 1736, accordaient une large place à l'Angleterre dans la mythologie historique de l'art royal382, la plupart des ouvrages maçonniques rédigés au temps de Louis XV cherchent plus à en limiter le rôle. L'Histoire des francs-maçons, exemple d'une tentative de démystification des craintes véhiculées par la diffusion de la maçonnerie, illustre cette ambiguïté. Apparemment destiné à des non-initiés, cet opuscule construits autour de huit réfutations des traditionnelles accusations portées contre l'ordre (athéisme, goût suspect pour le secret, présence de conspirateurs régicides) s'attarde sur l'Angleterre dans la réfutation, exemple révélateur, de l'affirmation : "Que cette société [maçonnique] peut receler un parti contraire aux puissances". "L'Angleterre, rappelle l'auteur, étant le royaume où l'ordre a paru avec le plus d'éclat et où il a été le plus répandu, et cette monarchie ayant été la plus sujette à de grandes révolutions, je me fixerai sur la conduite que l'ordre y a constamment tenue"383. La diversité des sentiments religieux ou politiques, source de troubles et de divisons, est longuement évoquée par l'auteur, qui n'a aucune admiration pour la constitution anglaise :
Le gouvernement étant mitigé et le peuple ayant beaucoup d'influence au pouvoir que d'autres États réunissent tout entier dans la personne du souverain ; il arrive que le prince peut se croire lésé dans les prétentions que forme le peuple ; ou que le peuple, craignant toujours de voir diminuer et éteindre ses privilèges, s'oppose à son souverain dans des choses qu'il eût pu et dû lui laisser passer sans y former autrement, soit par leur peu d'importance, soit parce qu'effectivement le prince était en plein droit d'agir. (…) Les uns prennent cause pour le souverain ; d'autres se déclarent défenseurs des droits du peuple : de là les noms de Wight et de Tory384
30Selon l'auteur, la maçonnerie resta toujours étrangère à de telles divisions puisqu'elle seule peut se targuer d'accueillir en son sein catholiques et protestants, épiscopaux et presbytériens, whigs et tories. Au terme d'un prudent inventaire, cette utilisation du référent anglais permet de prouver, "par des exemples" la réalité du sentiment monarchique des maçons :
Je tire donc ma conclusion de tout ceci : (…) que les francs-maçons, bien loin d'en vouloir à l'autorité des puissances, en ont été, et en seront toujours, de fidèles et de zélés défenseurs385.
31Dans l'imaginaire maçonnique, l'Angleterre n'est donc jamais invoquée comme un modèle idéal de société comme de gouvernement. À l'inverse, dans la littérature anti-maçonnique, l'origine anglaise de cette institution est sciemment instrumentalisée pour servir de repoussoir. Le virulent pamphlet Les Francs maçons écrasés, attribué à l'abbé Larudan, qui avait sans doute lu Rousset de Missy, confère à Cromwell, présenté sous un jour particulièrement noir, le titre de fondateur de la maçonnerie386. Selon une interprétation tout aussi controuvée de la réalité historique que dans les exemples précédents, c'est au cours d'une "assemblée secrète" réunissant en 1648 d'éminentes figures du Commonwealth -sont cités Sidney, Nevil, Harrington et Monk-, que Cromwell aurait proposé "l'établissement d'une République, dans laquelle tout le monde joui[rait] d'une liberté et d'une égalité parfaite"387. À travers cette société, esprit de subversion, république, athéisme et Angleterre se trouvent inextricablement liés. Le rétablissement de Charles II mit un terme à ce "gouvernement démocratique", mais, malgré l'excommunication lancée par le pape en 1738, l'ordre maçonnique continuerait à s'étendre, car "comme l'Hydre de Lerne, on la multiplie en la combattant"388.
32Entre 1730 et 1740, l'Angleterre s'est imposée comme un nouveau cadre de référence obligé parmi les élites éclairées, mais c'est à d'Espiard et Montesquieu que revient le mérite d'avoir défini avec rigueur le nouveau "génie" du peuple anglais.
§ 3 - Un "final" serein : la redéfinition du "génie" du peuple anglais
33Qu'est-ce que le "génie" d'un peuple, expression souvent employée depuis le xvième siècle, comme lorsque Guillaume Budé exaltait "le génie de la France", fait d'équilibre et de mesure, Dieu ayant doté cette nation d'un climat doux, d'un sol fécond et d'un régime politique harmonieux389 ? La consultation du Dictionnaire de Furetière n'apporte que peu de précision sur la signification de ce terme pourtant omniprésent390. Plus tard dans le siècle, Voltaire le définira comme "le caractère, les mœurs, les talents principaux, les vices mêmes, qui distinguent un peuple d'un autre"391.
34Comme l'a noté L. Van Deft, l'étude du "génie", des caractères des nations, héritière de la réflexion d'Aristote et Théophraste sur les "caractère éthiques", permet de former des classes, d'associer à chacune de ces classes un espace, des frontières, de les localiser, de les cantonner en des lieux aussi exactement positionnés que des peuples sur une carte géographique392. Béat de Muralt notait déjà que chaque nation était déterminée par une disposition, une inclinaison naturelle ("l'esprit" en France, "l'industrie" en Hollande, "le bon sens" en Angleterre). "Une fois introduites chez une nation et devenues comme sacrées par la coutume", de telles dispositions, et les activités sociales qui en découlent, "occupent, remplissent et fixent l'esprit, tiennent lieu de raison et l'excluent"393.
35La définition du génie par la simple accumulation d'observations, de faits, résultats de témoignages oculaires ou de seconde main, est dépassée et renouvelée au milieu du siècle pour être rattachée à un cadre théorique plus rigoureux. Au-delà d'une caractérisation sommaire déjà rencontrée, le génie du peuple anglais est réintégré dans un nouveau schéma explicatif de la diversité du genre humain. La liberté anglaise n'est plus seulement constatée et étayée par un certains nombre d'exemples d'ailleurs souvent répétitifs. Elle est, à partir de ce substrat, expliquée par un ensemble de causes. L'Angleterre n'est plus seulement décrite, mais expliquée. Il ne s'agit plus de trouver des raisons, mais les causes rationnelles de sa singularité. D'un simple constat, né d'une démarche empirique et comparative marquée implicitement par les aspirations de son auteur, le "génie" devient ici un axiome, une vérité quasi-scientifique, fruit d'une analyse construite sur des paramètres préalablement établis. À l'image de l'ordre naturel régi par des règles raisonnables, il convient de mettre à jour une "physique" des collectivités nationales.
36C'est Montesquieu qui, dans une telle perspective, vient le plus naturellement à l'esprit, mais quelques années auparavant, un auteur moins connu, l'abbé d'Espiard annonce certains développements du baron de La Brède sur "l'esprit des nations"394. Dans la Préface son Essai sur le génie et le caractère des nations, ce publiciste de haute-extraction - fils de François d'Espiard, Président au Parlement de Franche Comté, il occupera d'ailleurs les fonctions de conseiller-clerc au Parlement de Bourgogne -, propose une définition du génie d'un peuple :
Comme il y a une physique, qui avec un certain nombre de principes, satisfait à l'explication de la plus grande partie des phénomènes, ceci devrait ressembler à un système général du cœur humain, qui par le choix des faits, la qualité des principes, leur ordre et leur développement dans un petit nombre de volumes, mit en état le lecteur d'expliquer toutes les différentes coutumes des nations, qu'on regarde comme des faits purs, et produits par le hasard ou le caprice, et qui cependant se ramènent et dépendent d'un génie, d'un caractère fixe ou certain395.
37Construite à partir de la vieille théorie des climats, renouvelée par les écrits de Dubos et d'Arbuthnot (1667-1735), la notion de génie donne du sens à l'observation d'une réalité sociale en même temps qu'elle en est la cause. Elle en est la cause, puisqu'elle est assimilée au "principal ressort qui donne le mouvement et le jeu à la machine". Elle en est aussi le résultat puisqu'elle est pour d'Espiard le produit des coutumes, du tempérament et des usages d'un peuple396.
38L'idée de génie peut être entendue au xviiième siècle comme ce qui est particulier, identitaire, conjonction d'un faisceau de déterminismes, exprimé dans une histoire nationale et consacré par une forme spécifique de gouvernement. Le génie du peuple anglais s'intègre dans un schéma explicatif cohérent de la diversité de la nature humaine, où le climat, la nature du sol, la législation fournissent une explication rationnelle de sa nature profonde : la mélancolie397. Tout en prétendant dépasser un psychologisme collectif simpliste, parfois même caricatural, une telle démarche n'en revient pas moins à figer la réalité observée par le recours à la vieille théorie des humeurs. Dans le même temps, elle perd son esprit de polémique systématique qui semblait caractériser la lecture voltairienne de l'Angleterre398. Le propos n'est plus à la controverse, explicite ou implicite, mais à une tentative d'explication rationnelle. Pour autant, si la démarche diffère, les conclusions sont étonnamment similaires. Ainsi, à la liberté des Romains et à celles des Grecs, d'Espiard oppose en anglophile enthousiaste, "le génie de l'Angleterre. La liberté civile égale ici la liberté politique ; ce qui ne se trouvait point réuni chez les anciens"399. Il ajoute :
L'esprit philosophique, la sagesse des opinions sur les arts, la force du gouvernement sont des qualités communes à l'Angleterre et à la Grèce ; mais la maturité des esprits, la gravité, la probité, la bonne foi rachèteront sans doute la supériorité marquée que la Grèce a sur elle du côté des agréments et des beaux arts400.
39Montesquieu inverse la démarche de l'abbé d'Espiard. Pour ce dernier, "il parait très conforme à la raison et aux exemples de penser que chaque peuple rentre tôt ou tard dans la forme de gouvernement que son propre génie semblait lui destiner"401. Selon Montesquieu, qui prête plus d'attention à "l'ordre des choses" qu'"aux choses mêmes"402, le caractère de la nation anglaise découle autant de la nature de ses lois et de son gouvernement que d'un faisceau de déterminismes naturels. "Comment les lois peuvent contribuer à former les mœurs, les manières et le caractère d'une nation ?" est le titre du chapitre consacré à la société anglaise403. Dans un premier temps, Montesquieu semble suivre la démarche de l'abbé d'Espiard. Usbek rapportait ainsi le tempérament des Anglais pour expliquer la singularité de la monarchie anglaise :
L'humeur impatiente des Anglais ne laisse guère à leur roi le temps d'appesantir son autorité. La soumission et l'obéissance sont les vertus dont ils se piquent le moins404.
40En 1729, dès sa descente du yatch de Lord Chesterfield, Montesquieu découvre une nation assurément moderne, mais sans pour autant manifester un enthousiasme particulier405. Il reprend à son compte les qualificatifs couramment employés pour définir le peuple anglais. La moindre de ses vertus reste recouverte d'une enveloppe de bizarrerie ; l'impatience, l'inquiétude et le spleen donnent un aspect inquiétant à la physionomie morale de l'Anglais406. Ce qui semble cependant être la principale caractéristique de ce peuple est son opiniâtreté, sa "fierté" 407. Loin de l'île philosophique décrite dans les Lettres anglaises ou juives, elle est cette nation "toujours échauffée (…) plus conduite par ses passions que par la raison", où le suicide est une pratique répandue408.
41Les traditionnels déterminismes psychologiques, topographiques et climatiques, essentiels dans la géographie politique de Montesquieu, participent toujours à la définition du caractère du peuple anglais, en se combinant de façon idéale à sa forme de gouvernement. Le climat engendre chez les Anglais un mélange d'impatience et de courage, une opiniâtreté qui leur permettent de "déconcerter les projets de la tyrannie"409. Plus important encore, le génie scientifique de cette nation s'estompe au profit des libertés qui y sont consacrées. La nation philosophe cède le pas au pays de "la liberté politique extrême"410.
42Au terme d'une mutation commencée en 1715, la représentation de l'Angleterre s'est inversée. Peu à peu, les traditionnels lieux communs sur le peuple anglais sont contestés par les témoignages des voyageurs, puis totalement remis en cause dans les Lettres philosophiques. Avant Voltaire, jamais cette nation n'avait fait l'objet d'un éloge aussi dithyrambique. D'Espiard et Montesquieu imposent par la suite une vision plus tempérée, intégrée dans un schéma explicatif qui cherche à mettre en avant des causes du génie de ce peuple singulier. Sa singularité serait qu'il participe de l'universel, en ce sens qu'il rejoint un certain nombre d'aspirations propres au cosmopolitisme des Lumières. Cette tension entre le particulier et l'universel opérée à travers l'Angleterre, lui confère une force d'attraction qui la place à l'avant-garde des nations éclairées dans l'imaginaire politique du siècle. Et seule cette tension pourra expliquer ce mouvement contradictoire, mais pourtant complémentaire, d'anglophilie et d'anglophobie, la seconde n'étant qu'une réponse à la première. Toile de fond de ce modèle politique en cours d'élaboration, le génie de l'Angleterre peut à présent être précisé par une analyse de la spécificité de son ordre social.
