Conclusion générale
p. 753-758
Texte intégral
« Je ne fais effort ni pour qu’on m’aime, ni pour qu’on me suive, j’écris pour que chacun fasse son compte »
Jean Giono
12097. Au terme de ce voyage sur cet océan infini que constitue la responsabilité civile, il nous faut dresser un bilan de l’expédition et des découvertes qu’elle aura permises. Prenons d’abord le temps de nous remémorer ce qui avait motivé son organisation. Il s’agissait de se demander si « l’Erika et le Prestige, avec leur cortège de préjudices incommensurables [...] pouvaient avoir englouti avec eux nos dernières illusions quant à l’aptitude du droit de la responsabilité civile à régir les catastrophes ? »1, en d’autres termes d’envisager l’épreuve que faisait subir les pollutions majeures résultant du transport maritime à la responsabilité civile.
22098. Ainsi formulée, on prenait d’emblée le parti d’ancrer notre problématique à la charnière de deux systèmes juridiques, l’un de droit commun : la responsabilité civile, l’autre de droit spécial, le système international de responsabilité et d’indemnisation pour les dommages dûs à la pollution pour les hydrocarbures, dit CLC/FIPOL. Or manifestement si le système de droit commun était mis en péril par les catastrophes, le système spécial l’était tout autant. Pour espérer enrayer le syndrome dont étaient victimes ces systèmes, il fallait s’attacher à en identifier chacun des symptômes.
32099. Le système CLC/FIPOL se présente comme un « amalgame de responsabilité et d’indemnisation automatique ». A la responsabilité objective du propriétaire du navire, il associe un fonds d’indemnisation. Le simple fait que la responsabilité puisse être imputée au propriétaire de navire dans le cadre d’une responsabilité objective laisse faussement à penser que le risque de pollution est maritime. Ce dernier tient, en réalité, davantage à la nature de la substance transportée. Cette objection de principe relevée, la question de la solidité du socle du dispositif conventionnel était d’emblée posée. La responsabilité sans faute du propriétaire ne présente à l’examen aucune des vertus prophylactiques traditionnellement associées à la responsabilité civile. La menace de devoir bourse délier ne saurait s’exercer en présence d’une assurance obligatoire. La responsabilité est transférée à l’assureur en vertu d’une convention et de surcroît limitée en raison de la migration du traditionnel principe de limitation dans le régime spécifique d’indemnisation et de responsabilité pour pollutions maritimes. Il n’existerait donc là qu’une fausse responsabilité laquelle déboucherait nécessairement sur une drôle de réparation.
42100. L’examen du second élément de l’amalgame permettait de mesurer son rôle crucial dans l’indemnisation des victimes environnementales. Reposant sur un mécanisme de solidarité d’une profession face à un risque, le fonds d’indemnisation offre la meilleure transcription qui soit du principe du pollueur payeur. A ce titre, il se présente indubitablement comme une matrice pour le financement du risque d’environnement. Il esquisse, en outre, une gestion du risque d’environnement en faisant appel à un mécanisme de résolution extra-judiciaire du contentieux, la transaction. Sous sa forme actuelle, on peut toutefois regretter qu’il conduise à une certaine forme de banalisation du risque. Cette dernière est indissociable du fonctionnement du fonds lequel conduit à une dilution optimale du risque. Mais d’autres variantes de ce syndrome ont été mises en évidence comme l’ignorance du préjudice écologique pur, ou encore le principe d’une réparation limitée.
52101. Mais l’on ne saurait appréhender ce mécanisme d’indemnisation isolément. Il doit, avant tout, être conçu comme un des éléments composant le système de réparation. Dans l’actuel dispositif conventionnel, le fonds n’a qu’un rôle subsidiaire. Il est appelé à compléter l’indemnisation du propriétaire, voire à se substituer à lui s’il était défaillant. Les fonds sont donc conçus comme un substitut à la responsabilité alors même que cette dernière ne serait considérée que comme un simple tremplin destiné à passer l’étape décisive, celle marquée par l’intervention des fonds. Aussi, le salut du système pourrait être trouvé dans l’abandon de ce principe de coexistence. Très concrètement, il s’agirait de faire céder l’écran de la personnalité du propriétaire du navire pour laisser place à une socialisation généralisée. Cette dernière pourrait être envisageable pour peu que l’on consente à conférer une exclusivité au Fonds en matière de réparation. On notera que ce faisant c’est la philosophie originelle et assurément plus cohérente du système que l’on retrouverait. En effet Le FIPOL dans sa version de 1971, prenait à sa charge le surcoût supporté par le propriétaire du navire transporteur d’hydrocarbures.
