IX. Attitudes
p. 207-231
Texte intégral
64. Toujours révéler ses forces
1Le directeur commercial d’entreprise et, plus encore, le joueur de poker sursauteront à la lecture de ces mots. Conserver par devers soi tous ses atouts, ne surtout pas les faire connaître à l’autre, jouer fin et discret, telles sont en effet les directives les plus habituellement données à celles et ceux qui entament une négociation ou une partie de cartes, et veulent la conduire au mieux de leurs intérêts.
2Et pourtant, est-il si déraisonnable que cela de suggérer à l’individu qui détient dans son jeu des forces jusqu’à présent secrètes, de les révéler à l’autre ? Autrement dit, de jouer cartes sur tables. Certes, le gain qu’il obtiendra sera, au moins à court terme, inférieur à celui qu’il escomptait. Mais combien plus grande sera la confiance de l’autre et, au final, sa propre confiance. En lui-même. Et non dans un pouvoir occulte qui, de toute façon, tôt ou tard, le détruira.
3Le droit, de plus en plus sensible à une exigence de transparence, donne plusieurs exemples de cette obligation de révélation. Ainsi, le Code de la santé publique fait obligation aux professionnels de santé qui ont des liens avec des entreprises de santé de les faire connaître lorsqu’ils s’expriment dans une manifestation publique ou dans la presse, et le Code monétaire et financier pose la même exigence pour les conseillers en investissements financiers, qui doivent indiquer à leurs clients les liens qui les unissent aux entreprises vendant des produits financiers.
4De même, le dirigeant de société qui est intéressé personnellement à la conclusion d’une convention qu’envisage de passer la société, doit le faire savoir. Et la société pourra alors délibérer sans sa présence, sur l’opportunité de cette convention, projetée par exemple avec le conjoint du dirigeant ou encore avec une autre société dans laquelle le dirigeant détient une participation.
5De même encore, le magistrat qui connaît en lui-même une circonstance de nature à altérer la qualité de son jugement doit le faire savoir. Révéler par exemple qu’il a un intérêt personnel à la contestation qui lui est soumise ou encore qu’il est créancier, débiteur, héritier ou donataire de l’une des parties au litige. Le révéler parce qu’il doit, en quelque sorte, se méfier de lui-même, et ne pas se placer dans une situation qui dépasserait ses propres capacités d’objectivité.
6Mais l’expression la plus remarquable de ce devoir de transparence demeure sans doute aujourd’hui cette obligation que met parfois la jurisprudence à la charge d’acquéreurs de biens (terrain, actions, objets d’art), en leur demandant de révéler à leurs vendeurs les forces, les valeurs des biens que ceux-ci leur vendent. Alors pourtant, naturellement, que ces vendeurs en sont les propriétaires, parfois depuis bien longtemps, et qu’ils pourraient donc être censés savoir ce qu’ils font !
7Ainsi, un acquéreur a été sanctionné pour n’avoir pas informé son vendeur des possibilités d’exploiter une carrière en sous-sol du terrain qu’il achetait. Et plusieurs dirigeants de sociétés se sont vus, quant à eux, reprocher d’avoir acheté des titres auprès d’associés en se gardant bien de leur révéler que d’autres personnes étaient également intéressées par ces acquisitions et qu’elles étaient prêtes, pour leur part, à verser des prix très supérieurs aux leurs ! Arrêtons-nous d’ailleurs un instant sur cette hypothèse, à la lumière d’un arrêt de la Cour de cassation rendu en février 2005. Le président d’une société anonyme achète des titres à divers actionnaires au prix unitaire de cent francs l’action, puis les revend, quelques mois plus tard, huit fois plus cher à une société. Une société avec laquelle il était déjà en négociations lorsqu’il s’est porté lui-même acquéreur des titres. Or, à l’évidence, celle-ci aurait été prête dès cet instant à mettre le prix fort pour acheter les actions. C’est dire que le président a délibérément caché ces négociations pour réaliser lui-même une très forte plus-value sur le dos des actionnaires ignorants. Ce qui lui est reproché par la Cour de cassation, au nom du devoir de loyauté qui pèse sur tout dirigeant de société à l’égard des associés.
8Révéler ses forces, oui, mais jusqu’où ? C’est, naturellement, le grief que beaucoup objecteront. Les forces des uns peuvent ne pas être celles des autres. Et puis, à trop révéler, ne compromet-on nécessairement la poursuite de bonnes affaires, étant entendu qu’une bonne affaire ne l’est le plus souvent qu’à moitié ? Bonne pour l’un, mais mauvaise pour l’autre sur le dos duquel elle se réalise.
9C’est vrai, la transparence des forces a, si on ose dire, ses faiblesses. Des faiblesses que l’on peut certes, parfois, aisément conjurer. À la manière, par exemple, de la Cour de cassation qui, le 13 juillet 2005, vient de préciser que « la seule circonstance que le plaideur et son juge aient été élèves de la même école, fût-ce Polytechnique, n’était pas de nature à créer, même en apparence, un doute légitime sur son impartialité ». « Fût-ce Polytechnique »… Oui, à l’évidence, la partialité n’a pas lieu d’être crainte dès lors que le réseau des anciens élèves de l’X est, contrairement à ce que pourrait suggérer cette apparence algébrique, accessible à tous, fruit de listes annuelles de résultats régulièrement publiés par les soins de la République, et que rien n’est donc fait pour le tenir secret.
10Mais il est naturellement des cas plus difficiles, où la force tient précisément au secret. À ce secret qui fait que certains savent, et d’autres ignorent.
11Une illustration, d’ordre cette fois photographique, pour en témoigner, et prolonger le débat. Il y a quelques années, une dame vendit aux enchères cinquante photos de Baldus au prix unitaire de mille francs. Trois ans plus tard, détenant encore cinquante photos de ce même artiste, elle se rapprocha de son précédent acquéreur et lui demanda s’il serait intéressé par leur acquisition au même prix global de cinquante mille francs. Oui, répondit aussitôt cette personne, en se gardant bien de lui révéler qu’entre la première vente et celle-ci, elle avait revendu le premier lot de photos au prix de deux millions de francs, soit quarante fois son prix initial d’acquisition.
12L’acquéreur devait-il révéler cet élément à la venderesse qui, l’ayant appris ultérieurement, demanda la nullité de la seconde vente pour réticence dolosive de sa part ? Oui, estimèrent les juges de la cour d’appel de Paris, soucieux de sanctionner ce qui constituait à leurs yeux un comportement de mauvaise foi. Mais non, réplique ensuite, en mai 2000, la Cour de cassation, qui se contente d’observer qu’aucune obligation d’information ne pèse sur un acquéreur.
13Cette affaire est assurément très, très intéressante. D’abord, par son extrême simplicité et par sa manière, pratiquement d’école, de poser la question de la transparence. Ensuite, par le partage des opinions judiciaires qui s’est produit, sans doute révélateur de ce que serait un sondage réalisé sur la question auprès de l’opinion publique. Enfin, parce qu’elle nous renvoie assez directement, en l’absence de dispositions légales particulières, à nos consciences. Avec, d’un côté, une voie qui nous mène sur le chemin de nos intérêts, de nos affaires, de nos secrets. Et, de l’autre, une voix qui nous appelle à toute autre chose. À révéler nos forces, puisqu’elles n’ont absolument rien d’illégitime, et à les partager avec les autres. Mieux, à en faire profiter les autres. Car telle est bien, dans cette révélation à tous, la destination naturelle des trésors qui ont pu nous être confiés.
