XIII. L’un
p. 293-334
Texte intégral
96. Être ou numéro, telle est bien la question fondamentale
1Celle qui, à travers la réponse qu’on lui apporte, donne une vraie consistance à notre vie ou, au contraire, la banalise en la réduisant, pour l’essentiel, à une simple perception arithmétique des choses humaines.
2Or de prime abord, tout paraît s’orienter, dans notre monde contemporain, vers l’approche numérique. Chacun de nous est ainsi doté, dès le berceau, d’un numéro INSEE, bientôt rejoint par toute une série d’autres, qui tissent autour de l’individu une toile des plus denses. Numéros de la carte d’identité, du passeport, de la carte Vitale, de la carte de crédit, de la carte d’étudiant, du permis de conduire, du téléphone fixe, du portable, du fax, des licences sportives ou encore numéro d’immatriculation au registre du commerce et des sociétés pour les plus entreprenants d’entre nous. Tout est numéro, serait-on parfois tenté de dire, particulièrement lorsqu’on raccroche le téléphone après avoir entendu, au bout de fil, la sacro-sainte formule « Mais rappelez-moi donc votre numéro de dossier pour que je puisse enfin vous identifier » !
3Cela étant, gardons-nous d’avoir de tous ces numéros une image trop négative. D’abord, parce qu’il en est, dans l’histoire proche ou ancienne, de bien pires, qui ne donnaient guère aux êtres humains qui les portaient l’espoir de vivre. Ensuite, parce qu’avoir un numéro, c’est déjà… mieux que rien !
4Récemment, je lisais ainsi un article que la présidente du Sénat de Belgique, Madame Lizin, également experte des Nations Unies, avait consacré aux droits de l’homme confrontés à l’extrême pauvreté, et dans lequel cet auteur soulignait à juste titre l’importance que revêt une politique d’état civil dans les pays qui s’efforcent de lutter contre une telle pauvreté. « Ces politiques, observe-t-elle, présentent le grand avantage de combiner un objectif de sécurité avec des politiques bien conçues de promotion de droits de l’homme, en permettant à chacun d’avoir une identité reconnue à la naissance, en permettant aux femmes d’avoir accès à la carte d’identité sans avoir besoin de l’autorisation de leur mari, etc., alors que le fait de nier le droit d’un individu à l’existence, par l’absence d’enregistrement à la naissance, permet de le vendre, de le marier et d’en faire un objet de trafic ».
5L’identification de l’individu par les principaux éléments de son état dit civil (nom, domicile, nationalité) est donc bien un premier pas vers la reconnaissance. Ainsi que les Hébreux le suggéraient déjà, lorsqu’ils liaient le changement de la destinée d’un être à celui de son nom : « L’on ne t’appellera plus Abram. Mais ton nom sera Abraham, car je te fais père d’une multitude de peuples » (Genèse, 17, 5). Ou encore « Dieu lui dit : ton nom est Jacob. Mais on ne t’appellera plus Jacob ; ton nom sera Israël » (Genèse, 35, 10). Ce qu’Emmanuel Mounier rappellera à son tour lorsqu’il écrira, dans son ouvrage sur « Le personnalisme » : « Je suis un être singulier, j’ai un nom propre ».
6Car, grâce à l’identification, se trouve aujourd’hui brisé ce cercle vicieux maintes fois dénoncé, qui s’oppose à la reconnaissance de l’être dans les sociétés où il tente de s’insérer : sans adresse fixe, pas de carte d’identité. Et sans carte d’identité, pas de travail, et donc pas de vie sociale. Bref, avoir des papiers, c’est bien mieux qu’ « être » sans papier… ou même, parce que les juristes font quand même l’effort de le personnaliser, que d’être « un » sans papier !
7Mais l’état civil a naturellement ses limites. Parce qu’il demeure un cadre préalable, composé de rubriques générales, communes à tous et qu’il peut donc parfois être mis en difficulté pour saisir toute la diversité, toute la richesse des êtres. Un peu à la manière de ces sondages d’opinion qui prédéterminent les réponses concevables, et laisse ainsi de côté celles et ceux qui souhaiteraient faire preuve d’originalité ou tout simplement de nuances, en émettant des opinions intermédiaires, bref personnelles. Je me souviens ainsi de cet ami qui, se mariant en Suisse avec une citoyenne de ce pays, se vit demander, de façon tout à fait classique, sa religion par l’officier de l’état civil. Et lui de répondre : « Je suis chrétien ». Au grand dam de l’officier qui ne disposait pas dans son formulaire de la case correspondante : « il y a seulement les cases catholique, protestant, juif, orthodoxe ou encore sans religion ». « Eh bien, cochez donc cette dernière case », conclut notre jeune marié !
8C’est dire qu’il reste fondamental de ne pas s’arrêter à l’état civil ou administratif, et de rappeler en toutes circonstances que, derrière des identités, des qualités, des numéros, existent toujours des êtres. Singuliers, irremplaçables, à part entière. Comme notre droit le suggère d’ailleurs, depuis qu’en 1854, il a décidé d’abolir l’institution dite de la mort civile qui, jusque là, conduisait à priver de toute personnalité juridique (c’est-à-dire à gommer d’un trait de plume) les condamnés aux peines les plus graves, alors même qu’ils étaient toujours physiquement en vie.
9Une existence donc personnelle, propre, autonome, qui est évidemment essentielle au regard des autres, pour que ceux-ci reconnaissent pleinement l’être qui la vit. Reconnaissent sa dignité, sa valeur humaine, et son travail. Ou, à tout le moins, sa soif de travailler, lorsque les difficultés économiques l’obligent malheureusement à prendre un autre numéro administratif, celui de « demandeur d’emploi ».
10Cette reconnaissance par les autres est aujourd’hui particulièrement importante dans un monde où la place de l’être humain est de plus en plus difficile à construire et à maintenir. Plus de six milliards d’êtres aujourd’hui sur notre planète. Neuf sans doute en 2050, peut-être douze en 2100. Et, en même temps, l’immensité d’un univers que les données technologiques contemporaines rendent nécessairement plus perceptible, plus concrète. Ainsi, si nous embarquions demain dans un vaisseau spatial qui irait de la Terre à la Lune en une seule seconde (c’est-à-dire à peu près à la vitesse de la lumière), il nous faudrait, révèlent nos amis astronomes, huit minutes (soit déjà quatre cent quatre-vingt fois plus !) pour aller jusqu’au soleil, trente minutes pour atteindre Jupiter, plusieurs heures pour sortir du système solaire, quatre ans et demi pour rejoindre l’étoile la plus proche et plus de cent mille ans pour traverser « notre » galaxie.
11Que sommes-nous donc, chacun d’entre nous ? Au mieux, quantitativement, un tout petit grain de sable enfoui sur une gigantesque plage. Et pourtant, dans cet infiniment petit, réside aussi cet immense mystère qu’est notre extraordinaire identité. Et, j’ajouterai, l’absolue nécessité de préserver cette singularité, de l’affirmer, de la crier même pour qu’elle survive au sein d’un univers qui, délibérément ou même involontairement, tendrait à la supprimer. Lisez ainsi le très bel ouvrage « Quelle dose de mondialisation l’homme peut-il supporter ? » que Rüdiger Safranski vient de publier chez Actes Sud. L’auteur a choisi d’y envisager les effets de la mondialisation du point de vue de l’individu, et non plus des systèmes : « il nous faut considérer la scène sous un autre angle, et bien voir ceci : que si nos têtes sont dans le monde, le monde est aussi dans nos têtes ». D’où les diverses questions, fondamentales, que pose Safranski : comment l’homme peut-il vivre en étant aujourd’hui, à tout moment, relié à la planète ? Comment peut-il encore se penser lui-même, noyé dans la multitude de ses semblables ? Comment peut-il donner encore un sens au mot de responsabilité dès lors qu’il doit tout à la fois penser à l’échelle de la planète et composer avec sa capacité d’action personnelle, évidemment bien limitée ? Oui, conclut l’auteur, il est vital que l’être conserve, dans cette immense déforestation qu’est aujourd’hui la mondialisation, une clairière où il puisse rester acteur de sa propre vie.
12Une clairière où, à sa manière, avec ses moyens, il vive la plénitude de son être. Sans perdre de vue qu’un grain de sable peut parfois perturber d’énormes machines. Ni qu’un tout petit geste, un tout petit battement d’ailes de papillon peut aussi parfois changer profondément le climat général. Et ramener le soleil là où les nuages ne cessaient de s’amonceler.
13On en prendra ici, comme à l’habitude, deux illustrations d’ordre juridique.
14La première est tirée du droit des sociétés. Chacun sait qu’il est des sociétés anonymes qui comprennent des centaines de milliers, voire des millions d’actionnaires. Que peut donc être, dans un tel groupement, un tout petit actionnaire, face à cette énorme structure juridique, d’ailleurs dénommée « anonyme » pour bien signifier l’indifférence des personnes et la toute puissance des capitaux ? Pourtant, même pourvu d’un seul titre, l’actionnaire reçoit en droit des prérogatives qui peuvent fortement inquiéter les dirigeants ou les majoritaires. Ainsi, tout actionnaire de base a le pouvoir d’agir en responsabilité devant les tribunaux contre les dirigeants qui auraient commis des fautes de gestion, et cela sans que puisse lui être opposée une clause contraire des statuts ou encore une délibération d’assemblée générale par laquelle les majoritaires auraient manifesté leur soutien au dirigeant poursuivi, en lui accordant le quitus. Tout actionnaire peut aussi demander en justice la désignation d’un mandataire chargé de convoquer l’assemblée générale en cas d’urgence, ou encore poser des questions écrites aux dirigeants pendant la période qui précède la tenue d’une assemblée générale.
15Et, en marge de ces prérogatives établies par la loi, la Cour de cassation est elle-même venue reconnaître à un actionnaire le droit de demander l’annulation de délibérations irrégulièrement prises au sein de la société à une époque où il n’était pourtant pas encore présent. Existe-t-il meilleur symbole que ce droit reconnu au nouveau venu, qui arrive dans un groupement, de provoquer la disparition de toutes les décisions irrégulières qui avaient pu être prises avant son arrivée et sur la base desquelles ce groupement avait pris l’habitude de vivre ?
16La seconde illustration est tirée du droit de l’indivision. Voilà, par exemple, un ensemble d’héritiers qui, à la suite du décès de leur auteur commun, recueille un même bien en indivision. Juridiquement, ce bien est alors, d’une certaine façon, le bien de tous. Plus précisément, chacun en est copropriétaire, avec sur lui une quote-part, qui exprime sa participation personnelle au tout : un tiers, un quart, un dixième… Or quelle est la position du droit pour traiter l’indivisaire ? De prime abord, ses droits individuels sont très réduits puisque la loi opte ici pour un régime d’unanimité, voulant que les actes projetés sur le bien indivis ne puissent être accomplis qu’avec l’accord de tous. Mais le Code ajoute aussitôt que ce régime ne vaut que pour les actes les plus graves, ceux qu’il dénomme actes d’administration ou de disposition (par exemple, la location d’un bien, sa vente, sa donation).
17En revanche, l’article 815-2 du Code civil précise que « tout indivisaire peut prendre les mesures nécessaires à la conservation des biens indivis ». Là encore, quel meilleur message que cette reconnaissance au profit de chaque indivisaire, serait-il le plus petit d’entre tous, le plus jeune, le plus récent, du pouvoir d’accomplir seul les actes qui permettent de sauver le bien commun ? Car c’est bien dire qu’il suffira d’un seul pour que, si l’on reprend les termes mêmes de la Cour de cassation, le bien indivis soit « soustrait à un péril imminent ».
18Et la jurisprudence conforte encore la valeur de ce message lorsqu’elle indique que ce pouvoir de l’indivisaire isolé, au service de l’intérêt commun, pourra par exemple s’exercer pour revendiquer une servitude de passage au profit du fonds indivis, tandis qu’à l’inverse, l’indivisaire n’aura pas de légitimité pour rétablir à sa hauteur antérieure un mur séparatif de deux propriétés, ou encore pour faire procéder à un bornage entre le fonds indivis et son voisin. Autrement dit, le pouvoir d’un seul est reconnu pour aplanir les chemins, et se trouve en revanche dénié pour édifier des murs, ou établir des bornes.
19Cette belle leçon s’adresse à chacun de nous. Chaque être humain est à sa manière coïndivisaire de l’Univers-cité et a sur lui une quote-part, certes infime, mais une quote-part incompressible qui exprime sa participation juridique au tout. Et, parce qu’il a un droit sur le tout, il est au pouvoir d’accomplir sur lui tous les actes qui permettront de le protéger, de l’humaniser, en particulier lorsqu’il y a urgence et que le tout est placé sous la menace d’un péril imminent !
97. Les sensibilités sont multiples…
20Oui, les sensibilités sont infiniment variées. Un exemple d’ordre juridique ? L’extrême diversité avec laquelle est perçue la notion d’œuvre dans le droit de la propriété artistique.
