Conclusion de la seconde partie
p. 749-752
Texte intégral
12087. Réduite à l’état de spectre dans sa fonction indemnitaire1, la responsabilité civile pourrait disparaître en présence de dommages d’ampleur catastrophique car appelée à être avantageusement remplacée par des mécanismes d’indemnisation collectifs. Toutefois cela ne saurait bien entendu signifier sa totale disparition car, « pour malade qu’elle puisse être, la responsabilité n’en a pas moins un avantage que nous lui envions, consubstantielle à l’idée de justice, elle ne peut mourir »2. En d’autres termes, cela pourrait signifier qu’après avoir été défigurée, elle pourrait être transfigurée.
22088. En effet, il convient de se souvenir que la responsabilité a été présentée depuis longtemps comme le « plus parfait régulateur des actions humaines »3. Or précisément face à la recrudescence des pollutions majeures, le temps n’était-il pas venu, après avoir résolu la question de l’indemnisation, de s’attacher à réguler le comportement des acteurs du transport maritime, en d’autres termes de tenter autant que faire ce peu de maîtriser ces phénomènes que sont les catastrophes environnementales d’origine maritime ? C’est ce à quoi s’est attachée cette seconde partie. Très vite, il est apparu qu’une telle entreprise ne pouvait espérer prospérer qu’en insérant notre réflexion dans l’évolution du droit de la responsabilité civile, en l’occurrence français ; car en dehors des dispositions particulières de la Convention CLC relatives à la responsabilité civile du propriétaire du navire, seules les règles de responsabilité civile de droit commun, donc nationales ont vocation à s’appliquer.
32089. Le postulat de départ de cette réflexion était fondé sur l’idée qu’après s’être focalisé sur le sort des victimes, il fallait replacer au premier rang le rôle des responsables. A cette fin le premier impératif que nous avons identifié est celui de stigmatisation des comportements maritimes à risques. Celui-ci ne peut espérer être respecté qu’en faisant l’effort de revaloriser la responsabilité apulienne en d’autres termes la responsabilité individuelle, car nous l’avons montré l’élimination progressive de la faute, à laquelle a conduit la responsabilité pour risque, a favorisé le développement de la négligence. Nul doute que celle-ci a été d’autant plus encouragée que la catastrophe écologique en matière maritime, loin d’être fondée sur une causalité linéaire, résulte davantage d’une cristallisation de plusieurs fautes. Parce que les pollutions majeures résultent d’une conjonction d’actes qui pris isolément auraient pu rester anodins nous avons entrepris de « repersonnaliser » la responsabilité afin d’identifier la part de responsabilité de chacun des acteurs impliqués dans la chaîne du transport maritime.
42090. Toutefois, cette première entreprise en appelait une autre. Car l’identification des comportements dommageables aurait pu s’avérer partiellement stérile dans le cadre d’une tentative de régulation des comportements, si une réflexion n’avait pas été engagée en vue de leur prévention. C’est manifestement la fonction normative de la responsabilité qu’il importait de solliciter. En d’autres termes, il s’agissait dans le cadre d’un effort de conceptualisation d’identifier des normes susceptibles de s’imposer à n’importe quel acteur du transport maritime.
52091. La première que nous avons reconnue comme telle est l’obligation de se comporter en bon professionnel du transport maritime. Nous avons mis en évidence que ce standard, de plus en plus invoqué par la jurisprudence, pouvait en définitive réunir deux types d’obligations : des obligations contractuelles d’abord, le manquement à une obligation contractuelle si elle cause un dommage à un tiers en l’occurrence à une victime de pollution pouvant être invoqué sur un fondement délictuel ; des obligations tirées des codes de conduite ensuite, auxquelles le juge pourrait bien être tenté de faire référence, quoi que ces codes fussent d’origine privée.
62092. La seconde obligation que nous avons identifiée est celle de sécurité. Si elle s’avère particulièrement fondamentale pour les acteurs du transport maritime, il n’est pas exclu qu’elle puisse donner à l’avenir une nouvelle impulsion, voire décider de l’orientation prochaine du droit de la responsabilité civile. Traditionnellement invoquée pour faciliter l’indemnisation des victimes, l’obligation de sécurité pourrait participer d’une nouvelle orientation de la responsabilité vers une fonction préventive. Si c’est essentiellement sous l’impulsion du principe de précaution que s’est engagée une réflexion sur ce thème, il semblerait que ce principe ait pour l’heure contribué à brouiller quelque peu les pistes, n’étant appelé à intervenir qu’en cas de risque incertain. En aucun cas , il n’aurait donc vocation à devenir un principe systémique. Nul doute que l’insertion dans notre ordre juridique interne d’une responsabilité préventive devraît s’accompagner d’une révision des standards classiques de la responsabilité. Le dommage ou la causalité seraient réduits à l’état de simples risques. En l’absence de victime, l’action en responsabilité ne pourrait se concevoir que dans le cadre d’une action collective. En tout état de cause, on ne peut plus contester que la législation relative à la sécurité (prévention en amont du dommage) est de nature à influencer l’action en responsabilité (réparation en aval du dommage) en cas d’inobservation de textes de plus en plus nombreux4.