65. Et, parfois aussi, ses faiblesses
14Doit-on révéler à l’autre ses éventuelles faiblesses ? La réponse du droit est ici très nuancée.
15Parfois, elle est négative. Ainsi, la chambre sociale a refusé de faire reproche à un salarié, embauché en qualité de cadre dans une société en règlement judiciaire, de n’avoir pas signalé dans son curriculum vitae qu’il avait précédemment dirigé une société qu’il avait conduite à la liquidation des biens. De même, la chambre commerciale considère qu’une société qui est en redressement judiciaire, c’est-à-dire soumise à une procédure de traitement de ses difficultés après cessation de paiements, n’a pas davantage l’obligation de révéler à son cocontractant éventuel cette situation particulière.
16Ce qui se comprend, au demeurant, fort bien : à trop exiger, dans de tels cas, la transparence, on ruinerait sans doute toute perspective de réembauchage ou de redressement financier pour ces personnes en situation de difficulté.
17Mais, dans d’autres cas cependant, le droit continue de privilégier la transparence. Par exemple en demandant à l’assuré de communiquer à l’assureur tous les éléments permettant à celui-ci d’avoir une exacte appréciation du risque qu’il couvre, pour un calcul précis et surtout efficace de ses primes. Ou encore en réclamant au franchiseur de révéler au candidat à la franchise les perspectives d’avenir du marché, y compris lorsqu’elles ne sont pas très enthousiasmantes. La régularité de la conclusion du contrat est à ce prix.
18Certes, de tout temps, une petite marge de manœuvre est accordée aux négociateurs. Un droit, si l’on peut dire, à de menus mensonges, ou à de petits silences, le fameux dolus bonus des juristes romains, dont nous parle Cicéron en évoquant l’histoire de ce marchand qui, sachant qu’il y a une famine à Rhodes et allant y vendre son blé très cher, se garde bien de dire, en arrivant dans l’île, qu’il vient de doubler un convoi de navires chargés de froment.
19Mais la marge reste étroite, et tend même à se réduire aujourd’hui, comme en témoigne par exemple un tout récent arrêt de la Cour de cassation qui, dans une cession d’entreprise, ne pardonne pas au cédant d’avoir passé sous silence l’accident de travail subi par un salarié quelques mois avant la cession et de nature à entraîner à la charge de l’entreprise le versement d’une rente très substantielle. Il en va en effet, dit la Cour de cassation, de l’exigence impérative de contracter de bonne foi.
20Il reste que la révélation par un être de ses faiblesses, cette fois-ci personnelles et non plus patrimoniales ou économiques, peut être délicate. Humainement difficile. Comme si elle constituait une violation de l’intime. Reprenons ainsi l’exemple de l’assurance. Une chose est d’exiger de l’assuré une parfaite transparence de son patrimoine ou de ses revenus, une autre est de l’obliger à révéler toutes ses fragilités, physiques ou psychologiques. Et pourtant, les tribunaux n’hésitent généralement pas à poser, là encore, cette exigence. Ainsi qu’en témoigne cette affaire soumise il y a une dizaine d’années à la Cour de cassation.
21Pour garantir le remboursement d’un prêt qui lui avait été consenti par une banque, G. avait adhéré en 1990 à l’assurance de groupe souscrite par celle-ci auprès d’une compagnie d’assurances et qui était destinée à couvrir les risques décès et invalidité. Or, dans le formulaire d’adhésion, il avait répondu par la négative à différentes questions : « êtes-vous atteint d’une maladie ? », « avez-vous suivi ou devez-vous suivre un traitement régulier quel qu’il soit ? », et enfin « avez-vous autre chose à ajouter concernant votre état de santé actuel ou antérieur ? ». Or, l’année suivante, pour justifier d’un arrêt de travail et d’un état d’invalidité, G. avait remis à l’assureur, dont il sollicitait la garantie, un certificat médical comportant la mention « séropositif HIV depuis été 1989 ». L’assureur-groupe refusant de prendre en charge le remboursement du prêt, il l’assigna donc pour obtenir sa condamnation. Mais l’assureur répliqua en réclamant, pour sa part, l’annulation de l’adhésion pour réticence ou fausse déclaration intentionnelle. Et il a obtenu gain de cause, les juges relevant que la séropositivité est une affection de nature à entraîner des conséquences graves pour la santé, et que G., en répondant par la négative à l’ensemble des questions posées, avait modifié l’opinion pour l’assureur du risque qu’il avait à garantir.
22Néanmoins, la vigilance est ici de rigueur. Car, de nos jours, et en raison des progrès considérables de la technique, notamment dans le domaine génétique, une transparence généralisée est susceptible de contrarier profondément les équilibres humains, ainsi que l’a très bien montré Marie-Isabelle Malauzat dans sa thèse de doctorat sur « le droit face au pouvoir des données génétiques » (Presses univ. Aix-Marseille, 2000). C’est dire combien l’article 16-10 du code civil, introduit en 1994, a bien fait de préciser que « l’étude génétique des caractéristiques d’une personne ne peut être entreprise qu’à des fins médicales ou de recherche scientifique ». Et combien l’article 16-13 a eu raison d’ajouter, en 2002, que « nul ne peut faire l’objet de discrimination en raison de ses caractéristiques génétiques ».
23À l’individu, ensuite, dans de tels cas, et selon sa conscience profonde, de dire ou non les choses. De se confier ou pas, de jeter un pont vers les autres ou, au contraire, de garder en lui-même la faiblesse qui est la sienne. Comme si elle était inavouable, comment si elle recelait une certaine culpabilité.
24Considérons ainsi une dernière hypothèse, particulièrement délicate : celle où un patient présente une anomalie génétique. A-t-il ou non l’obligation de le faire directement savoir à ses proches concernés par ce diagnostic médical dans la mesure où eux-mêmes pourraient alors profiter de mesures préventives ou curatives ? La loi du 6 août 2004 a choisi de ne pas mettre à la charge de ce patient une telle obligation de révélation. Mais le médecin qui a diagnostiqué une anomalie génétique grave doit cependant informer la personne des risques que son silence fait courir aux membres de sa famille potentiellement concernés. Et la personne, ainsi informée, peut alors choisir d’avertir sa famille par une procédure particulière, la procédure d’information médicale à caractère familial. Elle indique au médecin le nom et l’adresse des membres de sa famille en précisant le lien de parenté qui les unit. Et ces informations sont ensuite transmises à l’Agence de la biomédecine qui, par l’intermédiaire d’un médecin, prévient les parents de l’existence d’une information médicale à caractère familial susceptible de les concerner et des modalités leur permettant d’y accéder. Ainsi, le choc de la révélation directe est-il épargné au patient, sans pour autant que soient compromises les chances de traiter au mieux ses proches.
66. Ouvrir les yeux sur soi-même
25On connaît la formule de La Fontaine : « Lynx envers nos pareils, et taupes envers nous ». Une formule sans doute excessive, mais qui renferme une bonne part de vérité. Car chacun de nous est à l’évidence plus doué pour épier l’autre que pour s’observer lui-même. Plus disposé aussi à interroger qu’à répondre, à juger qu’à être jugé.
26Et pourtant, combien est-il utile, indispensable même, dans un monde comme le nôtre, largement tourné vers l’événementiel et aussi, par certains côtés, le virtuel, de faire le point, intérieurement. Sans complaisance, ni dramatisation. Ni pour rire, ni pour pleurer, dirait Spinoza, mais simplement pour comprendre. Comprendre nos choix, nos comportements, nos emportements, nos espoirs, nos échecs. Bref, le sens –ou les sens-de notre vie.
