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VI. Vérité et mythes

p. 113-150


Texte intégral

38. Chacun a droit à la vérité

1Le message du droit est ici des plus limpides. La vérité constitue bien un objectif majeur, vers lequel règles et décisions doivent tendre dans un même élan. Car, pour faire simple, chacun de nous a sans conteste droit à connaître la vérité et à s’en prévaloir.

2Les illustrations de ce véritable principe général de solution sont aujourd’hui innombrables. Évoquons-en quelques-unes.

3Dans la conclusion de tout contrat, les consentements doivent ainsi s’échanger dans la clarté. Si donc l’une des parties s’est engagée sur la base d’une erreur, elle pourra demander l’annulation du contrat, du moins lorsque l’erreur qu’elle a commise n’est pas mineure et présente un caractère substantiel : par exemple, elle aura cru que le terrain par elle acquis était constructible alors qu’il ne l’est pas, ou, pour reprendre un récent arrêt de la Cour de cassation, elle aura pensé acheter un cheval de course là où ne lui a été vendue qu’une jument de reproduction…

4A fortiori son erreur sera-t-elle accueillie par les tribunaux si elle est la conséquence d’une tromperie de son cocontractant, auteur en ce cas, selon la terminologie des juristes, d’un dol. Certes, il est, depuis toujours, un dol qualifié de dolus bonus, dont le droit ne prend pas ombrage, le mettant sur le compte de la vantardise de celui qui, par exemple, présentera ses produits comme les meilleurs du marché ou les moins chers. Mais le seuil du tolérable ne doit pas être dépassé, sous peine de transformer le menu mensonge en un dolus malus sanctionnable : ainsi des faux bilans dans les cessions d’entreprise, des fausses informations dans les ventes d’appartements, ou encore des surfaces trafiquées dans celles des terrains. Le droit veille alors au rétablissement de la vérité, au point d’ailleurs, dans bien des cas aujourd’hui, d’exiger d’un contractant qu’il prenne les devants et informe l’autre partie des risques que le contrat projeté peut présenter pour elle. Sans qu’il puisse alors se retrancher derrière un silence. Ainsi, c’est commettre un dol que de taire délibérément à son acquéreur l’installation prochaine d’un autoroute ou d’une porcherie, ou encore celle, déjà en cours, de termites ou autres capricornes…

5De même, le droit veille à donner à celles et ceux dont la personnalité a été publiquement présentée de façon inexacte les moyens de rétablir la réalité des choses. La prérogative la plus connue à cet effet est le droit de réponse, prévu à l’article 13 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, et étendu en 1982 au domaine de l’audiovisuel. Un droit qui permet à toute personne, mise en cause dans un écrit périodique ou une émission radiophonique ou télévisée, d’obliger le directeur de la publication à accueillir sa réponse, sans devoir verser une indemnité particulière. Mais on peut également évoquer la condamnation d’un montage destiné à tromper une opinion publique. Une condamnation ancienne puisque, déjà en 1903, la Duchesse d’Uzès s’était plainte avec succès de ce que sa personnalité sentimentale ait été altérée par la publication dans un journal d’une photographie truquée qui la représentait avec M. Arthur Meyer, ce dernier « debout derrière la duchesse assise, et la main droite placée de façon qu’elle semblait toucher familièrement son épaule ». On devine les réactions des lecteurs devant cette épaule même simplement approchée.

6Une réaction juridique qui, par souci d’absolue vérité, peut être mise en oeuvre même si la suggestion créée auprès du public n’est pas provoquée par un montage, et s’avère donc purement fortuite. Prenons l’exemple du romancier Jacques de Lacretelle qui avait fait intervenir, dans son roman « Deux cœurs simples », une aventurière d’origine arménienne, divorcée et compromise dans une affaire de faux tableaux, qu’il avait dénommée Lydie Demerdjian. Un choix patronymique prudent puisqu’on aurait aisément pensé que ce nom le mettrait à l’abri de toute instance judiciaire… Eh bien non, puisqu’une violoniste du même nom, elle-même arménienne, divorcée et fille d’artiste peintre, invoqua, là encore avec succès, le risque de confusion qui avait affecté aux yeux des lecteurs sa très enviable personnalité de violoniste célèbre, titulaire du prix d’honneur du Conservatoire National de Paris !

7Autre exemple, où la confusion sanctionnée vint cette fois, non pas de l’utilisation d’un nom, mais de celle d’une image, et dont a eu à connaître le tribunal de grande instance de la Seine, en 1966. Un professeur de dessin avait été photographié par le grand Robert Doisneau avec l’une de ses élèves, tous deux accoudés au comptoir d’un bar devant des consommations. Or la photo allait paraître dans quatre revues…Dans la revue Alcool ou Santé, éditée par le Comité national de défense contre l’alcoolisme, avec la légende « L’homme a de tous temps pris la liberté de colorer son univers » ; dans Noir et Blanc sous l’intitulé « Les voilà donc les 17 ans prostitutionnels des Champs-Élysées » ; dans Les Nouvelles Littéraires avec le commentaire « il faut l’œil de Doisneau pour voir le regard lourd d’un homme mûr chuchotant quelque chose à une jeune femme dans un bistro », et enfin dans Le Point avec un poème de Prévert et un commentaire sur les bars.

8Le souci de vérité inspire également le choix des modes de preuve qu’opère le Code civil, lorsque l’une des parties doit établir la réalité de sa prétention. En observant ici au passage que notre Code va parfois très loin dans cette quête, par exemple lorsqu’il fait encore une place à un mode de preuve que fort peu de nos contemporains connaissent, au moins sous cet angle particulier : le serment. Voilà un créancier qui n’est pas remboursé mais qui, de plus, comble de malheur pour lui, n’est pas en mesure de prouver sa créance. Son débiteur niant lui devoir quoi que ce soit, il va donc pouvoir, en désespoir de cause, lui déférer le serment, c’est-à-dire lui demander de jurer qu’il ne doit effectivement rien, en l’exposant ainsi, s’il s’exécute faussement, à un éventuel parjure. Mais le débiteur auquel le serment est alors déféré peut lui-même choisir de se taire et renvoyer en quelque sorte la balle au premier en lui « référant » le serment, c’est-à-dire en lui demandant de jurer qu’il est bien créancier. Ce qui, au final, peut piéger un plaideur qui avait pensé mettre l’autre en difficulté, dans cette véritable partie de poker probatoire !

9Enfin, comment ne pas évoquer le fameux droit à révision du procès, que les articles 595 du Code de procédure civile et 622 du Code de procédure pénale instituent notamment pour le cas où des magistrats ont statué au vu d’éléments reconnus faux depuis leur décision. Une mesure de justice naturellement des plus salutaires, tout particulièrement en matière pénale, où, comme le disait déjà Montaigne, l’erreur judiciaire est « plus crimineuse que le crime »…Et dont l’une des illustrations les plus remarquables demeure la célèbrissime affaire Dreyfus où, près de cinq ans après que le Conseil de guerre ait condamné pour la seconde fois le capitaine Alfred Dreyfus pour trahison, sur le fondement d’une pièce unique et falsifiée, la Cour de cassation, toutes chambres réunies, se prononça, le 12 juillet 1906, en faveur de la révision et donc de la vérité.

10Le droit aime donc profondément la vérité, même s’il a bien de temps à autre quelque difficulté à la faire émerger. Une attirance qui est d’ailleurs de nos jours tellement forte que, peu à peu, s’évanouissent les derniers bastions qui pouvaient jusqu’ici paraître lui résister.

11Ainsi, considérons quelques instants la matière du mariage. Longtemps, on y a enseigné, à la suite du juriste d’Ancien Régime Loysel, qu’ « en mariage, trompe qui peut » ! Comme si l’essentiel était ici de séduire, même par les moyens les moins conventionnels. Or, de nos jours, les choses ont bien changé puisqu’un mariage civil peut parfaitement être annulé par les tribunaux lorsqu’un époux a commis, nous dit le Code, une erreur sur une qualité essentielle de son conjoint : par exemple, a ignoré que son conjoint était déjà atteint d’une maladie mentale avant de se marier, qu’il avait déjà contracté un premier mariage religieux dont il s’était gardé de révéler à l’autre l’existence, ou encore qu’il était inapte aux relations sexuelles. Étant précisé, par la cour d’appel de Pau dans un arrêt du 26 avril 2004 qui s’est manifestement intéressé à la chose probatoire, que cette dernière faiblesse n’est cependant pas établie par la seule prise de Viagra…

12De même, arrêtons-nous sur l’histoire. Et, plus précisément, sur une affaire qui parvint à la connaissance de la Cour de cassation au milieu du vingtième siècle. Un professeur Turpain avait publié une Histoire de la T.S.F. où il s’était délibérément abstenu de faire la moindre allusion à l’œuvre de Branly et de citer son nom. De sorte que les héritiers de celui-ci, furieux, recherchèrent sa responsabilité. Sans succès néanmoins devant la cour d’appel de Poitiers qui, tout en soulignant qu’Édouard Branly était unanimement reconnu comme l’auteur d’expériences déterminantes en la matière, considéra que Turpain n’avait pas agi de mauvaise foi ou par malice et avec l’intention de nuire. Mais la Cour de cassation a été d’avis contraire car, pour elle, l’historien doit se comporter comme « un historien prudent, avisé et conscient des devoirs d’objectivité qui lui incombent ».