21Le Code de la propriété intellectuelle assure, on le sait, à son auteur une protection forte, composée à la fois d’un droit moral (droit de divulguer ou non l’œuvre auprès du public, droit d’en faire assurer le respect par les tiers…) et d’un droit patrimonial (cessible et donc monnayable). Mais qu’est-ce donc qu’une œuvre, ou plus exactement une « œuvre de l’esprit » au sens de son article L.112-1 ?
22L’article suivant suggère bien des pistes en énumérant pour sa part une infinité d’expressions concevables, qui témoigne, au passage, de la grande diversité des modes d’expression choisis par les créateurs. Il vise, en effet, pêle-mêle, livres, brochures, conférences, allocutions, sermons, plaidoiries, œuvres dramatiques ou dramatico-musicales, œuvres chorégraphiques, numéros et tours de cirque, pantomimes, compositions musicales avec ou sans parole, oeuvres cinématographiques et autres œuvres consistant dans des séquences animées d’images, sonorisées ou non. Et encore, en reprenant son souffle, œuvres de dessin, de peinture, d’architecture, de sculpture, de gravure, de litographie, oeuvres graphiques et typographiques, œuvres photographiques et œuvres réalisées à l’aide de techniques analogues à la photographie, œuvres des arts appliqués, plans, croquis et ouvrages plastiques relatifs à la géographie, à la topographie, à l’architecture et aux sciences, logiciels. Et enfin, pour couronner le tout, et superbement à la française, créations des industries saisonnières de l’habillement et de la parure, étant précisé par cet article L.112-2 en son 14° que « sont réputées industries saisonnières de l’habillement et de la parure les industries qui, en raison des exigences de la mode, renouvellent fréquemment la forme de leurs produits, et notamment la couture, la fourrure, la lingerie, la broderie, la mode, la chaussure, la ganterie, la maroquinerie, la fabrique de tissus de haute nouveauté ou spéciaux à la haute couture, les productions des paruriers et des bottiers et les fabriques de tissus d’ameublement ».
23Ouf ! Qu’on ne dise plus à l’avenir que la règle de droit s’exprime toujours de façon générale et abstraite ! Cela étant, et au-delà de l’intérêt (remarqué, je n’en doute pas, de certains lecteurs) que le Code porte ainsi aux bandes dessinées, aux dessins animés ou encore à la lingerie, reste bien la question fondamentale, et toujours non tranchée par lui : qu’est-ce donc qu’une œuvre ?
24Or précisément, sur ce terrain, les avis sont des plus divers. Certains trouveront créativité et originalité là même où d’autres ne verront que banalité, voire supercherie. Ainsi, Marcel Duchamp n’a-t-il pas érigé au rang d’œuvre d’art un modeste sèche-bouteilles trouvé dans un grenier et présenté tel quel comme une œuvre de sculpture ? Et que dire, dans le domaine musical, du célèbre morceau silencieux de John Cage, composé en 1952, et que celui-ci considérait comme son œuvre la plus radicale ! En effet, dans ce morceau, intitulé « 4’33 », il y avait trois mouvements, et dans chacun d’eux, pas le moindre son musical. Lors de la première de cette œuvre, les auditeurs quittèrent d’ailleurs la salle, furieux, pensant que Cage s’était moqué d’eux. Ce qui fit dire à ce dernier : « Ils n’ont pas saisi. Le silence n’existe pas. Ce qu’ils ont pris pour du silence –parce qu’ils ne savent pas écouter-était rempli de bruits au hasard. On entendait ainsi un vent léger dehors pendant le premier mouvement. Pendant le deuxième, des gouttes de pluie se sont mises à danser sur le toit et, pendant le troisième, ce sont les gens eux-mêmes qui ont produit toutes sortes de sons intéressants en parlant ou en s’en allant ».
25On pourrait aussi évoquer, dans un registre néanmoins différent, ces fameux « tableaux-pièges » de Daniel Spoerri, dans lesquels celui-ci se contente de retenir quelques objets, de les situer sur un espace, et de faire ensuite exécuter la toile par un tiers, avant de « l’authentifier » lui-même par sa propre signature. Tableau ou non ? De Spoerri ou pas ? La difficulté est, à la vérité, grande car pour certains, la paternité reste liée à l’exécution, alors que, pour d’autres (Duchamp, Sol Lewitt, Arman, Yves Klein, Spoerri et beaucoup d’autres aujourd’hui), l’action de créer est avant tout celle de penser l’œuvre, de l’avoir imaginée.
26Autant dire que les juges sont bien souvent amenés à prendre parti dans ce difficile débat, et qu’ils témoignent eux-mêmes de sensibilités juridiquement différentes ! Ainsi pour ce tableau, que le catalogue d’une vente aux enchères avait présenté de la façon suivante : « 52. Daniel Spoerri, Mon petit déjeuner, 1972. Tableau-piège : vaisselle et objets divers collés sur bois. Porte au dos un texte de l’artiste et la mention « pris en février-mars 1972 à Paris 17ème. Signé et daté au dos ». L’acquéreur demanda ensuite la nullité de la vente en faisant valoir qu’il ne s’agissait pas d’une œuvre exécutée par Spoerri, mais « d’une œuvre fabriquée sous licence » par un tiers, et qu’il y avait donc eu de sa part erreur sur une qualité substantielle de la chose acquise. Les juges du fond écartèrent cependant son action, mais la Cour de cassation les a censurés, car pour elle, ces magistrats auraient dû rechercher si, compte tenu des mentions du catalogue, le consentement de l’acheteur n’avait pas effectivement été vicié par une conviction erronée et excusable que l’œuvre avait été exécutée par Daniel Spoerri lui-même.
27On retiendra cependant, de façon plus générale, que les juges n’hésitent pas à faire souvent preuve d’un certain esprit d’avant-garde. Ainsi, ont-ils considéré comme de véritables œuvres artistiques ou littéraires au sens du Code de la propriété intellectuelle l’emballage du Pont-neuf à Paris, un jeu de lumière destiné à révéler et souligner les formes de la Tour Eiffel, un modèle de panier à salade, « présenté de façon originale et agréable à l’œil », une composition florale, un vers pris isolément (en l’occurrence, « Le soleil a rendez-vous avec la lune »), la restauration des jardins du château de Vaux-le-Vicomte ou encore des slogans publicitaires tels que « sans parfum, la peau serait muette ».
28Mais d’autres difficultés peuvent encore surgir, par exemple à raison des modalités de duplication de l’oeuvre. Ainsi, Camille Claudel avait créé une sculpture « La Vague », en onyx vert sur un socle de marbre. Or, par la suite, un litige naquit entre ses deux petites-filles à propos d’un exemplaire de cette sculpture réalisé entièrement en bronze et présenté au public comme un original. L’une considéra, en effet, que ce bronze portait atteinte à son droit moral en ce qu’il ne respectait pas les matériaux choisis par l’artiste et qu’il était pourtant présenté comme un original et non comme un simple surmoulage. Mais les juges de la Cour de Paris ont estimé que cette épreuve en bronze était bien un original dès lors que le tirage avait été limité et que les épreuves avaient été coulées à partir du modèle dont elles tenaient entièrement leur originalité, à l’identique. C’est dire que ces épreuves devaient elles-mêmes être considérées comme des oeuvres émanant de la main de l’artiste.
29On le voit, il n’est pas toujours facile pour le droit de se faire l’arbitre de sensibilités bien différentes. Ce qui, au demeurant, ne saurait réellement surprendre dès lors que, comme le montre excellemment Emmanuel Tricoire dans un récent article paru à la Revue Lamy de droit civil (décembre 2005), « définir l’acte de création et le rapport qui unit l’œuvre à l’artiste reste une entreprise utopique. Le droit, pas plus que n’importe quelle autre discipline, ne peut ici apporter une réponse satisfaisante. Seuls les artistes eux-mêmes peuvent apporter une réponse qui, sans être universelle, aura le mérite d’être représentative d’une réalité, au moins subjective ». Et cet auteur de rappeler fort justement une définition de l’acte de création que donne Rilke, qui peut effectivement être d’un grand intérêt pour les juristes. Au jeune poète qui l’interroge sur la valeur de ses vers, Rilke répond en effet : « Lorsque de ce retour à son intériorité, lorsque de cette immersion dans son propre monde surgissent des vers, vous ne songerez pas à interroger quelqu’un pour savoir si ce sont de bons vers. Vous ne tenterez pas non plus d’intéresser des revues à ces travaux, car vous verrez en eux ce qui vous appartient naturellement et vous est cher : une part comme une expression de votre vie. Une œuvre d’art est bonne qui surgit de la nécessité. C’est dans la modalité de son origine que réside le verdict qui la sanctionne ».
30Il reste que, si on laisse un instant de côté notre ami le Droit, peu importent finalement ces différences d’interprétation. Et même, serait-on tenté d’ajouter, tant mieux. Car de l’uniformité, naît, on le sait, inexorablement l’ennui !
31Comment donc ne pas se réjouir que, dans notre monde, les sensibilités soient si diverses, si extraordinairement diverses. Que certains d’entre nous soient ouverts à la peinture et nullement à la sculpture, et d’autres, inversement. Que certains ne conçoivent le sport que de façon professionnelle ou, à tout le moins, compétitive, alors que d’autres y voient avant tout l’occasion de prendre l’air un peu vivement avant de se retrouver au classique Bar des sports ! Que, dans un magasin de décoration, les yeux des divers clients soient le plus souvent attirés par des choses radicalement différentes. Que certains avocats veuillent avant tout assurer la défense pénale, tandis que d’autres se dirigent vers le conseil aux entreprises. Que certains pharmaciens privilégient l’officine et le conseil personnalisé à la clientèle, alors que d’autres se tournent vers la recherche et bâtissent parfois de superbes laboratoires, qui seront ensuite les fleurons d’une ville ou d’un pays. Et encore, de façon cette fois-ci beaucoup plus générale, qu’une société comme la nôtre se caractérise dans sa vie quotidienne par une très grande diversité des modes d’existence, des affections, des religions, des croyances, des passions, des ambitions professionnelles.
32Tout ceci est assurément une immense richesse, un véritable trésor à préserver par-dessus-tout, afin que chacun puisse trouver, dans notre maison humaine, la demeure qui lui convienne.
33Je me permettrai de terminer ce numéro par une petite anecdote personnelle. J’allais assurer, il y a bien longtemps, ma première séance de travaux dirigés, qui s’adressait à des étudiants salariés et, comme on s’en doute pour une telle première, j’avais particulièrement bien préparé mon enseignement. Dont le thème était le commentaire d’un arrêt Lamoricière, par lequel la Cour de cassation avait admis, de façon originale, qu’en cas d’accident (ici, le naufrage d’un bateau), il puisse y avoir un partage de causalité dans la réalisation du dommage entre, d’un côté, la force majeure (en l’occurrence, une forte tempête, pratiquement irrésistible mais pas complètement néanmoins) et, de l’autre, la faute commise par le capitaine.
34Or, après que j’eus exposé avec beaucoup de sérieux cette décision, un étudiant demanda la parole et me dit fort directement : « Monsieur, ce n’est pas du tout ce que vous avez dit ». Me voyant quelque peu décontenancé, il poussa allègrement son avantage, et ajouta donc : « Je travaillais à cette époque-là dans la compagnie maritime propriétaire du Lamoricière, et connais donc particulièrement bien l’affaire. La faute du capitaine n’était pas celle que vous avez décrite, c’est-à-dire son audace prétendue durant la tempête ; en réalité, tout était une question de qualité du charbon. Cela, je peux vous l’assurer, car c’était moi qui m’étais occupé de l’acquisition de ce charbon, et la compagnie avait à cette occasion voulu faire quelques économies ».
35Sur le moment, je souris, et même sans doute ris, comme l’ensemble de l’auditoire. Et fus probablement rassuré car, juridiquement, l’observation ne changeait pas fondamentalement ma propre présentation. Pourtant, avec un recul de trente ans, je me dis que cette intervention était un fort joli signe annonciateur de tout ce que m’aura apporté l’enseignement. Une grande diversité des approches, notamment liée à des expériences de la vie, des âges, des cheminements, des regards différents. Et, tout compte réellement fait, une immense complémentarité !
98. Les talents sont variés
36Le droit révèle aussi, à sa façon, l’extraordinaire diversité des talents humains. En invitant parfois les juges à traiter les individus, dans des circonstances similaires, de manière très différente parce que chacun aura ses propres connaissances, ses propres forces, ses faiblesses, ses compétences.
37Prenons ainsi la matière contractuelle où la question des compétences se pose à différents stades : à celui, d’abord, de la formation même des contrats, puisqu’existe pour le contractant qui est au courant de certaines choses (la qualité d’un produit, les caractéristiques d’un bien) une obligation d’information à l’égard de celui qui ne les connaît pas (et qui sera donc tout heureux de les apprendre). Et ensuite au stade du contenu du contrat, avec un contrôle judiciaire très poussé vis-à-vis des clauses qu’un professionnel aurait fait insérer à son avantage et au mépris des intérêts du cocontractant non-professionnel.