27Faire ainsi, quelques instants, silence et penser. Car, comme l’écrit joliment Véronique Margron, doyenne de la Faculté théologique d’Angers, « penser nous rend présent à nous-même. Et personne ne peut venir habiter à notre place, quoiqu’il invoque et proclame ».
28Oui, penser est un acte intime, qui nous amène à ouvrir nos propres yeux, à nous rendre compte par nous-même. Et à emprunter par la suite nos propres sentiers, et non ceux qui nous sont suggérés. Ce qui, humainement, est essentiel, tant l’individu est structurellement construit pour se méfier des directions que lui proposent les autres, et n’adhérer vraiment qu’à celles qu’il se forge lui-même, pour lui-même.
29Reste donc à trouver le bon moment de ce regard vers notre invisible. Tout le monde n’a pas ici, si j’ose dire, la « chance » d’un Saul de Tarse, foudroyé un jour, sur la route de Damas, par une lumière venue du ciel et l’enveloppant de sa clarté.
30Pourtant notre vie, même empreinte d’une bien plus grande banalité, offre tôt ou tard des occasions privilégiées d’un arrêt sur cette image… invisible. Un échec, dans un parcours jusque là linéaire. Une maladie, qui nous rappelle l’existence d’un corps. Un décès, comme l’évoque Sœur Emmanuelle dans son livre « Vivre, à quoi ça sert ? » : « L’événement qui me fit entrer dans un chemin de questionnement eut lieu peu avant mes six ans. J’étais au bord de la mer, fascinée par le flux et le reflux des vagues, par l’éclat irisé de l’écume. Cette belle écume, je la vis engloutir le visage chéri de mon papa. Comment avait-il pu disparaître pour toujours dans les flots ? Où était-il allé ? Pour la première fois, j’entendis parler d’éternité ».
31Ou bien la concomitance de deux événements, tellement disproportionnés qu’elle nous permet, enfin, de lire l’essentiel. Comme le montre Dominique Sassoon, dans son superbe livre « Il y a plusieurs manières de prendre des photos », à travers cette histoire vécue : « Dans le vestiaire du bloc opératoire ont lieu les consultations dites sauvages, non programmées. Viennent là ceux qui ne sont pas dans la liste préparée par les pontes et les meneurs du pays en question. Sur l’insistance d’une pauvre mère, un bébé arrive, sanglé dans une vieille couverture. Il avait tout ce que l’on peut imaginer pour bien commencer dans la vie : un bec-de-lièvre, une malformation cardiaque, un problème digestif et les deux poignets tordus à angle droit. Et de surcroît il venait d’un quartier peu fréquentable. Et dire que, ce matin, j’ai râlé parce que le bacon était brûlé »…
32Ou encore, par exemple, une détention car, pour un prisonnier, les petits incidents de la vie quotidienne ne suffisent plus à remplir des heures devenues trop nombreuses et trop longues. Récemment, je relisais ainsi ces quelques lignes écrites par l’aumônier d’un camp lors de la dernière guerre mondiale : « Le prisonnier de guerre ne se demande plus : « Comment vais-je gagner ma vie ? Mais à quoi sert la vie ? Il ne se demande plus : Quel cadeau de fête offrirai-je à ma femme ? Mais : Qu’est-ce que l’amour ? Il ne se demande plus : Quel costume mettrai-je à l’enterrement de mon grand-père ? Mais qu’est-ce que la mort ? ».
33À côté de ces nuits, véritables « réserves d’être » pour reprendre l’expression de Péguy, il est aussi d’autres moments plus pacifiés qui permettent d’ouvrir les yeux. Selon la sensibilité de chacun. La beauté d’un paysage que l’on découvre, une ville à laquelle on dit au revoir. Le dépouillement d’une église. La force d’un roman. Un succès, tellement attendu, tellement espéré, et qui s’efface doucement. La légèreté d’un instant. Le sourire d’un enfant. Quelques notes de musique. Un vol d’oiseaux, à tire d’ailes. Ou bien la contemplation toute simple de cet être si discret, pudique, dont le rayonnement au milieu des épreuves qu’il traverse ôte lentement de nos yeux les écailles qui les recouvraient.
34Peu importe au fond. L’essentiel est ailleurs. Dans notre regard sur nous-même. Simple, dépouillé, sans artifice. Doucement, le temps nécessaire pour se poser les vraies questions. Même si cela nous coûte, et même si cette activité est sans doute la plus épuisante des activités humaines ! S’interroger sans d’ailleurs nécessairement répondre. Avec le cœur serein, et surtout sans peur inutile. Sans inquiétude du lendemain ni regret d’hier. Tout au contraire, pour mieux construire. Avec soi-même. Et les autres.
67. Et tendre l’oreille à l’autre
35S’il est, de nos jours, un principe auquel les juristes attachent de l’importance, c’est bien le principe du contradictoire. Donner à chacun le droit de s’exprimer, de faire valoir ses arguments, de réagir par rapport aux documents ou aux pièces produites dans un procès. Et demander, par ailleurs, à celles et ceux appelés à trancher, ou à sanctionner, de commencer par les écouter. De tendre vers eux une oreille, sinon bienveillante, du moins attentive.
36Les hypothèses sont ainsi, de nos jours, fort nombreuses où cette exigence d’écoute est posée par nos tribunaux. On pense naturellement aux procès ordinaires, civils ou commerciaux, où les deux plaideurs doivent pouvoir s’exprimer, à travers le plus souvent leurs avocats. Et, bien sûr, aux procès pénaux où l’accusé reçoit même le droit de s’exprimer en dernier.
37Mais bien d’autres cas peuvent être évoqués. Par exemple, la révocation d’un dirigeant de société, ou l’exclusion d’un membre d’association par une assemblée générale qui ne peut valablement se prononcer qu’après avoir permis à l’intéressé de faire valoir son point de vue. Ou encore l’audience par laquelle un tribunal doit statuer sur la prorogation de la rétention administrative d’un étranger : procédure nulle, nous dit la Cour de cassation, si l’étranger n’est pas convoqué à cette audience et donc en mesure de parler.
38Obligation d’écoute encore lors d’une rupture de contrat, comme en témoigne un arrêt de la chambre commerciale de 2003. Ici, le fabricant d’une grande marque automobile avait appris par la presse que le dirigeant de la société concessionnaire avait été condamné par le tribunal correctionnel pour tromperie sur deux véhicules d’occasion. Aussi, par courrier, elle lui demanda de s’expliquer sur ces faits. Mais aucune des deux parties ne provoqua une rencontre et, en conséquence, l’explication qui était pourtant nécessaire au regard de la gravité de la situation. Et trois semaines plus tard, alors qu’il savait très bien que le dirigeant avait fait appel du jugement le condamnant, le fabricant notifiait à la société concessionnaire sa décision de résilier. Comportement abusif, répondent les juges saisis par cette dernière. Et confirme à son tour la Cour de cassation. Avant de résilier, le concédant avait l’obligation, sous peine d’être de mauvaise foi, de recueillir les explications de son concessionnaire.