13Y a-t-il donc une vérité historique, dont le juge serait en quelque sorte gardien ? Dans une célèbre chronique intitulée « Le silence et la gloire » et parue au recueil Dalloz de 1951, Jean Carbonnier exprimait son scepticisme. De quoi pouvait se plaindre Branly ? De l’atteinte portée à sa gloire ? Soit, mais la gloire n’est pas un capital que les grands hommes se sont constitué une fois pour toutes et sur lequel ils ont désormais un droit acquis. Ce n’est pas davantage une parcelle de leur personnalité qu’ils pourraient défendre à l’égard de tous. Veut-on donc le triomphe de l’histoire plate, conformiste ?

14Et, de fait, un contrôle judiciaire de la manière de présenter l’histoire n’apparaît guère souhaitable, tant, comme le disait Raymond Aron dans son « Introduction à la philosophie de l’Histoire » (éd. Gallimard, 1967), « la réalité historique, parce qu’elle est humaine, est équivoque et inépuisable ». Il reste que, là comme dans tout autre domaine, il est des bornes à ne pas franchir, des vérités à ne pas occulter, des contre-vérités à ne pas répandre. Comme le souligne fort justement Carole Vivant dans sa récente thèse de doctorat sur « L’historien saisi par le droit » (Univ.Montpellier, 2005). Ainsi, le tribunal de grande instance de Paris a-t-il eu totalement raison de retenir la responsabilité de Robert Faurisson, en réparation du grave préjudice causé par ses écrits qui contestaient l’existence des chambres à gaz et la réalité du génocide des juifs. Car, comme le disait encore récemment la Cour européenne des droits de l’homme, la justification d’une politique pronazie ou la négation de l’holocauste ne sauraient en aucun cas bénéficier de la protection due à la liberté d’expression.

15Autre secteur, longtemps plus attaché au maintien du secret qu’à l’exigence d’information, et qui a lui-même basculé dans le camp de la transparence : le monde des affaires. Avec, par exemple, l’impérieuse fidélité des documents comptables, la déclaration des franchissements de seuils dans les prises de contrôle de sociétés cotées ou encore la transparence récemment accrue de la rémunération des dirigeants sociaux. Prenons encore une illustration, cette fois judiciaire. Un associé cède la majorité des parts d’une société et se garde bien, à cette occasion, de révéler à l’acquéreur que la société fait actuellement l’objet d’une procédure susceptible de la conduire au versement d’une substantielle rente d’accident du travail au profit de l’un de ses salariés. Quelque temps plus tard, la décision tombe, et la société est effectivement condamnée. L’acquéreur des parts demande alors réparation au cédant des parts. Lequel lui objecte que l’acte de vente écartait toute garantie de sa part pour le cas où se révèlerait à la charge de la société, postérieurement à la cession, un passif dont l’origine (ici, l’accident du travail) serait pourtant antérieure à cette cession. Mais, en mars 2005, la Cour de cassation balaye l’objection. La bonne foi impliquait que le cédant parle, qu’il informe son acquéreur de l’action en cours et lui dise ainsi la vérité, toute la vérité.

16Ainsi, l’idée est bien aujourd’hui que la vérité ne se divise pas, qu’elle est, pour reprendre l’expression de Rousseau, une seule manière d’être, là où le faux est, en revanche, susceptible d’une infinité de combinaisons. Et que sa force est par elle-même tellement grande que rien ne doit l’arrêter. Y compris l’écoulement du temps.

17Certes, on sait qu’ici le droit, à travers le mécanisme de la prescription, cherche parfois à favoriser l’oubli dans un souci d’apaisement et de tranquillité publique. Mais, précisément, sa soif de vérité l’amène aussi bien souvent à retarder le point de départ du délai de prescription, pour qu’il ne soit pas trop tard de dire les choses, ou de faire constater les injustices. En présence d’une erreur ou d’un dol commis lors de la formation d’un contrat, la prescription de l’action en nullité est dès lors retardée à la date de découverte du vice. De même, si, en matière pénale, le point de départ des infractions instantanées est en principe fixé au jour de l’acte délictueux, les juges font exception à cette règle pour toutes les infractions qui, par nature, présentent un caractère occulte ou clandestin. Celles-ci ne commencent donc à se prescrire qu’au jour où elles se révèlent au grand jour et peuvent ainsi être constatées, comme dit la Cour de cassation, « dans des conditions qui permettent l’exercice de l’action publique ». Ainsi, de l’abus de confiance, de l’abus de biens sociaux, de la publicité de nature à induire en erreur, ou encore, comme vient de le dire la chambre criminelle en 2005, d’un délit de tromperie résultant de la mise sur le marché d’hormones de croissance extraites, conditionnées et écoulées dans des conditions non-conformes aux exigences de la loi.

18Le sentiment général est donc bien aujourd’hui en droit celui qu’avait pu exprimer dans un tout autre domaine Teilhard de Chardin en écrivant qu’« il suffit pour la vérité d’apparaître une seule fois dans un seul esprit pour que rien ne puisse jamais l’empêcher de tout envahir ». La vérité est conquérante, elle ne peut laisser indifférent, elle occupe nécessairement l’esprit et le cœur. Ceux, par exemple, de ces parents d’enfants disparus dont la quête ne s’éteint jamais parce qu’ils veulent toujours savoir. Ceux encore d’Élisabeth Borrel qui, depuis la mort de son mari Bernard, juge à Djibouti en 1995, lutte contre la thèse officielle du suicide, et confiait récemment dans une interview au journal La Croix qu’elle recherchait « non pas ma vérité, mais la vérité, la seule qui permet de se construire un avenir ».

19Avec ici, naturellement, des moments d’exaltation lorsque la vérité paraît se rapprocher, mais aussi des temps d’abattement, de doute, d’inquiétude, lorsque celle ou celui qui cherche cette vérité se heurte à l’indifférence, au mépris. Et voit également guetter par certains, avec une satisfaction non dissimulée, ses premières défaillances. Ou encore apprend qu’il est publiquement présenté comme l’empêcheur de tourner en rond, le caractériel type, le paranoïaque. Oui, la quête de la vérité est bien souvent un chemin escarpé, fait d’embûches et de chausse-trappes. Mais, en même temps, le souffle qui l’anime est d’une certaine manière étranger aux limites humaines car il est, tout simplement, l’esprit de vérité…

39. Et chacun doit y contribuer

20Un esprit de vérité dont la puissance est telle que nul ne saurait s’y dérober. C’est, d’une certaine façon, le sens de l’article 10 du Code civil lorsqu’il proclame que « chacun est tenu d’apporter son concours à la justice en vue de la manifestation de la vérité », et ajoute que « celui qui, sans motif légitime, se soustrait à cette obligation lorsqu’il en a été légalement requis, peut être contraint d’y satisfaire, au besoin à peine d’astreinte ou d’amende civile, sans préjudice de dommages et intérêts ».

21Ainsi, par exemple, le plaideur qui détient une pièce qui lui est favorable, peut-il se voir contraint par le juge de s’en dessaisir et de la produire pour que la vérité… de son adversaire puisse triompher. De même, les témoins jurent de dire « toute la vérité, rien que la vérité », selon la belle formule de l’article 103 du Code de procédure pénale. Et si l’un d’eux refusait de comparaître, le juge d’instruction pourrait, sur les réquisitions du procureur de la République, l’y contraindre par la force publique.