72093. Toutefois la régulation des comportements par la responsabilité civile ne saurait s’envisager sans que ne soit satisfait un second impératif celui de sanction des comportements maritimes à risques. Et en la matière nous nous sommes attachée à montrer combien il était important, et surtout combien il était nécessaire que responsabilités pénale et civile s’associent dans le cadre d’une fonction punitive. Nous avons d’abord mis en évidence la nécessité pour la responsabilité pénale de se recentrer sur sa traditionnelle fonction punitive non seulement par le choix d’infractions, qu’elles soient d’imprudence, mais encore de pollution. Il serait nous semble-t-il de bonne politique législative de favoriser l’introduction des infractions-obstacles, les infractions-résultat marquant l’échec des politiques de prévention. Un recentrage sur la fonction punitive peut également s’opérer à partir du choix des pénalement responsables. En la matière notre préférence va vers un durcissement de la répression des personnes morales. Mais le droit pénal, surtout lorsque les victimes aspirent toujours plus à ce qu’il remplisse outre sa fonction punitive une fonction curative, présente des inconvénients : il est soumis au principe de la légalité des délits et des peines.
82094. Dès lors ne faut-il pas, pour pouvoir réprimer de façon plus large mais aussi plus aisée, redéployer la fonction punitive de la responsabilité civile ? Nous avons montré que ses potentialités existent et qu’elles sont pour l’heure sans doute sous exploitées. Du reste la proposition de réforme que nous suggérons devrait favoriser cette réhabilitation de la fonction punitive de la responsabilité. En effet pour respecter un certain parallélisme, le fonds qui aurait indemnisé à première demande les victimes pourrait être chargé de mettre en œuvre la fonction punitive de la responsabilité par le biais d’une action récursoire systématiquement engagée contre chacun des intervenants qui aurait commis une faute ayant concouru à la catastrophe. Cette action pourrait désormais prendre en compte la gravité de la faute et non plus seulement l’étendue des dommages puisque la victime aurait déjà été indemnisée. En outre, ainsi que cela a été souligné, il ne serait pas inenvisageable d’introduire des dommages et intérêts punitifs dans la mesure où ces derniers ne profiteraient plus aux victimes mais aux fonds. La situation du propriétaire jusqu’alors tenu objectivement responsable aura nécessité une réflexion à part entière. Le choix d’un régime de responsabilité fondé sur une présomption de faute pourrait davantage le sensibiliser aux impératifs de sécurité, cela d’autant plus que l’on procéderait à une augmentation sensible des plafonds actuels de responsabilité ; le choix d’un maintien du principe pouvant se justifier dans le cadre d’une confrontation avec le fonds. Reste qu’une meilleure responsabilisation devrait être attendue d’un assouplissement des conditions de la déchéance de ce privilège. Le contexte est favorable à cette évolution, la faute inexcusable est appréciée de plus en plus in abstracto, tout manquement au code ISM paraît désormais être constitutif d’une faute inexcusable.
92095. Contre toute attente, eu égard au courroux qu’elle a pu générer, l’assurance paraît désormais vouloir s’associer à la résurgence de la fonction punitive. Elle a développé ses propres techniques pour ce faire : tarification, exclusion de garantie. Elle s’applique désormais à rappeler à ses assurés qu’elle ne saurait accepter la moindre dérive, sous peine de les exposer à des sanctions. Il n’en demeure pas moins que dans un milieu mutualiste, il peut être plus difficile qu’ailleurs de mettre en œuvre des sanctions car par principe chacun des mutualistes est à la fois assuré et assureur. Toutefois si la survie financière de la structure devait en dépendre, l’hésitation ne devrait pas être permise. Un autre facteur pourrait du reste les motiver dans cette mission, le risque de se voir déclarés intégralement tenus en cas d’octroi d’un certificat à un navire manifestement sous norme.
102096. Cette réflexion menée à partir de la confrontation des pollutions majeures avec la responsabilité civile paraît pouvoir nourrir d’autres problématiques intéressant des dommages de masse. En tout état de cause, elle pose les bases d’une transfiguration de la responsabilité aujourd’hui défigurée, et que l’on ne saurait laisser à l’abandon eu égard à ses potentialités en termes de régulation des comportements ; car là est sans doute le prochain défi que devra relever le droit de la responsabilité civile ...
Notes de bas de page
1 V. sur ce point notre première partie et particulièrement le titre 1.
2 BRUN (Ph.), Rapport introductif in Colloque Chambéry, nov. 2000, La responsabilité civile à l’aube du xxième siècle. Bilan prospectif, Resp.civ. et assur. 2001, n°6 bis, Hors-série, p. 4, spéc. p. 9.
3 LABBÉ (J.-E.) cité par EWALD (F.), Responsabilité-solidarité- sécurité, Risques n° 10, 1992, p. 14.
4 BOISSON (Ph.), La problématique des normes, ADMO, t. XVI, 1998, p. 175.
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