39Obligation d’écoute aussi, et tout particulièrement, lorsque la décision à intervenir concerne un enfant. Écoutons (à notre tour !) la Cour de cassation, dans son bel arrêt du 18 mai 2005. À la suite du divorce de ses parents, la résidence d’une petite fille est fixée chez sa mère, dans le Morbihan. Quelque temps plus tard, celle-ci part s’installer avec elle aux États-Unis. Le père de l’enfant tente alors d’obtenir le transfert en France de la résidence de sa fille. Et là, tandis que la cour d’appel de Rennes est sur le point de statuer puisqu’elle est en cours de délibéré, cette fille, alors âgée de douze ans, adresse à la juridiction une lettre. Une lettre dans laquelle elle évoque son refus de continuer à vivre aux États-Unis et son souhait d’être entendue. Mais les juges rennais rejettent la demande du père sans tenir compte de la lettre de l’enfant, et sans même s’expliquer sur leur refus de procéder à son audition. La cassation tombe, nette, éloquente : « dans toutes les décisions qui concernent les enfants, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale ; lorsque le mineur capable de discernement demande à être entendu, il peut présenter sa demande au juge en tout état de la procédure et même, pour la première fois, en cause d’appel ; son audition ne peut être écartée que par une décision spécialement motivée ».
40Écouter, la démarche est assurément essentielle. Tout particulièrement dans un monde où les lieux de débat, notamment entre générations, se réduisent beaucoup, où les décisions doivent souvent se prendre dans l’urgence, et où les êtres peuvent avoir parfois le sentiment d’être traités de manière numérisée. Essentielle pour mieux comprendre, brasser des expériences, s’enrichir mutuellement.
41Mais une démarche, il faut bien l’avouer, souvent difficile. Car il faut prendre sur soi pour tendre, une fois encore, l’oreille lorsque la journée se termine, lorsqu’un énième étudiant vient en remplacer un autre, lorsque se présente un enfant, une personne âgée, un client, un patient, bref le quémandeur d’un petit instant d’attention. Oui, combien de fois est-on tenté de se saisir du premier prétexte venu, du premier bafouillement de l’autre pour abréger son écoute. Et pourtant, comme par malice, combien de fois est-ce dans ces instants que l’écoute est la plus nécessaire ? Combien de fois, aussi, avons-nous constaté, dans des cas où l’on avait hésité à accorder un rendez-vous parce que l’on était surchargé, que nous avions eu finalement raison de le faire. Car nous avions découvert, tout simplement, un être, une histoire, des circonstances… Et trouvé un infini plaisir à écouter, lui et nous.
68. En prenant le risque de se laisser convaincre
42Écouter est bien, entendre est encore mieux. Entendre, c’est-à-dire, accepter de remettre en question « sa » vérité pour faire place à celle de l’autre.
43Ce qui suppose d’abord que l’on écoute avec un cerveau disponible, en ne pensant pas à tout autre chose, à ses problèmes personnels, à d’autres affaires en cours ou encore à ses expériences passées. Bref, que l’on s’abstienne d’utiliser immédiatement la formule-réflexe « Cela me rappelle ce qui m’est arrivé un jour », et que l’on soit surtout prêt à faire le vide dans ses propres préoccupations pour prendre en charge celles des autres. Ce que la Cour européenne des droits de l’homme vient de dire à sa façon, dans une décision du 19 octobre 2004, en indiquant que le déroulement d’un procès équitable suppose, concrètement, que les accusés et leurs avocats puissent suivre les débats, répondre aux questions et exposer leurs arguments dans un état physique normal, à l’abri d’une fatigue excessive. Et, dans le même ordre d’idées, que juges et jurés bénéficient eux-mêmes de leurs pleines capacités de concentration et d’attention pour suivre les débats et pouvoir rendre un jugement éclairé. Ce qui n’est pas du tout le cas, ajoute la Cour de Strasbourg, lorsque l’avocat de la défense est amené à plaider vers 5 heures du matin, après plus de quinze heures de débats !
44Ce qui suppose ensuite que l’autre puisse participer et s’exprimer correctement, efficacement. Ainsi que notre Cour de cassation vient de le dire à sa manière, dans un arrêt du 29 juin 2005, en précisant que tout prévenu a le droit de se faire assister gratuitement par un interprète pour s’entretenir, dans une langue qu’il comprend, avec l’avocat commis pour préparer sa défense.
45Et ce qui suppose enfin une certaine humilité. L’humilité d’accepter que le dossier de la vérité puisse être rouvert et reconsidéré, au vu de nouvelles pièces, de nouveaux témoignages, de nouveaux arguments. Que les choses humaines ne sont pas figées, qu’elles sont sans doute même le plus souvent très ouvertes, et que, de l’écoute des autres, peut naître le bon, et parfois même l’excellent.
46Le droit offre d’ailleurs lui-même, à sa façon, quelques exemples de ces écoutes constructives, susceptibles de renverser des solutions précédemment arrêtées. L’un est fourni par la procédure d’opposition, mise en œuvre à la demande d’un plaideur qui n’a pas défendu sa cause la première fois devant le tribunal où il était assigné par son adversaire. Cette voie de recours remet, en effet, en question, devant ce même tribunal, tous les points, de fait et de droit, précédemment jugés par défaut. C’est dire que, cette fois-ci, le plaideur sera écouté, au même titre d’ailleurs que celui qui avait comparu la première fois, et que, sur la base de cette écoute, le juge pourra adopter une solution radicalement différente, ou s’en tenir à la précédente.
47De même, en matière pénale, lorsque l’accusé est en fuite, la cour d’assises est amenée à rendre une décision de condamnation par contumace. Pour laquelle, précise le code de procédure pénale, aucun avocat ne peut se présenter. Mais, demain, si le contumax se constitue prisonnier ou est arrêté avant que la peine soit éteinte par prescription, la décision et les procédures antérieures sont anéanties de plein droit, et il est alors procédé, dans la forme ordinaire, à un nouveau procès. Au cours duquel, cette fois-ci, l’accusé est naturellement écouté, son avocat aussi, et où un acquittement est donc parfaitement concevable.
48Entendre, c’est donc bien prendre le risque de se laisser convaincre. Soumettre ses propres certitudes à l’épreuve de l’autre. Sans peur, avec tout au contraire la conviction qu’on en sortira plus fort. Enrichi et non amoindri. Compris et non combattu. Conquérant et non vaincu. Car, paradoxalement, en acceptant de se laisser convaincre, l’être acquiert aussi ce pouvoir, infiniment précieux, de pouvoir convaincre l’autre. Pouvoir de le convaincre vraiment, en profondeur. D’être suivi sans commander, en douceur et par la vérité.
69. Dédramatiser
49« Ne pas faire d’un moustique un éléphant »…C’est par ces quelques mots que le moine bénédictin allemand Anselm Grün suggère de ne pas radicaliser ses positions, de ne pas privilégier le contentieux, mais, toujours, de rechercher les solutions d’apaisement et de conciliation, bref d’être lent à la colère et plein d’amour. Aux antipodes de cette antique loi du talion qui prévoyait, en cas de dommage corporel, une stricte équivalence entre le tort causé et la peine infligée en retour.
50Le droit contemporain a d’ailleurs pris lui-même conscience de tous les avantages des solutions amiables. À l’instar des pays de l’Extrême-Orient qui, pénétrés de morale confucéenne, les pratiquent pour leur part depuis longtemps. Ainsi, en 2003, la Cour de cassation a rendu un arrêt, techniquement très important, qui fait de la clause de conciliation qui serait présente dans un contrat un préalable nécessaire à respecter en toutes circonstances. C’est dire que la partie qui saisirait immédiatement le juge, sans passer par cette phase première de conciliation prévue dans l’accord initial, formulerait une demande irrecevable, vouée à un inexorable rejet.