II - LE GÉNIE RÉPUBLICAIN DU PEUPLE ANGLAIS
43La mutation constatée du génie du peuple anglais n'est pas seulement le produit de l'imagination, mais aussi la conséquence d'une lecture empirique de la réalité sociale. L'Angleterre de George Ier peut être considérée comme une "nation de free-holders"411, de propriétaires fiers, parfois jusqu'à l'arrogance de leur liberté et de leur postérité, description qui comporte une part non négligeable de mythe véhiculé par la littérature insulaire. La société hanovrienne reste pourtant fondamentalement aristocratique. Les hiérarchies héritées du passé, la rigidité des coutumes sociales (references) se sont maintenues sous les Hanovre. Cela est d'autant plus vrai si l'on se réfère à cette oligarchie whig de propriétaires terriens, la squirearchy (si bien d'écrite dans les romans de Jane Austen), qui forme l'armature sociale et politique de la campagne anglaise412. Elle maintient son pouvoir et son influence non par ses droits personnels, les compétences de la justice manoriale (Courts-Leet) étant réduites à la portion congrue, mais par ses immenses propriétés foncières, dont la conservation est garantie par la règle, héritée de l'époque médiévale, de la primogéniture dans la transmission des biens immeubles413, d'ailleurs rapportées par certains auteurs français414. Ces magnats terriens conservent alors une prodigieuse influence sur la vie politique nationale par le contrôle exercé lors des élections, et une totale mainmise sur les offices de l'administration locale415.
44De façon paradoxale, les contemporains de Louis XV proposent pourtant une lecture non pas aristocratique, mais républicaine de l'Angleterre. À l'inverse des Français, les Anglais "n'aiment pas leur roi". Cette assertion de Mathieu Marais416 est corroborée par de nombreux témoignages, comme par exemple celui de l'historien absolutiste Dubos417. Il est vrai que George Ier, prince de Hanovre et roi d'Angleterre, personnage sans éclat ne parlant même pas l'anglais, ne sut jamais gagner l'affection de ses sujets. L'histoire récente tendrait à conforter cette assertion. Cependant, si l'Angleterre est souvent qualifiée de "républicaine", ce n'est pas tant dans son acception juridique aujourd'hui consacrée (une non-monarchie), ni même en référence aux commonwealthmen, représentés par les figures de Sidney ou de Gordon, mais en raison d'un constat, plus ou moins étayé, de la singularité de son ordre social.
45Alors que la structure du royaume de France s'organise autour de la notion de privilèges, les ordres du clergé, de la noblesse, et du Tiers état, se voyant chacun attribuer des droits et des obligations dans un cadre inégalitaire et hiérarchisé418, celle de l'Angleterre apparaît comme radicalement différente. De ce contraste frappant pour les contemporains, procède la représentation républicaine de l'Angleterre, le caractère péjoratif de cette épithète se voyant alors nuancé. Elle n'est plus synonyme d'anarchie ou de sédition, mais permet de qualifier les mœurs et l'ordre social d'une nation. Né d'une comparaison terme à terme de deux réalités sociales, ce contraste s'inscrit dans un cadre idéologique particulier, l'apparition de nouvelles valeurs individuelles et collectives419, dont l'Angleterre a été l'écran de projection, et dans une période de mutation du royaume de France, d'une société d'ordres à une société de classes420.
46Deux éléments permettent de donner corps à cette idiosyncrasie républicaine, souvent idéalisée, de l'Angleterre hanovrienne : un ordre social singulier (§ 1), sous-tendu par une nouvelle méritocratie dominée par l'esprit de commerce (§ 2).
§ 1 - La singularité de l'ordre social anglais
47La fluidité des hiérarchies sociales, la spécificité de la noblesse et la dislocation de l'ordre social seront, pour les contemporains de Voltaire, autant preuves du caractère républicain de l'Angleterre.
-Une fluidité des hiérarchies sociales
48La plupart des témoignages émanant des sujets de Louis XV rapporte avec une étonnante unanimité la singularité de l'ordre social anglais : l'absence de barrières sociales, qui lui confère sa coloration "égalitaire". L'égalité ne signifie ici en rien un quelconque nivellement égalitariste de la société, mais une forme de confusion ou de dilution des hiérarchies sociales. Muralt constate ainsi : "Le petit peuple n'a guère besoin d'une description particulière ; dans la plupart des choses, il me parait confondu avec toute la nation"421. Desfontaines confirme ces analyses en rappelant le peu d'égard du peuple pour les grands. Les Anglais semblent vivre dans un heureux état d'indépendance, chacun vivant de sa propre industrie422. Aucun carcan ne sépare les différents ordres de la société, puisque, selon l'un des plus célèbres moralistes de ce temps aujourd'hui oublié, Le Maître de Claville,
Les Anglais ont un trait de sagesse qu'on ne saurait assez estimer. Comme on y peut, dans les familles les plus distinguées, retourner des plus grands emplois au commerce, on monte sans orgueil du commerce aux premiers emplois423.
49D'Espiard confirme que les Anglais n'ont point "de ces étiquettes ou de ces conventions faites entre les différents cercles, comme en France"424. Contrairement à une législation de plus en plus rigoureuse, il vante ainsi la grande liberté dans les alliances matrimoniales, liberté favorisée par la conservation du rang de la naissance ou du premier mariage en cas de seconde noces. La multiplication de mariages les plus inégaux s'explique ainsi "par cette idée de liberté et d'égalité qu'on n'oserait dérober aux yeux du peuple"425.
50Prévost, qui s'était pourtant enthousiasmé devant cette dilution des hiérarchies sociales426, sait être plus nuancé, à travers une vivante description du parc Saint James. Alors qu'en France, la qualité d'œuvre d'art et d'espace royal limitait l'accès aux jardins427, l'Angleterre autoriserait le menu peuple à côtoyer la noblesse dans ces lieux de sociabilité. Sur un ton amer, il s'offusque de voir que là, "les petits affectent de marquer l'indépendance où ils sont à l'égard des grands ; et les personnes de distinction prennent plaisir à se confondre en mille manières avec le peuple"428, permettant à tous de se complaire dans une indigne et choquante confusion des rangs. De ce constat, l'abbé Le Blanc porta le jugement le plus critique, illustration de cet indigne et illusoire esprit d'égalité propre aux républiques :
Rien n'est plus aisé que de présenter le gouvernement républicain sous la forme la plus propre pour en imposer aux hommes. Il promet la liberté et l'abondance et quelque fois l'égalité des rangs (…). Mais le sage ne juge pas sur les apparences, il regarde l'égalité des rangs comme véritablement contraire au bien d'une nation ; il est convaincu que celle des richesses est absolument impossible429.
51Derrière cette idée d'égalité transparaît une forme d'individualisme forcené. Outre-Manche, triomphe un esprit d'indépendance, qui permettrait à chacun de vivre comme il l'entend. L'Anglais ne connaîtrait ni la gène ni la contrainte, car chacun, selon Saussure, vivrait à sa fantaisie430. Muralt dépasse ce constat en comparant les deux sociétés : "Les caractères en France sont généraux et comprennent toute une espèce de gens, au lieu qu'en Angleterre, chacun vivant à sa fantaisie, le poète ne trouve que des caractères particuliers"431. Montesquieu ne dit pas autre chose en affirmant que "chacun se regarderait comme monarque"432.
52Une dernière réalité conforte ce sentiment d'égalité. Contrairement au second ordre de la monarchie française, qui sans bénéficier d'une exemption fiscale absolue, jouissait d'une situation très avantageuse433, aucun ordre n'était juridiquement exempté de la contribution à la Land tax, impôt foncier direct434. Comme La Mottraye, Saussure relève ainsi que tous, nobles comme paysans, paient l'impôt435. Alors que Montesquieu n'y fait qu'une discrète allusion, Voltaire vante lui avec force le principe de l'égalité devant l'impôt, louant l'absence de privilèges fiscaux :
Un homme, parce qu'il est noble ou parce qu'il est prêtre, n'est point ici exempt de payer certaines taxes. (…) Chacun donne non selon sa qualité, mais selon son revenu ; il n'y a point de taille ni de capitation arbitraire, mais une taxe réelle sur les terres436.
53Cette lecture "républicaine" de la société anglaise trouve une explication partielle dans la singularité de la noblesse anglaise, caractérisée par un certain flou sémantique, qui achève de donner corps à cet imaginaire égalitaire.
-L'insaisissable noblesse anglaise : nobility et gentry
54Comparer les noblesses française et anglaise est un sujet académique auquel se plient volontiers nombre d'historiens. Il est de rigueur d'accentuer leurs différences, en mettant en avant la spécificité de chacun de leur statut juridique. Mais de récentes études nuancent cette réalité en insistant sur les similitudes de ce groupe social de part et d'autre de la Manche437. Ce n'est seulement à compter de 1660 que de réelles différences apparaissent. En France, la noblesse devient une distinction publique strictement garantie et contrôlée par l'autorité publique, alors qu'en Angleterre, le pouvoir royal perd de sa primauté dans l'élaboration et le contrôle des règles de distinctions sociales438.
55Qu'entendait un sujet de Louis XV, partie prenante d'une société qui se pensait et se définissait juridiquement par l'appartenance à un ordre439, lorsqu'il évoquait la noblesse anglaise ? S'agissait-il de la noblesse entendue strictement, de ces pairs laïcs et ecclésiastiques en constante augmentation depuis le règne de Jacques Ier ? Devait-on y englober la gentry, terme intraduisible désignant cette curieuse basse noblesse, au statut juridique indéfini, qui ne peut et ne veut se confondre avec le reste du peuple ? Si la première, ou major nobility, reste facile à circonscrire, il n'en est pas de même de la gentry ou minor nobility, qui donne lieu à des analyses hésitantes, parfois même contradictoires. De telles hésitations peuvent cependant être excusées à la lumière de l'historiographie la plus récente, qui a montré la difficile appréhension de ce groupe social. Sur le noyau stable d'une landed gentry se greffe à la fin du xviième siècle un patriciat urbain composé de professeurs ou d'hommes de loi, qui, en revendiquant la qualité de gentleman, notion anglaise très bien définie dans le Traité des ordres (1607) de Loyseau440, brouillaient les traditionnelles hiérarchies sociales. Au xviiième siècle, la gentry, groupe hétérogène, réunit alors une élite foncière et une oligarchie urbaine qui a su conforter son rôle politique depuis le règne de Guillaume III441.
56Comme ses contemporains, Béat de Muralt semble déconcerté lorsqu'il s'agit de définir la gentry, une "espèce de noblesse", qui "semble être au monde ce qu'il y a de plus heureux". Ce groupe social se rapproche de la roture par ses mœurs et ses manières, mais goûte à des plaisirs aristocratiques442. Sa qualité est définie par une certaine considération sociale et un mode de vie, mais aussi par un titre (baronnets, chevaliers, écuyers). Certes, le Collège d'Héraldique créé en 1468 pour recenser et vendre les titres et les armoiries (coats of arms) n'a plus de juridiction coercitive depuis 1640 et les enquêtes de noblesse (visitations) s'interrompirent sous le règne de Guillaume. Mais l'attachement à ces distinctions honorifiques demeurait. C'est pourquoi Desfontaines, qui se réfère à cette pratique tombée en désuétude, précise, que, comme en France, "c'est l'antiquité du nom et de la famille qui met la personne dans l'ordre de la gentry"443. Alors que ce groupe se caractérisait par la possession de terres, ce seraient maintenant les notions d'ancienneté, de sang et de lignage qui participeraient de sa définition. À l'inverse, Prévost précise que la gentry désigne ceux qui vivent à la campagne comme les gentilshommes en France, sans qu'il faille pour autant traduire ce terme par noblesse444.
57Au flou de la notion de gentry, il est possible d'opposer la clarté de celle de nobility. Juridiquement, l'Angleterre connaît deux ordres décrits par Sir Thomas Smith (1513-1577) dans son De Republica Anglorum (1583) : la pairie et le reste de la nation. En France, Loyseau et à sa suite de La Roque445, avaient su largement exploiter les écrits du juriste élisabéthain. Le premier relevait que l'Angleterre ne comprenait que deux ordres : la "hautenoblesse" (ducs, comtes, vicomtes et barons), et le "peuple". Il ose même une comparaison hasardeuse, assimilant l'Angleterre élisabéthaine "à Rome [où] il n'y avait que SPQR"446. À l'inverse de la France, il précise que le clergé ne constitue pas un ordre séparé, les archevêques et évêques n'ayant voix et séance que dans la chambre haute. Mais ce qui singularise plus encore l'Angleterre est la réunion des gentilshommes, des écuyers et des chevaliers à "l'ordre du commun peuple"447. Un siècle plus tard, le Dictionnaire de Moreri, inspiré de L'état présent de l'Angleterre de Chamberlayne, reprend cette distinction. Les pairs, "conseillers héréditaires et perpétuels de la Couronne", se réunissent au sein de la chambre haute, alors que les "non nobles", en dessous de la qualité de baron (baronnets, chevaliers, écuyers et simples gentilshommes), sont représentés dans une seconde chambre, appelée "le Tiers-État ou les Communes d'Angleterre"448.