38Or, que constate-t-on ? Que la jurisprudence admet en ce domaine contractuel une très grande diversité des situations, voire d’infinies variations. Suivons-la quelques instants.
39Il y a d’abord, à ses yeux, le consommateur qui agit à des fins purement privées, sans expérience aucune. Un peu le vous et moi (en tout cas, pour moi, c’est sûr) lorsqu’il se retrouve dans une grande surface de bricolage ou de jardinage, quémandant auprès du vendeur quelques conseils minimaux pour ne pas transformer son acquisition du moment en une catastrophe technique, voire financière.
40Ensuite, à un étage juridiquement supérieur, apparaît le consommateur agissant certes toujours à des fins privées mais avec, cette fois-ci, quelques notions de base, héritées d’années de pratique ou d’expériences parallèles : par exemple, pour reprendre un célèbre cas soumis à la Cour de cassation, le particulier qui achète un terrain pour y construire sa maison d’habitation alors qu’il est, par ailleurs, au sein de l’équipe municipale, adjoint au maire chargé de l’urbanisme. Une fonction qui peut aider naturellement au plan simplement technique !
41Puis vient un être contractant hybride, partagé entre passion et professionnalité, comme en témoigne cette singulière affaire soumise à la cour d’appel de Versailles. Mme A avait ici acquis des époux B, pour un prix d’environ mille euros, une chatte « d’exposition et de reproduction » de race Ragdoll, appelée Noisette de Shangrila. Or, à cette occasion, les vendeurs lui avaient remis le certificat d’un prix d’exposition, ainsi que le justificatif du pedigree de Noisette démontrant que tous ses parents, aïeuls, bisaïeuls et trisaïeuls étaient eux-mêmes de race Ragdoll. En foi de quoi, les parties signèrent une convention comportant la belle clause suivante : « la chatte est limitée à être couverte exclusivement par des Ragdolls autorisés. En cas de non-respect de cette clause, l’éleveur a le droit de reprendre la chatte sans aucune compensation pour l’acheteur ». Mais il se trouva que Noisette fut saillie par un chat mâle persan qui se trouvait au domicile de sa nouvelle propriétaire. Les vendeurs vinrent donc la reprendre quelques semaines plus tard, mais l’acquéreur plaida alors le caractère abusif de la stipulation contractuelle. Restait à dire si la relation juridique unissait bien ici un acquéreur-consommateur à des vendeurs-professionnels. Ce à quoi la cour de Versailles répond par la négative : nos vendeurs, observe-t-elle sobrement, « ne sont pas des professionnels, mais des passionnés, et pour avoir des compétences félinotechniques, M. et Mme B ne méritent pas la qualification d’éleveurs professionnels » !
42Exit donc le chat, et place à présent au professionnel en devenir, c’est-à-dire à l’individu qui passe précisément un contrat (achat d’un fonds de commerce, emprunt bancaire) grâce auquel il sera, demain, un professionnel à part entière : est-il encore, à cette occasion, un non-professionnel ou bien doit-il être déjà qualifié de professionnel ? La jurisprudence opte aujourd’hui pour la seconde solution, considérant ainsi que la compétence doit être reconnue par anticipation.
43Puis vient le véritable professionnel, c’est-à-dire celui qui exerce déjà ou est sur le point d’entreprendre son activité. Un professionnel dont les talents, aux yeux du droit, justifient beaucoup d’exigences : obligation d’informer son client, et même d’attirer son attention sur les risques du contrat, obligation de s’informer lui-même et donc de ne pas attendre son salut de l’autre, obligation de ne pas stipuler des clauses l’avantageant de façon excessive, obligation encore d’assumer ses responsabilités.
44Mais un professionnel que notre droit ne perçoit cependant pas de façon monolithique. Car, au sein même d’un professionnel, il est, si l’on peut dire, des talents qui varient selon les circonstances.
45J’en prendrai deux derniers exemples tirés de la jurisprudence, qui abordent tous deux le monde de la peinture, mais précisément sous les multiples facettes que ce monde peut connaître.
46Première affaire : un peintre s’était rendu acquéreur d’une pâte particulière, dite « blanc relief », qu’avait préparée une société spécialisée depuis deux siècles dans la fabrication du matériel de peinture. Or, au bout de quelques années, le peintre s’aperçut que les toiles confectionnées avec cette pâte se craquelaient, et que la peinture y partait même sur de larges surfaces. Il réclama donc des dommages-intérêts à la société venderesse pour manquement à son obligation de renseignement. La pâte était, en effet, vendue dans des tubes ne comportant aucune indication d’emploi et n’était accompagnée d’aucune notice précisant les précautions à prendre pour son utilisation. Mais pouvait-il ainsi se plaindre, alors qu’il était artiste peintre ? Oui, considère la Cour de cassation dès lors que « les dons et qualités manifestés par un artiste peintre n’impliquent pas nécessairement sa compétence et sa technicité lorsqu’il s’agit de la composition des produits que les fabricants mettent à sa disposition ».
47Seconde affaire : Henri Claudel, neveu de Camille Claudel, avait acheté en 1986 un tableau signé « C.Claudel », désigné sous le nom de « L’amie anglaise », et présenté comme une peinture effectuée par la célèbre artiste dans le catalogue raisonné que Mme Paris, sa petite nièce, dressa de son oeuvre en 1990. Quelques années plus tard, en février 1993, Gilles P., qui avait reçu de M.Henri Claudel mission de restaurer la toile et de la conserver en dépôt-vente avec mise à prix de six cent mille francs, s’en porte lui-même acquéreur pour cette somme, puis la revend, quelques jours plus tard, au prix d’un million de francs. Mais, en 1996, la publication par d’autres auteurs d’un catalogue raisonné attribue désormais la peinture à Charles-Antoine Claudel. Gilles P. rembourse dès lors spontanément son acheteur, puis assigne Henri Claudel en anéantissement de sa propre acquisition.
48Or les juges du fond rejettent sa demande en relevant le caractère inexcusable de son erreur, qu’elle induit de toute une série d’éléments convergents : les titres de restaurateur d’œuvres d’art et d’expert agréé qu’avait Gilles P. ; sa spécialité de dépistage de faux et de contrefaçons artistiques mentionnée sur ses documents professionnels ; sa visite aux époux Claudel en 1993 afin d’expertiser trois œuvres en bronze de Camille Claudel, pour lesquelles il a dressé un certificat ; son travail sur la toile reçue en dépôt-vente ; et enfin la revente qu’il avait faite dès le mois de mars 1993, pour un prix sensiblement supérieur à celui de son acquisition. Or la Cour de cassation va finalement casser cet arrêt en observant pour sa part que Gilles P. était ici intervenu à des fins tout autres qu’une certification de la toile litigieuse, puisque celle-ci avait déjà été formellement reconnue comme étant de Camille Claudel par Mme Paris, experte et spécialiste de ses œuvres.
49Autrement dit, apparaît ici l’idée que le professionnel n’est pas nécessairement un. Qu’il peut cumuler en son sein plusieurs « professionnalités », plusieurs compétences dont les expressions contractuelles ne sont pas nécessairement identiques, et que si donc Gilles P. avait bien été sollicité par Henri Claudel en qualité de restaurateur et de dépositaire de la toile, il ne l’avait pas été comme expert et détecteur de faux éventuels.
50Globalement, la jurisprudence analysée dans le présent numéro devient alors riche de deux enseignements majeurs.
51D’abord, elle montre à sa manière qu’il est, dans toute société, de multiples talents, que chacun a son propre charisme, sa propre compétence, et que notre société forme un tout parce qu’elle a besoin de tous. Il est ainsi de multiples intelligences : les unes conceptuelles, les autres pratiques. Certains encore les cumulent –ou paraissent les cumuler–, et d’autres, non. Mais tout cela importe finalement assez peu : l’essentiel est que chacun puisse trouver sa place dans l’infinie chaîne des activités humaines.
52Ensuite, cette jurisprudence révèle qu’en chacun de nous, à y bien réfléchir, il est aussi de multiples facettes, de multiples professionnalités et aussi, en contrepoint, des zones d’incompétence, des zones d’irrationalités, des moments de passion.
53Et c’est bien aussi cela, la richesse humaine, la richesse d’un monde qui, sans se méfier de certaines compétences, désire avant tout profondément rester humain.
99. À chacun d’apporter son petit plus…
54Arrêtons-nous ici quelques instants sur le droit des brevets, c’est-à-dire sur la manière dont le Code de la propriété intellectuelle organise la protection juridique de celles et ceux qui ont réalisé une invention et souhaitent, fort légitimement, en retirer demain quelques fruits. L’article L.611-10 du Code nous apprend que la brevetabilité de cette invention, c’est-à-dire, très concrètement l’acquisition par son auteur d’un droit privatif protecteur suppose la réunion de trois conditions.
55Il faut d’abord, dit le texte, une invention nouvelle. La formule paraît de prime abord s’apparenter à une tautologie. Mais, à vrai dire, peu importe et, sans doute même, est-il essentiel d’enfoncer ici le clou. Car cette qualification de nouvelle n’est pas toujours évidente. L’article L.611-11 s’efforce d’ailleurs de la clarifier, en précisant qu’ « une invention est considérée comme nouvelle si elle n’est pas comprise dans l’état de la technique ». C’est dire que le diagnostic de l’éventuelle nouveauté passera par une comparaison de ce qu’apporte l’invention au regard de l’état présent de la technique. Autrement dit, il faut ici un petit plus, qui ajoute à ce qui préexistait.
56L’invention doit ensuite être le fruit d’une activité inventive. Là encore, on frise l’évidence mais, une nouvelle fois, à raison car l’essentiel est bien d’y voir toujours plus clair. Ce que l’article L.611-14 permet de faire en précisant qu’« une invention est considérée comme impliquant une activité inventive si, pour un homme du métier, elle ne découle pas d’une manière évidente de l’état de la technique ».
57Cet homme du métier qui permet donc de mesurer l’inventivité, c’est un personnage théorique, dont la loi ne définit pas les caractéristiques. Les juges y voient un « spécialiste de qualité moyenne », faisant partie de la discipline dans laquelle se pose le problème technique résolu par l’invention, et doté de connaissances normales sur l’état de la technique qui existait au jour de la demande du brevet.
58Quels sont alors les critères généralement mis en œuvre par les tribunaux pour établir cette absence d’évidence, dont la preuve s’avère indispensable à l’obtention du brevet ? L’examen de la jurisprudence en fait apparaître toute une série. Par exemple, la nouveauté du problème technique qui ne s’était jamais posé dans l’état antérieur, et que l’invention nouvelle tend à résoudre. La somme de toutes les difficultés qu’il a fallu vaincre, et que révèlent notamment la durée qui s’est écoulée entre la découverte d’un produit et son exploitation industrielle, ou encore le nombre d’expériences nécessaires pour aboutir à l’invention. L’importance des techniques antérieures qu’il a fallu combiner ainsi que leur dispersion dans l’état précédent de la technique. L’utilisation de techniques totalement différentes ou encore la rupture avec les méthodes traditionnelles. Et, pour couronner en quelque sorte le tout, la victoire sur des préjugés techniques. Ainsi que l’illustre excellemment cet arrêt de la Cour de cassation rendu en 2000, qui approuve une cour d’appel d’avoir admis l’existence d’une activité inventive en relevant qu’ « il a fallu aller outre le préjugé conduisant les chercheurs, pour éviter le phénomène de protéolyse intracellulaire, à produire une protéine au moyen de plasmides exprimant cette protéine sous forme conjuguée à une protéine étrangère ».
59Enfin, dernière condition de la brevetabilité, l’invention doit bénéficier aux autres. Le Code n’ouvre, en effet, la possibilité de déposer un brevet que si l’invention est susceptible d’application industrielle. Ce qui suppose naturellement, comme le dit l’article L.612-5, qu’elle soit « exposée dans la demande de brevet de façon suffisamment claire et complète pour qu’un homme de métier puisse l’exécuter ».
60Voilà pour les dispositions du Code. Qu’en retenir si l’on quitte à présent le domaine du droit ? Pas mal de choses, nous semble-t-il.
61D’abord, l’idée du petit plus par rapport à l’existant. De ce petit plus que chacun de nous a une vocation naturelle à apporter. Ce qui n’est certes pas toujours aisé à favoriser dans notre monde contemporain, où l’être est trop souvent contraint de répéter dans l’urgence des actes dénués de créativité, quand ce n’est pas, parfois, à se contenter d’être le simple maillon d’une chaîne interminable dont il ne perçoit ni la tête, ni la fin.