62102. Reste que cette première initiative ne peut manquer de s’inscrire dans une perspective plus large, l’amélioration du droit spécial des fonds d’indemnisation. Le principe même d’une réparation par les fonds ne saurait apporter une réponse complètement satisfaisante si l’on ne prenait pas dans le même temps l’initiative d’étudier les conditions d’une réparation intégrale. La réparation doit être intégrale lorsque les impératifs budgétaires le permettent2. Or, précisément, rien ne paraît faire obstacle en l’espèce à l’introduction d’une réparation intégrale. Le surcoût pour les réceptionnaires de cargaisons pourrait être insignifiant. Et en tout état de cause, il pourrait être répercuté sur le consommateur final. Si une telle réforme ne saurait emporter une admission plus laxiste des demandes d’indemnisation, elle devrait toutefois se traduire par une politique d’indemnisation plus ambitieuse. Réduit pour l’heure à gérer la pénurie, car fonctionnant à moyens constants le SUPER-FIPOL pourrait notamment envisager les conditions d’une réparation du préjudice écologique pur selon des modalités que nous avons tenté d’esquisser. Une telle réforme, cela participe de son essence, n’est envisageable que si l’on consent à débarrasser la phase de réparation de toute entrave que lui apporte sa confusion avec la responsabilité. En d’autres termes, si la responsabilité est réduite à un bateau ivre, il s’agit d’admettre que la stabilité de l’embarcation ne peut espérer être retrouvée que si l’on fait passer par dessus bord sa fonction indemnitaire, définitivement nécrosée eu égard aux perspectives offertes par les fonds en matière de réparation de dommages de masse.
72103. On ne saurait pour autant renoncer à toute idée de responsabilité. Passée la phase collective de la réparation des dommages, il s’agirait de rentrer dans une phase individuelle marquée par le souci d’opérer un juste retour sur le ou les auteurs(s) des dommages. Or précisément pour mener à bien cette démarche, il n’est de meilleur support que la responsabilité. Celle-ci n’a-t-elle pas été présentée comme le plus parfait des régulateurs des actions humaines3 ?
82104. Cette entreprise de reconquête de la responsabilité individuelle ne peut s’envisager sans une nécessaire stigmatisation des comportements maritimes à risques. En d’autres termes, il s’agit de revaloriser la responsabilité aquilienne pour mieux identifier chacun des acteurs qui au sein de la chaîne du transport maritime a contribué à la réalisation de la catastrophe. Cela participe du souci de repersonnaliser le droit de la responsabilité pour pollution maritime. Si l’exploitant du navire est très souvent un acteur clé dans la survenance d’une catastrophe écologique d’origine maritime sur lequel se focaliseront nécessairement toutes les attentions, on ne saurait pour autant se désintéresser des autres maillons de la chaîne du transport maritime, au premier chef desquels les sociétés de classification. La part de responsabilité des États dans toute leur déclinaison ne devrait plus pouvoir être sacrifiée sur l’autel de la diplomatie.
92105. La restauration de la responsabilité dans sa fonction de régulation des comportements devrait conduire à réactiver la fonction normative de la responsabilité dans un souci de prévention des catastrophes. Parce que le droit de la responsabilité ne saurait être considéré comme un droit de l’infaillibilité, des normes de comportement conçues comme autant de modèles à l’adresse des acteurs du transport maritime doivent être définies. L’obligation de se comporter en bon professionnel est un standard auquel les tribunaux font de plus en plus référence. Il peut classiquement s’entendre du respect par le professionnel de ses obligations contractuelles. Il pourrait à l’avenir passer par le respect des codes de conduite privés élaborés par les professionnels eux-même dans un souci d’auto-régulation de leurs activités. Si la valeur juridique de ces codes est encore incertaine, il n’est pas exclu que les juges puissent dans un avenir très proche s’en prévaloir pour condamner toute forme de manquement à leur encontre.