22Les juges, évidemment, sont eux-mêmes astreints à la vérité ! Le juge d’instruction, avec toutes les difficultés qui sont bien souvent les siennes, et dont le Code nous dit qu’il « procède, conformément à la loi, à tous les actes d’information qu’il juge utiles à la manifestation de la vérité ». Et, plus généralement, tous les juges qui ont, en particulier, ce devoir que l’un des plus grands parmi eux, Pierre Drai, soulignait il y a quelques années en rappelant qu’il avait « appris que, dans l’action de juger, jamais la moindre place ne devait être laissée à la rumeur, au préjugé, au soupçon ».

23Une vérité dont l’idéal est qu’elle puisse se manifester à temps, lors même du procès, mais dont le droit s’efforce aussi d’assurer le triomphe rétrospectif, lorsque les éléments lui ont été initialement contraires. À travers tout un jeu de responsabilités susceptibles de peser sur des professionnels qui ont retardé son émergence, et dont le débiteur le plus remarquable est sans doute l’État, appelé lui-même à répondre d’un éventuel fonctionnement défectueux du service public de la justice : par exemple, dans cette affaire Esnault, où un couple de restaurateurs avait été acculé à la faillite par le fait d’une décision de justice qui avait déclaré à tort que l’immeuble dans lequel ils exploitaient leur fonds de commerce était en ruine.

24Une vérité donc très prégnante, mise en quelque sorte, pour reprendre la belle formule d’Émile Zola, « sous la grande lumière du soleil », mais dont la recherche peut se heurter parfois à l’invocation de quelques secrets. De secrets auxquels les professionnels sont généralement très attachés, tant ils y voient le gage de la nécessaire confiance qui doit les unir à leurs clients, et que le Code pénal leur demande d’ailleurs de respecter sous peine de se retrouver eux-mêmes directement à l’ombre ! Comment donc toujours concilier ces deux exigences contradictoires ? Vérité à tout prix, ou bien prééminence du secret professionnel ?

25Parfois, l’enjeu est d’une telle importance que la réponse s’impose d’elle-même. Ainsi en est-il d’un système mis en place en France depuis 1990, le système dit TRACFIN (Traitement du Renseignement et Action contre les Circuits Financiers Clandestins). Sur sa base, tout un ensemble de professionnels (banquiers, assureurs, experts-comptables, notaires, huissiers, avocats, avoués, commissaires-priseurs, changeurs manuels, sociétés organisant des jeux de hasard, assureurs, entreprises d’investissement) sont aujourd’hui tenus de déclarer les opérations qui font naître dans leur esprit un soupçon de blanchiment de capitaux. Ils le font auprès d’un service d’un ministère de l’économie, qui peut ensuite saisir le parquet aux fins d’éventuelles poursuites pénales. Un système qui s’inscrit naturellement aussi dans une perspective de coopération internationale et qui, dans l’ensemble, donne satisfaction puisque, en 2004, près de onze mille déclarations de soupçons ont ainsi été effectuées.

26Mais dans d’autres cas, le conflit est plus délicat à trancher. Même si, au final, la recherche de la vérité en sort le plus souvent victorieuse. Ainsi, par exemple, la Cour de cassation a dénié à une caisse primaire d’assurance maladie le droit d’invoquer un empêchement légitime pour refuser la production en justice de renseignements concernant le nombre de clients visités par un médecin dans un périmètre où ce dernier s’était engagé à ne pas concurrencer un confrère. Dans un autre domaine, elle a aussi précisé que « le secret professionnel qui s’impose au notaire ne saurait, sauf circonstances particulières, dispenser cet officier public de révéler à l’autorité judiciaire qui l’en requiert l’adresse d’un client lorsque ce renseignement est indispensable à l’exécution d’une décision de justice ».

27Et, dans ce même sens de la vérité, elle a également considéré que des commissaires aux comptes ne pouvaient invoquer leur secret professionnel pour faire obstacle à une action en responsabilité dirigée contre eux et donc pour s’opposer à une mesure d’instruction réclamée par les actionnaires, qui leur demandaient de produire les documents devant leur permettre de savoir s’ils avaient ou non assumé leurs missions avec la diligence et la prudence requises.

28Néanmoins, dans d’autres cas, c’est le secret qui reprend le dessus, conforté par d’autres considérations, il est vrai très solides : protection de l’intimité de l’être humain, ou encore confiance nourrie de confidences. Ainsi, par exemple, en est-il de l’avocat, qui veille jalousement au respect du secret le liant à son client ou à ses confrères, ou encore du médecin.

29On sait, ici, combien l’exigence de secret est traditionnellement forte. Car, comme le disait fort justement Louis Portes et le rappelle encore notre ami Antoine Leca, « le secret est la pierre angulaire de l’édifice médical et doit le rester, parce qu’il n’y a pas de médecine sans confiance, de confiance sans confidence et de confidence sans secret ». À tel point que ce secret échappe à la volonté du malade, et que le patient ne peut donc en affranchir son médecin. Lequel peut toutefois s’en dispenser lui-même très exceptionnellement lorsque c’est pour lui l’unique moyen de rétablir la vérité en justice en établissant qu’il n’a pas commis l’infraction pénale (par exemple, une escroquerie à l’assurance) dont il serait injustement accusé.

30C’est dire que, dans la grande majorité des cas, la recherche de la vérité doit, sinon s’effacer devant le secret professionnel du médecin, du moins composer avec lui, ainsi que l’illustre très bien un arrêt rendu par la Cour de cassation en 2004. L’espèce était la suivante. Pour garantir le remboursement de prêts bancaires, un individu avait adhéré, en mars 1996, à un contrat d’assurance de groupe souscrit par l’établissement de crédit prêteur auprès d’une compagnie d’assurances. Or, trois mois plus tard, il décédait. Méfiant, l’assureur sollicita donc une mesure d’expertise. Le juge des référés désigna alors un médecin expert, avec mission de rechercher les antécédents médicaux de l’assuré et de dire si l’affection ayant entraîné le décès était ou non la suite ou la conséquence d’un syndrome pathologique qui aurait préexisté à la souscription de l’assurance. Or ce médecin expert demanda la communication par le médecin du travail du dossier médical concernant le défunt, et cette communication fut réclamée par le magistrat. Mais le médecin du travail s’y refusa, en mettant en avant le secret médical. En pure perte dans un premier temps, mais avec succès devant la Cour de cassation : « si le juge civil a le pouvoir d’ordonner à un tiers de communiquer à l’expert les documents nécessaires à l’accomplissement de sa mission, il ne peut, en l’absence de disposition législative spécifique, contraindre un médecin à lui transmettre des informations couvertes par le secret lorsque la personne concernée ou ses ayants droit s’y sont opposés ; il appartient alors au juge saisi sur le fond d’apprécier si cette opposition tend à faire respecter un intérêt légitime ou à faire écarter un élément de preuve et d’en tirer toute conséquence quant à l’exécution du contrat d’assurance ».

31Ainsi, la Cour de cassation fait prévaloir le secret médical, tout en invitant, de façon habile, le juge saisi sur le fond de l’affaire à apprécier si la mise en avant de ce secret a réellement pour objet de protéger un intérêt légitime ou, au contraire, n’est pas essentiellement destinée à perturber la tâche probatoire qui pesait sur l’assureur.

32L’autre professionnel dont il convient de parler ici est le journaliste. Un professionnel dont le poids dans notre société est devenu considérable, et dont le métier est à l’évidence très difficile, écartelé qu’il est entre un souci de donner l’information en temps quasiment réel et celui, tout aussi essentiel, de livrer la « bonne » information. C’est-à-dire l’objective si tant est, du moins, qu’il en existe une puisque, comme se plaisait à le dire le fondateur du Monde, Hubert Beuve-Méry, lorsqu’il accueillait une jeune recrue, « l’objectivité n’existe pas. L’exigence, c’est l’honnêteté ». Et, de fait, serait-on tenté d’ajouter, même le plus simple des appareils de photo est-il loin d’être neutre, en pouvant jouer subtilement des angles morts. A fortiori en est-il donc d’un stylo ou clavier d’ordinateur.

33Cela étant, rappeler la difficulté de la tâche des journalistes ne saurait en aucune façon signifier une soustraction de principe aux exigences juridiques de la vérité. Eux-mêmes, d’ailleurs, seraient à l’évidence les premiers choqués de se voir reconnaître une impunité dont les autres professionnels ne bénéficient pas. C’est dire que si leur responsabilité appelle quelque bienveillance lorsqu’ils travaillent sans grand recul pour un quotidien d’actualité, ainsi que l’a d’ailleurs précisé le tribunal de grande instance de Paris, elle demeure cependant parfaitement concevable lorsqu’ont été diffusées des informations inexactes, qui auraient pu être aisément contrôlées. Comme le dira ainsi cette même juridiction, en 1994, « en réduisant la diffusion du témoignage de plusieurs personnes, en présentant une seule opinion exprimée, dans des conditions faisant croire qu’elle serait le reflet de celle du village –objet du reportage-, les auteurs de l’émission se sont livrés à une généralisation manichéenne et tendancieuse en accord avec le parti pris de dramatisation recherché par l’émission, regardée par plus de sept millions de spectateurs, mais contraire au devoir d’objectivité et de rigueur intellectuelle qui doit présider à l’élaboration et à la présentation de ce genre de document ».