62Pourtant, il faut ici s’accrocher fermement, car l’enjeu est de la plus grande importance ! Une place pour chacun, la reconnaissance d’un travail personnel, une responsabilité propre, tous ces éléments constituent à l’évidence cette trame indispensable à une vie en société réussie, épanouissante, qui donne à l’être sa pleine mesure et toute sa dignité. Peu important, pour le surplus, l’éventuelle petitesse quantitative de cet apport personnel.
63Car, une fois encore, et comme le suggère le droit des brevets, la question n’est pas en effet quantitative, mais bien qualitative. D’autant que, parfois, le tout petit détail peut transformer profondément les choses. Les géographes le savent bien, qui évoquent l’influence que peut exercer un simple battement d’ailes de papillon sur le climat, et les historiens de l’art, pareillement, qui soulignent aussi souvent le rôle essentiel des détails. Il suffit pour s’en convaincre de lire le beau livre d’Arasse, « Le détail, Pour une histoire rapprochée de la peinture » (éd. Flammarion), et cet exemple qu’il nous donne de la vie de Giotto : « Celui-ci, dans sa jeunesse, peignit un jour d’une manière si frappante une mouche sur le nez d’une figure commencée par Cimabue que ce maître, en se remettant à son travail, essaya plusieurs fois de la chasser avec la main avant de s’apercevoir de sa méprise » ! Ce tout petit insecte avait ainsi rendu étonnamment présent un personnage qui, à défaut, serait sans doute resté définitivement abstrait.
64Le deuxième enseignement à retirer du droit de la propriété intellectuelle paraît être la nécessité de rester très méfiant à l’égard des préjugés, et même de savoir, bien souvent, les combattre avec force pour faire réellement avancer les choses. L’histoire humaine n’a certes jamais été envahie d’êtres suffisamment décidés pour partir en guerre contre les idées communément reçues, mais néanmoins chacun de nous peut aisément se remémorer quelques grands noms qui ont eu ce courage et, en même temps, la ténacité nécessaire au triomphe de leurs idées. Le plus universel étant probablement Galilée, ne serait-ce que parce que nous lui devons tous d’avoir remis la Terre à sa juste place… ce qui, humainement parlant, pour elle et pour nous tous qui l’habitons, est une excellente leçon d’humilité.
65Galilée avait, au demeurant, une autre qualité : c’était un excellent pédagogue, qui sut concevoir les bonnes expériences à même de convaincre ses opposants les plus déterminants. Ce point est, me semble-t-il aussi, essentiel. C’est celui que le droit des brevets évoque à travers la notion d’accessibilité de l’invention, ou encore de sa nécessaire communication au public en général. Ne pas garder son trésor par devers soi, ne pas mettre la lampe allumée sous le boisseau. Savoir transmettre, en se mettant techniquement au niveau de ceux qui souhaitent recevoir. Avec les mots simples qui conviennent car, comme le dit joliment Ionesco, « il n’y a que les mots qui comptent, tout le reste n’est que bavardage ».
66Ces mots qui obligent aussi à préciser l’idée, et permettent encore de susciter un nouvel élan, comme l’écrit superbement Albert Jacquard, dans sa « Légende de la vie » : « Tant qu’ils ne sont pas décrits par un mot ou un groupe de mots, les concepts restent flous, labiles, évanescents. Une fois traduit, fixé, par une série de phonèmes, un concept peut être échangé entre celui qui l’a conçu et celui qui peut le comprendre, puis être discuté, transformé, et produire à son tour un nouveau concept. Les phrases expriment la pensée, et la pensée, par son expression même, trouve un élan nouveau, une impulsion vers d’autres horizons. La pensée et la phrase sont comme la poule et l’œuf, chacune est à l’origine de l’autre ».
67On ajoutera simplement, pour clore ce numéro, une brève observation sur une exigence que la loi ne formule pas pour l’obtention d’un brevet, et qui est pourtant un préalable indispensable : la passion. Oui, la passion de celles et ceux qui cherchent et sans laquelle nul ne peut trouver. Ni même, plus généralement, apporter aux autres un petit plus…
68La passion qui animait, par exemple, ces merveilleux artisans du Moyen-Age et des époques passées, modèles, pour beaucoup d’entre nous, de ce qu’une belle humanité, simple, et qui y croit, est capable de façonner. Tous ces forgerons, orfèvres, graveurs, dinandiers, tapissiers, ébénistes, tonneliers, bourreliers, verriers, enlumineurs, ferronniers, qui firent la beauté des temps jadis. Ou bien ces extraordinaires maçons dont, des siècles plus tard, on admire encore le travail au point que, contrairement au préjugé le plus répandu, certaines techniques apparaissent finalement aujourd’hui en régression par rapport à leurs devancières ! J’en veux pour preuve cette réflexion faite par un architecte des Bâtiments de France, Patrik Gironnet (La Dépêche du Midi, 21 novembre 2005), à l’occasion des travaux de réfection de la toiture de la merveilleuse cathédrale d’Albi : « Vous pouvez avoir deux briques côte à côte mais séparées par cinq siècles. L’une est noircie par le temps mais intacte ; l’autre creusée, à la surface pulvérulente, part en poussière. Les pigeons, qui se délectent de la brique, s’agrippent et commencent à picorer. Vous l’aurez compris, la brique qui a résisté est la plus vieille ! Les anciennes briques bénéficiaient en effet d’une meilleure homogénéité, d’une meilleure cuisson ».
69La passion, aussi, de ces chercheurs, qu’évoque par exemple Jean-Pierre Luminet à travers son témoignage dans l’ouvrage collectif « Le Goût de la science » (éd. Alvik, 2005). Ce directeur de recherche au CNRS, astrophysicien à l’observatoire de Paris-Meudon et spécialiste de réputation mondiale pour ses travaux sur la cosmologie et la gravitation relativiste, parle ainsi de sa jeunesse : « Ma vocation première fut le rêve. Non pas la rêverie stérile mais l’interrogation sans cesse renouvelée devant le mystère de la nature. Je suis né à la campagne dans un endroit assez isolé et je passais le plus clair de mon temps, seul, à jouer dans mon jardin. J’ai toujours beaucoup aimé cette solitude qui a développé ma curiosité pour les phénomènes inexpliqués qui m’environnaient. Plutôt théoricien qu’expérimenteur, je n’ai jamais eu l’envie de démonter un poste de radio ; en revanche, la beauté du ciel provençal me portait à la méditation sur de grandes questions : qu’est-ce que le noir ? Qu’est-ce que l’espace ou l’invisible ? Bien des années plus tard, j’ai découvert une magnifique citation d’Héraclite qui est devenue presque une devise chez moi : La nature aime se cacher et l’harmonie de l’invisible est plus belle que l’harmonie du visible. Je m’aperçois a posteriori quand je réfléchis à ce que j’ai fait, en sciences et ailleurs, que j’ai toujours travaillé sur cet invisible : par exemple, comment faire jaillir la lumière du noir ? C’est une question de poète autant que d’astrophysicien. D’ailleurs c’est plutôt la poésie qui fut dans l’enfance mon moyen privilégié d’expression. Toute discipline qui permettait d’exercer une certaine créativité m’intéressait : outre mes carnets de poésie, je faisais du dessin et plus tard je me pris d’une passion violente pour la musique ».
70La passion, encore, de tous celles et ceux qui aspirent au travail bien fait. À ce petit plus, fût-ce dans la plus banale des exécutions. Dans la plus répétitive des tâches. Ou bien, dans la plus exaltante des créations. Comme le dit, très simplement dans une interview à La Croix (9 novembre 2005), la jeune artiste Fleur Nabert, sculpteur et peintre d’art sacré : « créer est une conversion douloureuse, qui n’advient qu’au bout de longues heures de solitude, passées à chercher au fond de soi-même comment il est possible de traduire formellement une idée, de « presser son cœur pour en faire jaillir la lumière ».
71Et si c’était, tout simplement cela, le petit plus. Faire jaillir la lumière de soi-même pour en éclairer tous les autres.
100. Solitude, dialogue et jardins secrets…
72L’être humain est souvent partagé entre secret et ouverture, égocentrisme et altruisme, bref entre l’un… et l’autre. Et sans doute est-ce nécessaire à son épanouissement. L’essentiel étant simplement de trouver le bon équilibre, celui qui satisfera l’un et l’autre.
73J’essaierai d’illustrer cette dualité interne par deux exemples, issus d’époques bien différentes.
74Le premier est constituée par la correspondance échangée. La lettre qui part, c’est à la fois un auteur et un destinataire, une part de soi-même et un peu déjà de l’autre. Comme notre jurisprudence le révèle fort bien, qui a toujours oscillé ici entre secret et appropriation, entre auteur et destinataire. Ainsi, la propriété de la lettre, qui est naturellement au départ celle de son auteur, se voit ensuite transférée, avec l’acheminement du pli, au destinataire. Lequel toutefois, si la lettre a un caractère confidentiel, ne peut la divulguer sans l’autorisation de son auteur. C’est dire que le droit au secret de l’auteur limite le droit de propriété du destinataire. Et, réciproquement, si le destinataire a lui-même intérêt au secret de la lettre, par exemple parce qu’elle concerne sa vie privée ou ses affaires, l’expéditeur ne sera lui-même pas en droit d’en révéler le contenu sans son accord. Le droit d’auteur s’efface alors devant le droit au secret du destinataire.
75Le second exemple, c’est la communication par l’informatique. L’heure est aux blogs, c’est-à-dire aux journaux intimes que des internautes ouvrent sur la toile, et que toute personne peut consulter à tout moment, et vis-à-vis duquel elle peut aussi naturellement réagir. Des blogs qui fonctionnent en réseaux, se visitent entre eux, s’envoient des textes, tissent des liens automatiques, empruntent des photos. Bref, qui sont aux antipodes des journaux intimes que nous avons nous-mêmes pu tenir il y a encore trente ou quarante ans, et pour lesquels le double fond de l’armoire des ancêtres ne constituait pas nécessairement un abri suffisamment sûr !
76Pourtant, la différence n’est peut-être pas aussi radicale qu’elle y paraît. Car de même que nous avions souvent le secret espoir que notre journal intime tombe par hasard entre les mains d’une lectrice (ou d’un lecteur) qui, enfin, nous comprendrait, de même le blog fonctionne en fait comme un lien entre le moi et les autres. Ce qui fait dire à un chercheur de l’université de Rennes I, Olivier Trédan, que l’activité des jeunes qui vont sur un blog est tournée vers « l’entre-soi » : les adolescents créent ici une communauté restreinte avec des liens très forts, de véritables relations de voisinage. Et comme l’ajoute le psychologue Michael Stora, « les blogs permettent finalement aux jeunes de se réapproprier leur image à un âge où elle est fragile. Ceux-ci vont pouvoir exprimer tout ce qu’ils ne peuvent pas dire à haute voix, et, pourquoi pas, communiquer avec leurs parents ».
77Ainsi cette communication sur Internet peut être des plus positives. Mais elle ne doit cependant pas envahir l’individu, au point de lui faire oublier qu’il est aussi des secrets à protéger, et que la construction d’un moi ne peut se faire dans une transparence de tous les instants.
78En vérité, cette recherche d’un équilibre entre le monde partagé avec autrui et le monde de l’expérience personnelle est sans doute l’un des plus grands défis de notre époque. Car celui-ci est confronté à deux offensives convergentes.
79La première est celle liée aux fabuleux progrès technologiques que chacun connaît, et dont la traçabilité informatique est l’une des résultantes les plus remarquables. Ainsi, lors de la consultation d’un site, cliquer sur un bandeau publicitaire ou sur des liens hypertextes n’est plus du tout un acte neutre, puisqu’en l’accomplissant, on fait naître des traces qui permettent de reconstituer le parcours de la personne, de déterminer ses centres d’intérêts, d’évaluer son âge, et même son niveau de vie probable ! Et que de dire de ces cookies, ces petits fichiers-textes envoyés à celui qui consulte un site par le serveur du site consulté, qui viennent se fixer sur le disque dur de l’ordinateur de l’internaute et demeurent après déconnexion, et que mon ami Jean Frayssinet a justement qualifiés de « véritables mouchards » ?
80C’est dire combien il est essentiel de protéger les données personnelles sur Internet, d’exiger des consentements, d’ouvrir des droits d’accès, et de rectification, de vérifier la conformité de fichiers informatiques à des objectifs légitimes.
81L’autre offensive, c’est celle, conjointe, des médias et de notre curiosité. Car les médias n’ont évidemment pas ici tous les torts qu’on leur attribue parfois. L’indiscrétion est aussi une particularité humaine, individuellement très répandue.
82Aussi est-il indispensable de rappeler des règles du jeu, et de mettre en place des limites. Ce que notre droit s’efforce de faire, à travers la possibilité offerte à chacun de faire assurer en justice un strict respect de sa vie privée par les autres.