51Dans le même esprit, l’heure est à la médiation et à la recherche d’une solution transactionnelle, sous l’égide d’un tiers, le médiateur, qui s’efforcera de provoquer le rapprochement des parties. Car, comme le disait déjà Balzac dans « Les Illusions Perdues », en reprenant la formule d’un avocat du xviième siècle, Géraud de Maynard, « mauvais arrangement vaut mieux que bon procès » ! Médiateur de la République, médiateur de l’Union européenne, médiateurs de radios ou de chaînes de télévision, médiateurs dans les litiges sociaux, médiateurs en matière familiale, les médiateurs se multiplient aujourd’hui, pour contrebalancer et surtout freiner ce mouvement d’exacerbation des droits individuels qui a paru se développer vers la fin du siècle précédent. Il n’est pas jusqu’à la matière pénale, pourtant traditionnellement dominée par des principes impératifs d’ordre public, qui ne soit atteinte par ce mouvement. Ainsi, par exemple, le procureur peut-il désormais choisir de ne pas déclencher l’action publique en échange de l’engagement pris par l’auteur de l’infraction de s’orienter vers une structure sanitaire, sociale ou professionnelle (stage, formation, stage de sensibilisation à la sécurité routière).
52Ce dont on ne peut, naturellement, que se réjouir. Car, loin d’être un aveu de faiblesse de la part de personnes qui douteraient de leur bon droit, et souhaiteraient donc éviter la bataille judiciaire de peur de la perdre, la médiation est à notre sens une très belle expression de maturité personnelle. En ce qu’elle révèle une capacité de mesurer la relative faiblesse de sa propre position et, plus encore, de comprendre qu’un autre existe. Qui a lui-même sa raison d’agir, sa vision des choses, ses sentiments, ses obligations, ses espérances.
53Au surplus, la recherche d’une solution apaisée, sereine peut aussi offrir le gros avantage d’atténuer les dégâts collatéraux. Le plus souvent, en effet, les conflits qui opposent deux êtres rejaillissent sur d’autres, qui peuvent en être des victimes indirectes, plus ou moins conscientes, parfois amenées à se solidariser avec l’un des deux, parfois cantonnés au rôle de spectateurs passifs mais toujours attristés de ces combats sans fin. Par une médiation réussie, les douleurs peuvent, sinon disparaître, du moins s’atténuer. Prenons ainsi l’exemple que rapportait récemment, dans la Gazette du Palais, la présidente Béatrice Blohorn-Brenner. Deux parents, en conflit ouvert, avaient la garde alternée de leur fils, âgé de six ans, une semaine la mère, et l’autre semaine le père. Or la mère souhaitait pouvoir garder l’enfant, à la place de la baby-sitter, tous les mercredis après-midi, même les semaines où elle n’avait pas l’hébergement de l’enfant. Mais le père s’y opposait en prétendant que, lorsqu’il voyait sa mère, l’enfant était très perturbé et qu’il lui fallait plusieurs jours pour retrouver sa sérénité. En médiation, les parents se sont expliqués et ont réussi, en renouant le dialogue, à trouver un meilleur terrain d’entente pour leur fils : non seulement, la mère a obtenu le droit de s’occuper de son fils tous les mercredis mais, de plus, il a été convenu que si le parent qui hébergeait l’enfant devait s’absenter un soir, il téléphonerait à l’autre, avant de faire appel à une baby-sitter. Si bien qu’en quittant son ex-mari, la mère lui a dit : « S… va être content de savoir que, pour la première fois, son papa et sa maman se sont mis d’accord pour lui » !
54Oui, rechercher ainsi l’apaisement, savoir dédramatiser, c’est faire un pas important vers l’autre mais aussi, d’une certaine façon, vers nous-même. Vers ce qu’il y a de meilleur en nous. Notre capacité de gommer les aspérités et les angles, et de privilégier les rapprochements et les courbes. Notre aptitude, aussi, à faire preuve d’indulgence, de clémence, bref à pardonner…
55Pardonner, le mot est avant tout humain. Peu juridique, même si, de temps à autre, le droit lui donne quelque consistance. Ainsi, l’article 244 du Code civil précise que « la réconciliation des époux intervenue depuis les faits allégués empêche de les invoquer comme cause de divorce ». Autrement dit, si un époux a pardonné à l’autre ses frasques passées, il ne peut pas ensuite s’en prévaloir dans une ultérieure procédure de divorce. Oui, « pardonné » car la simple reprise de la vie commune postérieurement à l’inconduite ne suffit pas à provoquer cet oubli juridique, fondée qu’elle peut être sur des nécessités purement matérielles ; il faut donc en outre, nous dit la jurisprudence, qu’elle s’accompagne d’une volonté délibérée d’oublier le passé.
56Car là est bien le sens profond du pardon. De cette réconciliation à l’autre par le don, nécessairement gratuit, de sa tendresse. Sans arrière-pensée. Sans esprit de calcul. Et sans limite, aussi. Pardonner non pas une fois, ou même deux, mais, nous a-t-on suggéré, soixante-dix-sept fois sept fois, soit très exactement cinq cent trente-neuf fois !
57En abondance, pour refermer les plaies et se tourner résolument vers le seul avenir. Le seul qui compte aujourd’hui. Écoutons ainsi un instant Marguerite Barantkitse, cette Tutsie qui s’est mise depuis plusieurs années au service de la réconciliation au Burundi (La Croix, 20 novembre 2005) : « J’ai vu l’humain réduit au pire, écrasé, nié. J’ai progressivement accepté de ne pas comprendre la part monstrueuse et destructrice de l’être humain. J’ignore pourquoi j’ai été choisie dans cette foule pour agir, mais je sais qu’aujourd’hui plus que jamais, j’ai l’audace de construire. Là où ont abondé les atrocités, je cherche à faire jaillir la joie. Je ne suis pas là pour accuser ni réparer, mais pour accompagner des enfants, pour les aider à puiser en eux les forces de la vie en dépit des heures terribles qu’ils ont vécues. Pour leur dire qu’ils sont des princes et des princesses. Pour les aider à découvrir la beauté de la vie. Mon rêve : que l’éducation à la paix donne naissance à une nouvelle génération qui portera la lumière du pardon sur toutes les collines ». Et cette passionnée de réconciliation et de paix conclut : « Nous avons besoin d’actes pour déraciner le germe de cette folie qui a eu lieu. Nous avons aussi besoin que justice soit faite. Sans justice, il n’y a pas de paix. Mais en tendant la main au criminel, en lui offrant une chance de demander pardon, on rejoint l’humanité qui est en lui, on la ravive, on chasse les ténèbres ».
70. Mais aussi trancher…
58« Que justice soit faite ». L’expression qu’utilisait à l’instant Marguerite Barantkitse révèle qu’il est parfois des cas où le pardon ne doit pas signifier indulgence envers le mal ou le tort causé à l’autre. D’une certaine façon, et comme l’écrivait d’ailleurs Jean-Paul II dans son encyclique « Dives in misecordia », la réparation du mal et du scandale, le dédommagement du tort ou de l’offense sont alors des conditions mêmes du pardon. Car, sans ces préalables, l’avenir ne peut se reconstruire dans la clarté. C’est-à-dire dans l’identification du permis et de l’interdit, du tolérable et de l’intolérable. Ou encore, plus simplement dit, et parce qu’ils existent et coexistent depuis bien longtemps, à la manière de vieux frères ennemis, du bien et du mal…
59C’est dire qu’il faut alors trancher. Affirmer que l’un a raison et l’autre tort. Se garder en conséquence des solutions molles, qui ne satisfont d’ailleurs le plus souvent personne, et surtout démotivent et décrédibilisent. Ou encore de certaines solutions mal négociées entre des personnes d’inégale force, et qui feraient nécessairement la part trop belle à l’une, et une part trop réduite à l’autre.