34Reste toutefois la délicate question du secret des sources. Ici, le droit ne doit pas se tromper, et oublier que les journalistes assument de nos jours un rôle essentiel, et irremplaçable, dans la révélation de certaines affaires. De sorte qu’en dépit de quelques dérives, qui les obligent à demeurer toujours vigilants, les journalistes sont sans conteste devenus des auxiliaires précieux de la vérité. Payant d’ailleurs, chaque année, un lourd tribut à son combat dans le monde : ainsi, soixante-trois d’entre eux ont été tués en 2005, et plus d’une centaine sont aujourd’hui encore emprisonnés.

35Aussi, fort logiquement, notre Code de procédure pénale précise, en son article 109, que « tout journaliste, entendu comme témoin sur des informations recueillies dans l’exercice de son activité, est libre de ne pas en révéler l’origine ». Et qu’il faut veiller à s’en tenir là. D’autres vérités passent en effet par le respect de ce secret…

40. Mais la vérité n’autorise cependant pas tout

36Comme nous venons de le voir à travers l’examen des secrets professionnels, pour grande qu’elle soit, la vérité ne saurait tout légitimer. Car il reste des expressions ou des méthodes qui ne sont pas admissibles, voire même, exceptionnellement, des vérités qui ne sont pas bonnes à dire. Ainsi que le suggérait d’ailleurs avec beaucoup d’humour Mark Twain lorsqu’il disait : « La vérité est la chose la plus précieuse que nous ayons ; économisons-là ! ».

37Prenons ainsi l’exemple du droit de la filiation. Voilà un domaine où les progrès contemporains des sciences ont précisément permis d’atteindre à coup sûr la vérité, en offrant d’ailleurs, au passage, une excellente occasion de mesurer l’extraordinaire évolution qui a pu se produire en l’espace de deux (petits, à l’échelle humaine) siècles.

38En 1804, les rédacteurs du Code civil, qui essayaient d’y voir un peu clair sur les liens de filiation, avaient consulté le plus grand médecin accoucheur de l’époque sur la durée maximale et minimale des grossesses, et en avaient conclu à une présomption de conception de l’enfant entre le 300ème et le 180ème jour précédant sa naissance. Présomption à partir de laquelle ils s’étaient efforcés de construire un système, sinon cohérent, du moins admissible pour la paix des familles de l’époque ! Un siècle plus tard, étaient découverts les groupes sanguins A, B et O, puis, quelques dizaines d’années après, le groupe Rhésus. Dès lors, devenait possible, par un examen comparatif des sangs, une preuve négative de la filiation, c’est-à-dire la possibilité d’établir que telle personne n’est pas le père ou la mère de tel enfant. Puis vint, à partir de 1970, la mise en place progressive des éléments d’une preuve cette fois-ci positive de la filiation, avec l’examen, parallèlement aux différents groupes sanguins, de groupes sériques, enzymatiques ou encore tissulaires, qui sont eux-mêmes héréditairement transmis à l’enfant. Toutefois, une marge d’erreur subsistait encore, de l’ordre, par l’effet d’une possible coïncidence, de un pour mille.

39Fit alors son entrée en scène, il y a une vingtaine d’années, l’ADN, et, avec lui, une extraordinaire capacité de détection et de certitudes puisque, comme l’expliquait récemment lors d’un colloque le professeur Grillo, chef du service « Biologie de la reproduction » à l’Université de Marseille, l’analyse du polymorphisme d’un fragment d’ADN, celle conjointe de plusieurs systèmes performants d’ADN (jusqu’à 15, voire 17), et enfin l’utilisation de logiciels mis sur pied par des universitaires, permettent au final d’authentifier un sujet parmi des milliards !

40Extraordinaire pouvoir de « singularisation » de la génétique, naturellement essentiel aujourd’hui pour l’élucidation d’affaires criminelles ou encore l’identification des victimes d’une catastrophe collective. Mais, dans le domaine de la filiation, jusqu’où aller ? Faut-il, en particulier, toujours, nécessairement, faire prévaloir en droit la réalité du lien biologique ? Et donc rester indifférent aux liens d’affection qui ont pu se tisser entre un enfant et son présumé père, oubliant par là même l’interrogation soulevée dans le Marius de Marcel Pagnol : « le père c’est celui qui engendre, c’est celui qui nourrit ou c’est celui qui aime ? ».

41Dans ce débat, difficile, entre vérité biologique et réalité d’un lien d’affection, notre droit a choisi de ne pas toujours faire triompher la première, considérant qu’on peut, si j’ose dire, concevoir dans la vie d’un enfant une vérité différente, plus sociologique, plus affective. C’est le cas, évidemment, en présence d’une assistance médicale à la procréation avec tiers donneur, pour laquelle l’article 311-19 du Code civil précise qu’« aucun lien de filiation ne peut être établi entre l’auteur du don et l’enfant issu de la procréation » et ajoute « qu’aucune action en responsabilité ne peut être exercée à l’encontre du donneur ». Mais c’est aussi le cas en dehors d’elle puisque la Cour de cassation considère que « l’expertise biologique est de droit en matière de filiation sauf s’il existe un motif légitime de ne pas l’ordonner » et qu’elle accepte, il est vrai exceptionnellement, de voir dans le souci de maintenir « la paix des familles » un tel motif. Et que, en outre, depuis une importante réforme opérée en 2005, l’article 333 du Code civil indique aujourd’hui que « nul ne peut contester la filiation lorsque la possession d’état conforme au titre a duré au moins cinq ans depuis la naissance ou la reconnaissance, si elle a été faite ultérieurement ». C’est dire, par exemple, qu’un enfant reconnu par un homme qui n’est pas biologiquement son père alors que celui-ci ne s’est pas, en revanche, manifesté, ne saurait faire rétablir la vérité scientifique qui le rattache à un autre dès lors que, pendant les cinq années qui ont suivi la reconnaissance, il a été traité par cette personne comme étant le sien, au vu et au su de tous.

42À côté de la filiation, d’autres exemples peuvent être développés, qui témoignent pareillement de certaines limites à l’égard de l’objectif général de vérité. Ainsi, dans un registre bien différent, celui de la diffamation. Cette infraction pénale est définie par la loi du 29 juillet 1881 sur la presse comme « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ». Or, habituellement, la vérité du fait qui est ainsi imputé à autrui est des plus importantes puisque, en droit, la personne poursuivie pourra échapper à toute condamnation en apportant précisément la preuve qu’elle n’a nullement menti. Toutefois, cette exception de vérité, qui est donc pour elle le meilleur moyen d’échapper à toute sanction, ne peut être invoquée dans certaines hypothèses où le législateur a jugé l’allégation proférée trop grave pour pouvoir être absoute au nom de son exactitude ! C’est en particulier le cas lorsque cette allégation porte sur la vie privée de la personne, se réfère à un fait remontant à plus de dix ans ou encore concerne un fait qui constituait une infraction amnistiée, prescrite, ou ayant donné lieu à une condamnation effacée par la réhabilitation ou la révision. Bref, la vérité cède alors le pas devant un droit, soit à l’intimité, soit à l’oubli, qui est jugé d’une plus grande importance qu’elle.

43De même, la recherche de la vérité ne saurait signifier l’octroi d’un blanc-seing dans l’utilisation des méthodes de preuve. Ainsi, les juges écartent, au moins en matière civile, sociale et commerciale, les preuves obtenues par un plaideur de façon déloyale : par exemple, au moyen de l’enregistrement d’une conversation téléphonique à l’insu de son interlocuteur, ou encore d’une caméra de vidéo-surveillance placée sur les lieux du travail sans que les salariés en aient été préalablement informés. La Cour de cassation vient même de considérer, en mars 2005, que commet un vol le beau-père qui consulte et photocopie des éléments du journal intime de la fille de sa femme, issue d’un premier mariage, en vue de les produire en justice pour établir la preuve de l’adultère de son épouse !