83Et ce d’ailleurs depuis bien longtemps puisqu’il est possible de faire remonter cette protection de la vie privée à un jugement du tribunal de la Seine de 1858, affirmant le droit pour tout être humain au respect de son image. En l’occurrence, au bénéfice direct de la célèbre tragédienne Rachel dont les traits avaient été reproduits, sans l’autorisation de sa famille, sur son lit de mort. Un jugement donc ancien, pris sur la recommandation d’un procureur de la République qui avait déjà parfaitement saisi tout l’enjeu de la question : « Madame O’Connell a-t-elle peint Rachel morte, avec son imagination, ses souvenirs, avec la mémoire du passé ? Non, elle l’a peinte morte, sur une photographie de famille qu’une main indiscrète lui avait livrée. Quelque grande que soit une artiste, quelque historique que soit un grand homme, ils ont leur vie privée distincte de la vie publique, leur foyer domestique séparé de la scène et du forum. Ils peuvent vouloir mourir dans l’obscurité quand ils ont vécu, ou parce qu’ils ont vécu dans le triomphe. Ils ont le droit de cacher à tous les yeux ces dernières scènes de la vie, ces dernières faiblesses ou ces dernières grandeurs, ces larmes de famille, ces attendrissements suprêmes qui n’appartiennent qu’à eux ».
84Depuis, les contours du droit au respect de la vie privée, protégé par l’article 9 du Code civil, se sont nettement précisés. Droit reconnu à toute personne, quel que soit son rang, sa naissance, sa fortune, ses fonctions présentes ou à venir, et même sa santé mentale puisqu’aussi bien la Cour de cassation a justement considéré que la reproduction d’images représentant des handicapés mentaux dans l’établissement où ils vivent et sans l’autorisation de leurs représentants légaux, constitue, à elle seule, une atteinte à l’intimité de la vie privée.
85Droit assurant par ailleurs le secret des sentiments, des affections, d’une vie de couple, d’une maternité ou d’une paternité, celui encore des revenus, du train de vie, de la santé, des maladies, de leur traitement, des convictions religieuses, du domicile et du numéro de téléphone, et cela en toute hypothèse, quel que soit le mode compassionnel, bienveillant ou désobligeant sur lequel la révélation publique aurait eu l’intention de s’effectuer.
86Il reste, évidemment, que tout ne saurait se réduire au secret, et que le droit à l’information des autres peut donc légitimer certaines révélations. Ainsi, comme l’a précisé la Cour européenne des droits de l’homme en 2004, l’état de santé d’une personne qui exerce de très hautes fonctions politiques doit pouvoir être divulguée, de sorte que le prononcé par les juges français de l’interdiction définitive de parution du livre « Le grand secret » dans lequel le docteur Gubler avait évoqué la maladie du président Mitterrand, constituait bien une atteinte excessive à la liberté d’expression. De même, toujours en 2004, notre Cour de cassation a considéré que l’hebdomadaire publiant un article sur un procès à l’issue duquel une mère avait été condamnée par une cour d’assises pour avoir donné des coups mortels à son enfant ne portait pas atteinte à sa vie privée, quand bien même il se trouvait illustré par des photos représentant les parents qui donnaient le biberon à leur enfant ou encore le mariage de ces personnes.
87Mais, on le voit, l’équilibre demeure alors difficile à trouver, et on pourra regretter que l’atteinte à la vie privée n’ait pas été retenue dans d’autres cas : par exemple, lorsqu’un quotidien donne des précisions sur l’identité d’un homme découvert mort la veille brûlé vif dans l’incendie de sa voiture au garage, l’indication de son âge et de sa profession, la mention de son état dépressif, celle d’une possible hésitation entre crime et suicide, et enfin la précision de ce qu’il laisse une veuve et deux filles. C’est-à-dire trois êtres particulièrement chers dont la vie privée devait pourtant, selon la Cour de cassation, s’effacer devant un besoin supérieur d’information du public.
88Comment conclure ? D’une manière qui surprendra très probablement l’immense majorité de mes lecteurs. Mais je m’y risque, en me tournant donc quelques instants vers un événement qui s’est passé il y a plus de deux mille ans ! Un événement tout à la fois banal et extraordinaire : la naissance de Jésus. Nous voici au fin fond de la Judée. Joseph et Marie, son épouse, enceinte, ont dû quitter leur village de Nazareth pour satisfaire aux exigences administratives d’un recensement voulu par l’occupant romain, et l’accouchement ne peut plus tarder. Alors ce charpentier et cette jeune palestinienne décident de s’arrêter à Bethléem. Là, parce que l’auberge affiche déjà complet, ils se replient en catastrophe sur une toute petite étable où l’enfant va naître. De manière étonnamment humble. Pourtant, assez vite, le bruit se répand de cette naissance, et les bergers des alentours viennent se recueillir devant le nouveau-né. Et puis les autorités, à leur tour, sont informées, traversées, pour certaines d’entre elles, par quelques mauvaises arrière-pensées et, pour d’autres, par un grand élan d’enthousiasme à tel point que d’importants notables quitteront aussitôt l’Orient pour venir témoigner leur admiration.
89Pourtant, pendant tout ce temps, Marie se tait. Comme le dira ensuite Luc, « elle retient tous ces événements et les médite dans son cœur ». C’est dire que chacun est ici à sa place. Les bergers, le roi Hérode, les mages d’Orient, c’est la société de l’époque, le public, déjà une certaine forme de médiatisation de l’événement. Marie, c’est la maman ; autrement dit, le plus intime de ce qui peut être. Dans une extraordinaire proximité avec le nouveau-né, et la poursuite d’un dialogue déjà entamé avant la naissance. Et c’est aussi le secret intérieur. Celui de l’amour d’une mère pour son enfant, celui d’une femme pour son mari. Le secret de ces merveilleux instants vécus ensemble, et à tout jamais gardés dans leurs cœurs. Le secret, sans doute aussi, de tout ce que l’avenir leur réserve.
101. S’aimer soi-même…
90En dehors même du droit reconnu à tout accusé de se taire, et donc de ne pas s’accabler, que nous avons déjà évoqué sous l’angle de la recherche de la vérité, notre droit livre, de temps à autre, et sans doute trop rarement, quelques illustrations de cette directive si importante pour tout être humain : s’aimer soi-même.
910n en citera ici une seule, assez inattendue, dans une affaire où il était reproché à un vendeur professionnel, par l’acquéreur d’un matériel, de ne pas lui avoir indiqué, au titre de son obligation légale d’information, que ses concurrents pratiquaient des prix plus attractifs que les siens. Eh bien, répond fort logiquement la Cour de cassation, le vendeur n’a nullement cette obligation, qui s’apparenterait en réalité –c’est moi qui l’ajoute-à du masochisme contractuel ou encore à une absurde transparence confinant à l’écrasement de soi ou de ses prix !
92La jurisprudence souligne en outre que la poursuite d’un intérêt personnel n’est nullement exclusive du souci porté à autrui. Elle le fait notamment à travers la théorie de la gestion d’affaires. Une personne intervient ici spontanément et de manière opportune dans les affaires d’une autre, pour en assurer la bonne gestion en l’absence de cette dernière et naturellement dans son intérêt. Mais il peut arriver qu’en agissant de la sorte, elle protège également son propre intérêt, par exemple parce que les biens gérés sont en indivision et que leur gérant satisfait par son action tant l’intérêt de ses coïndivisaires que le sien propre. Dans un tel cas, peut-il invoquer le bénéfice de la gestion d’affaires et prétendre, à ce titre, au remboursement de ses dépenses et à l’indemnisation des dommages qu’il aurait subis lors de son intervention ? Oui, ont répondu la Cour de cassation et, à sa suite, le législateur car il n’est pas nécessaire, pour que cette théorie joue, que l’intention altruiste soit exclusive. Autrement dit, il est tout à fait possible d’aimer l’autre comme soi-même. En droit et, naturellement, en dehors de lui.
93Ce qui, humainement et aussi socialement, est essentiel. Comment, en effet, construire solidement si l’être n’a pas confiance en lui-même ? Se dévalorise, se laisse aller, oubliant tout à la fois son intérêt et sa liberté. Sachons donc relever la tête et être fier de ce que nous sommes car, comme le dit à sa manière un proverbe touareg dont j’ai appris l’existence lors d’un merveilleux séjour dans le désert malien, « celui qui met sa tête dans l’herbe, les vaches vont le brouter »…
94S’aimer, et savoir ainsi, sans se troubler, accepter avec lucidité et simplicité ses faiblesses, ses limites. Et aussi ses inévitables contradictions. En admettant donc que l’acte le plus pur peut encore porter en lui-même quelques scories, que la gratuité la plus absolue n’exclut pas elle-même quelque menu profit personnel. Sœur Emmanuelle l’a parfaitement dit : « L’acte pur, le don gratuit à 100 % existe-t-il ? La réponse est non. Notre nature cherche son épanouissement. Elle contient en elle-même la soif de jouir et de posséder, de « se faire mousser », comme elle contient aussi l’élan du don, du service, de la compassion. Tout cela est inextricable. L’idéal, me semble-t-il, est de travailler dans le même mouvement à son propre bonheur et à celui des autres ».
95Travailler à son bonheur en même temps qu’à celui des autres, la voie est tracée. Clairement, et partout, comme le manifeste en parallèle cette histoire que rapporte le moine bouddhiste vietnamien, Tchich Nhat hanh, dans son bel ouvrage « Enseignements sur l’amour » (Albin Michel) : « Un jour, le roi Pasenadi du Kosala demanda à la reine Mallika : « Ma chère femme, y a-t-il quelqu’un qui vous aime autant que vous vous aimez vous-même ? ». La reine répondit et sourit : « Mon cher mari, y a-t-il quelqu’un qui vous aime autant que vous vous aimez vous-même ? ». Le lendemain, ils firent part de leur conversation au Bouddha qui leur dit : « Vous avez raison. Il n’y a personne dans l’univers que l’on chérisse plus que soi-même. L’esprit peut voyager dans des milliers de directions, mais il ne trouvera personne qui soit plus aimé. Dès l’instant où vous comprendrez l’importance de s’aimer soi-même, vous cesserez de faire souffrir les autres ». Le roi Pasenadi et le Bouddha devinrent des amis proches. Un jour, alors qu’ils étaient assis dans le monastère de Jeta, le roi dit au Bouddha : « Maître, il y a des gens qui croient s’aimer, mais ne cessent de se faire du tort par leurs pensées, leurs paroles et leurs actes. Ces gens sont leurs pires ennemis ». Le Bouddha marqua son assentiment : « Ceux qui se font du tort par leurs pensées, leurs paroles et leurs actes sont en effet leurs pires ennemis. Ils se font souffrir eux-mêmes ».
102. Mais accepter aussi d’être protégé contre soi-même
96N’est-ce pas une belle preuve de son amour pour soi-même que d’accepter d’être protégé contre soi-même ? Et plus sûrement encore, une magnifique preuve de l’affection que l’on porte aux autres. Oui, assurément, aux autres… Car, le plus souvent, lorsque la question d’une telle protection se posera en pratique, l’heure ne sera pas à la soumission spontanée. Bien au contraire, l’individu revendiquera sa liberté. Son absolue liberté d’agir comme il l’entend, même si les projets qu’il forme ne peuvent le conduire qu’au pire, et même s’il est, parfois, totalement conscient de ce danger. Pourtant, on le sait, les proches qui partagent son affection ou encore les personnes qu’il sollicite n’ont pas le choix de rester passifs. Ni humainement, ni même parfois en droit.
97Ainsi, par exemple, la jurisprudence fait obligation à certains professionnels (entrepreneurs, banquiers…) de déconseiller purement et simplement aux consommateurs qui les contactent de passer certains contrats qui, objectivement, sont pour ceux-ci dénués de tout intérêt, voire parfois dangereux. Autrement dit, de les protéger contre leurs propres emballements, voire contre leurs désirs formellement exprimés.
98De même, mais on quitte alors le stade de l’obligation pour celui d’une simple faculté, les proches se voient reconnaître par le Code civil la faculté de provoquer en justice l’ouverture d’une tutelle, d’une curatelle ou encore d’un régime de sauvegarde de justice au bénéfice de celle ou de celui dont l’âge, la santé mentale ou encore, parfois, « la prodigalité, l’intempérance ou l’oisiveté » ne permettent plus une bonne gestion personnelle de ses intérêts.
99Mais c’est surtout dans le cadre du droit pénal que cette nécessaire protection des personnes contre elles-mêmes peut parfois se faire jour. Chacun se souvient ainsi du débat, aussi simple que fondamental, qui a présidé à l’avènement de l’obligation de boucler sa ceinture de sécurité. C’est-à-dire, très concrètement, à l’obligation de boucler son ego et, par un simple clic fait à soi-même, de penser, paradoxalement, aux autres.