58Le court et anonyme Traité de la Pairie d'Angleterre constitue la description la plus achevée de la noblesse anglaise stricto sensu. Rédigé à la fin du xviième siècle, mais publié en 1740449, cet ouvrage érudit, nourri des écrits de Smith, de Spleman et de Selden, rapporte l'origine saxonne de cette institution, en remontant à l'époque d'Alfred le Grand, où certains Grands, les thanes, s'étaient vus concéder, à charge de service, des terres relevant directement de la couronne. La conquête n'apporta selon son auteur qu'une modification de titres, les vassaux d'origine normande devenant alors Magnates ou Barones450. Selon les règles de droit féodal, cette concession leur conférait la qualité de conseillers naturels de la couronne, notamment dans les assemblées convoquées par le roi. À compter du règne d'Henri III, le titre de baron, jusque là commun aux feudataires, fut réservé à ceux appelés par le roi dans les assemblées de la nation. Dès lors, la pairie commença à changer de visage. Ces titulaires ne dépendaient plus de la possession d'une terre, mais de la seule remise de lettres patentes par l'autorité royale, dont la plus ancienne remonterait au règne de Richard II en 1387451. Le titre de pair ne s'inscrit plus dans une relation féodovassalique, mais dépend dans son origine de la seule manifestation du pouvoir royal. Au terme de cet historique, l'auteur emprunte à Chamberlayne les privilèges, notamment judiciaires, qui font de la pairie un ordre distinct du reste de la nation452. Si la pairie, transmise héréditairement par les mâles, ouvre la porte au Parlement qualifié de "suprême et général conseil de toute la nation", il n'est cependant ni source de revenus (sauf une petite pension versée par roi), ni surtout l'expression d'une quelconque puissance sur une terre :
Autrefois les comtés et autres titres supérieurs donnaient (…) le domaine et les regalia dans les lieux. Depuis longtemps tous ceux qui sont revêtus de ces dignités n'en ont plus que le titre ; le domaine utile et toute la juridiction en est demeurée au roi453.
-La dislocation de l'ordre féodal
59Chez les auteurs des premières Lumières, la représentation républicaine de la société anglaise se fonde sur la spécificité de la noblesse, mais aussi sur la dislocation de l'ordre féodal qui renforce l'apparence du caractère égalitaire de cette société. Desfontaines y trouve même l'explication du peu d'égard du peuple pour la noblesse, en rapportant le propos fictif d'un insulaire :
C'est l'effet de notre précieuse liberté (…). Nous n'avons point de tenures, telles qu'elles sont dans les autres pays, en conséquence du droit féodal. Le vassal en Angleterre est quitte de tout, en payant la rente de ses terres au seigneur ; il n'est obligé à aucune corvée, à aucun hommage, à aucun devoir454.
60Amorcé dès le xiiième siècle, le déclin de la féodalité est achevé au lendemain des guerres civiles, avec notamment le Statute of Tenures qui abolissait en 1660 les tenures principales en fief455. Mais cette législation n'entraîna pas pour autant la désagrégation d'une société aristocratique, où substituaient certains vestiges de la féodalité456, comme les manors courts, aux attributions limitées.
61Au cours de sa mission diplomatique, Guillaume du Vair avait déjà constaté que les comtes et les barons, épuisés et ruinés par les guerres civiles, n'avaient, en dépit de leur titre héréditaire, aucun "patrimoine ou juridiction". Privés de la haute et de la moyenne justice, ils ne leur restaient la seule basse justice "qui n'est que pour pouvoir exiger leurs cens et rentes"457. Quelques décennies plus tard, Rapin-Thoyras relève à son tour la disparition "des fiefs immédiats de la couronne", les titres de noblesse ne donnant aucun droit sur les terres dont ils portent le nom458. Mais au-delà de ces témoignages, Voltaire, Dubos et Montesquieu offrent trois interprétations différentes de la dislocation de la féodalité, mais qui ont toutes en commun de reposer sur une illusion : le déclin de l'aristocratie anglaise459.
62À travers l'exemple anglais, dont il sera bien évidemment l'un des plus férus promoteurs, Voltaire tend à critiquer la réalité même du système féodal. Outre-Manche, la noblesse n'apparaîtrait en rien comme un ordre distinct, une caste de privilégiés titulaires de droits réels ou personnels. "Vous n'entendez point parler ici, précise-t-il, de haute, moyenne et basse justice, ni du droit de chasser sur les terres d'un citoyen"460. Mais quand Voltaire affirme que les pairs "ont du pouvoir dans le Parlement, non ailleurs"461, il en vient à commettre sinon un contresens, au moins une simplification outrancière de la réalité politique et sociale anglaise, motivée par sa seule hostilité à l'encontre de cet héritage "gothique" de l'histoire. Selon Voltaire, la noblesse n'est pas une puissance sociale, mais une puissance politique représentée dans la Chambre des Lords, dont les pouvoirs sont l'expression de la seule volonté royale, par l'élévation au rang de pair. Aussi, "il n'y a de nobles, dans la rigueur de la loi, que ceux dans la chambre haute qui représentent les anciens barons, les anciens pairs de l'État"462.
63L'exemple anglais vient également nourrir les réflexions sur l'histoire de France de Dubos, mais cette fois-ci dans une perspective absolutiste qui dépasse la lecture simplement anti-féodale de Voltaire. Par un rapprochement des plus osés, Dubos assimile en effet la structure de la société franque à celle de l'Angleterre hanovrienne. "La constitution de la société des Francs était à cet égard ce qu'elle est aujourd'hui dans le royaume d'Angleterre". À l'inverse des autres peuples barbares installés en Europe, le royaume de Clovis ne connaissait ni privilèges, ni distinction nobiliaire, consacrant le principe de l'égalité civile, puisque, comme en Angleterre, "tous les citoyens sont du même ordre, en vertu de la naissance"463. Les seigneurs anglais, qui autrefois jouissaient "d'un emploi attributif de commandement et d'autorité dans une portion du royaume", ne sont plus désormais que les titulaires d'une dignité héréditaire qui leur ouvre l'accès à la chambre haute. Les droits et les privilèges, notamment judiciaires, qui leur sont ainsi reconnus, sont conditionnés par leur seule appartenance à cette assemblée. Ces droits sont de nature strictement personnels : le fils aîné d'un seigneur, du vivant de son père, comme les puînés, n'ont aucun privilège qui ne soit commun au reste de la nation. Et Dubos peut ainsi conclure : "On ne comprend en Angleterre sous le nom de noblesse que les Seigneurs"464. Ainsi est invoquée de façon pragmatique la réalité sociale anglaise pour décrire l'ordre civil des origines du royaume de France. Seul l'essor de la féodalité entraîna un démembrement malheureux de la souveraineté, les officiers royaux devenus seigneurs fieffeux usurpant alors l'autorité royale.
64Voltaire invoque la réalité sociologique anglaise dans une sévère critique de l'ordre social du royaume de France, alors que Dubos en fait une simple référence pour illustrer son idéal monarchique d'essence absolutiste. Montesquieu lui ne tend qu'à singulariser l'Angleterre, sans pour autant l'élever en contre-modèle. L'auteur de L'Esprit des lois, qui critique violemment les thèses du Dubos, a une conception particulièrement fuyante de la noblesse anglaise. Elle n'en est pas moins essentielle car elle conditionne son analyse de la société anglaise et surtout le rôle de la chambre haute dans l'économie de la constitution. Dans une perspective chronologique, deux étapes ont marqué le déclin du second ordre outre-Manche.
65Assimilée par Montesquieu aux réformes agraires de Servius Tullius, la législation de Henri VII permit l'affirmation de l'autorité des Communes aux dépens de la noblesse465. Cette idée a pu être empruntée à l'Océana de James Harrington (1516-1572), cité à plusieurs reprises dans L'Esprit des lois466, mais aussi dans les écrits de Voltaire467. Si l'historiographie contemporaine insiste sur ce règne dans la marche vers "l'absolutisme" des Tudor puis des Stuart468, il était alors admis au xviiième siècle que cette époque marquait une étape importante dans le déclin de l'autorité royale par le vaste mouvement de redistribution des propriétés foncières au profit des Communes. En autorisant l'aristocratie décimée par la guerre des Deux-Roses (1450-1485) à aliéner ses fiefs, Henri VII donnait aux membres des Communes la qualité de propriétaires et leur assurait ainsi une plus grande influence dans les affaires de l'État. Cette période fut alors pour Montesquieu caractérisée par une "extrême servitude"469, puisque les atteintes à l'autorité des seigneurs n'étaient alors pas encore compensées par l'affirmation des pouvoirs du peuple.
66Le second temps de ce processus historique de déclin de la noblesse fut l'abolition par le Long Parlement des "puissances intermédiaires"470. S'éclaire alors la phrase énigmatique de Montesquieu : "La république se cache sous la forme de la monarchie"471. Avec la dislocation des corps intermédiaires, l'Angleterre est devenue une monarchie d'essence républicaine. Les Anglais, précise Montesquieu, sont d'ailleurs "plutôt des confédérés que des concitoyens", sachant que la confédération ou république fédérative "a tous les avantages intérieurs du gouvernement républicain, et la force extérieure d'un monarchique"472. Cette nation ne peut en effet plus s'apparenter à une monarchie définie dans sa typologie des formes de gouvernements. Les "pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants", caractéristiques de tout gouvernement monarchique, y sont absents473. Cette abolition aurait d'ailleurs pu être source de despotisme si la réalité du pouvoir était passée des mains des nobles à celles du roi. Mais, en le transférant aux sujets, elle fut au contraire un moyen de maintenir la liberté474. L'histoire permet ainsi d'expliquer la structure quasi-républicaine de l'ordre politique anglais. Aussi une lecture simplement "aristocratique" de la pensée du baron de La Brède est-elle forcément réductrice. L'ardent et parfois nostalgique défenseur des privilèges nobiliaires ne doit pas occulter l'admirateur sincère de l'Angleterre moderne.
67Mais l'apparence monarchique de l'ordre social anglais demeure. L'Angleterre a maintenu une noblesse héréditaire, alors que ce principe est proscrit dans les républiques. Par l'hérédité, la noblesse peut conserver ses prérogatives "odieuses par elles-mêmes et qui, dans un État libre, doivent toujours être en danger". Comme l'explique Montesquieu, la noblesse ne constitue pas pour autant un ordre fermé, clos. Elle ne se confond certes pas avec le peuple, puisqu'elle réunit des individus "distingués par la naissance", mais elle n'en est pas moins un ordre fermé puisque la richesse et les honneurs complètent les éléments distinctifs de cet ordre475. S'il existe ainsi une aristocratie d'État, partie intégrante de la constitution (la chambre haute), Montesquieu opère une présentation nuancée de cette réalité, par une subtile distinction entre le statut juridique de la noblesse anglaise et son intégration dans la société :
Les dignités, faisant partie de la constitution fondamentale, seraient plus fixes qu'ailleurs ; mais, d'un autre côté, les grands, dans ce pays de liberté, s'approcheraient plus du peuple ; les rangs seraient donc plus séparés, et les personnes plus confondues476.
68Une certaine fluidité des conditions sociales, une confusion des modes de vie, va de pair avec l'existence d'un ordre juridiquement distinct.
69En dépit de leurs divergences idéologiques, Voltaire, Dubos et Montesquieu présentent trois témoignages concordant de la singularité de la nation anglaise, qui, à l'inverse du royaume de France, ne connaît point une structure sociale juridiquement hiérarchisée et inégalitaire.
§ 2 - L'idéal d'une société ouverte
70Le modèle anglais en cours d'élaboration offre l'idéal d'une société moderne, traversée par une éthique mondaine, centrée sur le seul salut individuel. Un paradigme porteur de valeurs radicalement nouvelles s'élabore. Il ne s'agit plus, ou plus seulement, de servir Dieu ou le monarque, mais d'être, par son mérite, utile à la société. Les valeurs aristocratiques d'honneur et de vertu, enracinées dans un lignage, cèdent le pas à celle plus individualiste de mérite477. La tension entre la naissance et le mérite se trouvera parfaitement exprimée au fil des éloges de la noblesse anglaise.
-Une nouvelle méritocratie
71Bonheur individuel et bien commun doivent aller de pair, naissance et mérite doivent s'accorder. L'Angleterre est dans l'imaginaire des Lumières la terre d'élection de ces valeurs. Porte-parole des aspirations d'un groupe social peut-être en mal de reconnaissance, Voltaire donne à cette nouvelle méritocratie ses lettres de noblesse. "Le mérite trouve à la vérité en Angleterre d'autres récompenses à la nation ; tel est le respect que ce peuple a pour les talents, qu'un homme de mérite y fait toujours fortune"478. Celui-ci permet la constitution d'une nouvelle aristocratie de l'esprit, opposée à l'aristocratie de naissance, que le monarque lui-même sait récompenser. Voltaire cite le cas de Swift, fait doyen de Saint Patrick d'Irlande, ou de Newton, "enterré comme un roi qui avait fait du bien à ses sujets", pour avoir en tant que directeur de la Monnaie, supervisé la réforme monétaire de 1696479. Ce constat implique à l'inverse une sévère critique de la société française. Le philosophe Addison, élevé au rang de secrétaire d'État, n'aurait été en France, qu'un simple membre d'une Académie de province480. Selon Voltaire, la nation anglaise sait ainsi être reconnaissante envers ceux qui ont contribué au progrès du genre humain.
Entrez à Westminster, ce ne sont pas les tombeaux des rois qu'on y admire, ce sont ceux que la reconnaissance de la nation a érigés aux plus grands hommes qui ont contribué à sa gloire481.
72"La beauté" de la Chambre des Communes consiste dans "ce chemin toujours ouvert aux honneurs pour quiconque en est digne"482. Dans son Projet pour rendre les titres honorables plus utiles au service du roi et de l'État, l'abbé de Saint-Pierre va même jusqu'à souhaiter l'abolition des titres de noblesse et des offices héréditaires, pour y substituer une aristocratie fondée sur le seul mérite grâce à l'éducation. L'Angleterre démontre en effet que l'encouragement à l'étude des affaires publiques, permettrait de confier les fonctions les plus importantes de l'État non pas en vertu d'un droit héréditaire, par le système de la vénalité des offices, mais aux personnes les plus éclairées de la nation483. Argens considère dans le même sens qu'il "faut absolument en Angleterre, dans quelque état que l'on soit né, avoir du mérite pour y être considéré"484. Alors que le scandale de la Charitable administration (détournement de fonds destinés à secourir les pauvres) ébranlait l'administration de Walpole, il ajoute même à propos du caractère des Anglais, "leur bonté et leur générosité vont au devant de besoin de l'indigent, et ils se contentent eux-mêmes, en assistant les malheureux"485.