44En droit pénal, où la recherche de la vérité revêt, il est vrai, une acuité encore plus grande, les juges sont en revanche, dans l’ensemble, moins regardants, et accueillent donc quelques procédés de preuve obtenus par surprise ou même stratagème. La chambre criminelle l’a clairement montré en 2002. Plusieurs membres ou sympathisants de l’association SOS racisme s’étaient ici répartis en trois groupes, l’un constitué par une femme et deux hommes d’origine maghrébine, et les deux autres, par une femme et un homme d’origine européenne. Ainsi regroupés, ils s’étaient présentés à l’entrée de plusieurs discothèques, avec des fortunes diverses. Les exploitants des discothèques qui avaient refusé l’accès à certains furent poursuivis, mais les premiers juges les relaxèrent au motif principal que ce procédé probatoire dit du testing était illicite en ce qu’il n’offrait aucune transparence et ne respectait pas la loyauté nécessaire dans la recherche des preuves. Mais la chambre criminelle le leur a reproché, les invitant à accueillir dans cette matière pénale tous les modes de preuve susceptibles d’établir clairement la commission d’une infraction.

45Ce qui ne veut évidemment pas dire que les fameuses écoutes téléphoniques puissent valablement prospérer en dehors du strict cadre légal qui les a confiées à la seule initiative du juge d’instruction, ni a fortiori que les ordalies, tortures et autres questions d’Ancien régime aient vocation à retrouver demain une seconde jeunesse. Oui à la vérité, mais quand même pas à n’importe quelle souffrance !

46Au demeurant, le principe est aujourd’hui nettement posé dans notre droit que le prévenu, même coupable, a parfaitement le droit de se taire. Aucun texte n’impose, en effet, à une personne poursuivie de parler et de contribuer par ses déclarations à la manifestation de la vérité. Tout au contraire, il résulte des articles 328 et 442 du Code de procédure pénale prévoyant que le président de la juridiction l’interroge afin de recueillir ses « éventuelles » déclarations, qu’elle est tout à fait en droit de faire silence. Comme l’a précisé, à son tour, la Cour européenne des droits de l’homme. Droit de se taire, droit ne pas contribuer à sa propre incrimination, droit de ne pas participer activement aux investigations réalisées dans la perspective de faire éclore la vérité, les règles sont bien claires, et vont même jusqu’à absoudre par avance l’éventuel mensonge de l’accusé, à l’exception toutefois de celui qui résiderait dans la confection d’alibis à l’aide de pièces falsifiées ou de faux témoignages obtenus par la menace, la promesse ou l’argent.

47Ainsi, on le voit à travers ces quelques exemples, auxquels on pourrait encore ajouter le droit pour un avocat de ne pas avoir à révéler spontanément des éléments défavorables à son client, qui n’ont pas été mis dans le débat par son adversaire, la vérité n’autorise pas tout. Au point que, récemment, la chambre criminelle a même été conduite à décider que recopier un document à l’identique constituait… un faux en écriture ! Oui, si copier, comme on le sait, est un vilain défaut, recopier peut ainsi constituer une infraction pénale alors même que la retranscription aurait été formellement impeccable. Arrêtons-nous donc quelques instants sur cette bizarrerie (mais nullement erreur) judiciaire.

48Par un acte rédigé en mars 1993, J.M.M., syndic d’immeuble, avait conclu, en tant que représentant du syndicat des copropriétaires d’une résidence, un contrat de travail avec un salarié. Ayant été licencié à la suite d’un changement de syndic, ce dernier introduisit une instance prud’homale au cours de laquelle il ne fut pas en mesure de produire l’original du contrat de travail. Mais, courant 1997, l’ancien syndic remercié ayant retrouvé dans ses archives un double du contrat sur pelure, en recopia le contenu sur une feuille, au bas de laquelle il apposa sa signature, tout comme l’ex-salarié. Or le syndicat des copropriétaires s’aperçut que ce document, produit au cours de l’instance, portait l’en-tête de la SARL Cabinet M., alors que J.M.M., à la date du contrat initial, exerçait sa profession en son nom personnel, et découvrit dès lors que ce document avait été reconstitué. Finalement, J.M.M. et l’ancien salarié furent poursuivis pour faux, et la cour d’appel d’Aix retint effectivement cette qualification pénale en énonçant que le document réalisait bien un faux matériel et que le fait de fabriquer une pièce, fût-elle conforme à l’original, destinée à se substituer à un contrat écrit dont la trace avait été perdue, en vue de sa production en justice à titre de preuve, constituait un faux de nature à porter préjudice à autrui. Or la chambre criminelle l’en a approuvée, tout en admettant aussi que les juges aixois aient pu considérer, au vu de l’absence d’intention de nuire des prévenus, qu’ils soient dispensés de peine ! Ainsi, la qualification pénale mais aussi la morale ont-elles été sauves.

41. Et elle est, parfois, relative ou partielle…

49Entre le cas où la vérité se dégage clairement, sans détour, et celui où elle se cache comme à loisir, rebelle à toutes les investigations humaines, il est naturellement d’infinies gradations. Où la vérité se dévoile en partie mais conserve aussi ses mystères, où la vérité occupe le terrain mais seulement pour une part, et où, aussi, elle a parfois déjà choisi son camp mais s’est bien gardé de le révéler. Autant dire que le travail de celles et ceux qui peuvent être amenés à la proclamer n’est pas des plus aisés, et s’apparente même assez souvent, pour reprendre la célèbre phrase de Karl Popper, à détecter le « certainement faux » et le « possiblement vrai ».

50Oui, comme vient de l’écrire notre collègue Florence Bussy dans une belle chronique sur « L’erreur judiciaire » (Recueil Dalloz 2005), « » les faits soumis au juge ne peuvent fonder sa décision que s’ils sont établis ; la preuve joue donc un rôle essentiel dans la conviction du juge. Mais peut-on en attendre la manifestation de la vérité ? Si l’on envisage la vérité comme un absolu, une réponse négative s’impose : celle-ci n’est pas accessible au juge. En revanche, il incombe au juge de déterminer la situation de fait la plus vraisemblable, au vu des éléments de preuve dont il dispose ; et cette appréciation est de nature à lui permettre d’accéder à une vérité relative ».

51Prenons donc un exemple de nature civile, soumis à la cour d’appel de Nancy il y a une trentaine d’années, et développé par Clara Tournier dans une thèse sur « l’intime conviction ». La question ici posée était de savoir si un incendie survenu dans un immeuble loué pour l’exploitation d’un garage avait pris naissance dans la partie de l’immeuble loué ou dans celle dont les propriétaires avaient conservé la jouissance. Or les indices en présence allaient manifestement dans les deux sens. Finalement, les juges ont condamné les locataires en privilégiant les indices suivants : trente-deux voitures avaient été sorties par la porte se trouvant sous le grenier des propriétaires ; les voitures brûlées se trouvaient du côté où le feu faisait rage et où il avait occasionné le plus de dégâts matériels ; les photographies prises révélaient que la neige recouvrait encore la toiture des propriétaires, alors que le feu s’était déployé partout ailleurs de façon très importante. Mais d’autres indices auraient pu à l’évidence conduire à la solution opposée : ainsi, selon un témoin arrivé en même temps que les pompiers, le feu brûlait déjà au milieu du garage ; or la partie du garage située du côté des propriétaires ne possédait plus ni charpente ni plafond, alors que la partie opposée, du côté des locataires, possédait encore des poutres calcinées, donc toujours en place. En outre, les trois diapositives prises à partir du moment où l’incendie avait été visible de l’extérieur montraient que les flammes sortaient du bâtiment réservé aux propriétaires.

52Un exemple qu’en dépit de sa très grande banalité, j’ai développé assez longuement car il montre combien la vérité judiciaire peut n’être, parfois, que relative. Au sens d’une préférence accordée à la solution qui paraît la plus plausible, la plus vraisemblable. Comme on le constate encore, avec cette fois-ci plus d’ampleur, lorsqu’on mesure les fortes évolutions que connaissent les règles juridiques au fil du temps ou bien la grande diversité des systèmes nationaux sur laquelle on aura d’ailleurs l’occasion de revenir plus tard. Que dire également de ces fameux revirements de jurisprudence, par lesquels notre Cour de cassation ou notre Conseil d’État reviennent sur la solution qu’ils retenaient précédemment et en formulent donc une nouvelle ? Relativité encore, assurément, même si l’on peut aussi, et en parallèle, penser beaucoup de bien de ces évolutions qui entendent par hypothèse rendre le droit encore meilleur, plus juste, plus équilibré.