100Plus douloureuse est cependant la question, récurrente en jurisprudence, du refus de la transfusion sanguine par des témoins de Jéhovah, pour des raisons bibliques peu convaincantes. Aujourd’hui, les textes applicables sembleraient, au moins à première lecture, conduire les médecins à devoir respecter ce choix. L’article 36 du Code de déontologie médicale de 1995 précise en effet que « lorsque le malade, en état d’exprimer sa volonté, refuse les investigations ou le traitement proposés, le médecin doit respecter ce refus après avoir informé le malade de ses conséquences ». Et l’article L.111-4, alinéa 2 du Code de la santé publique dispose pour sa part que « le médecin doit respecter la volonté de la personne après l’avoir informée des conséquences de ses choix. Si la volonté de la personne de refuser ou d’interrompre un traitement met sa vie en danger, le médecin doit tout mettre en œuvre pour le convaincre d’accepter les soins indispensables ».
101Mais peut-on raisonnablement, dans des cas (hémorragie sévère, choc hypovolhémique…) où le médecin n’a pas d’autre alternative que de recourir à une transfusion sanguine, laisser au patient la liberté de s’y opposer, c’est-à-dire de « programmer » sa mort pour lui-même ? À notre avis, pas, et il faut donc savoir gré à certains juges d’avoir considéré que le médecin qui procédait alors à la transfusion ne commettait pas de faute. Pourtant, récemment, cette position adoptée par la cour administrative d’appel de Paris s’est vue désavouer par le conseil d’État, pour lequel, en entendant faire prévaloir de façon générale l’obligation pour le médecin de sauver la vie sur celle de respecter la volonté du malade, cette cour d’appel a tout simplement commis une erreur de droit.
102Jurisprudence donc incertaine, qui n’exclut toutefois pas un point d’ancrage sûr lorsque le malade est un enfant. Car, en ce cas, l’article 43 du code de déontologie médicale précise lui-même que « le médecin doit être le défenseur de l’enfant lorsqu’il estime que l’intérêt de sa santé est mal compris ou mal préservé par son entourage », et l’article L.1111-4, alinéa 5, du code de la santé publique autorise expressément le médecin à soigner l’enfant lorsque les choix émis par ses parents risquent d’avoir de graves conséquences sur l’état de l’enfant.
103Une autre manifestation de ce conflit, toujours délicat, entre liberté individuelle et protection contre soi-même, apparaît lors des grèves de la faim. D’un côté, le gréviste revendiquera un droit d’aller jusqu’au bout, au plus loin de sa démarche, mais de l’autre, le médecin considérera généralement qu’on ne peut laisser mourir un gréviste qui, à partir d’un certain stade, devient un malade en danger ou un suicidaire. Particulièrement, lorsque la personne est détenue, et que ses jours sont ainsi en péril, l’article D.390 du Code de procédure pénale admet qu’il soit procédé à son alimentation forcée, sur décision et sous surveillance médicale.
104Reste la question du suicide. Écoutons d’abord le message donné par la chambre criminelle de notre Cour de cassation en 1838 et qui a conservé toute son actualité. Un nommé Copillet et une demoiselle Juliette Blain étaient convenus de se donner la mort ensemble. Le rendez-vous fut pris, et les armes, préparées. Arrivés au bois de Boulogne, Copillet s’appliqua d’une main un pistolet sous le menton, et de l’autre, tourna le second pistolet vers Juliette qui tenait elle-même le canon appuyé sur son sein. Au signal donné par elle, le malheureux obéit, et Juliette tomba morte, mais Copillet ne reçut lui-même qu’une blessure dont il se remit. Il fut donc poursuivi pour homicide, mais bénéficia d’une ordonnance de non-lieu, au motif qu’il n’y avait eu là que suicide, non puni par la loi. Or la chambre criminelle fut d’une opinion radicalement contraire : « la protection assurée aux personnes par la loi constitue une garantie publique ; dès lors, le consentement de la victime d’une voie de fait homicide ne saurait légitimer cet acte ». Et la chambre criminelle d’ajouter « qu’il ne peut résulter une exception à ce principe, de la circonstance que l’auteur du fait consenti de meurtre a voulu en même temps attenter à sa propre vie ».
105Ainsi, si le suicide ne constitue nullement pour celle ou celui qui choisit de se le donner une infraction, il en va tout autrement, et quelles que soient les circonstances, pour le proche qui, loin de détourner le suicidaire de son intention, l’aide à la matérialiser. Y compris, mais plus exceptionnellement, lorsque son assistance est purement passive. Il est, en effet, arrivé que les tribunaux retiennent ici une omission, pénalement répréhensible, de porter secours à autrui. Par exemple, dans l’espèce suivante.
106Deux personnes avaient rédigé un livre intitulé « Suicide mode d’emploi ; histoire, technique, actualité », très médiatisé, et dont la sortie fut suivie d’un nombre élevé de suicides. À la suite du suicide de l’un de leurs enfants, des parents portèrent plainte, et l’un des auteurs de l’ouvrage fut pénalement condamné. Car, en l’occurrence, le suicidé, qui faisait une dépression nerveuse, avait écrit à cet auteur pour se renseigner sur les souffrances physiques entraînées par deux des procédés indiqués, et ce dernier lui avait répondu, certes en espérant qu’il n’utiliserait pas l’une de ces méthodes, mais en ajoutant également que « les méthodes violentes de suicide comportent des risques élevés de ratage…, de sorte que nous avons choisi de privilégier l’intoxication médicamenteuse comme étant, en l’état actuel des connaissances, la plus susceptible de provoquer une mort douce ». Saisie dans cette affaire d’un pourvoi en cassation, la chambre criminelle prit soin de préciser que cet auteur aurait pu user de l’influence qu’il savait avoir sur un être faible pour essayer de le dissuader, qu’il aurait également pu alerter une association de prévention, et que, au contraire, en fournissant au désespéré les renseignements demandés, il avait manifesté clairement son intention de ne pas porter assistance à une personne qu’il savait en danger.
107Solution des plus légitimes, et aujourd’hui confortée par l’avènement, en qualité d’infraction d’autonome, de la provocation au suicide, sanctionnée par le code pénal d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement (et cinq si la victime est un mineur), à condition cependant que cette provocation ait effectivement été suivie d’un suicide ou d’une tentative de suicide.
108Comment ne pas adhérer à cette attitude de notre droit, lorsqu’on mesure les ravages contemporains du suicide dans notre pays et à l’étranger, tout particulièrement en Europe ? Certes, naturellement, le droit n’est ici qu’un tout petit acteur, mais il lui appartient néanmoins de fixer la direction. Et de nous sensibiliser tous à cet immense détresse que le suicide révèle et, en même temps, suscite en retour. Les chiffres sont terribles : 58 000 suicides par an en Europe, contre 50 000 victimes d’accidents sur la route, et 5 000 victimes d’homicides volontaires. Plus de dix mille suicides par an en France, et au moins 150 000 tentatives, d’après l’Union nationale de prévention du suicide ; et le quatorzième rang dans le monde, avec un taux de 17,5 décès pour 100 000, devant le Danemark (17), l’Allemagne(14,2), les États-Unis (11,3), l’Espagne (8,6) ou l’Italie (8,2).
109A l’évidence, il est grand temps de renforcer l’action. Professionnellement, sans doute, par un plus grand travail encore de prévention, et notamment une meilleure formation des professionnels de santé. Ainsi, d’après la psychiatre suédoise Ruth Etlinger, cofondatrice de l’Assocation internationale pour la prévention du suicide, de tels efforts, menés en Suède dans les années 80, ont permis en deux décennies de réduire le taux de suicide de 40 %.
110Mais aussi, à notre micro-niveau, par une meilleure écoute personnelle. Une attention, un regard, une lettre ou un mail qu’on n’avait peut-être pas envie d’envoyer, une rencontre, un sourire. Bref, un tout petit rien pour infiniment ! Dans le sillage d’Éluard :
« La nuit n’est jamais complète
Il y a toujours au bout du chagrin
Une fenêtre ouverte
Il y a toujours
Un rêve qui veille
Désir à combler
Faim à satisfaire
Un cœur généreux
Une main tendue
Une main ouverte
Des yeux attentifs
Une vie
La vie à se partager ».
103. Le droit de s’accorder un moment de respiration…
111Parfois, le rythme de notre vie est tellement intense que nous aspirons à un moment de repos, en criant intérieurement ou même à pleins poumons « Pouce, je ne peux plus suivre ! ». Que nous soyons jeunes, et connaissons un petit passage à vide, adultes et voyons défiler la vie à un rythme effréné, ou moins jeunes, et perdions pied. Sans pour autant vouloir réellement lâcher prise, car la vie nous passionne encore, et que nous avons toujours envie d’être invités à sa table.
112Or ce moment de vraie respiration, le Droit nous en reconnaît parfaitement… le droit ! Il lui donne même un nom particulier, celui de suspension, apparu dans le domaine contractuel. Ici, pendant longtemps, si une partie se trouvait dans l’impossibilité d’exécuter son obligation (effectuer ses livraisons, mettre à disposition son matériel, travailler…), le lien contractuel avait vocation à disparaître. Et puis notre droit a pensé que cette solution de l’anéantissement pur et simple du contrat était regrettable lorsque l’impossibilité d’exécution n’était que temporaire. En ce cas, mieux valait se contenter de geler provisoirement la situation pour lui permettre de mieux redémarrer ensuite. Et c’est ainsi qu’est apparue la notion de suspension, d’abord durant les périodes de guerre où l’exécution des obligations est souvent difficile, puis en droit du travail où le service militaire du salarié, l’état de grossesse de l’employée, le congé parental ou encore la maladie du salarié n’ont plus provoqué la rupture du contrat mais uniquement sa mise entre parenthèses. Jusqu’à ce que, dans un arrêt de 1981, la Cour de cassation pose carrément un principe général de solution en indiquant qu’ « en cas d’impossibilité momentanée d’exécuter une obligation, le débiteur n’est pas libéré, cette exécution étant seulement suspendue jusqu’au moment où l’impossibilité vient à cesser ».
113Droit à respiration dont bénéficient même les sociétés commerciales…La Cour de cassation a ainsi consacré le joli concept du « sommeil » de la société, dans le cas où celle-ci ne poursuit plus présentement son activité économique. Cette hibernation d’un moment est-elle une cause de dissolution, c’est-à-dire de disparition de la société ? Non, répond la Cour de cassation, suggérant ainsi d’attendre l’arrivée du dirigeant prince charmant, qui sortira la personne morale de sa léthargie. Mais en invitant cependant les tribunaux à la vigilance car, s’il est des sommeils de confort, il en est d’autres -la pratique le révèle-qui ne sont guère avouables, et préludent à quelques opérations malhonnêtes, d’ordre fiscal ou même pénal.
114Autrement dit, le droit de souffler un peu existe, aussi bien pour les personnes physiques que pour les sociétés commerciales. Mais il ne saurait quand même être valablement utilisé pour léser les droits d’autrui. Autre exemple en ce sens : le refus qu’exprime les tribunaux de tenir compte, dans l’évaluation des ressources d’un époux débiteur d’une pension alimentaire, de la démission qu’il a donnée sans assurance d’une autre situation ou encore de l’abandon d’un emploi lucratif au profit d’un autre qui l’est nettement moins.
115A fortiori d’ailleurs, respiration ne saurait signifier trahison. C’est dire, pour reprendre une solution récemment donnée par la chambre sociale de la Cour de cassation, que manque à son obligation de loyauté envers son employeur le salarié qui, bénéficiant d’un congé individuel de formation, le met à profit pour accomplir un stage de formation chez l’un des concurrents directs de celui-ci !
116Pour résumer le tout, on pourrait donc dire qu’il n’y a nul droit de déserter, mais qu’existe en revanche un très légitime droit au désert ! Ce désert qui, comme nous l’apprend la Bible, permet de gagner ensuite la « terre où ruissellent le lait et le miel ». Et dont Charles de Foucauld louait l’infini silence, l’extraordinaire invitation au recueillement, propice à faire le vide sur l’agitation quotidienne et à mieux discerner l’essentiel. À reprendre des forces, à retrouver la confiance, à sceller les bonnes alliances, bref à se reconstruire pour prendre un nouveau départ.
117Comment d’ailleurs ne pas rêver, dans notre monde, d’une pause plus générale qui permettrait à tous de réfléchir, ensemble, à notre devenir commun ? Utopique ? Sûrement. Et pourtant, n’êtes-vous pas frappés comme moi par le fait que notre monde se donne de moins en moins le temps de respirer ? Comme s’il s’était lui-même embarqué dans un train à très grande vitesse, lancé vers une destination qu’il ne connaît absolument pas et ne cherche pas vraiment à connaître. Qui, de nos jours, évoque d’ailleurs encore l’an 2100 ou même 2050, voire 2020 ? À vrai dire, pour l’essentiel, les membres du Comité international olympique lorsqu’il leur faut désigner la ville qui accueillera les prochains jeux. Oui, des jeux… mais sans même le pain !