73Cette taxinomie sociale débouche sur la découverte d'une nouvelle méritocratie, où seuls le savoir et l'industrie seraient récompensés. Les figures du savant-philosophe, de l'homme de lettres ou du commerçant ont supplanté celles, totalement absentes des descriptions de l'Angleterre, de l'homme d'arme ou de l'aristocrate attaché à son rang. Un propos de Muralt appliqué au clergé anglais pourrait être étendu à l'ensemble de la société : s'attacher à rendre chacun "sociable et homme de bien"486. Dans ses notes rapportées d'Angleterre, Montesquieu semblait bien éloigner de l'analyse de Muralt. Il ne rapporta que l'amer constat d'une société dominée par l'argent aux dépens de la vertu et de l'honneur, d'un peuple corrompu et jaloux de la prospérité des autres nations. En 1748, il offrira une toute autre description de l'esprit public anglais :"On n'y estimerait guère les hommes par des talents ou des attributs frivoles, mais par des qualités réelles ; et de ce genre il n'y en a que deux, les richesses et le mérite personnel"487.
74Au-delà de ce constat, le dynamisme de la société anglaise n'en est pas moins rapporté en des termes ambigus, trouvant son explication dans la psychologie du peuple anglais. Si les passions qui l'animent semblent être une des conditions de sa liberté, Montesquieu les décrit en effet en des termes où pointent la défiance et le scepticisme :
Toutes les passions y étant libres, la haine, l'envie, la jalousie, l'ardeur de s'enrichir et de se distinguer, paraîtraient dans toute leur étendue ; et, si cela était autrement, l'État serait comme un homme abattu par la maladie, qui n'a point de passions, parce qu'il n'a point de force 488.
75Loin de la démarche voltairienne qui consiste à vanter l'Angleterre pour mieux pourfendre les défauts de sa propre nation, Montesquieu, enclin à une forme de schizophrénie intellectuelle qui rend sa pensée si hermétique, se refuse à blâmer les mœurs de sa propre nation. Il en fait même un portrait plein d'affection aux chapitres V et VI du livre XIX de L'Esprit des lois. Dans le même temps, il ne peut dissimuler son admiration pour le peuple anglais, peuple frustre, actif et entreprenant, étranger à la vanité, à l'esprit de cour et surtout à la "politesse"489. Cette dernière notion, essentielle dans un gouvernement monarchique490, est des plus périlleuses si elle vient à se diffuser dans le corps social d'une république. À Rome, elle n'apparut qu'avec le gouvernement despotique, qui produit l'oisiveté, et donc la politesse. En Angleterre, elle est incompatible avec la nature de ce peuple, qui ne peut, notamment par l'effet du climat, connaître ce que Montesquieu appelle joliment le "sommeil", synonyme de servitude.
La servitude commence toujours par le sommeil. Mais un peuple qui n'a de repos dans aucune situation, qui se tâte sans cesse, et trouve tous les endroits douloureux, ne pourrait guère s'endormir491.
76Cette redéfinition de la hiérarchie des valeurs sociales, par le primat du mérite sur la naissance se retrouve dans la représentation de la noblesse anglaise.
- Noblesse, mérite et utilité
77En traversant la Manche, les hommes du xviiième siècle sont persuadés de déceler dans l'Angleterre hanovrienne une élite ouverte grâce à l'existence d'une noblesse industrieuse et vertueuse. À l'inverse de la France, l'Angleterre saurait se montrer reconnaissante envers les hommes de mérite, en leur accordant une liberté d'accès aux premiers rangs de la société et du pouvoir. Si de nombreuses études ont montré les évolutions de la place du mérite parmi les critères de l'anoblissement en France492, le paradigme de "l'open society", qui plonge assurément ses racines dans cet imaginaire politique du xviiième siècle, pour être consacré par Tocqueville493, doit être nuancé. Après avoir fait florès dans l'historiographie libérale et marxiste, il a en effet été battu en brèche depuis les travaux de Lawrence Stone494.
78Selon César de Saussure, en Angleterre, "tout homme, qui a du mérite et du bien est gentilhomme"495. La considération qui entoure un seigneur ne dépendrait en rien de sa naissance, mais de son savoir, de la probité et de la réputation dont il est paré496. Préférant une vie paisible et tranquille, le noble cultive avec bonheur les sciences, les belles lettres et la politique. Le marquis d'Argens, issu d'une famille de noblesse de robe (son père exerçait les fonctions de Procureur général au Parlement d'Aix), rapporte que "l'ignorance est un vice, qui trouve fort peu de partisans chez les seigneurs anglais". Ces derniers sont alors revêtus de toutes les vertus qui les distinguent des courtisans français. À "la fermeté et l'amour de la patrie alliées avec le caractère de l'homme de cour", il oppose l'état d'esclavage du courtisan français497. Deux voies de reconnaissance sociale coexistent en France et en Angleterre. Dans la première, il convient d'avoir "beaucoup de souplesse, de patience, et d'usage de la Cour" pour faire fortune. Au contraire, en Angleterre, seuls le travail et les valeurs individuelles permettent d'accéder aux charges publiques et aux honneurs498. Peut-être plus lucide, mais tout aussi manichéen, Le Blanc affirme que pour réussir en France, il faut plaire, alors qu'en Angleterre, pour plaire, il faut réussir. Il s'empresse aussitôt d'ajouter que les Anglais "s'attachent au solide, et parmi eux, rien ne donne du crédit à un homme que ses richesses"499. Loin d'être un ordre strictement défini, la noblesse se trouve alors diluée dans un faisceau d'activités sociales qui sont toutes porteuses des notions d'utilité et de bien commun. Au prix d'une audacieuse comparaison, d'Espiard ressource ainsi le modèle du citoyen antique pour l'appliquer à la noblesse anglaise.
Les républiques anciennes, et aujourd'hui l'Angleterre et la Hollande ont offert à la jeunesse des occupations au barreau, dans le sénat, sur la mer, dans les colonies, en anoblissant ces différents états. La France n'appelle pas ainsi les citoyens. Le système de la noblesse roule presque uniquement sur la guerre500.
79Les coteries et les rituels de la cour semblent alors peu compatibles avec le naturel fier et indépendant de ce peuple. Le courtisan y serait une espèce rare501. Non sans une certaine admiration, Boureau-Deslandes considère que "les Anglais jouent une comédie moins gracieuse que les Français, mais le fond de leur pièce est plus conforme à la nature"502. Dans cette perspective, il est fort logique que l'esprit de cour qui caractérisait la monarchie finissante de Louis XIV soit condamné comme l'expression la plus aboutie d'une activité futile et non-productive. Ce constat peut sombrer dans un réel manichéisme, où la simplification d'une réalité autrement plus complexe, traduit en fait la volonté de stigmatiser la société française. Au goût de la polémique dont il n'avait pas le monopole, Voltaire ajoute une pointe d'ironie quand il s'interroge :
Lequel est le plus utile à un État, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le roi se lève et se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d'esclave dans l'antichambre d'un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue au bonheur du monde503 ?
80L'utilité et le désintéressement anglais s'opposeraient à la morgue et à la servilité françaises, comme le prouverait la pratique du commerce par la noblesse. Bien avant que n'éclate la fameuse querelle de la noblesse commerçante avec la publication de l'ouvrage de Coyer en 1756, l'absence de dérogeance en Angleterre était déjà relevée dans les traités nobiliaires et les récits de voyages du xviième siècle504. Au simple étonnement succède très vite l'admiration face à cette double réalité : d'une part la noblesse anglaise n'hésite pas à s'adonner au commerce, d'autre part, l'activité commerçante peut ouvrir la voie à l'anoblissement. Dès 1685, Savary, porte-parole de la classe des négociants, vantait la noblesse anglaise vertueuse, exempte de préjugés nobiliaires, qui acceptait d'être un temps l'apprenti d'un marchand pour ensuite s'adonner à cette "honnête" activité. Une fois enrichi, le négociant français s'empresse à l'inverse d'abandonner cet état peu gratifiant pour se porter acquéreur d'un office, qu'il pourra ensuite transmettre à ses enfants505. Aussi, lorsque Voltaire affirme en 1734 que le "cadet d'un Pair du royaume ne dédaigne point le négoce", le poncif d'une noblesse industrieuse est alors largement consacré506. L'abbé de Saint-Pierre fustige l'état de désœuvrement et de futilité du hobereau qui semble préférer "demeurer inutile dans ses provinces, dans la maison paternelle", plutôt que de s'illustrer dans les affaires, la navigation ou la magistrature. Cette propension de la noblesse au commerce ne porterait d'ailleurs en rien atteinte au crédit de la noblesse militaire de la nation anglaise "toujours brave et belliqueuse", dénonçant par avance un argument qui fera florès dans la seconde moitié du siècle507. Afin d'avoir un royaume prospère et des sujets également riches, il n'a de cesse d'avancer en exemple la nation anglaise dans son très mercantiliste Projet pour perfectionner le commerce de France. Pour compenser le siècle de retard qu'elle aurait sur cette nation, il suggère ainsi de réformer "la constitution présente de l'État [qui] est encore presque toute militaire", en abolissant la règle de la dérogeance508. Si l'absence de préjugés en Angleterre permettait d'expliquer une telle situation, le financier Dutot, qui fut Caissier de la Compagnie des Indes, ajoute un argument d'ordre historique. Sous la dynastie mérovingienne, les nobles s'adonnaient sans réticence au commerce. Seule l'apparition de la féodalité entraîna la disparition de cette pratique abandonnée à la roture, "au mépris de l'exemple des Anciens, des Anglais et des Hollandais"509.
81Cependant la réalité doit être nuancée. Si les fils cadets de pairs, par le système de la primogéniture, se devaient de trouver les moyens d'assurer leur rang, bien peu, de fait, se tournaient vers des activités mercantiles, préférant souvent embrasser une carrière ecclésiastique, militaire ou juridique. Certains d'entre eux pouvaient en outre se faire admettre dans une corporation de métiers dans le seul but de s'en assurer les voix lors des élections municipales ou parlementaires510. De même en France, le poncif d'une noblesse oisive et paresseuse, refusant de s'adonner à certaines activités jugées infamantes doit être relativisé. Le caractère polémique et critique qui sous-tend cet éloge de l'Angleterre, est explicite, par ses attaques contre la règle de la dérogeance, entraînant la suspension des privilèges nobiliaires pour tout gentilhomme pratiquant le commerce. Il peut prendre un tour plus implicite par l'ignorance, feinte ou réelle, de la condition juridique de la noblesse française et de son implication dans l'activité économique du royaume511. Nécessité rhétorique pour renforcer une argumentation, simple omission ou pure ignorance, la question ne peut pas être tranchée ici. Mais il convient de relever que rares sont ceux qui, comme le Dictionnaire de Savary, mentionnent les édits et les déclarations royales qui accordaient la dérogeance pour le commerce en gros et pour le commerce maritime. Seul Dutot y fait référence, mais, précise-t-il, en dépit de ces royales incitations, qui, il est vrai, se heurtaient à de réels obstacles culturels, la noblesse a "toujours préféré à un commerce honorable les chagrins d'une honteuse pauvreté"512.
82Mais l'activité du négoce pour la noblesse est-elle véritablement compatible avec la forme monarchique de l'État ? Nombreux sont ceux qui s'accordent à considérer le commerce comme une activité naturelle dans une république. Par contre, il emporte avec lui de nombreuses difficultés dans un État monarchique, tant par les valeurs dont il est porteur que par l'ordre social qu'il engendre. Le chancelier d'Aguesseau, dont la fidélité monarchique n'est guère suspecte, traduit cette difficile appréhension de l'esprit de commerce en des termes admiratifs :
Par la constitution de leur État, l'Angleterre et la Hollande ont de si grands avantages à [l'] égard [du commerce] sur la France, que ce qui est fort mauvais, ou du moins très équivoque chez nous, pourrait devenir bon ou du moins innocent chez eux. On y traite sûrement avec l'État ; la confiance y est établie depuis longtemps ; les engagements d'une république ou d'un royaume, qui, pour les finances, est gouverné avec un esprit républicain, sont bien autrement solides, et agissent tout autrement sur l'esprit des hommes, que les promesses ou les projets d'un souverain qui exerce une puissance absolue et arbitraire513.
83Pourtant promoteur de l'égalité civile à travers une sévère critique de la féodalité, le marquis d'Argenson s'insurge en 1740 de voir l'exemple anglais sans cesse avancé pour établir en France une telle pratique, qui viendrait alors conforter les privilèges de la noblesse. "Les courtisans, explique-t-il, s'attribueraient des privilèges exclusifs, interdiraient tout négoce au public ; il n'y aurait de profit que pour eux, et le roturier, seul soutien des arts et de l'abondance, serait plus que jamais opprimé"514. Montesquieu réfute également l'imitation anglaise dans ce domaine, mais pour des raisons exactement inverses. "Profession des gens égaux", le commerce ne saurait convenir à la noblesse française515. En effet, cet usage a été une des causes de l'affaiblissement du gouvernement monarchique en Angleterre en enlevant à la noblesse sa fonction première de corps intermédiaire516.