53Car la relativité ne doit surtout pas, à notre sens, conduire au scepticisme et à une certaine forme de détachement ou de retrait. Vérité relative ne signifie, en effet, nullement erreur, en deçà ou au-delà… serait-on tenté d’ajouter en écho à la célèbre formule de Pascal. Tout au plus veut-elle témoigner de notre humanité et de ses limites ; aucunement, de nos errements ou de nos éventuelles indifférences. D’ailleurs, il serait parfois préférable, lorsque les circonstances s’y prêtent, de parler de vérité partielle.

54Arrêtons-nous ainsi un instant sur ce qu’il est aujourd’hui coutume d’appeler la « faillite contemporaine des idéologies ». En observant, au passage, et sous un pur regard juridique, que c’est là désormais le seul domaine où il est encore question de « faillite ». Pour les entreprises, il y a, en effet, fort longtemps que notre législateur a abandonné le terme, et lui préfère ceux plus optimistes de sauvegarde ou de redressement, en sachant d’ailleurs pertinemment qu’entre le moment où la survie peut encore être espérée et celui où tout bascule vers la liquidation, il y a souvent fort peu de temps en pratique. Mais ne nous égarons pas, et passons donc sur cette question de pure terminologie juridique pour en revenir à celle de terminologie générale. Parler de faillite d’un système, c’est à notre avis mettre d’emblée l’accent sur son échec complet et lui dénier par le fait même la moindre parcelle d’exactitude. Et c’est aussi, dans la foulée, décourager irréversiblement toutes celles et tous ceux qui avaient pu croire en lui, en les ravalant ipso facto et sans autre forme de procès au rang, au mieux, de naïfs invétérés et, au pire, de parfaits imbéciles. Or, dans combien de cas, la réalité est-elle aussi manichéenne que cela ?

55Considérons ainsi, directement, le conflit majeur qui a opposé durant tout le vingtième siècle le collectivisme et le capitalisme. Évidemment, mon intention n’est aucunement de nier ici les millions d’êtres humains qui sont, directement ou indirectement, morts des dérives infiniment tragiques de tels systèmes. Mais doit-on pour autant conclure que l’ensemble des idéologies qui les sous-tendait était totalement faux ? En vérité, l’un n’avait-il quelque bonne raison de mettre l’accent sur les aspects positifs de la solidarité humaine, sur les risques inhérents à la recherche effrénée du profit, et sur l’absurdité, même économique, de ces rendements toujours plus élevés qu’exigent certains actionnaires, au point d’empêcher toute démarche industrielle en privilégiant le très court terme et tuant l’investissement ? Et l’autre n’avait-il pas lui-même raison de souligner l’humaine nécessité pour tout être d’être personnellement intéressé, de dénoncer les absurdités d’une appropriation collective généralisée des moyens de production, et de mettre en évidence les mérites d’une saine concurrence sans laquelle chacun se déresponsabilise et s’endort, le plus souvent en ronflant, sur le matelas d’un État qui y abandonne tranquillement toutes ses plumes ?

56Sans doute rétorquera-t-on que cette remarque terminologique n’est qu’un pâle remake de l’histoire du verre à moitié vide et du verre à moitié plein ! Et, à la limite, pourquoi pas ? S’il doit en sortir du bon, c’est-à-dire un breuvage qui redonne un peu de tonus et d’enthousiasme… Car l’enjeu est sans doute là. Faire comprendre à chacun que, par lui-même, il ne peut détenir qu’un morceau de vérité, et que l’autre parcelle se trouve, non pas chez son ennemi, mais chez son voisin. C’est-à-dire chez un autre, fait à son image, et animé sans doute comme lui de l’intention de faire progresser les choses humaines. Oui, faire comprendre à chacun, dans l’absolu de son for intérieur, tout ce que l’autre est en mesure de lui apporter, tel est peut-être, tout compte fait, le plus beau message que nous fournit cette vérité qui n’aura plus alors de relative que le nom. Comme si la théorie de la relativité y trouvait elle-même soudainement une nouvelle jeunesse : rien ne se perdrait, rien ne se créerait ex abrupto, mais tout se transformerait par synergie pour le plus grand profit de chacun !

42. Et peut même impliquer de douter !

57De prime abord, on pourrait penser que le doute est exclusif de la vérité. Et, de fait, telle a été longtemps la position de notre jurisprudence confrontée à la question souvent délicate de la validité de certaines ventes de tableaux. Parfois, l’acquéreur demande l’annulation du contrat en invoquant son erreur sur l’authenticité de l’œuvre acquise, c’est-à-dire sur la paternité du peintre qui lui a été attribuée. Or, pendant longtemps, les juges ont considéré qu’une telle erreur n’était concevable que si on connaissait la vérité puisque l’erreur se définit traditionnellement comme une croyance contraire à la vérité. Autrement dit, si un doute existait sur l’authenticité de l’œuvre acquise, toute erreur était nécessairement exclue.

58Et puis, brutalement, la Cour de cassation a modifié sa jurisprudence dans les circonstances suivantes. Deux époux avaient vendu aux enchères, en 1968, à l’hôtel Drouot un tableau figurant une bacchanale, et présenté dans le catalogue comme étant de l’École des Carrache. La vente s’était faite au prix de 2 200 francs, et les Musées nationaux avaient préempté sur le champ. Puis le bruit se répandit quelque temps plus tard que des émissaires du Louvre avaient, en fait, décelé dans ce tableau le fameux « Olympos et Marsyas », c’est-à-dire un authentique tableau de Nicolas Poussin qui figurait déjà 1844 dans la célèbre vente du cardinal Fesch et dont on avait perdu depuis la trace. Les vendeurs assignèrent alors la Réunion des Musées nationaux en nullité de la vente pour erreur sur une qualité substantielle du tableau vendu, c’est-à-dire sur leur propre prestation. Ce qui, en soi, ne posait pas problème puisqu’on admet en droit qu’un vendeur puisse, exceptionnellement, s’être trompé sur la chose même qu’il a vendue. Mais la difficulté vint ici de ce que les juges, du moins en appel, estimèrent qu’il n’était nullement prouvé que le tableau litigieux soit une œuvre authentique de Nicolas Poussin. Bref, le tableau vendu était peut-être un Poussin, mais peut-être aussi l’œuvre d’un autre… Dans ces conditions, l’erreur des vendeurs devenait à leurs yeux inconcevable. Or, en 1978, la Cour de cassation a condamné cette position : les vendeurs pouvaient, en réalité, très bien avoir commis une erreur justifiant l’annulation du contrat, puisqu’ils avaient été convaincus que le tableau n’était pas de Poussin alors qu’il l’était peut-être. En d’autres termes, leur erreur, c’était de n’avoir pas douté là où la vérité des choses eût voulu qu’ils le fassent.

59Solution originale, intéressante, et même profonde, qui n’a jamais été remise en cause depuis lors puisque, tout au contraire, elle vient d’être reprise tout récemment…à nouveau pour un Poussin ! Cette fois, la propriétaire d’un tableau de l’École française du xviième siècle avait demandé à un commissaire-priseur de le vendre aux enchères dans les six mois, et l’acte qui lui confiait cette mission le chargeait aussi d’une mission préalable de recherches et d’investigations par tout expert, sachant ou procédé scientifique, aux fins de déceler l’origine de l’œuvre et de la dire de l’atelier de Nicolas Poussin ou du maître lui-même, tout en fixant un prix de réserve (c’est-à-dire un prix minimal de vente aux enchères) à cent mille francs. Le tableau fut ensuite présenté au catalogue sous les formules» Atelier de Poussin, La fuite en Égypte, huile sur toile ». Et, estimé entre cent cinquante et deux cent mille francs, il fut finalement adjugé au prix d’un million six cent mille francs à une galerie. Or huit ans plus tard, la venderesse fut convaincue, en lisant diverses publications sur Poussin, que le tableau était de la main même de l’artiste, et demanda donc l’annulation de la vente. Qu’elle obtint des juges au terme d’une expertise ayant conclu que Poussin était probablement l’auteur de l’œuvre. L’idée est donc bien toujours la même : la venderesse a commis une erreur pour n’avoir pas douté là où les données techniques auraient voulu qu’elle doute.

60Cette jurisprudence me paraît, tout compte fait, et si on lui fait franchir les limites de la vente d’objets d’art, présenter la grande vertu pédagogique de rendre le doute sympathique, et même positif. Ce qui, dans un monde souvent bardé de certitudes comme le nôtre, n’est pas un mince avantage.