60Autrement dit, trancher dans le vif, et par principe, pour aller droit. Comment ne pas évoquer alors le fameux roi Salomon et son plus célèbre jugement, parmi les trois mille que le narrateur biblique lui attribue ? Dans son superbe « Flexible droit », Jean Carbonnier nous présente cette très grande figure, fils de David et Bethsabée, et grand juriste s’il en fut. C’est ainsi lui qui, par ordonnance, reconnut au premier venu le droit de se frayer un passage sur la propriété privée d’autrui lorsqu’il trouve une voie publique barrée le privant d’accès. Place donc au grand Salomon ! Nous voici en 970 avant Jésus-Christ. Deux prostituées qui habitent seules sous le même toit, viennent d’accoucher à trois jours d’intervalle et dans la même maison, toutes les deux d’un garçon. Le soir, chacune couche avec son nouveau-né près d’elle. Or voici qu’un matin, l’une d’elles ne trouve plus dans son lit qu’un petit cadavre. Elle se demande alors si elle a étouffé l’enfant en dormant, puis croit reconnaître le fils de sa voisine, et pense donc que celle-ci a procédé à une substitution durant la nuit. Ce que l’autre mère nie farouchement. Évidemment, l’enfant vivant a une mère de trop. Laquelle ? Salomon, n’ayant pas les ressources contemporaines de la génétique, va d’abord les écouter, l’une puis l’autre, dans un parfait respect du principe du contradictoire ainsi qu’en atteste le Livre des proverbes. Puis sa décision est prise, il va trancher. Une décision particulièrement opportune puisque, devant sa suggestion de couper l’enfant en deux, la vraie mère va retirer sa prétention, préférant renoncer à son fils plutôt que de le voir mourir. Et, ce faisant, elle se révèle aux yeux du juge, qui lui rend son enfant ! Justice est ainsi faite.
61Oui, le juge ne saurait se dérober, sous peine de commettre ce que les juristes appellent un déni de justice, et plus concrètement, de laisser s’altérer une situation ou encore se perpétuer une injustice. L’article 4 du Code civil lui ôte d’ailleurs à cet égard tout mauvais prétexte, en précisant qu’il engagerait sa responsabilité s’il refusait de statuer dans le litige qui lui est soumis au motif que la loi est muette, obscure ou insuffisante, ou encore en se fondant sur l’insuffisance des preuves qui lui sont fournies par les parties. Un exemple très concret, donné par la Cour de cassation trois mille ans après l’intervention du roi Salomon, et dans un contexte heureusement moins dramatique. Une cour d’appel avait refusé de désigner, entre les deux justiciables en conflit devant elle, le propriétaire d’un bien, alors que ce dernier appartenait forcément à l’une des deux parties en vertu d’une donation-partage. Les motifs par elle avancés : aucune des parties n’avait prouvé la supériorité de son droit et les données de l’expertise ne permettaient pas d’appliquer les titres sur le terrain. La Cour de cassation la censure en lui reprochant d’avoir commis un déni de justice !
62Ainsi, le juge n’a pas le pouvoir de prendre la tangente, ni même parfois celui d’arrondir les angles dès lors que le droit lui impose une direction précise. Considérons, pour nous en convaincre encore, cette affaire soumise à la cour d’appel de Paris à la fin de l’année 2003. Une association, dénommée « Société perpendiculaire », avait confié il y a quelques années à la société Flammarion la publication de sa revue « Perpendiculaire », dont le comité de rédaction comprenait Michel Houellebecq. Or la majorité des membres de ce comité, trouvant les positions prises par ce dernier trop extrémistes et conservatrices, voulut non seulement l’exclure mais encore prit l’initiative de polémiquer avec lui par plusieurs médias interposés. Devant cette situation, la société Flammarion décida donc de rompre ses relations contractuelles avec l’association, partant de l’idée qu’elle ne pouvait plus continuer à publier une revue qui prenait à parti l’un de ses auteurs. L’association lui fit alors un procès. Mais le perdit, car la cour de Paris, devant nécessairement prendre parti, donne raison à la société Flammarion. D’un côté, « celle-ci qui, cumulativement, assurait la publication de la revue et l’édition des ouvrages de l’un des auteurs faisant partie du Comité de rédaction de cette revue, avait l’obligation, au vu de cette situation et en présence d’un conflit avéré, de s’abstenir de tout acte pouvant discréditer cet auteur, fût-ce par l’intermédiaire de la revue qu’elle publiait ». Et, de l’autre, l’association Société perpendiculaire, en plaçant le conflit avec Michel Houellebecq sur la place publique, avait commis envers la société Flammarion une faute suffisamment grave pour justifier de la part de son cocontractant une résiliation unilatérale et sans préavis.
63Trancher, comme ici, à angles très droits, et aussi, dans certaines circonstances qui le justifient, sanctionner. Pour rendre justice tant aux victimes qu’aux coupables.
71. Et, si nécessaire, sanctionner
64Ce qui n’est pas, au demeurant, toujours aussi facile qu’on pourrait le croire. Car, s’il est parfois des sanctionnateurs par nature, qui trouvent bizarrement leur épanouissement dans la répression des fautes, il est aussi, et sans doute plus fréquemment, des bienveillants constitutionnels, qui reculent devant le prononcé des sanctions. Par timidité, scrupule, ou encore, peut-être, par un excessif souci de plaire ou, plutôt, de ne pas déplaire. Or, ainsi que le remarquait fort justement ce grand défenseur de la doctrine sociale de l’Église que fut le jésuite chilien Alberto Hurtado, « l’amour des autres a un présupposé, qu’on oublie souvent, c’est la justice. Il est plus facile d’être bienveillant que juste, mais la bienveillance fondée sur une injustice provoque un profond ressentiment ».
65Il reste que la pratique de la sanction est elle-même un exercice des plus délicats. Si elle ne veut pas, en effet, tomber à plat ou dans un arbitraire toujours regrettable, elle suppose que soient d’abord clairement délimités les comportements qui ont seuls vocation à la justifier. Des comportements réellement fautifs, intentionnels, ou à tout le moins délibérés, et non pas, comme trop souvent aujourd’hui dans notre droit de la responsabilité, de simples prises de décisions parfaitement admissibles mais qui, au final, auront causé préjudice à autrui. Car, sinon, comme d’ailleurs le langage courant en porte témoignage, prises de décisions et prises de responsabilité deviendront synonymes, ce qui n’est évidemment pas du tout souhaitable.
66La sanction doit, par ailleurs, être individualisée, c’est-à-dire adaptée à chaque cas particulier. Avec, notamment ici, le souci qu’il doit y avoir, dans les cas de responsabilité collective, de rendre à chacun l’exacte part qui lui revient. De distinguer l’homme (ou la femme…) de paille du véritable décideur, souvent fort discret. D’atteindre aussi le complice, et même aujourd’hui le complice du complice puisque, depuis un arrêt du 15 décembre 2004, la chambre criminelle de la Cour de cassation laisse clairement entendre que la chose est désormais juridiquement possible.