102106. Il semblerait que l’obligation de sécurité traditionnellement conçue comme un outil d’amélioration de l’indemnisation puisse offrir au droit de la responsabilité de nouvelles perspectives pour peu que l’on consente à renoncer à ce que le Doyen Carbonier considérait comme ses constantes à savoir un tryptique composé d’un fait générateur, d’un dommage et d’un lien de causalité. Il s’agirait d’admettre pour renforcer la fonction préventive de la responsabilité que celle-ci puisse être retenue en l’absence de tout dommage véritable puisque la simple exposition à un risque devrait être assimilée à un dommage réparable. Cette perspective, au premier abord déstabilisante pourrait se révéler judicieuse si elle était soigneusement encadrée. Et l’on est fondé à se demander s’il n’existe pas déjà dans le Code international de gestion de la sécurité, dit ISM les signes avant-coureurs d’une prochaine évolution en ce sens.
112107. Mais la stigmatisation des comportements à risques ne saurait suffire à parfaitement les réguler. Encore convient-il d’envisager leur sanction. Cette fonction punitive de la responsabilité est traditionnellement dévolue à la responsabilité pénale. Une approche nécessairement comparatiste des deux ordres de responsabilité a permis de mettre en évidence les dérives indemnitaires du droit pénal français. Le procès de l’Erika qui va prochainement s’ouvrir devrait confirmer cette impression. Cela nous a dès lors incitée à préconiser un nécessaire recentrage de la responsabilité pénale sur sa fonction punitive, un tel mouvement pouvant s’opérer tant à partir du choix des infractions, que de celui des responsables. Nous nous sommes en la matière prononcée en faveur d’une extension de la responsabilité des personnes morales, considérant que la responsabilité des personnes physiques devait, elle, être cantonnée dans de justes limites.
122108. Le caractère nécessairement handicapant du principe de la légalité des délits et des peines nous a conduite à lancer un plaidoyer en faveur du redéploiement de la responsabilité civile dans sa fonction punitive. Et c’est sans doute à partir de ce moment que l’idée de système a pris toute sa dimension. « Un système est, en effet, moins une collection d’éléments qu’un réseau de processus, générateur de propriétés émergeantes qui ne possèderaient pas ses composantes envisagées isolément. Dans cette logique, les relations de type linéaire tendent à être supplantées par des échanges récursifs. A l’image d’un principe de commande externe se substitue la représentation d’un système autorégulé, susceptible de garantir son autonomie et sa permanence. Il doit exister entre les éléments du système une relation spécifique, et non une simple juxtaposition. L’idée d’anticipation s’attache à celle de système4 ».
132109. Or précisément ne pourrait-on pas envisager que le FIPOL après avoir indemnisé les victimes de pollution à première demande soit chargé de mettre en œuvre la fonction normative de la responsabilité en exerçant systématiquement une action récursoire contre chacun des acteurs dont la contribution à la catastrophe aura été établie. L’idée de système ne saurait s’accommoder d’un régime de séparation stricte. La nôtre, grâce à l’interposition d’une tierce personne, en l’occurrence le fonds permet l’articulation de la solidarité et de la responsabilité. A l’idée de « réparation-garantie » par le fonds, succèderait dans cette seconde phase celle d’une « réparation-sanction »5, capable de stimuler l’effort de prévention. Néanmoins l’idée d’un « vrai droit de la responsabilité »6 ne saurait s’envisager à l’égard du propriétaire du navire sans l’introduction d’un régime de responsabilité de substitution. La responsabilité objective du propriétaire de navire pourrait être avantageusement remplacée par un régime de responsabilité pour faute présumée plus soucieux de la préservation des vertus prophylactiques de la responsabilité civile. On notera que ce régime de responsabilité s’inscrit dans une perspective maritimiste qu’il serait souhaitable de restaurer dans une phase de responsabilité stricto sensu. Dans un même ordre idée, il faudrait songer à revoir sensiblement à la hausse les plafonds de responsabilité.
142110. Si les milieux des assurances paraissent vouloir s’associer à cette résurgence de la fonction punitive de la responsabilité, l’introduction de dommages et intérêts punitifs pourrait venir renforcer la vigueur de cette fonction. Les excès suscités par ces mécanismes ne seraient plus à craindre car seuls les fonds et non pas les victimes auraient vocation à les percevoir.