61Accepter le doute, et même l’intégrer dans une logique de raisonnement pour en tirer des conséquences positives, c’est d’abord, me semble-t-il, une bonne leçon d’humilité. Prendre clairement conscience qu’il est des choses qui, quels que soient les progrès des sciences et des techniques, nous dépassent toujours. Qui, pour reprendre une autre terminologie de juristes, notamment utilisée sur le terrain de la responsabilité civile des fabricants de produits défectueux, demeurent aujourd’hui encore tout simplement « indécelables ». Constat qui, en soi, n’est pas franchement nouveau puisque Pascal disait déjà que « la dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent ; elle n’est que faible si elle ne va pas jusqu’à connaître cela », et que Diderot ajoutait pour sa part qu’« on doit exiger que je cherche la vérité, mais non que je la trouve ». Mais constat qui mérite d’être régulièrement fait pour éviter quelques fanfaronnades ou rodomontades bien déplacées.

62Douter pour ne pas commettre une erreur, c’est aussi une invitation à ne pas en commettre ! Ce qui, dans certains domaines, et particulièrement en matière pénale, est là aussi une excellente chose. Comme le confirment d’ailleurs tous les textes, nationaux et internationaux qui, en prolongement de la présomption d’innocence, rappellent que le doute doit profiter à l’accusé et que, si la culpabilité n’est pas établie, les poursuites doivent être abandonnées, ou l’acquittement, prononcé. Rappelons simplement ici, avec toute la solennité qui convient, les termes de l’article 304 du Code de procédure pénale dont le président doit donner, au début des assises, lecture aux jurés : « Vous jurez et promettez… de vous rappeler que l’accusé est présumé innocent et que le doute doit lui profiter ».

63Et rappelons aussi, tant ils sont superbes, ceux de l’article 353, que ce même président prononcera avant que la cour ne se retire pour délibérer : « La loi ne demande pas compte aux juges des moyens par lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d’une preuve ; elle leur prescrit de s’interroger eux-mêmes, dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les preuves rapportées contre l’accusé, et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : « Avez-vous une intime conviction ? ».

64Être invité à douter, au moins de temps à autre, c’est également permettre l’instauration d’un réel dialogue. Car là où les convictions initiales sont trop assurées, la lumière ne jaillit que rarement.

65Écoutons, une fois encore, Érasme, dans son magnifique « Plaidoyer pour la paix ». Une paix passablement malmenée qui, presque en désespoir en cause, va chercher son refuge chez les intellectuels. L’espoir qui l’anime est alors des plus grands : « Les humanités en font des hommes, la philosophie les met au-dessus des hommes, la théologie les rend divins. Auprès d’eux, à coup sûr, après tant d’épreuves et de pièges, il me sera enfin donné du repos » ! Mais la suite ne sera pas à la mesure de ses espérances : « O douleur, voilà un autre genre de guerre ! Moins sanglante, certes, mais non moins insane. Telle école est en dissidence avec telle autre et, comme si la vérité changeait avec le lieu, certaines connaissances ne traversent pas la mer, certaines ne passent pas les Alpes, certaines ne peuvent traverser le Rhin. Plus : dans la même université, le dialecticien est en guerre avec le rhéteur, le théologien en désaccord avec le juriste. À l’intérieur de la même discipline, le scottiste combat le thomiste, le nominaliste le réaliste, le platonicien l’aristotélicien, au point que, même sur les plus petites choses, ils ne veulent convenir de rien, et que, souvent, on croise sauvagement le fer à propos de la laine des chèvres, jusqu’à ce que, dans la chaleur de la discussion, on passe des arguments aux insultes, et des insultes aux poings. Si la querelle, certes, n’est pas vidée à coups de poignards ou de lances, on se transperce de traits empoisonnés, on se déchire mutuellement dans des écrits mordants, et on pointe contre la réputation de l’adversaire une langue venimeuse dont la morsure est mortelle ».

66Enfin, au-delà des débats d’idées et des dialogues qu’il permet d’instaurer entre tous, le doute fait progresser individuellement. Dès lors, tout au moins, que nous savons le dépasser et construire, paradoxalement, à partir de lui. Car il est une offre, sans cesse renouvelée, d’approfondir sa pensée, de gommer ses faiblesses, de prévenir ses incohérences. Il est en quelque sorte éveil, attention, remise en cause, soif de mieux comprendre. Ce doute fondamentalement constructif qui caractérise d’ailleurs la démarche scientifique, telle qu’a pu le systématiser un Karl Popper ou un Merton, et que Bachelard résumait à sa manière en suggérant que la journée de travail d’un savant s’achève sur cette parole de foi, chaque jour répétée : « Demain, je saurai ».

67Ajoutera-t-on que le doute est lui-même souvent très proche de la vérité. Combien de fois, sur le point d’atteindre l’instant stratégique où nous allions enfin savoir, bref de la fameuse heure de vérité, nous sommes-nous dit en nous-mêmes, comme pour exprimer une dernière fois nos doutes : « Et si c’était vrai ? ». Oui, si c’était vrai…

43. Le minoritaire peut d’ailleurs avoir raison

68En droit, il est deux grandes manières de concevoir la vie d’un groupement : soit exiger, pour la prise des mesures le concernant, l’accord unanime de tous ses membres, soit se contenter de décisions adoptées à la majorité.

69La formule de l’unanimité a sans conteste des vertus. Elle préserve au bénéfice de tout membre du groupement une réelle indépendance puisque, par hypothèse, chacun peut, par sa seule volonté, faire obstacle aux vœux de tous les autres. Et elle assure, lorsqu’elle fonctionne positivement, une très grande force aux décisions prises, en cimentant l’unité du groupement. Ces mérites lui valent d’ailleurs de régulières consécrations, par exemple autrefois dans le fonctionnement de l’Église antique, ou aujourd’hui dans l’indivision ou pour certaines décisions particulièrement graves des sociétés commerciales ou civiles, celles qui ambitionnent d’augmenter les engagements initiaux des associés.

70Mais cette formule présente cependant un inconvénient majeur : celui d’exposer le groupement à d’évidents risques de paralysie, chacun se voyant investi d’un véritable droit de veto. Au débit de l’unanimité, on a pu ainsi mettre pêle-mêle la faiblesse du Conseil de sécurité des Nations Unies, la paralysie de certaines institutions communautaires ou encore la déplorable gestion de certains patrimoines indivis.

71D’où la préférence généralement accordée, au nom de l’efficacité, au système majoritaire. Il est toutefois deux manières aussi de concevoir la majorité alors requise, puisque que le terme veut par lui-même simplement signifier la part majeure, principale du groupement.

72Une première façon est d’ordre qualitatif. La majorité sera constituée par la part du groupement la plus éclairée, la plus compétente, la plus savante, voire la plus ancienne. C’est le système de la sanior pars qui prévalut, autrefois, dans certains conciles. Un système évidemment original, surtout pour nos regards du vingtième et unième siècle, et qui serait, on le devine, une fantastique mine de procès pour les avocats. Qu’on songe un instant à une assemblée de copropriétaires, ayant parfois déjà du mal à décompter les voix, et qui, là, serait amenée à se diviser sur la plus ou moins forte compétence technique de tel ou tel, sur sa plus ou moins grande longévité dans les bâtiments ! Un système donc difficile à mettre en œuvre si l’on veut préserver l’unité du groupement et les susceptibilités de chacun.

73D’où la prévalence progressive de l’autre façon de concevoir la majorité, c’est-à-dire la méthode quantitative, arithmétique. Dans un groupement, doit l’emporter le vœu du plus grand nombre. Ce qui rejoint les idées égalitaristes, et peut s’autoriser aussi d’une présomption de conformité à l’intérêt du groupement. On se souvient ainsi de la formule de Rousseau, précisant que « la volonté générale ne peut errer »…

74Cela étant, et la nature humaine restant ce qu’elle est, tout particulièrement lorsqu’elle s’introduit dans la vie quotidienne d’un groupement, cette poursuite systématique de l’intérêt général par la majorité pose problème. Certes, il est bien des cas où celle-ci est effectivement animée du souci d’agir au mieux de l’intérêt collectif, et où les minoritaires ont donc tort de s’opposer abusivement à son action, par exemple en empêchant ou contrariant sa décision de fortifier les fonds propres de l’entreprise commune, de faire tel acte indispensable de gestion, d’exclure tel membre indélicat. Mais la vie judiciaire révèle aussi qu’il est d’autres hypothèses où la majorité ne poursuit nullement cet objectif. Parce que sa loi est dictée par de petits groupes charnières qui pèsent d’un poids excessif dans la prise des décisions. Parce qu’il est des majoritaires incompétents, égoïstes, intéressés, mal informés. Parce qu’il est, aussi, bien des manières de fabriquer des majorités de circonstances, de récupérer des votes frelatés qui attendront discrètement leur heure de gloire dans la restitution d’une contrepartie pour le moins douteuse.