118Sévère ? Peut-être. En tout cas, pas critique car de cette agitation permanente, nous sommes tous acteurs et victimes. Acteurs parce qu’elle en vient à nous griser au point de nous faire perdre le sens de l’attente, de la réflexion, de nous inciter à aller toujours plus vite, à être toujours plus performants, à donner les réponses en un temps de plus en plus réel (comme si cela avait un sens !), à commenter par exemple –nous juristes-les arrêts avant même, pratiquement, qu’ils ne soient rendus. Mais victimes parce que nous sentons bien que ce sur-régime est usant, que cette précipitation est contre nature humaine et même contre-productrice, qu’elle ne pourra pas durer longtemps et que, de toute façon, elle ne permet plus de discerner l’essentiel. Car à quoi sert-il, par exemple, lorsqu’on est doyen d’une faculté, de devoir adresser au ministère, au plus tard par retour de courrier, des centaines et des centaines de renseignements sur des centaines et des centaines d’étudiants quand on sait qu’au mieux, jaillira de tout cela, quelques années plus tard, une belle plaquette sur le devenir universitaire de ces « cohortes » (c’est le terme ministériel) qui auront déjà quitté les bancs des amphithéâtres depuis longtemps ?
119Et que dire aussi, naturellement, de ces lois aujourd’hui adoptées par le Parlement, parfois plusieurs fois modifiées avant même d’entrer en vigueur ? Là encore, on ne s’amusera pas à forcer le trait tant le problème apparaît des plus sérieux, et en toute hypothèse, ne pas devoir se résoudre par la stigmatisation des responsables. Comment, cependant, ne pas rêver d’un législateur qui déciderait une pause en proclamant très simplement, dans l’article 1er et unique d’une loi dite de respiration sociale : « Cette année, il n’y aura pas de loi nouvelle car les Français sont invités à réfléchir » ?
120Et comment ne pas rêver d’un gouvernement qui, lui emboîtant le pas, prendrait un décret d’application tenant en quatre mots : « Réfléchir par tous moyens ». Et peut-être encore –pour rattraper le temps perdu !-d’une circulaire ministérielle rajoutant qu’au titre de ces moyens, sont particulièrement recommandées la pratique du sport, celle des arts ou encore celle du jardinage tant l’expérience révèle que c’est lorsque le cerveau humain est en quelque sorte au repos qu’il réfléchit le mieux !
104. Y compris dans sa vie professionnelle
121Respirer aussi dans le cours même de sa vie professionnelle. Sans doute m’objectera-t-on que cette remarque est d’une autre époque, que les trente-cinq heures sont passées par là, et qu’un bon équilibre entre travail et détente est à présent la règle. Pourtant, je persiste et signe, parce que les vies professionnelles demeurent aujourd’hui souvent denses et, par dessus-tout, stressantes. Moins linéaires, moins sécurisantes qu’autrefois. Et qu’il n’est donc pas inutile, loin s’en faut, de rappeler que, dans une vie humaine, tout ne doit pas être travail. Ou, plus précisément, que tout ne doit pas être subordonné au travail. Conçu, organisé vers le travail. D’autant que celui-ci pourrait devenir pour certains, s’ils n’y prenaient garde, une sorte de refuge. Une façon, consciente ou inconsciente, de se détourner d’un autre quotidien, tout aussi important.
122Alors, notons avec intérêt que le droit dit du travail se préoccupe aussi d’assurer à tout salarié une vie privée. Je dirai même qu’il lui permet de mener, en toute bonne conscience, une double vie privée !
123D’abord, chez lui, avec ses proches, sur ses lieux de détente. Puisque les choix qu'il peut être amené à faire dans ce cadre, les décisions qu’il prend, les comportements qu’il adopte ne sont pas, juridiquement, susceptibles d’être sanctionnés sur le terrain de la relation de travail qui le lie à son employeur. Y compris lorsque l’entreprise de celui-ci pourrait sembler devoir en pâtir quelque peu. Ainsi, pour la Cour de cassation, un salarié est tout à fait libre d’acheter les biens, produits ou marchandises de son choix, de sorte qu’un concessionnaire Renault ne saurait reprocher à sa secrétaire d’avoir, pour remplacer sa R 5, fait l’acquisition d’une Peugeot. Pareillement, un clerc de notaire ne saurait être licencié pour avoir été condamné pour aide au séjour irrégulier d’un étranger, et ce même si sa condamnation a été publiée dans la presse, et pas davantage le cadre de banque qui aurait souscrit plusieurs emprunts le rendant insolvable !
124Simplement, relèvera-t-on que les juges peuvent quand même exceptionnellement prendre en compte l’intérêt de l’entreprise lorsqu’ils ont le sentiment que l’attitude du salarié perturbe, ou peut perturber, gravement le fonctionnement de cette dernière. Ainsi, la Cour de cassation vient de considérer que si un salarié est affecté dans son travail à la conduite de véhicules automobiles, le fait de se voir retirer son permis pour conduite sous l’empire d’un état alcoolique relève de la vie professionnelle et non de sa vie privée, alors même l’incident s’est produit en dehors du temps du travail. De sorte que le licenciement prononcé par l’employeur est ici fondé. Mais c’est là l’exception. À preuve cet autre arrêt, également récent, qui autorise une secrétaire médicale à poursuivre, en parallèle, son activité de voyante-tarologue. La cour d’appel de Rennes avait pourtant jugé l’inverse, en évoquant l’accès, dans ces fonctions de secrétaire, à des dossiers confidentiels. Mais la Cour de cassation opte pour une solution de liberté. La secrétaire pourra continuer à tirer les cartes ou à lire dans la boule de cristal ; l’important est, à la vérité, qu’elle n’utilise pas cette fonction pour faire les diagnostics médicaux en lieu et place de son employeur !
125Le salarié a, par ailleurs, droit à une « seconde » vie privée, cette fois-ci sur le lieu et au temps mêmes de son travail. Ce qui est évidemment plus original, et veut bien souligner que le travail ne saurait absorber tout son être. Ainsi, la Cour de cassation considère, au nom du principe du secret des correspondances, que l’employeur ne peut pas prendre connaissance des messages personnels émis par le salarié et reçus par lui grâce à un outil informatique mis à sa disposition pour son travail. Et ceci quand bien même où il aurait interdit une utilisation non professionnelle de l’ordinateur. De plus, vient-elle d’ajouter dans un arrêt de mai 2005, l’employeur ne saurait, sauf risque ou événement particulier, ouvrir les fichiers identifiés par le salarié comme personnels et contenus sur le disque dur de l’ordinateur mis à sa disposition qu’en présence du salarié lui-même ou celui-ci étant, à tout le moins, dûment appelé à être présent.
126De même, et toujours au titre de cette vie privée incompressible, il a été jugé qu’un règlement intérieur ne saurait interdire le mariage entre salariés de la même entreprise. Ou encore qu’un salarié est parfaitement en droit de ne pas participer à une excursion organisée en concertation avec le comité d’entreprise, tout en conservant son droit à salaire. Il suffit, dit la Cour de cassation, que durant cette journée de détente pour les autres, il se tienne à la disposition de l’employeur pour effectuer, si nécessaire, son travail.
127Mais naturellement, au temps et sur le lieu de l’emploi, le salarié reste quand même principalement tourné vers le travail. Et n’a donc pas le droit de musarder. De passer sa vie au… portable ou, plus généralement, de confondre les biens de l’entreprise avec les siens propres ! Étant entendu que subsistent alors quelques hypothèses intermédiaires où le départ entre vie professionnelle et vie privée peut s’avérer délicat. Ainsi en est-il du vêtement…
128Expression si profonde de la personnalité, celui-ci paraît bien relever de la vie privée. Et exclusivement de la vie privée. Mais, d’un autre côté, il est des vêtements qui peuvent troubler l’entreprise, telle cette blouse transparente d’une secrétaire que les juges suggèrent de retirer pour la remplacer par un vêtement plus décent ! Ou encore ce bermuda qui a valu à son porteur, « agent technique des méthodes » d’une entreprise, d’être licencié, avec l’approbation bien sévère d’une Cour de cassation, manifestement très attachée au port du pantalon. Quant au voile, on relèvera simplement deux arrêts de la cour d’appel de Paris. L’un, rendu en 2001, estimant que le refus d’une salariée, vendeuse de fruits et légumes, de renoncer à un foulard porté de façon ostentatoire justifiait son licenciement. Et l’autre, de 2003, considérant, au contraire, qu’est discriminatoire le licenciement d’une télé-opératrice qui, alors qu’elle s’était présentée à l’entretien d’embauche avec le voile et l’avait ensuite porté pendant un an, refusait ultérieurement de suivre l’ordre de son employeur lui demandant de porter le foulard en bonnet, afin qu’il ne couvre plus cou, front et oreilles. Un voile qui divise encore la jurisprudence, de manière étonnamment symbolique !
105. Être et avoir…
129L’argent. Sans conteste l’un des principaux sujets de controverse de tous les temps. L’un des plus délicats aussi, tant il touche, qu’on le veuille ou non, qu’on le dise ou pas, tôt ou tard, au plus profond de nous-mêmes ! Avec, bien souvent, et selon les cas, un mélange de fierté et de pudeur, de satisfaction et de scrupule, de ressentiment et d’espérance, d’envie et d’abattement. Car l’être humain est ainsi fait que l’argent, tout à la fois, le fascine et le dérange, l’attire et le trouble.
130Quel est donc le regard que le droit porte sur lui ?
131Je suis tenté de dire que c’est un regard accueillant et même bienveillant. L’argent paraît au droit tout à fait naturel, au point que celui-ci lui consacre de fort nombreuses dispositions qui, certes, encadrent l’activité humaine mue par le profit, mais en même temps la perçoivent comme une attitude des plus légitimes. Et on ajoutera même que, paradoxalement, c’est une certaine forme de gratuité qui inquiète davantage le droit et le conduit cette fois à la méfiance.
132Ainsi, par exemple, notre législation condamne le fait pour un commerçant de revendre à perte les produits qu’il a préalablement achetés à son fournisseur, ou encore celui de pratiquer des prix excessivement bas sur des produits qu’il a lui-même fabriqués. Car de telles attitudes, apparemment fort généreuses, masquent le plus souvent la volonté d’éliminer des concurrents qui n’ont pas, quant à eux, les reins suffisamment solides pour perdre ainsi de l’argent. Et ensuite, une fois la situation monopolistique obtenue, l’objectif de se rattraper évidemment sur le dos des consommateurs par des prix cette fois-ci très largement revus à la hausse.
133De même, sans aller jusqu’à les interdire, notre droit adopte une réglementation particulièrement stricte à l’égard des primes dont les commerçants peuvent agrémenter les ventes. Car le risque est ici que ces menues largesses amènent les consommateurs à faire des achats inconsidérés et parfois même franchement inutiles.
134Et c’est encore cette défiance à l’égard de la gratuité qui explique les restrictions apportées à la capacité juridique des associations, ainsi privées du droit d’avoir un patrimoine immobilier, et qui doivent se contenter d’immeubles « strictement nécessaires à l’accomplissement du but qu’elles se proposent ». Ou bien, par exemple, la mise sous curatelle du prodigue, c’est-à-dire du majeur qui, par son excessive générosité, s’expose à tomber dans le besoin ou compromet l’exécution de ses obligations familiales.
135Encore un exemple, très révélateur : celui fourni par l’action dite paulienne. Une action en justice que le Code civil accorde au créancier pour faire tomber les actes par lesquels le débiteur a fraudé ses droits. La preuve d’une telle fraude peut faire difficulté si l’acte accompli par le débiteur est à titre onéreux ; elle est, à l’inverse, des plus aisées si l’acte du débiteur est à titre gratuit. Ainsi, pour prendre l’illustration jurisprudentielle la plus classique, le débiteur qui donne soudainement des biens ou de l’argent à sa belle-mère est présumé l’avoir fait avec de mauvaises pensées à l’égard de son créancier !
136Par comparaison, la recherche du profit est donc considérée par le droit comme un moteur très raisonnable de l’activité humaine. Là encore, les exemples sont multiples, mais en sens opposé. Il est ainsi, aux yeux du droit, tout à fait normal, et même souhaitable, que les individus créent des sociétés commerciales pour réaliser des bénéfices. Choisissent les structures les mieux adaptées à leurs objectifs économiques. Les développent, en absorbent d’autres, émettent les valeurs qui séduiront les investisseurs, permettent à des salariés de devenir associés. Normal encore que ces acteurs de la vie commerciale passent des contrats lucratifs, par exemple des contrats de franchise qui leur permettront de démultiplier leur réussite professionnelle et leurs gains, ou même des contrats qui valorisent des éléments de leur personnalité tels que le nom, l’image, la voix. Normal encore que les prêts se fassent avec intérêt, que les prêteurs prennent de solides garanties pour recouvrer ce qui leur est dû, que les débiteurs soient pénalisés s’ils remboursent avec retard. Normal toujours que les individus profitent des interstices laissés par la loi pour mettre en oeuvre leur habileté personnelle et faire au mieux fructifier argent et patrimoine.