84À un ordre social hiérarchisé se serait substitué un ordre qu'il est possible de qualifier, au risque de tomber dans un anachronisme mâtiné d'idéologie, de bourgeois. Outre-Manche, la considération ne découle pas de l'origine sociale, de la naissance, ou du sang, puisque les élites, du moins celles qui sont alors évoquées, incarnent les valeurs individualistes de mérite et d'utilité. Une nouvelle hiérarchie des activités sociales se met alors en place, dans laquelle le commerce, activité "utile" par excellence, joue un rôle déterminant.
-L'éloge du génie commerçant du peuple anglais
85La pensée des Lumières est partagée entre une exhalation hédoniste de la richesse, preuve d'un bonheur terrestre possible, et une méfiance aux accents féneloniens envers le luxe517. L'Angleterre, exemple frappant de richesse et de prospérité, fait l'admiration des tenants de la première hypothèse.
Les endroits par où les Anglais sont principalement connus dans le monde sont ceux mêmes qui se font remarquer quand on arrive chez eux ; de la prospérité, de la magnificence chez les grands, et de l'abondance chez les petits518.
86Muralt établit ainsi ce qui sera longtemps un lieu commun dans l'imaginaire des Lumières. L'activité frénétique de la Bourse de Londres, la Tamise charriant ses vaisseaux gorgés de richesses en deviennent les symboles éclatants. Prévost rapporte ainsi une description enthousiaste de la capitale de cette nouvelle thalassocratie :
Londres est une espèce de centre, où les richesses du monde entier viennent aboutir par les lignes du commerce. Elles se distribuent avec proportion dans toutes les parties de l'île. Ce n'est point la force, ni l'autorité, ni la naissance qui règlent cette distribution. Chacun y participe autant qu'il en est capable519.
87Qu'elle irrite ou qu'elle fascine, cette réalité est unanimement constatée520. Du simple paysan au Commoner, tous semblent jouir d'un enviable niveau de vie. Alors qu'à partir des années 1750, la réalité de cette prospérité fera l'objet de vifs débats, elle n'est encore guère contestée dans les premières années du règne de Louis XV. Cette éclatante et insolente prospérité de l'Angleterre intrigue. Comment un pays beaucoup moins peuplé -12 millions d'habitants contre 20 en France selon l'abbé de Saint-Pierre-, quatre fois plus petit selon Dupin, peut-il être en mesure de rivaliser avec le puissant royaume de France, jusqu'à même de le dominer lors de récents conflits521 ? À cette obsédante question, est apportée une réponse complexe, dans laquelle se croisent déterminisme géographique, institutions et mœurs.
88L'état florissant de l'Angleterre trouve son origine, non pas dans l'agriculture ou l'industrie, mais dans le génie commerçant de ce peuple exempt de préjugés. Cette inclinaison naturelle pour le négoce, souvent rapportée, comme par d'Argens, s'explique par l'insularité de cette nation qui encourage les plus audacieux de ses habitants à pratiquer le commerce maritime522. Elle se voit en outre stimuler par une heureuse législation mercantiliste et protectionniste. Cromwell est ainsi présenté comme l'heureux promoteur de la marine et du commerce anglais, permettant une surprenante réhabilitation, de celui qui n'était alors considéré que comme un tyran sanguinaire. L'Act of Navigation, "un des règlements qui ont fait le plus d'honneur à la législation anglaise"523, passé sous Cromwell alors en guerre avec la Hollande, puis confirmé par Charles II en 1660, est révélateur de l'admiration pour la législation protectionniste anglaise, comme sous la plume de Dutot qui affirme : "C'est la navigation et le commerce qui rendent la Grande-Bretagne si riche, si puissante et qui la mettent en état de contrebalancer depuis longtemps toutes les puissances de l'Europe"524. Ainsi, l'activité commerçante, utile à la patrie, suscite le respect en permettant aux marchands de prendre la qualité de législateur, puisque, comme l'écrit l'abbé Le Blanc :
La constitution du gouvernement d'Angleterre, en admettant les négociants, comme les autres ordres de l'État, à la Chambre des Communes, a pourvu sagement au bien de son commerce525.
89Voltaire dépasse l'analyse de Le Blanc en érigeant le commerçant anglais à la fois en bienfaiteur de sa patrie et en bienfaiteur de l'humanité526, puisque, pour l'auteur du Mondain, cette activité concentre une triple dimension : individuelle, nationale et universelle. Dans son épître dédicatoire à Falkener, marchand anglais, placé en tête de Zaïre, il affirme se réjouir de pouvoir dire à sa nation :
de quel œil les négociants sont regardés chez vous ; quelle estime on sait avoir en Angleterre pour une profession qui fait la grandeur de l'État et avec quelle supériorité quelques-uns d'entre vous représentent leur patrie dans leur Parlement et sont au rang des législateurs527.
90À travers l'exemple anglais, le commerce se voit conférer une dimension politique qu'il n'avait pas auparavant. La Tamise est couverte de vaisseaux aux voiles "déployés pour faire honneur au roi et à la reine"528. Nouveau "citoyen romain", selon Voltaire, le commerçant débarrassé de la vile condition qui lui était attachée, a permis à sa nation d'accéder à la liberté.
Le commerce a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libres, et cette liberté a étendu le commerce à son tour ; de là s'est formée la grandeur de l'État529.
91Paré de toutes les vertus, le commerce transcende en effet les divisions religieuses, constituant une nouvelle thérapie aux maux qui ont longtemps miné l'Angleterre : les guerres civiles et le fanatisme religieux. Source d'apaisement, il peut réunir autour des mêmes intérêts des individus que tout devait séparer. Qu'elles soient mahométane, juive ou chrétienne, les diverses confessions ne se retrouvent-elle pas à la Bourse de Londres, où l'on ne donne le nom d'infidèle "qu'à ceux qui font banqueroute"530 ? En Angleterre, patriotisme et commerce, bien commun et intérêt personnel sont ainsi heureusement réunis, comme tend à le souligner d'Argens : "À Londres, chaque particulier négocie pour lui et pour son pays ; et l'amour de la patrie entre même dans les affaires d'intérêt"531. À l'inverse de la noblesse d'Espagne, le marchand de Londres, généreux et intrépide, offre un double visage, "marchand dès qu'il faut enrichir sa patrie, soldat dès qu'il faut en défendre la gloire ou la liberté"532.
92Cependant, le génie anglais pour le commerce peut prendre une forme autrement plus périlleuse pour la liberté anglaise. Le goût effréné pour les richesses et une propension excessive au luxe risquent de pervertir les mœurs. Les scandales financiers qui agitent l'administration hanovrienne ternissent cette image d'une nation riche et heureuse. La saine prospérité n'est plus que l'expression de la cupidité et de l'avarice des Anglais. Lors de son séjour outre-Manche, Le Blanc s'étonna des multiples déclamations contre le luxe, notamment celles de Pope et des écrivains du Craftsman, alors que celui-ci serait outre-Manche le principal soutien du commerce, des arts et des manufactures. D'après lui,
L'intérêt est un Dieu qu'on adore dans tous les pays, mais il n'est (…) servi nulle part avec plus de dévotion qu'en Angleterre ; il y a un Temple aussi sûrement bâti pour le moins que celui de la Liberté, et sûrement beaucoup plus fréquenté533.
93Ce culte égoïste de la richesse s'avère périlleux pour le devenir de la liberté anglaise. À l'inverse de la Rome républicaine, la moderne Angleterre ne sait pas concilier bien public et intérêt particulier. Mues par un même esprit de conquête, militaire pour la première, commercial pour la seconde, ces deux nations s'opposent cependant par les valeurs qui animent cet esprit : un noble et héroïque désir de gloire contre un vil désir de s'enrichir. Le destin de l'Empire romain, où la soif des richesses l'emporta sur le sage esprit républicain, préfigure celui de l'Angleterre :
Les Anglais qui aiment à se comparer aux Romains, doivent songer qu'aussitôt que ces fiers vainqueurs du monde connurent la soif des richesses, ils perdirent l'esprit républicain, l'unique fondement de leur puissance et de leur liberté534.
94Derrière cette éclatante prospérité que la corruption des mœurs viendrait menacer, se dessine par ailleurs une autre image qui ira en se précisant au cours du xviiième siècle, celle d'une Angleterre ambitieuse, expansionniste et égoïste qui chercherait à s'arroger une situation de monopole sur le commerce, notamment dans les colonies. La rivalité séculaire entre ces deux nations s'exprime non plus seulement par les armes, mais aussi par une guerre commerciale récurrente, comme le rapporte Saint-Simon dans ses Mémoires535. Le Parfait négociant, ouvrage didactique largement diffusé dans les milieux du commerce du premier xviiième siècle, dépeint l'Angleterre, nation "si avare et si convoiteuse d'amasser du bien", dont le peuple se distinguerait par son "humeur cruelle et sanguinaire"536. D'Argenson n'a pas de mots trop forts pour fustiger "l'ambition tyrannique du commerce anglais", qui amène cette nation à usurper "tout le commerce et les richesses du monde". Entre 1738 et 1742, de longues pages de son Journal sont consacrées à l'illusion de cette prospérité anglaise, qui, en ne profitant qu'à une infime partie du royaume, sera la cause prochaine de sa décadence537.
95L'inquiétude croissante face à l'impérialisme commercial des Anglais viendra nourrir le discours anglophobe à compter de la Guerre de Sept ans.
96Pour les observateurs contemporains, l'ordre social anglais a une épaisseur républicaine qui s'explique par l'absence d'ordres juridiquement reconnus, qui lui donne une capacité d'ouverture, plus imaginaire que réelle, dont le commerce est l'illustration la plus notable. Dans cette perspective, il est logique que ce nouveau peuple "républicain" jouisse de droits qui expliquent sa troublante liberté.
Notes de bas de page
309 D'Aguesseau, Instructions sur les études propres à former un magistrat (sept. 1716), Œuvres de M. le Chancelier d'Aguesseau, Paris, 1777, t. I, p. 293. Il suit en cela l'opinion déjà avancée au siècle précédent par Descartes : "il est bon de savoir quelque chose des mœurs de divers peuples, afin de juger des nôtres plus sainement" (Discours de la méthode (1637), Paris, Gallimard, 1991, p. 79).
310 Le Blanc, Lettres d'un François concernant le gouvernement, la politique et les mœurs des Anglois et des François, La Haye, 1745, t. I, p. 2.
311 M. Moreau-Riebel, op. cit., p. 73. Par le recours à l'histoire et à la théorie des humeurs, Bodin offre une riche cartographie des genres nationaux, français, italiens et espagnols, sans tomber dans un "fixisme" réducteur (L. van Delft, "Les caractères des nations à l'âge classique", Travaux de littérature offerts en hommage à Noémi Hepp, Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 452-453).
312 Sur ce dernier ouvrage traduit en français en 1625, voir M. Fumaroli, "Penser l'Europe au xviième siècle. Un précurseur de Keyserling : John Barclay", Commentaire, 72, 1995, p. 795-804.
313 Sur l'apport des Réflexions de Dubos, vaste tentative de mettre à jour les causes rationnelles de la spécificité des coutumes et des mœurs d'un peuple, voir J. Ehrard, L'idée de nature en France dans la première moitié du xviiième siècle, Paris, SEVPEN, 1963, p. 707 sq.
314 P. Hazard, La crise de la conscience européenne, op. cit., p. 48-71.
315 Voltaire, Dialogue entre l'A, B, C, M. t. xxvii, p. 352.
316 A. Esmein, Eléments de droit constitutionnel, op. cit., p. 64 à 66.
317 Béalt de Muralt, Lettres sur les Anglois et les François (1725), Paris, 1933, p. 112.
318 Lettre au Père Cérati (21 décembre 1729), Correspondance, Paris, 1914, t. I, p. 278.
319 Lettres persanes, Œuvres Complètes (OC), Paris, Gallimard, "La Pléiade", 1951, p. 339.
320 Cité par C. Nordman, "Anglomanie et anglophilie en France au xviiième siècle", Revue du Nord, 261-262, 1984, p. 789.
321 [Lesage], Remarques sur l'Angleterre, Amsterdam, 1715, p. 107
322 Moreri, Grand Dictionnaire historique, Amsterdam, v° "Angleterre", 1698, p. 177 ; 1718, t. I, p. 329 ; 1732, t. I, p. 424.
323 Saint-Simon, Mémoires, Paris, Gallimard, "La Pléiade", 1987, t. V, p. 102.
324 [Boureau-Deslandes] État présent d'Espagne avec un voyage d'Angleterre, Ville-Franche, 1717, p. 227.
325 La Mottraye, Voyage du Sieur A. de La Mottraye, La Haye, 1727, t. II, p. 192.
326 Traduites en anglais dès 1714, ces Lettres connurent sept éditions entre 1725 et 1753. La réfutation de l'abbé Desfontaines, qui accuse Muralt d'avoir puisé certaines de ses informations dans les "cafés", ne vient en fait que rarement infirmer la présentation de l'Angleterre (Apologie du caractère des Anglois et des François, ou observations sur le livre intitulé Lettres sur les Anglois, s.l., 1726).
327 Muralt, Lettres sur les Anglois, op. cit., p. 152.
328 Il n'est possible de résister à l'envie de citer une anecdote rapportée par Muralt. Gagné par le désespoir, un vieux Lord décida de mettre fin à ses jours, mais n'eut la force de se couper la gorge "qu'à demi". Voyant les médecins se presser à son chevet, le vieillard déterminé, "fourra les deux doigts dans la plaie, l'élargit de force et mourut" (ibid., p. 134-135).