67Au cas d’espèce, l’employé d’une compagnie d’assurances avait conçu une opération frauduleuse consistant à profiter de la résiliation récente de contrats pour y imputer des déclarations de sinistres imaginaires, provoquant de la sorte la remise de chèques tirés sur la compagnie d’assurances. Et un complice était, pour sa part, chargé de recruter des tiers qui encaissaient ces chèques puis en remettaient le montant correspondant en espèces, en contrepartie d’une rétribution. Or l’une de ces personnes, démarchée par le complice de premier rang, fut précisément poursuivie, qui avait notamment encaissé un chèque et enrôlé à son tour d’autres personnes dans l’opération. Complice de complice d’escroquerie, et donc complice lui-même ? Oui, considère la chambre criminelle qui, fort justement, opte donc pour le principe d’une sanction.
68Enfin et peut-être même surtout, la sanction doit satisfaire l’égalité. C’est-à-dire être identique pour tous ceux qui se trouvent placés dans des conditions identiques. Sous peine, là encore, de perdre tout crédit, toute exemplarité. Comment, en effet, pourrait-on dans un État justifier la sanction d’un vol de carte de crédit par un petit malfrat si, au plus niveau, le monarque lui-même utilisait frauduleusement, et en toute impunité, la carte de crédit de l’État ?
72. Savoir attendre…
69Le droit a toujours été partagé. Entre l’instant et la durée, l’immédiateté et l’attente. Mais sans doute l’est-il encore davantage de nos jours, où tout semble immédiatement possible et tout, en même temps, paraît terriblement provisoire.
70Urgence d’agir, comme dans la procédure de référé, où le juge va prescrire rapidement les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser sur le champ un trouble manifestement illicite. Nomination accélérée d’un administrateur judiciaire à la place de dirigeants qui, demain, conduiraient inexorablement la société à la ruine ; fermeture immédiate d’un établissement, ouvert au mépris d’un engagement de non-concurrence ; interdiction faite à une société de continuer à utiliser le nom d’un sportif connu qui vient il y a quelques jours à peine de retirer son autorisation ; saisie conservatoire d’un navire qui est aujourd’hui au port, tandis que, demain, il sera déjà au large. Dans tous ces cas, il faut agir vite.
71Et parfois aussi, réagir vite. Pour faire immédiatement cesser le trouble à l’ordre public et sanctionner publiquement ceux qui l’ont occasionné. Tel est le sens de la procédure pénale dite de flagrance, que l’article 53 du Code de procédure pénale organise alors que le crime ou le délit est encore tout chaud, ou bien « lorsque, dans un temps très voisin de l’action, la personne soupçonnée est poursuivie par la clameur publique, ou est trouvée en possession d’objets, ou présente des traces ou indices, laissant penser qu’elle a participé au crime ou au délit ».
72Mais en même temps, une bonne justice suppose, le plus souvent, des réflexions et des comparaisons, des investigations et des attentions. Bref, du temps et de la sérénité…Et puis, combien de fois est-il impossible, en droit, de mettre immédiatement en place la situation qui a vocation à être, sinon définitive (le mot n’a plus guère de sens de notre jours), du moins pérenne ? Laure Merland le montre parfaitement, dans sa belle thèse de doctorat sur « le provisoire en droit » (éd. Presses universitaires d’Aix-Marseille). Il faut alors savoir gérer le présent, au mieux des intérêts de chacun, et prendre les bonnes mesures en attendant celles, plus réfléchies, qui les remplaceront demain : garde provisoire des enfants, versement d’une provision à la victime, attribution provisoire d’identité, engagement sous condition, détention provisoire, ou encore lois expérimentales, adoptées pour une période de temps déterminée à l’issue de laquelle un bilan sera fait pour améliorer le système. Tout autant de mesures d’attente du définitif, désireuses d’éviter que le présent ne compromette l’avenir ou, mieux encore, de faire en sorte qu’il le prépare efficacement.
73Ainsi, le droit est-il loin, même de nos jours, d’être hostile à l’idée d’attente. Certes, nous répliquera-t-on, il est des cas où ce même droit ferme toute action au seul motif qu’il s’est écoulé trop de temps depuis l’atteinte commise, et qu’il y a donc, selon son expression, prescription. C’est vrai, mais, en attendant les dix ou trente ans généralement requis par la loi pour qu’il en soit ainsi, il est toujours temps d’agir. Et la simple passivité prolongée ne constitue nullement, en particulier, un obstacle à l’admission de la demande, ainsi que le rappelle régulièrement la Cour de cassation. Et que ne pourrait-on dire encore du mariage in extremis ou de la reconnaissance d’enfant in extremis, qui interviennent par hypothèse aux tout derniers instants de celle ou celui qui y consent, avant qu’il ne soit cette fois-ci définitivement trop tard en ce bas-monde.
74De tout cela, il y aurait, nous semble-t-il, toute une série d’enseignements à tirer pour nous-mêmes. Par exemple, l’idée que l’urgence oblige bien souvent à ne plus tergiverser et donc à agir, comme le savent bien, dans le domaine qui est le mien, le thésard qui doit soutenir sa thèse avant une date-butoir imposée par l’Administration, l’avocat obligé de déposer ses conclusions au jour prescrit par le juge ou encore le professeur dont le rapport est attendu à un colloque qui se rapproche à grande vitesse !
75Mais je préfère n’en développer ici qu’un seul, tant il me paraît prédominant. Cet enseignement, c’est l’importance de l’attente. Notre monde contemporain n’y est pas, en effet, fondamentalement préparé. Récemment, Marguerite Léna se demandait ainsi, dans La Croix (24 novembre 2005) : « Saurons-nous encore attendre, quand la mondialisation nous offre des oranges en plein été et des fraises en plein hiver ? Quand incertitudes économiques, catastrophes naturelles et violences guerrières se conjuguent pour décourager la patience des semailles et l’attente des moissons ». Oui, notre monde paraît en quelque sorte condamné à l’immédiateté, aux illusions fugaces, à la frénésie, au poids des instants. Sans pouvoir réellement arrêter la machine qui l’entraîne et, parfois même, paraît le broyer. Comme si nous vivions ce que le sociologue Francis Jauréguiberry appelle joliment un « présent perpétuel », à la manière dont les jeunes, et même souvent les moins jeunes, conçoivent aujourd’hui l’utilisation d’un téléphone portable, ou encore pratiquent le zapping télévisuel, pour faire le plein d'images et n’en regarder, finalement, aucune vraiment.
76Or, combien l’attente est-elle belle et féconde !
77L’attente, c’est d’abord la confiance que le printemps reverdira. Que l’être cher reviendra, que le bon grain produira des fruits, que la santé, aujourd’hui en veilleuse, resplendira à nouveau, que le prisonnier sera délivré, que celles et ceux qui, aujourd’hui, ne se comprennent pas renoueront demain le dialogue. Ou encore, plus légèrement, que le chef d’œuvre sera enfin redécouvert (pas vrai, cher Franz Schubert, avec ta merveilleuse symphonie n° 8 en mi mineur !) ou que le club, aujourd’hui au profondeur du classement, sera un jour champion de France (pas vrai, cher Francis Rui, si attaché au Castres Olympique !). Et cela, avec toute la patience qui convient aux choses humaines. Doucement, sereinement, sans limite, à la manière de ce fermier dont nous parle Luc, et qui, au maître qui lui suggère de couper un figuier qui n’a rien donné depuis trois ans, répond : « Attends encore un peu, je vais mettre du fumier autour, et s’il ne donne toujours rien, alors là, je le couperai ».