137Bref, le droit est largement ouvert à l’argent. Ce qui, à mon avis, est pleinement justifié. Car sans aller jusqu’à prendre appui sur Woody Allen, observant que « la richesse vaut bien mieux que la pauvreté, ne serait-ce que pour des considérations financières », on doit considérer que l’argent est en lui-même une saine valeur. Une composante essentielle de l’être humain, de nature à lui conférer dignité et dynamisme. J’aime beaucoup à cet égard quelques lignes écrites par Paul Claudel dans son journal personnel. Des lignes qui, au passage, réconcilient de manière très simple l’argent avec une religion catholique souvent réputée méfiante à son égard. Qu’écrit en effet Claudel ? Que « Saint Joseph n’était pas seulement ouvrier ; il était forcément homme d’affaires. Il était obligé de discuter et de signer de petits contrats, de poursuivre les débiteurs récalcitrants, de plaider, d’acheter des fournitures au meilleur compte en spéculant sur les occasions, etc… Toutes choses à quoi devait s’entendre ce descendant de David et de Salomon, constructeur du temple. L’arche aussi était un travail de menuiserie ».
138Gagner de l’argent pour, selon l’expression usuelle, gagner… sa vie, c’est bien le lot quotidien des êtres. Et souvent un sacré défi dans un monde où l’individu est confronté à des structures anonymes qui le dépassent, et parfois même l’écrasent passablement. Mais en même temps un très beau défi car, par l’argent, l’individu poursuit la satisfaction non seulement de ses propres besoins mais encore des attentes de celles et ceux qui l’entourent. Dans le cadre, tout simplement, d’une petite communauté solidaire dont il est un membre, parmi d’autres. N’oublions pas que le terme d’économie vient du grec oikonomia qui signifie l’administration (nomoï) de la « maison » (oikos), c’est-à-dire, pour reprendre la formule et les souhaits d’Aristote, l’art de rechercher son bonheur dans la famille, de mener ses affaires au mieux pour le bonheur de toute cette petite communauté. Et Platon, à son tour, développera cette idée d’une économie mise au service d’une collectivité, en élargissant cependant son point de vue à la polis, c’est-à-dire à la cité. Une cité qui entend parer à l’impuissance de chaque être de se suffire à lui-même pour satisfaire ses besoins vitaux, et dans laquelle, comme l’a écrit le philosophe Jean-François Mattéi, apparaissent d’abord laboureur, maçon, tisserand et cordonnier avant que les besoins n’augmentent et ne multiplient les échanges et que, à leur tour, les échanges ne se développent et n’accroissent les besoins.
139L’argent conquis pour la communauté, c’est également, à sa manière, le sens de la règle de Saint Benoît, sur laquelle se bâtira le superbe mouvement monachiste. Car si prier est un bien, travailler et en tirer des ressources l’est tout autant. Pour faire vivre la communauté et lui permettre d’accomplir son œuvre dans la régularité. Pour construire sereinement son avenir, sans devoir exagérément se préoccuper du lendemain.
140Une règle bénédictine, au demeurant, parfaitement équilibrée puisqu’elle entendit, dès le départ, tenir compte des possibilités de chacun, des forces mais aussi des fatigues, de l’âge, des éventuelles infirmités.
141Car, précisément, l’argent offre ce gros avantage, par sa fongibilité, de permettre une juste répartition entre tous des gains et des charges. D’atteindre une justice distributive, qui donne à chacun sa juste part. À travers en particulier, de nos jours, la fiscalité.
142Le mot ne suscite pas toujours l’enthousiasme. Et pourtant, contrairement à certaines idées reçues et surtout à quelques états d’âme, la fiscalité peut être un très bel instrument de justice sociale. Une base indispensable de péréquation, et aussi de hiérarchisation objective des valeurs d’une société. Au point que, fort probablement, notre adepte de la justice distributive que fut Aristote serait aujourd’hui un lecteur assidu du Lamy fiscal et du Memento Lefebvre !
143Oui, avoir est décidément très sain dès lors qu’il sert l’être, et lui permet de participer efficacement à l’aventure commune. Mais là où les choses se gâtent, c’est quand l’argent devient le Maître, et que l’avoir passe alors devant l’être.
106. Et non pas avoir et être !
144Retournons quelques instants vers le droit, et arrêtons-nous à son invitation sur trois articles du Code civil.
145D’abord l’article 1128, d’après lequel « il n’y a que les choses qui sont dans le commerce qui puissent être l’objet de conventions ». Cette disposition est importante. Elle veut signifier que toutes les choses ne sont pas susceptibles d’être vendues ou achetées, louées, prêtées. Bref, qu’il est des choses non réductibles à l’argent, et que les contrats qui porteraient sur elles sont donc nuls, et d’une nullité absolue, invocable par tout intéressé.
146Reste alors à jeter un coup d’œil sur ces choses hors commerce. On y voit d’abord apparaître l’être humain lui-même, rebelle à toute réification, et son corps, avec tous ses éléments et produits, voués à l’absolue gratuité. Puis les substances dites illicites, et notamment la drogue, dont on apprend néanmoins –cruelle leçon d’humilité pour les juristes de droit des contrats qui la situent « hors commerce »-qu’elle alimente en pratique, d’après le Bureau des Nations Unies contre la drogue, un marché mondial annuel de 270 milliards d’euros ! Enfin, restent également exclues du commerce, dans un joyeux pêle-mêle qui ne manque pas de saveur, les choses obtenues par contrefaçon, les investitures accordées par les partis politiques, le trafic d’influence, le droit de vote, les sépultures… Et encore, d’une manière très symbolique, le droit moral que la loi reconnaît à un auteur pour défendre son œuvre et lui assigner souverainement la destination de son choix. Y compris dans le cas où ce choix est un enterrement de première classe, ainsi que l’a superbement illustré un jugement du Tribunal civil de la Seine rendu en 1927 dans les circonstances suivantes.
147Un artiste peintre, Charles Camoin, rentrait un soir de 1914 chez lui, et décida de faire l’inventaire de son atelier, avec l’idée de devoir détruire une soixantaine de toiles dont il était mécontent ou qui ne lui donnaient pas entière satisfaction. Et, mettant immédiatement cette intention à exécution, il sépara toutes ces toiles qu’il avait ainsi visées de leur châssis, les lacéra suivant leur importance en six ou huit morceaux puis, ces actes achevés, jeta tous les débris dans la poubelle de l’immeuble. Où, le lendemain matin, elles furent très précieusement ramassés par un chiffonnier qui s’en fut les présenter aux marchés aux puces et y trouva un amateur. Lequel, à son tour, les rétrocéda à plusieurs acquéreurs qui, eux-mêmes, les revendirent ensuite. Si bien que toutes ces œuvres retrouvèrent des secondes ou même troisièmes jeunesses, jusqu’à ce que Charles Camoin, l’apprenant, ne décide de poursuive les détenteurs actuels en dommages-intérêts et restitution des toiles.
148Or le tribunal lui a donné entière satisfaction. Pour les magistrats, la personne qui trouve sur la voie publique, dans une boîte à ordures, les morceaux de plusieurs tableaux que leur auteur y a jetés après les avoir volontairement lacérés, n’acquiert en effet que la propriété matérielle de ces fragments. Et non pas la propriété intellectuelle des œuvres d’art. Dès lors, elle n’est pas en droit de reconstituer les toiles, même si le travail de marouflage et de rentoilage des morceaux s’avérait techniquement parfait, et a fortiori au pouvoir de les commercialiser.
149Deuxième disposition du Code civil à considérer, l’article 1142, précisant que « toute obligation de faire ou de ne pas faire se résout en dommages-intérêts en cas d’inexécution de la part du débiteur ». Prenons immédiatement un exemple : un bailleur loue un appartement puis regrette sa décision et décide donc de ne pas mettre le bien à la disposition de son locataire. Quelle sanction celui-ci est-il en droit d’obtenir auprès des juges ? L’exécution forcée du bail, qui lui permettrait d’entrer effectivement dans les lieux loués, nonobstant l’attitude actuelle de son bailleur, ou bien la simple allocation de dommages-intérêts, c’est-à-dire d’une somme censée représenter le préjudice que lui cause le brusque changement d’attitude de son cocontractant ? L’article 1142 prend parti pour cette dernière solution, suggérant ainsi ouvertement qu’un débiteur peut se libérer des engagements qu’il a souscrits par l’abandon à son créancier d’une simple somme d’argent.
150Autrement dit, l’argent permettrait de fuir ses promesses. Mais, précisément, j’emploie ici le conditionnel car une jurisprudence bien établie de la Cour de cassation a depuis longtemps renversé en quelque sorte les termes de l’article 1142 du Code civil et considère que la juste attente du créancier doit l’emporter sur la prétendue liberté individuelle du débiteur. Bref, qu’un acquéreur est en droit de préférer à une somme d’argent la chose même que le vendeur s’était engagé à lui transmettre, qu’un locataire a le droit de jouir des locaux convenus, qu’un expéditeur de marchandises peut exiger l’acheminement promis par le transporteur.
151Et dans ce même ordre d’idées, nos tribunaux ont aussi tendance à considérer que si un contractant sort d’un lien contractuel avant le terme convenu, ou le rompt sans respecter les exigences légales (juste motif, délai de préavis), son partenaire est en droit d’obtenir en justice le maintien forcé du contrat, au moins le temps nécessaire pour qu’il puisse se retourner et trouver un autre partenaire. Et ce contrairement à la solution retenue dans les droits anglo-saxons, où une fuite anticipée d’un lien contractuel donne uniquement lieu à des dommages-intérêts.
152Enfin, le troisième texte dont il faut dire quelques mots est l’article 1154 du Code civil. Ce texte prévoit que « les intérêts échus des capitaux peuvent produire des intérêts, ou par demande judiciaire, ou par une convention spéciale, pourvu que, soit dans la demande, soit dans la convention, il s’agisse d’intérêts dus au moins pour une année entière ». Par ces termes, l’article 1154 interdit donc que les intérêts d’une somme prêtée ne s’incorporent immédiatement, ou très rapidement, au capital, et ne produisent à leur tour des intérêts d’une façon quasiment mécanique. En clair, ce texte veut éviter un gonflement excessif de la dette pour le débiteur et, sous l’angle du créancier, que la rémunération de l’argent prêté puisse s’engager dans une spirale quasiment sans limite.
153Trois articles du Code civil auprès desquels il est maintenant temps de glaner quelques messages de vie !
154Le principal est sans doute que tout ne s’achète pas. Que l’argent n’est pas la suprême référence et que certaines valeurs demeurent au-dessus de lui. L’être humain, le corps, la vérité, la liberté, la créativité, les choix, la démocratie, la mort… Un rappel naturellement essentiel, tant notre monde a tendance à repousser sans cesse les frontières de l’avoir. Au point que se développe aujourd’hui, par exemple, un véritable marché d’ovocytes ou de sperme, gérés par de véritables agences proposant sur Internet de mettre en contact des parents en légitime désir d’enfant avec de véritables « gestatrices » professionnelles. Ou encore, dans tout un autre domaine, qu’émerge un véritable marché des libertés. Un marché où, comme le soulignait la romancière indienne Arundhati Roy, auteur du si beau « The God of small things » (éd. Gallimard, 2000), liberté de vote, liberté de la presse, ou encore pouvoir judiciaire pourraient bien devenir demain, si l’on n’y prenait sérieusement garde, de simples produits en vente au plus offrant !
155Mais d’autres enseignements, également importants, surgissent encore. L’impossibilité de se dérober à ses engagements trop facilement, de monnayer en quelque sorte son infidélité. L’impossibilité de commercialiser l’illicite, c’est-à-dire de tirer soi-même profit des profits illicites des autres. Et celle aussi de s’enfermer dans une logique financière purement mécanique, où les intérêts nourrissent automatiquement les intérêts, l’argent alimente l’argent, et l’être cède inévitablement devant l’avoir.
156Là est sans doute d’ailleurs le principal danger. Dans cette progressive mais irrésistible inversion des valeurs, où les espérances à long terme s’effacent nécessairement devant l’immédiateté et l’obsession des gains escomptés. Où le cœur s’efface devant l’efficient. Où notre regard sur les choses cesse d’être principalement humain pour devenir essentiellement comptable. À la manière dont le vivait déjà –car le problème est manifestement éternel- le Petit Prince : « Si vous dites aux grandes personnes : j’ai vu une belle maison en briques roses, avec des géraniums aux fenêtres et des colombes sur le toit…elles ne parviennent pas à s’imaginer cette maison. Il faut leur dire : j’ai vu une maison de cent mille francs ». À chacun d’entre nous de rester précisément vigilant et de savoir discerner encore le rose des briques !
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La notion de personne
Étude visant à clarifier le statut juridique de l’enfant à naître
Aude Bertrand-Mirkovic
2003
Le couple et la convention européenne des droits de l’homme
Analyse du droit français
Patrice Hilt
2004
Des comportements fautifs du créancier et de la victime en droit des obligations
Yannick Le Magueresse
2007