329 Le "bon sens", exact contraire de "l'esprit" et du "préjugé" qui caractérisent les Français, consiste dans l'art de mépriser les bagatelles, pour devenir ainsi "raisonnable avec fermeté" (ibid., p. 141).
330 Ibid., p. 103 et 135-136.
331 Voir infra, chapitre 2, section II.
332 Muralt, Lettres sur les Anglois, op. cit., p. 197.
333 Saussure, Lettres et voyages de M. César de Saussure en Allemagne, en Hollande et en Angleterre (1725-1729), Lausanne et Paris, 1903, p. 354.
334 Ibid., p. 182.
335 Ibid., p. 181.
336 [Nogué], Voyages et avantures de Martin Nogué en Europe, La Haye, 1728, p. 390.
337 Prévost, Mémoires et aventures d'un homme de qualité, t. II, p. 245. Il a néanmoins la prudence d'en exclure la "populace, trop grossière et trop féroce pour être capable de tels sentiments" (p. 259).
338 Prévost, Le pour et le contre, 1733-1740 (cit., t. III, n° xxxiii, p. 53). Dans ce périodique, Prévost propose un panorama hebdomadaire de la production littéraire et scientifique anglaise, mais aussi de l'actualité qui mobilise la presse anglaise (1735, t. V, n° lxi, p. 5 et 6).
339 Prévost, Mémoires et aventures, op. cit., t. II, p. 285.
340 Ibid., t. II, p. 365.
341 Ibid., t. II, p. 329.
342 Voir infra, Titre II, chapitre 1, section 1.
343 [Lenglet-Dusfrenoy], Méthode pour étudier l'histoire, Paris, 1729, t. II, p. 307.
344 "Et Jehanne, la bonne Lorraine qu'Anglois bruslèrent à Rouen" (Villon cité par Cl. Nordmann, op. cit., p. 792). Dans les Recherches de la France, Pasquier faisait également preuve d'une violente anglophobie à l'évocation de cet épisode de la guerre de Cent ans ("Sommaire du procez de Jeanne la Pucelle", Œuvres, Amsterdam, 1623, p. 535-543.
345 [Lenglet-Dufresnoy], Histoire de Jeanne d'Arc, Paris, 1753, t. II, p. 23-24.
346 Lettres philosophiques, op. cit., t. II, p. 103.
347 A. Lanson, Voltaire (1906), nouvelle éd., Paris, Hachette, 1960, p. 52.
348 C'est le fruit de la démonstration de G. Bonno, La culture et la civilisation britanniques (op. cit., passim), à nuancer par l'étude de S.E. Jones ("Voltaire's use of contempory French writting on England in his Lettres philosophiques", RLC, 1982, p. 139-152).
349 R. Pomeau, Voltaire en son temps, Fayard, Voltaire Foundation, 1995, t. I, p. 253 sq.
350 Lettres philosophiques, op. cit., t. I, p. 92.
351 Sur son séjour londonien, voir A. M. Rousseau, L'Angleterre et Voltaire, Oxford, 1976, t. I, p. 53-156.
352 Voir sa lettre à Thiérot, 2 janvier 1722 (vol. xxiv, p. 35).
353 Voltaire, Dictionnaire philosophique, v° "Climat", M. t. xvii, p. 499. A l'inverse, dans une lettre restée inédite rédigée lors de son séjour en Angleterre, il avait noté longuement les effets du "vent d'est" sur le caractère triste et mélancolique de ce peuple (Lettres philosophiques, op. cit., t. II, p. 261-263).
354 Le siècle de Louis XIV, Œuvres Historiques, Gallimard, "La Pléiade", 1957, p. 617 et note.
355 Lettres philosophiques, op. cit., t. I, p. 89 et 167. Seuls les arts donnent une supériorité à la France sur l'Angleterre.
356 Ibid., t. II, p. 45.
357 Le siècle de Louis XIV, op. cit., p. 998.
358 Dans le très académique Panégyrique de Louis XV, Voltaire, alors historiographe du roi, ne peut s'empêcher de louer cette "nation belliqueuse et respectable où "la raison a toujours quelque chose de supérieur, quand elle est tranquille" (1749, M. t. xxiii, p. 271 et 279).
359 Voltaire, Lettre à M. de La Chatolais, 6 novembre 1762, Correspondance, op. cit., t. VI, p. 1107.
360 P. Laubriet, "Les guides de voyages au début du xviiième siècle et la propagande philosophique", Stud. on Voltaire, xxxii, 1965, p. 269-325.
361 Voir sur ce point R. Mercier, "Voyages et réflexion politique. Le relativisme des Lumières", in Modèles et moyens de la réflexion politique, op. cit., t. I, p. 24 sq.
362 [D'Argens], Le législateur moderne, Amsterdam, 1739, p. v.
363 D'Argens, Lettres juives (1736), La Haye, 1754, t. V, p. 104.
364 Ch. Mervaud, "L'Angleterre des Lettres juives", in Le marquis d'Argens, Publications de l'Université de Provence, 1990, p. 152.
365 D'Argens, Lettres juives, op. cit., t. V, p. 107.
366 D'Argens, Critique du siècle, La Haye, 1745, t. II, p. 186.
367 Ibid., t. II, p. 191.
368 D'Argens, Lettres juives, op. cit., t. V, p. 90.
369 Adressée aux grandes figures du siècle (Montesquieu, Buffon, Freret, Crébillon…), ces lettres rééditées en 1746, 1747, 1749, 1751 et 1758, décrivent l'Angleterre de la première partie du règne de George II, puisque l'auteur y séjourna de 1737 à 1743.
370 Le Blanc, Lettres, op. cit., t. I, p. 15.
371 Ibid., p. 16.
372 Ibid., t. II, p. 322-323; t. III, p. 301.
373 Voyages et avantures [sic] du comte de *** et de son fils, Amsterdam, 1744, t. II, p. 220-221.
374 Sur l'introduction de la maçonnerie en France, voir P. Chevallier, Les Ducs sous l'Acacia ou les premiers pas de la franc-maçonnerie française, 1725-1743, Paris, Fayard, 1964, p. 6-24. P. Morbach a établi une claire mise au point sur le passage d'une F.* M.* opérative à une F.* M.* spéculative par l'intermédiaire du rite écossais ("Les régiments écossais et irlandais à Saint-Germain-en-Laye : mythe ou réalité maçonnique", E. Cops (éd.), L'autre exil…, op. cit., p. 143-155). Aussi, interpréter les débuts de la maçonnerie comme une vaste machination jacobite destinée à fournir des partisans et des subsides à Jacques III en exil, n'est plus guère recevable. Cette thèse fut évoquée dès 1739 dans De l'apparition et du développement à Paris d'une secte qui fait actuellement grand bruit, qui affirme que Jacques II a établi les degrés supérieurs pour récompenser ses partisans.
375 D. Roche, Le siècle des Lumières en province. Académies et académiciens provinciaux (1680-1789), La Haye, Mouton, 1978, t. I, p. 256 sq.
376 Comme dans ce vibrant hommage à Louis XV qui "terrassa tant de tyrans dans les batailles de Fontenoy et de Lawfeld", le seul emprunt à l'Angleterre étant la devise "honny soit qui mal y pense" de l'ordre de la Jarretière (Le secret des francs-maçons, Maastricht, 6 juillet 1748, p. 134, J. Coutura (éd.), Le Parfait Maçon. Les débuts de la maçonnerie française (1736-1748) [Désormais Le parfait maçon], Publications de l'Université de Saint-Etienne, 1994, p. 134 et 135).
377 Voir M. C. Jacob, "La rivoluzione inglese e le origine della massoneria in Europa", La massoneria e le forme della sociabilità nell'Europa del settecento, Il Vieusseux, 11, 1991, p. 30 sq.
378 Le parfait maçon ou les véritables secrets (…) de la franc maçonnerie, s.l.n.d. [1744], in Le Parfait Maçon, op. cit., p. 34. Voir aussi la Relation apologétique et historique de la société des Francs-maçons, Dublin, 1738, p. 9 et 89.
379 [Courret de Villeneuve], L'école des francs-maçons, 1748, in Le Parfait Maçon, op. cit., p. 192.
380 Ibid., p. 179-180.
381 [Pereau], L'ordre des francs-maçons trahi [1744], Amsterdam, 1745, p. 9-10. Dans un écrit opposé à la franc-maçonnerie, Louis Travenol fait un constat similaire : "C'est un tic de quelques uns de nos beaux esprits de relever l'Angleterre et d'abaisser la France" (La désolation des entrepreneurs modernes du Temple de Jérusalem, Jérusalem, 1440 depuis le Déluge [1744], p. 15).
382 Cet historique s'étend de l'époque saxonne, avec la rédaction des constitutions par le roi Atheltan, jusqu'au règne de George II, où l'Angleterre "délivrée des guerres civiles et étrangères", jouit "des doux fruits de la paix et de la liberté" (Constitutions, Histoire, lois, charges, règlements et usages de la très vénérable confrérie des acceptés francs-maçons, La Haye, 1736, p. 240-246) A l'inverse, très peu de mentions de l'Angleterre se trouvent dans une autre traduction attribuée à La Tierce (Histoire, obligations et statuts de la très vénérable confraternité des francs-maçons tirez de leurs archives et conformes aux traditions les plus anciennes, 1742).
383 Histoire des Francs-maçons (1745, p. 22), en fait simple réédition sous un autre titre de l'Apologie pour l'ordre des Francs-Maçons (La Haye, 1742).
384 Ibid., p. 30.
385 Ibid., p. 106.
386 [Larudan], Les Francs-maçons écrasés, Amsterdam, 1747, p. 20-21.
387 Ibid., p. 77.
388 Ibid., p. 66. Si Clément XII a interdit aux catholiques d'adhérer à l'ordre, dans les faits, il n'y aura pas en France de persécutions sévères contre les "frères", le pouvoir interdisant ces sociétés avec une mansuétude quelque peu dédaigneuse (P. Chevallier, op. cit., p. 21-33).
389 Voir D. Richet, "Le royaume de France au xvième siècle", De la Réforme à la Révolution, Paris, Aubier, 1991, p. 353-355.
390 Furetière propose deux définitions : "Bon ou mauvais démon que les Anciens croyaient accompagner les hommes illustres". La seconde est plus intéressante pour notre propos, puisque le génie "se dit dans des bons âges qui accompagnent les hommes, ou qui sont donnés aux États et aux Églises pour les protéger. Le bon génie de la France a préservé son Roi dans la bataille" (Dictionnaire universel, 1690, t. I, v° "Génie").
391 Dictionnaire philosophique, v° "Génie", M. t. xviii, p. 245.
392 L. Van Deft, "Les caractères des nations à l'âge classique", op. cit., p. 451.
393 Muralt, Lettres, op. cit., p. 138.
394 La filiation entre Montesquieu et d'Espiard a été souvent établie, en dernier lieu par B. Binoche, Introduction à De l'esprit des Lois de Montesquieu, Paris, PUF, 1998, p. 88, 154, 159.
395 [Abbé J.-F. d'Espiard de La Borde], Essai sur le génie et le caractère des nations, Bruxelles, 1743, t. I, Préface, p. ix-x. Une autre édition quelque peu différente parut sous le titre L'esprit des nations (1752). L'auteur eut la triste surprise de se voir plagier par l'avocat-général J.-L. Castilhon, dans les Considérations sur les causes physiques et morales de la diversité du génie(…) des nations [1769], 2ème éd., Bouillon, 1770), qui reprend à l'identique ses conclusions sur l'Angleterre.
396 Espiard, Essai sur le génie, op. cit., t. I, p. 3-4.
397 Pour définir le génie, d'Espiard (op. cit., t. I, 58-62) reprend la distinction de Dubos entre les causes "physiques" (le climat, "principale cause qui préside au génie des peuples", la qualité du sang, la nature des aliments, des eaux et des végétaux) et les causes "morales" (l'éducation, la législation, l'état des arts, la manière de vivre en société, la religion, la guerre et le gouvernement).
398 Ainsi, le caractère anglais s'explique par "les excès de la table, la liberté des usages, la cruauté des spectacles, l'habitude de la mer, un fonds invincible de mélancolie qui s'empare de l'Anglais dès le berceau, ses contestations républicaines, sa haine pour une nation qui excelle dans la société, enfin la prévention naturelle aux peuples libres" (ibid., t. II, p. 90-91).
399 Ibid., p. 57.
400 Ibid., t. III, p. 166-167. Voir également t. II, p. 156-157.
401 Ibid., t. II, p. 39-40.
402 Montesquieu, L'Esprit des Lois, xix, 1, p. 556. (Le titre de cet ouvrage sera désormais abrégé sous la forme EDL, suivi de la numérotation du Livre en chiffres romains et du chapitre en chiffres arabes).
403 EDL, xix, 27, p. 574. Il ajoute : "J'ai donné les principes de sa constitution : voyons les effets qui ont dû suivre, le caractère qui a pu s'en former, et les manières qui en résultent". Même la prétendue timidité des femmes anglaises s'explique par la forme du gouvernement : "Dans une nation où tout homme, à sa manière, prendrait part à l'administration de l'État, les femmes ne devraient guère vivre avec les hommes. Elles seraient donc modestes, c'est-à-dire timides" (p. 582). Comme le note B. Binoche (op. cit., p. 161), l'esprit d'une nation constitue une donnée empirique, une réalité immédiate, que Montesquieu dépasse pour parvenir à trouver l'esprit des lois.