78L’attente, c’est aussi le souci d’y voir plus juste. Car avec le temps, les événements et les sentiments prennent plus de relief. Les choses de la vie se décantent, donnant à notre regard plus de perspicacité, et bien souvent aussi plus d’indulgence.
79L’attente, c’est encore une place donnée, avec humilité, au hasard. Combien de fois, parce que nous avons choisi la patience ou parce qu’elle nous a été imposée, avons-nous été confronté à un événement imprévu, qui a bouleversé notre vie ? Qui l’a orientée si différemment des projets que nous avions arrêtés pour elle. Les scientifiques le savent d’ailleurs bien, fréquemment amenés à constater que les découvertes tiennent à des événements qu’ils n’ont pas programmés et qui s’inscrivent au hasard du temps, alors qu’on ne les attendait plus nécessairement ! Ainsi, tout récemment, lors d’une expérience en laboratoire sur le collage du bois, un technicien oublia tout simplement la colle ! Or quelle ne fut pas la surprise de l’équipe scientifique franco-suisse de Tony Pizzi, de l’Université de Nancy et Balz Gfeller, de la Haute École d’architecture de génie civil et du bois de Bienne, de constater que le seul frottement sous pression des deux pièces l’une contre l’autre dans la machine de soudage suffisait à coller le bois. Car aux températures très élevées obtenues par la friction, la lignine et l’hémicellulose qui constituent la paroi des fibres de bois changent d’état et de comportement, les fibres « fondent », s’enchevêtrent et se soudent les unes aux autres sous l’effet de la pression. De sorte qu’en l’espace de quelques secondes, elles forment un joint à la surface de contact entre les pièces aussi performant qu’un collage après vingt-quatre heures de collage !
80Oui, attendre présente beaucoup de vertus, au point qu’un proverbe japonais, qui n’est d’ailleurs pas prophète en son pays, n’hésite pas à recommander à celui qui est pressé, de faire un détour !
81Mais attendre tout en étant vigilant. Guetteur de l’aurore. C’est à cette condition, en effet, qu’on peut espérer recevoir. À défaut, le trésor passera devant nous, mais nous ne le verrons pas, enfermé dans nos préoccupations de l’instant.
73. Mais accepter aussi de tourner la page
82L’expérience de la vie révèle cependant des situations irréversibles. Des ruptures consommées, des attentes désormais sans objet.
83Le droit souligne alors souvent l’utilité d’en prendre acte. Y compris lorsque la douleur est profonde, et la page, difficile à tourner. Ainsi par exemple, la cour d’appel d’Agen juge que, même fort grande, la souffrance qu’un époux séparé de corps éprouve à l’idée que son épouse est en passe de refaire sa vie avec un autre ne l’autorise pas à lui faire subir un harcèlement de tous les instants…Et c’est un même enseignement que livre, à son tour, la Cour de cassation dans une affaire soumise à son examen en 2004. Arrêtons-nous y quelques instants.
84Après plusieurs années de mariage, deux époux s’étaient séparés d’un commun accord. Puis, deux ans plus tard, l’épouse adressait à son mari une lettre dans laquelle elle l’informait qu’elle avait rencontré un autre homme dont elle partageait désormais l’existence. Or, après avoir apparemment accepté cette liaison, le mari décida d’assigner son épouse en divorce pour faute. Débouté de sa demande par les juges aixois, il forma un pourvoi en cassation où il rappela le caractère impératif des obligations du mariage et fit valoir qu’en l’absence de toute réconciliation, le seul fait qu’il ait accepté l’adultère de son épouse ne lui interdisait pas de solliciter ensuite le divorce pour ce motif. Mais la Cour de cassation ne l’a pas reçu : « compte tenu du contexte amiable » de la séparation, les juges du fond avaient pu souverainement considérer que la faute de l’épouse n’avait pas le caractère de gravité nécessaire pour en faire une cause de divorce.
85Que retenir de ces positions, sinon qu’il est des cas où il faut savoir tourner définitivement le dos au passé. Ne pas insister, ne pas s’acharner face à l’indifférence ou à l’hostilité, bref avoir la sagesse – et je dirai même l’humilité-de tourner ses regards vers un ailleurs. Quelle que soit la douleur, souvent très profonde, qu’un tel renoncement provoque nécessairement.
86Une telle attitude paraît, à vrai dire, essentielle pour deux raisons qui se complètent. La première, c’est la nécessité de se reconstruire soi-même. Pour cet objectif de survie, il est indispensable de ne pas donner place indéfiniment à l’angoisse, l’agressivité, la colère, le désir de vengeance. Et de ne pas entretenir aussi, comme c’est parfois le cas, un sentiment d’auto-culpabilité, qui ne fait évidemment rien avancer et, tout au contraire, consume à petit feu.
87La seconde, c’est la nécessité de reconstruire différemment. Soit avec le même être, mais dans un autre registre : dans l’amical là où il y avait eu initialement amour, dans la construction pacifique d’un avenir commun là où il y avait eu conflit armé et guerre. Soit avec d’autres, en prenant conscience de nos propres limites, de l’absolue liberté des anciens partenaires, et en se disant que beaucoup de temps a pu déjà être perdu.
88Je me permettrai ici, pour illustrer ce propos, d’évoquer une parabole de Jésus, rapportée par Matthieu. Un propriétaire plante une vigne, l’entoure d’une clôture, y creuse un pressoir et bâtit enfin une tour. Puis il loue le tout à des vignerons et part en voyage. Quelques mois plus tard, quand approche le moment des récoltes, il envoie ses serviteurs aux vignerons pour percevoir les fruits qui lui reviennent. Mais les vignerons se saisissent des serviteurs, battent l’un, tuent l’autre, et en lapident un troisième. Alors le maître fait partir d’autres serviteurs, en plus grand nombre. Mais le résultat est le même ! Finalement, il leur adresse son fils, en pensant en son for intérieur que le fils du propriétaire impressionnera davantage les fermiers. Mais, manifestement (c’est moi qui l’ajoute), ces derniers n’ont pas de bonnes connaissances en droit des successions, puisque, tout au contraire, ils disent aussitôt : « Celui-ci est héritier ; venez ! Tuons-le, que nous ayons son héritage ».
89Jésus interroge alors ceux qui l’accompagnent : « Lors donc que viendra le maître de la vigne, que fera-t-il à ces vignerons ? » Ses interlocuteurs lui répondent : « Il fera misérablement périr ces misérables, et louera la vigne à d’autres vignerons, qui lui en livreront les fruits en tout temps ».
90Or, à l’évidence, cette excellente réponse juridique, qui énonce d’abord la sanction pénale puis le nouveau contrat conclu cette fois avec un bon fermier, n’est pas exactement celle qu’attendait le Christ. Que dit en effet celui-ci : « N’avez-vous jamais lu dans les Écritures : La pierre qu’avaient rejetée les bâtisseurs, c’est celle qui est devenue pierre de faîte ; c’est là l’œuvre du Seigneur et elle est admirable à nos yeux ».
91En d’autres termes, me semble-t-il, l’essentiel est de tourner définitivement la page et de retirer le trésor à celles et ceux qui n’ont pas su –ou voulu-le découvrir, pour le confier, sans tarder, à d’autres qui lui feront produire des fruits en abondance.
92Savoir tourner la page, c’est donc bien extraire d’un passé qui est désormais derrière nous la belle pierre qui, demain, nous aidera à construire plus solidement.
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