152111. Ainsi paraît démontrée l’idée d’une possible conciliation au sein du régime international d’indemnisation de l’impératif d’indemnisation des victimes de pollution et de celui de responsabilisation des acteurs du transport maritime7. Et précisément pour continuer à remplir son rôle dans une société en perpétuelle mutation, le système international dont la structure a été imaginée au début des années 1970, n’est-il pas lui aussi condamné à évoluer ? Il est résolu le temps où un système s’appréciait uniquement au regard de son aptitude à indemniser. Ce dernier doit désormais compte-tenu de l’évolution de la responsabilité jouer un rôle incitatif en matière de sécurité, maritime, ici, en l’occurrence.
162112. « La responsabilité civile dont on a coutume de dire qu’elle a beaucoup évolué au cours du 20 ème siècle constate le Pr G. Viney n’est certainement pas sur le point de se stabiliser. On peut même penser que les transformations qu’elle subira au cours du siècle prochain ont toutes chances d’être plus importantes encore que celles qui l’ont affectée pendant celui-ci8, nous aurions tort de le regretter car l’adaptation et le renouvellement sont pour les institutions, comme pour les êtres vivants, les conditions de la survie ». Ce serait consacrer une régression du droit que de maintenir des règles inadaptées. « Il ne faut pas céder à la paresse intellectuelle en refusant d’emblée des expériences nouvelles dont on sait que l’encadrement sera inévitablement délicat à définir et à mettre en œuvre »9.. Le travail de recherche en droit est aux futurs systèmes juridiques ce que l’échafaudage est à un bâtiment10. Certes une fois le bâtiment achevé, l’échafaudage est retiré, mais s’il n’est plus visible pour l’observateur extérieur, il n’en a pas moins été indispensable à sa construction11. C’est du moins ce que nous voudrions croire.
172113. Enfin, avant de regagner la terre ferme, c’est ici le lieu de se souvenir que le Doyen Savatier écrivait dans “Les Métamorphoses économiques et sociales du droit privé”, qu’« à la barre du navire, il faut que les juristes connaissent la mer [...] »12.
Notes de bas de page
1 BRUN (Ph), Rapport introductif in Colloque Chambéry, nov. 2000, La responsabilité civile à l’aube du xxiè siècle. précit., p. 4.
2 ROUJOU DE BOUBÉE (E.), Essai sur la notion de la réparation, précit., p. 442.
3 LABBE (J.-E.), cité par EWALD (F.), Philosophie de la précaution, L’année sociologique, PUF, Vol. 46/1996, n° 2, p. 383, spéc. p. 86.
4 OST (F.) et VAN DE KERCHOVE, Le système juridique entre ordre et désordre, Les voies du droit, PUF, 1988, spéc. p. 10.
5 DELMAS-MARTY, (M.) Pour un droit commun, La librairie du XXème siècle, Seuil, 1994. p. 26
6 CHABAS (F.), L’assurance des personnes au secours du droit de la reponsabilité civile, Risques, n° 14, avril-juin 1993, p. 83.
7 La condition posée par M. W. OOSTERVEEN, Président de l’Assemblée du Fonds de 1992 est donc satisfaisante. OOSTERVEEN (W.), L’avenir, réexamen des conventions, in Les FIPOL : 25 années d’indemnisation des victimes des sinistres liés à la pollution des hydrocarbures, 2003, p.73.
8 VINEY (G.), Rapport de synthèse, in Colloque Chambéry, nov. 2000, La responsabilité civile à l’aube du XXIème siècle. Bilan prospectif Resp.Civ.et Assur. 2001, n° 6, Hors-série juin 2001, p. 84.
9 PICOD (Y.), Le charme discret de la Class action, D. 2005, Tribune, p. 657.
10 Formule de M. Antoine GARAPAGON, Secrétaire général de l’IHEJ.
11 AGUILA (Y.), Construire le droit, Lettre de la Mission de recherche droit et justice, n° 20, Printemps, 2005.
12 SAVATIER (R.), Les métamorphoses économiques et sociales du droit privé d’aujourd’hui, seconde série (éd. Dalloz 1959 p. 73) Les hypothèses où des expériences maritimes ont enrichi le droit civil sont nombreuses. Cf.. en ce sens DELEBECQUE (Ph.), Droit maritime et régime général des obligations, DMF, 2005, Numéro spécial en l’honneur de Antoine VIALARD, p. 785.
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La responsabilité civile à l’épreuve des pollutions majeures résultant du transport maritime
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2007
L’unification du droit maritime
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Massimiliano Rimaboschi
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2016