404 Lettres persanes (lettre civ), OC, t. I, p. 284.
405 Sur ce séjour en Angleterre de 1729 à 1731, voir R. Shackleton, Montesquieu. A Critical Biography, Oxford U. P., 1961, p. 117-145.
406 C. Rosso, Montesquieu moraliste, Paris, Ducros, 1971, p. 144-145.
407 EDL, xix, 27, p. 579 ("fierté naturelle"), p. 582 ("cette nation serait fière"), p. 583 ("ces hommes si fiers").
408 EDL, xix, 27, p. 577.
409 EDL, xiv, 13 p. 487. Le court chapitre consacré aux "peuples des îles" s'applique parfaitement à l'Angleterre : la tyrannie y est impossible et les lois sont bien conservées (xviii, 5, p. 534).
410 EDL, xi, 6, p. 407.
411 B. Cottret, Histoire d'Angleterre, Paris, PUF, 1996, p. 117.
412 Voir J. C. D. Clark, English Society 1688-1832, Cambridge U. P., 1991, p. 93-118 et G. Holmes and D. Szechi, The Age of Oligarchy, Londres, Longman, 1993.
413 Elaboré par une déformation des règles de common law entre 1640 et 1700, le procédé du strict settlement favorisa l'émergence de cette aristocratie terrienne dominante jusqu'à l'ère victorienne. Lors d'un contrat de mariage, les terres étaient transférées à vie au futur mari, avec "remainder" en faveur de son premier fils à naître du mariage, et des "hoirs mâles de son corps engendrés". Voir A. Bertrand, Le développement historique des établissements de famille en Angleterre, thèse droit, Paris, 1938, p. 280-300 ; J. H. Baker, An Introduction to English Legal History, 3rd ed., Londres, 1990, p. 332-335.
414 De La Roque mentionne la règle de la primogéniture dans la transmission des terres tenues en fief, usage qui serait importé de Normandie (Traité de la noblesse (1678), Rouen, 1735, p. 394). Le Sage rapporte que le testataire est dans l'obligation de laisser à son fils aîné tous ses biens réels (real property) acquis par droit de succession, à l'inverse de ceux acquis par son industrie (real property), dont il peut librement disposer. Il insiste alors sur le caractère inique de la loi, qui lèse les droits des enfants puînés (Remarques sur l'Angleterre, op. cit., p. 102). Voir R. Pillorget, qui explique l'esprit féodal du régime des successions : "Toute terre correspond à un service dont la responsabilité ne peut être assurée que par une seule personne ; la terre et l'obligation de service doivent être transmises ensemble" (La tige et le rameau. Familles anglaise et française xviième-xviiième siècle, Paris, 1979, p. 99).
415 Détenue dans chaque comté par un personnage issu de la nobility, souvent membre du Conseil privé, la charge de Lord Lieutenant ne comportait, sauf en matière militaire, que des fonctions honorifiques. Son détenteur était cependant un relais efficace du pouvoir royal soucieux d'influer sur la vie du comté. Les charges de justice of the peace ou de deputy lieutenant, étaient elles accaparées par la gentry. Voir en dernier lieu F.-J Ruggiu, "Offices et officiers dans l'Angleterre des xviième et xviiième siècles", Y.-M. Bercé (éd.), Les officiers “moyens” à l'époque moderne, PULIM, 1998, p. 187 et 198-199.
416 Marais, Journal et mémoires (nov. 1720), op. cit., t. I, p. 503.
417 Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), Paris, 1755, t. I, p. 146-147.
418 F. Olivier-Martin, Histoire du droit, op. cit., p. 632-642.
419 Voir notamment R. Mauzi, L'idée de bonheur dans la littérature et la pensée françaises au xviiième siècle (1960), Slatkine Reprints, Genève-Paris, 1979, p. 583.
420 Sur ce passage complexe d'une "société d'ordres" à une "société de classes" voir notamment R. Mousnier, Les institutions de la France sous la monarchie absolue (1598-1789), Paris, PUF, 1980, t. I, p. 33-39.
421 Muralt, Lettres sur les Anglois, op. cit., p. 109.
422 Desfontaines, Apologie du caractère des Anglois, op. cit., p. 12.
423 [Le Maistre de Claville], Traité du vrai mérite de l'homme (1734), Londres, 1737, t. II, p. 345.
424 D'Espiard, Essai sur le génie, op. cit., t. II, p. 16.
425 Ibid., p. 58. Influencé par les règles de droit canonique médiéval, le common law avait longtemps consacré, sauf empêchement dirimant, le principe du mariage solo consensu. Au xviiième siècle, plusieurs statuts modifient ces règles, donnant une certaine publicité à la cérémonie du mariage. Précisant le Lord Hardwiske's Act (1753) contre les mariages clandestins, un statut de 1754 a officialisé la célébration du mariage in facie ecclesia, et renforcé l'autorité parentale. Le Lord Chancelier ne pouvait alors se substituer à l'opposition déraisonnable que de la mère ou du tuteur, mais non à celle du père absent ou incapable (J. H. Baker, An Introduction, op. cit., p. 549-550).
426 Prévost, Mémoires et aventures, op. cit., t. II, p. 298.
427 J.-L. Harouel, "Caliban hors du jardin. Le droit d'accès au jardin public parisien à la fin de l'Ancien Régime", Histoire du droit social. Mélanges en hommage à Jean Imbert, Paris, PUF, 1989, p. 295-300.
428 Prévost, op. cit., t. II, p. 303-304. Saussure précise cet esprit d'indépendance du peuple en rapportant que les Anglais furent obligés de voter le statut du scandalum magnatum, qui protège les pairs, les juges et les ecclésiastiques, de tout propos infamant porté à leur encontre (Lettres et voyages, op. cit., p. 216). Sur ce statut voté pour la première fois en 1378, ouvrant une action en dommage intérêt, voir J.H. Baker, An Introduction, op. cit., p. 496-497.
429 Le Blanc, Lettres, op. cit., t. I, p. 351.
430 Saussure, Lettres et voyages, op. cit., p. 195.
431 Muralt, Lettres sur les Anglois, op. cit., p. 116.
432 EDL, xix, 27, p. 582.
433 Ph. Sueur, Histoire du droit public, op. cit., t. II, p. 527.
434 La Land tax est l'héritière des assessments levés sous la Restauration, qui portaient sur les fortunes entières, puis à partir de 1691 sur les seuls biens immobiliers. En 1692, Guillaume III transforme l'assessment en un impôt de quotité plus équitable. En 1698, le Parlement retourna au système de la répartition. En dépit de son inefficacité chronique, notamment face au poids de la dette, R. Villers souligne l'avantage de ce système fiscal, qui, pour les impôts directs, ne distinguait pas de classes juridiques parmi les contribuables (Histoire comparée des finances publiques européennes aux xviième et xviiième siècles, Les cours du droit, 1960-1961, Paris, p. 69-71).
435 Saussure, Lettres et voyages, op. cit., p. 356 et La Mottraye, Voyages, op. cit., t. I, p. 166.
436 Lettres philosophiques, op. cit., t. I, p. 106. Le principe d'égalité comportait des exceptions, comme la Pole Tax ou taille capitale instituée en 1660, graduée selon le rang ou le statut de 1694 prévoyant une taxe sur les enterrements pour les nobles (J.-P. Labatut, Les noblesses européennes de la fin du xvème siècle à la fin du xviiième siècle, Paris, PUF, 1978, p. 44).
437 Ibid., p. 46 ; J.-M. Constant, "Noblesse anglaise, noblesse française : étude comparative", Bulletin de la S.H.M.C., 1987, p. 21-23.
438 F. J. Ruggiu, Les élites et les villes moyennes en France et en Angleterre, Paris, L'Harmattan, 1998, p. 72.
439 Cependant, le tarif de la capitation de 1695, par l'usage de nouveaux critères de définition du rang social (la dignité, le pouvoir, la fortune et la considération) démontre le décalage entre une définition théorique de la hiérarchie et la réalité sociale reconnue ici de façon incidente par le pouvoir royal qui augure une division horizontale de la société (J.-L. Harouel et alii, op. cit., p. 518).
440 Selon Loyseau, ce groupe social est composé de : "quiconque fait profession des sciences libérales, même quiconque peut vivre commodément de son revenu, sans travail manuel, et a le port, contenance et la dépense d'un gentilhomme, il sera appelé gentilhomme, et estimé pour gentilhomme. Et pour l'assurer davantage de sa noblesse, le roi des hérauts lui donnera pour de l'argent des armoiries nouvellement forgées et lui baillera lettres contenantes, que pour ses mérites il lui a donné lesdites armes : et lors il peut être appelé écuyer" (Traité des ordres, v, § 116, Œuvres, Paris, 1701, p. 32).
441 F. J. Ruggiu, "La gentry anglaise : un essai de définition au tournant des xviième et xviiième siècles", Dix-septième siècle, 197, 1998, p. 794-795. R. P. Cross a utilisé d'autres critères de définition. Outre la terre (estate), la considération sociale et une prétention à la distinction (gentility), la notion de "territorialité" (territoriality) caractériserait la gentry. Elle engloberait une identité commune, un rang social, la détention d'un office public local et l'exercice d'une fonction publique, souvent judiciaire ("The Formation of the English Gentry", Past and Present, 147, 1995, p. 48-50).
442 Muralt, Lettres sur les Anglois, op. cit., p. 109.
443 Desfontaines, Apologie des Anglois …, op. cit., p. 18.
444 Prévost, Le Pour et Contre, 1733, t. II, p. 92-93.
445 De La Roque, Traité, op. cit., p. 394.
446 Loyseau, Traité des ordres, op. cit., chap. vi, § 6-7, p. 33.
447 Ibid.
448 Moreri, Grand Dictionnaire historique, op. cit., 1718, t. I, p. 334.
449 Traité de la Pairie d'Angleterre, 1740, publié dans [Le Laboureur], Histoire de la Pairie de France, Londres, 1753, t. II, p. 165 à 192. Ne mentionnant pas la création de douze pairs tories par la reine Anne, il a sans doute été rédigé avant 1712. Le seul indice qui permette de dater ce texte est la mention du doublement du nombre des pairs au "commencement de ce [xviième] siècle" (p. 187).
450 Ibid., p. 171.
451 Ibid., p. 178. La nobility formait en effet une aristocratie définie strictement et uniquement par l'État (J.-P. Labatut, op. cit., p. 43).
452 Privilège de juridiction, immunité lors d'une session du Parlement, droit de chasse, protection par le statut du scandalum magnatum. En cas de condamnation à mort, la peine est non la pendaison ou l'écartèlement, mais la décollation, un usage similaire étant reconnu en France, comme l'illustre l'adage de Loisel : "En crimes qui méritent la mort, le vilain sera pendu et le noble décapité".
453 Traité de la Pairie d'Angleterre, op. cit., p. 181.
454 Desfontaines, Apologie du caractère des Anglois et des François, op. cit., p. 12.
455 Sur le Military Tenure Abolition Act (12 C. II, c. 24), qui arrive au terme d'une lente érosion des structures féodales, voir J. H. Baker, op. cit., p. 294. Il convient de nuancer ce déclin de la société féodale par ce que les historiens anglais appellent le bastard feudalism, terme apparu en 1885. Cette notion traduit la disparition de liens réels entre seigneurs et vassaux au profit de réseaux de clientèles (la maintenance) établis par la distribution d'argent et d'offices. Du xivème au milieu du xviième siècle, la société anglaise était alors toujours dominée par ces liens de fidélité personnelles, qui permettent d'expliquer les innombrables guerres civiles, dont la plus célèbre fut la guerre des Deux-Roses.
456 Il est possible de citer le deodand, vieille pratique médiévale, qui reconnaît un droit de confiscation des objets inanimés ayant provoqué la mort d'un être humain, et le régime des propriétés, les tenures par copyhold n'étant abolies qu'en 1922. Voir K. G. Davies, "Vestiges de la féodalité en Angleterre aux xviième et xviiième siècles", L'abolition de la féodalité dans le monde occidental, Paris, Editions du C.N.R.S., 1971, p. 19-26.
457 Du Vair, "Advis sur la constitution de l'Estat d'Angleterre", op. cit., p. 46.
458 Rapin-Thoyras, Histoire d'Angleterre, op. cit., t. I, Préface, p. clxxxxi.
459 Selon J. Meyer, la noblesse anglaise aurait ainsi autant, sinon plus d'ascendant que celles du continent dans la vie politique du royaume (Noblesses et pouvoirs dans l'Europe d'Ancien Régime, Paris, Hachette, 1973, p. 232).
460 Lettres philosophiques, op. cit., t. I, p. 106. Le statut de 1671 sur la chasse, interdisait pourtant à un franc-tenancier au revenu inférieur à cent livres par an de chasser sur ses propres terres.
461 Ibid., p. 106. Seule l'Ecosse a conservé cette "ancienne anarchie qu'on nomme droit féodal", le laird (seigneur) ayant un droit de juridiction sur les hommes de son clan (Précis du règne de Louis XV, Œuvres Historiques, op. cit., p. 1425.
462 Essai sur les mœurs, éd. par R. Pomeau, Paris, Bordas, 1990, t. II, p. 32.
463 Dubos, Histoire critique de l'établissement de la monarchie française [1734], Paris, 1752, t. IV, p. 143.
464 Ibid., p. 144.
465 "Comme Henri VII, roi d'Angleterre, augmenta le pouvoir des communes pour avilir les grands, Servius Tullius, avant lui, avait étendu les privilèges du peuple pour abaisser le sénat" (Montesquieu, Considérations sur les cause de la grandeur des Romains, OC, t. II, p. 71).
466 Harrington, Oceana (1656), Paris, Belin, 1995, p. 278 sq . Dans ses Notes sur l'Angleterre, Montesquieu faisait déjà allusion à cette législation, ajoutant, ici proche de la pensée d'Harrington sur l'importance de la distribution foncière, que "là où est le bien, est le pouvoir" (OC, t. I, p. 882).
467 Voltaire insiste également sur l'importance du règne d'Henri VII, "usurpateur heureux et grand politique" dans l'affirmation de l'autorité des Communes (Lettres philosophiques, op. cit., t. I, p. 105).
468 Les importantes réformes judiciaires (Star Chamber), administratives (création du Privy Council en 1536) et financières (Court of wards créée en 1540) illustrent l'incontestable renforcement de l'autorité royale, la personne du roi faisant alors l'objet d'un véritable culte. Sur les débats historiographiques autour du "despotisme Tudor" ou de la "révolution Tudor", voir la mise au point de B. Cottret, Histoire d'Angleterre, op. cit., p. 174-179.
469 EDL, xix, 27, p. 580. Le déclin de l'aristocratie, conséquence de la guerre des Deux-Roses et du soutien apporté par la gentry à la politique d'Henri VII contre les grands seigneurs féodaux, a été partiellement arrêté par l'élévation à la pairie de nombreux conseillers d'Henri VIII, le nombre de pairs se stabilisant autour de 120 sous Charles Ier (L. Stone, The Decline of the Aristocracy (1558-1641), Oxford, Clarendon Press, 1966, p. 263 sq).
470 EDL, ii, 4, p. 247.
471 EDL, v, 19, p. 304. L'abolition des justices seigneuriales est d'ailleurs "conforme au gouvernement, qui tient du républicain et s'éloigne de la monarchie" (Pensée 1963 (1645), OC, t. I, p. 1478).
472 EDL, xix, 27, p. 582 et ix, 1, p. 369.
473 EDL, ii, 4, p. 247.
474 "Les Anglais, pour favoriser la liberté, ont ôté toutes les puissances intermédiaires qui formaient leur monarchie. Ils ont bien raison de conserver cette liberté ; s'ils venaient à la perdre, ils seraient un des peuples les plus esclaves de la terre" (EDL, ii, 4, p. 248).
475 EDL, xi, 6, p. 401.
476 EDL, xix, 27, p. 581. Il avait noté : "A Londres, liberté et égalité. (…) L'égalité de Londres est aussi l'égalité des honnêtes gens, en quoi elle diffère de la liberté de Hollande, qui est celle de la canaille" (Notes sur l'Angleterre, OC, t. I, p. 876). Selon C. Rosso (op. cit., p. 143-144), la société anglaise semble atomisée, divisée, ne constituant plus que la réunion de monades indépendantes les unes des autres.
477 Au siècle précédent, cette tension entre la naissance et le mérite était déjà présente comme lorsque La Bruyère (op. cit., p. 63) vantait le "mérite personnel", exprimé dans cette heureuse formule : "Il est heureux d'avoir de la naissance, il ne l'est pas moins d'être tel qu'on ne s'informe plus si vous en avez".
478 Lettres philosophiques, op. cit., t. II, p. 157-158.
479 Ibid., t. II, p. 4.
480 Ibid., t. II, p. 158.
481 Ibid., t. II, p. 159.
482 Essai sur les mœurs, op. cit., t. II, p. 75.
483 Saint-Pierre, Projet pour rendre les titres honorables plus utiles au service du roi et de l'État, in Ouvrages de politiques, op. cit., t. II, p. 121 sq.
484 Argens, Lettres juives, op. cit., t. V, p. 123.
485 Ibid., p. 101.
486 Muralt, Lettres, op. cit., p. 107.
487 EDL, xix, 27, p. 581.
488 EDL, xix, 27, p. 585.
489 Ibid., p. 581. En Angleterre, il y a "peu de courtisans, de flatteurs, de complaisants, enfin, de toutes ces sortes de gens qui font payer aux grands le vide même de leur esprit".
490 Cette notion, qui sous-entendait au xviiième siècle les principes moraux d'attention à autrui, de modestie et de bonté (J. de Viguerie, Histoire et dictionnaire du temps des Lumières, Paris, Robert Laffont, 1995, v° "Politesse", p. 1294) possède une importante charge idéologique dans l'œuvre de Montesquieu. A la politesse frivole de cour qui traduit l'indigne asservissement et la morgue du noble, il oppose la politesse entendue comme l'affabilité de celui qui, respectant les bienséances, sait écouter. Plus largement, le respect de ces règles assure une cohésion sociale d'essence aristocratique : "L'éducation exige dans les monarchies une certaine politesse. Les hommes, nés pour vivre ensemble, sont aussi nés pour se plaire ; et celui qui n'observerait pas les bienséances, choquant tous ceux avec qui il vivrait, se discréditerait au point qu'il deviendrait incapable de faire le bien" (EDL, iv, 2, p. 263).
491 EDL, xiv, 13, p. 486.
492 Au cours du xviiième siècle, surtout à partir de 1760, les valeurs d'utilité et de mérite se substituent à celles de vertu et d'honneur dans les lettres d'anoblissement. Loin de tout référence biologique ou historique, elles deviennent la sanction, la confirmation officielle de la seule capacité et du mérite de l'impétrant (G. Chaussinand-Naugaret, La noblesse au xviiième siècle (1976), Paris, Complexe, 1995, p. 56 sq). Pour une perspective comparatiste des mécanismes d'ascension sociale des deux côtés de la Manche, voir F. J. Ruggiu, Les élites, op. cit., p. 107-141.
493 Les célèbres pages de Tocqueville sur l'ouverture de la société anglaise n'ont cependant pas perdu de leur saveur (L'Ancien Régime et la Révolution (1856), II 9, Paris, Robert Laffont, 1986, p. 1002-1111).
494 L. Stone, "L'Angleterre de 1540 à 1880 : pays de noblesse ouverte ?", AESC, 1985, 1, p. 71-94. Les limites de la mobilité sociale dans l'Angleterre hanovrienne sont illustrées par le difficile accès des hommes nouveaux issus des professions juridiques et commerçantes à la "notabilité terrienne", dans une nation où la terre, dans sa dimension symbolique, économique et politique, assoit le pouvoir.
495 Saussure, Lettres et voyages, op. cit., p. 217.
496 Desfontaines, Apologie…, op. cit., p. 12-13.
497 Argens, Lettres juives, op. cit., t. V, p. 118 et 122.
498 Ibid., p. 124.
499 Le Blanc, Lettres sur les Anglais, op. cit., t. III, p. 295-296.
500 Espiard, Essai sur les mœurs, op. cit., t. I, p. 155.
501 Ibid., p. 581.
502 Boureau-Deslandes, Nouveau voyage en Angleterre, op. cit., p. 239.
503 Lettres philosophiques, op. cit., t. I, p. 122. Même comparaison polémique chez Martin Nogué, Voyages et avantures, op. cit., p. 366-369 ; Desfontaines, Apologie sur les François et les Anglois, op. cit., p. 18 ; d'Argens, Lettres juives, op. cit., t. V, p. 97 ; Espiard, Essai sur le génie, op. cit., t. I, p. 157.
504 Par exemple de La Roque, op. cit., 386. Plus généralement, voir G. Ascoli, La Grande-Bretagne, op. cit., t. I, p. 388-389 et M. Fumaroli, "Penser l'Europe au xviième siècle", op. cit., p. 801.
505 J. Savary des Bruslons, Dictionnaire universel de commerce (…) continué par Ph.-L. Savary, Paris, 1723, v° "Noblesse", t. II, p. 272.
506 Lettres philosophiques, op. cit., t. I, p. 121-122.
507 Saint-Pierre, Projet pour perfectionner le commerce de France (1733), Ouvrages politiques, op. cit., t. V, p. 240-241. Il propose que tous les deux ans le roi accorde une lettre de noblesse à une famille qui se serait illustrée dans le commerce.
508 Saint-Pierre, Projet pour perfectionner le commerce de France (1733), op. cit., p. 243.
509 Dutot, Réflexions politiques sur les finances et le commerce, 1738, t. II, p. 393.
510 L. Stone, "L'Angleterre de 1540 à 1880…", op. cit., p. 79-80.
511 Depuis la déclaration royale de Richelieu de 1629, renouvelée par Colbert en 1664, puis en 1673, les incitations s'étaient en effet multipliées pour favoriser l'activité commerciale. Voir F. Olivier-Martin, Histoire du droit, op. cit., p. 639-642.
512 Dutot, Réflexions politiques sur les finances et le commerce, op. cit., t. II, p. 392.
513 D'Aguesseau, Mémoire sur le commerce des actions de la Compagnie des Indes, Œuvres, op. cit., t. V, p. 276.
514 D'Argenson, Equilibre de l'Europe (1740), in Mémoires et journal inédit du Marquis d'Argenson, publiés par M. le Marquis d'Argenson, Paris, P. Janet, 1857-1858, t. V, p. 361 [désormais Mémoires, (P. Janet)]. Cette publication moins connue, mais qui contient cependant de très riches informations sur la pensée du ministre de Louis XV ne doit pas être confondue avec le Journal et mémoires du marquis d'Argenson, publiés par E. J. B. Rathéry, Paris, 1859 [désormais Journal, (E. J. B. Rathéry)].
515 EDL, v, 8 p. 286. S'il se montre favorable à l'anoblissement des commerçants, il défend avec vigueur la règle des substitutions qui pourtant "gênent le commerce" (v, 19, p. 288).
516 EDL, xx, 21, p. 598.
517 R. Mauzi, L'idée de bonheur, op. cit., p. 157 sq.
518 Muralt, Lettres, op. cit., p. 103.
519 Prévost, Mémoires et aventures, op. cit., t. II, p. 392. Dans La Henriade ([1723], Berlin et Paris, chez J.-F. Bastien,1780, p. 41), l'Angleterre élisabéthaine ressemble étrangement à l'Angleterre hanovrienne : "Ses Peuples sous son Règne, ont oublié leurs Pertes, / De leurs troupeaux féconds les Plaines sont couvertes / Les guérets de leurs bleds, les mers de leurs vaisseaux ; / Ils sont craints sur la terre, ils sont Rois sur les eaux ; / Leurs flottes impérieuses asservissent Neptune, / Des bords de l'univers appelle la fortune. / Londres jadis barbare, est le centre des Arts, / Le magasin du monde, et le Temple de Mars ".
520 Dans son Ode au Roi de la Grande-Bretagne (Œuvres, 1749, t. I, p. 159), Jean-Baptiste Rousseau, ancien protégé de Madame de Tencin, contraint à l'exil en Angleterre en 1723, rivalise avec Voltaire dans le lyrisme convenu :"La Tamise, Reine des eaux / Voit ses innombrables vaisseaux /Porter sa loi dans les deux Mondes / Et forcer jusqu'au Dieu des Mers / D'enrichir ses rives fécondes / Des tributs de l'univers". Voir plus généralement F. Crouzet, De la supériorité de l'Angleterre sur la France : l'économie et l'imaginaire, xviième-xxème siècle, Paris, Perrin, 1985, p. 105-119.
521 Saint-Pierre, Projet pour perfectionner le commerce, op. cit., p. 234 et Dupin, Oeconomiques(1745), Paris, Marcel Rivière, 1913, t. I, p. 130.
522 Argens, Lettres juives, op. cit., t. V, p. 265.
523 Deslandes, Essay sur la marine et sur le commerce, s.l., 1743, p. 130.
524 Dutot, Essai politique sur le commerce, op. cit., p. 70-71.
525 Le Blanc, Lettres, op. cit., t. III, p. 285-286.
526 J.-M. Goulemot, Le règne de l'histoire, op. cit., p. 324.
527 Zaïre, "Epitre dédicatoire à M. Falkener", M. t. xvii, p. 122.
528 "Projet d'une lettre sur les Anglais" (rédigé en 1728 et publié pour la première fois dans l'édition de Kehl de 1784), Lettres philosophiques, op. cit., t. II, p. 258.
529 Ibid., t. I, p. 121.
530 Ibid., p. 112. Voir également son Dictionnaire philosophique, op. cit., M. t. XXI, v° "Tolérance", p. 152.
531 D'Argens, Lettes juives, op. cit., t. V, p. 98.
532 D'Argens, Le législateur moderne, op. cit., 1739, p. vi.
533 Le Blanc, Lettres sur les Anglois, op. cit., t. II, p. 295-296.
534 Ibid., t. III, p. 305-306.
535 Cette nation est une "ennemie naturelle", qui ne se cache pas "de vouloir détruire notre commerce" (Saint-Simon, Mémoires, op. cit., t. VII, p. 85).
536 J. Savary, Le parfait négociant, Paris, 1736, t. II, p. 121-123.
537 D'Argenson, Journal, (E. J. B. Rathéry), op. cit., t. I, p. 306 et 309 (mai 1738) ; t. II, p. 253-255 (août 1739) ; t. III, p. 6 (mars 1740) et t. IV, p. 19 (juillet 1742) et p. 372.
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1999
Homo Civilis. Tome I et II
Contribution à l’histoire du Code civil français (1804-1965)
Jean-François Niort
2004