75D’où, en droit, ce concept si expressif d’abus de majorité, qui veut traduire le détournement de pouvoir que commettent des majoritaires lorsqu’ils adoptent une délibération conforme à leur intérêt personnel mais contraire à l’intérêt du groupement. L’idée est donc bien alors, implicitement mais sûrement, que ce sont les minoritaires qui ont raison. Et eux seuls.

76Raison, par exemple, de contester cette décision par laquelle les majoritaires ont demandé au groupement de prendre en charge les dettes personnelles de l’ami dirigeant, d’augmenter considérablement sa rémunération, ou encore ont transféré subrepticement l’actif social vers d’autres cieux où les minoritaires gênants ne peuvent venir.

77Raison aussi, nous dit la jurisprudence, de demander à un tribunal de reporter la tenue d’une assemblée générale pourtant déjà convoquée, parce qu’il y a tout lieu de craindre qu’elle ne prenne de mauvaises décisions. Raison encore de secouer cette incompréhensible inertie des majoritaires à l’égard d’un dirigeant incompétent ou malhonnête, et de prendre alors en main les intérêts mêmes du groupement, en exerçant l’action collective que les majoritaires négligent de mettre en œuvre, ou en demandant au juge le remplacement de ce dirigeant.

78Oui, décidément, notre droit offre de multiples exemples de la grande lassitude des majorités et, par contraste, de la force de propositions que recèlent les minorités. Comme s’il nous interpellait, et suggérait de ne pas nous arrêter à quelques rapides sondages, à quelques majorités trop vite constituées. Bref, d’aller au fond des choses, au-delà des consensus de surface.

44. Tandis que l’unanimité peut elle-même, exceptionnellement, se tromper

79Un groupement adopte une délibération à l’unanimité. L’un des membres peut-il ensuite en demander l’annulation en justice, alors que, par hypothèse, il a voté initialement en faveur de cette mesure ? De prime abord, on est évidemment tenté de répondre par la négative. Force particulière d’une décision adoptée avec l’accord de tous, souci de cohérence, hostile aux volte-face, et volonté aussi de ne pas encombrer les juridictions par des procès voués à l’échec, tout converge pour rendre une telle initiative juridiquement impossible. Et pourtant, la position de la Cour de cassation n’est pas celle-là. Pour notre haute juridiction, un associé qui a émis un vote favorable à la résolution proposée n’est pas pour autant privé de l’intérêt et du droit d’en poursuivre ensuite l’annulation devant les tribunaux.

80Ce qui, à la réflexion, se comprend très bien. Les membres du groupement n’émettent, en effet, leur vote en assemblée générale que sur la base des informations et dans l’ambiance générale que veulent leur bien procurer les dirigeants. Si donc ces derniers ont pratiqué la rétention d’éléments essentiels de jugement, ou su endormir les velléités des plus attentifs, il est opportun que les associés se voient reconnaître un droit de repentir. En d’autres termes, si les membres du groupement peuvent ensuite, au fil de leurs investigations, glaner quelques informations complémentaires, ils seront en droit de demander et d’obtenir l’annulation d’une délibération qui, manifestement, n’était pas bonne. Pas bonne pour l’avenir du groupement, pas bonne pour l’intérêt général, pas bonne encore pour les salariés, non représentés à l’assemblée générale de la société mais éminemment intéressés par son devenir.

81Ainsi surgit clairement l’idée, à travers cette position de notre droit, que l’unanimité a très bien pu, sur la foi de quelque tromperie ou d’une grande indifférence, se fourvoyer complètement à l’origine. Et que tout membre du groupement a bien, juridiquement, qualité pour faire apparaître cette erreur. Sans doute, en prenant l’initiative d’agir de la sorte, sera-t-il traité par les autres de fou, d’écervelé, d’inconséquent, ou encore de traître... Peut-être d’ailleurs lui-même aura-t-il un temps la tentation, ou la faiblesse, de les croire. Mais s’il tient bon, il faudra lui savoir gré d’avoir fait émerger la vérité. De l’avoir soustraite à l’apathie ou à la connivence générale !

45. Profitons-en pour tordre le coup à quelques mythes, et d’abord à la prétendue régression du niveau…

82Il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont nous, êtres humains, entretenons ou propageons les idées reçues et même, dans certains cas, leur permettons de voir le jour. Sans doute y trouverait-on, en cherchant bien, les traces de quelque inconscient collectif mais, probablement, surtout celles d’une certaine paresse ! Car la cause première de nombreux mythes est, tout simplement, notre tendance à la répétitivité. Prenons les juristes, et moi le premier. Lorsqu’une question nous est posée, notre réflexe sera le plus souvent, non pas d’ouvrir une page blanche et d’y inscrire nos premières réflexions personnelles, mais de nous retourner vers les glorieux devanciers pour voir la façon dont eux-mêmes ont abordé le problème. Autrement dit, la voie est largement ouverte, pour dire les choses pédantement, à une « pérennisation des approches doctrinales » et, pour les énoncer plus crûment, à un recopiage manuel ou, à présent, informatique !

83Alors, veillons à sortir dès que possible du conformisme ambiant, et saisissons l’occasion de ce chapitre consacré à la vérité pour tordre le coup à quelques mythes !

84En guise de hors d’œuvre, on en liquidera un, d’ordre strictement juridique, avec le soutien actif de la Cour de cassation. Un mythe qui paraîtra mineur à beaucoup mais qui est néanmoins révélateur d’une tentation bien ancrée chez certains de compliquer les choses et surtout de les entourer d’une savante technicité dont eux seuls sont les dépositaires. Ce mythe, c’est celui de la célèbre mention « lu et approuvé ».

85Qui d’entre nous n’a pas en mémoire l’intervention d’un professionnel attirant son attention sur la nécessité, « absolument obligatoire et impérative », de faire précéder sa signature au bas de l’acte de cette rituelle formule, sous peine de lui retirer toute valeur ? Or, à ma connaissance, la Cour de cassation n’a jamais reconnu de portée juridique à cette mention et, en tout cas, depuis 1993, elle a fort clairement précisé qu’elle n’en avait aucune. Sans pour autant d’ailleurs faire évoluer toutes les attitudes, ni même anéantir définitivement le mythe de la sacro-sainte formule ! À croire que les mythes ont quelque chose de rassurant pour les générations qui se succèdent.

86Parmi les mythes à la peau particulièrement dure, il en est un qui m’a toujours frappé et en même temps profondément irrité : c’est celui dit de la régression du niveau. Là encore, qui n’a pas recueilli les confidences désespérées d’un enseignant devant la chute vertigineuse du niveau de ses élèves, l’effondrement de leurs connaissances, bref le néant, voire l’infra-néant des générations scolaires présentes ? Avec, en écho inévitable, le discours récurrent de nos politiques sur la nécessité de « sauver » l’école. En tout cas, celle qui peut encore connaître la rémission, c’est-à-dire la toute primaire, tant pour l’enseignement secondaire et l’université, tout paraît déjà beaucoup trop tard.

87Eh bien, quitte à surprendre beaucoup de lecteurs, je n’hésiterai pas une seconde à écrire que cette quasi-officielle régression du niveau est le plus parfait des… mythes ! Pourquoi une telle assurance dans l’énoncé d’un propos aussi iconoclaste ? Pour deux raisons précises, et même pourrait-on dire, techniques, dont je vais faire état très simplement. La première, c’est que j’ai la chance d’avoir un père archiviste, non pas de métier, mais de tempérament, qui a donc conservé toute une série de copies que j’ai rédigées à la Faculté de droit d’Aix dans les années 1970 et pour lesquelles les enseignants de l’époque m’avaient décerné les plus hautes distinctions. Or je peux assurer le lecteur que, même réputé correcteur assez généreux par mes étudiants, je serais aujourd’hui loin d’attribuer à ces copies d’aussi bonnes notes tant les exigences à l’égard de la méthodologie, du raisonnement et des connaissances des étudiants se sont progressivement renforcées.

88La deuxième raison tient dans l’évaluation régulière des thèses de doctorat à laquelle le métier d’enseignant et une fréquente participation à des jurys m’ont prédisposée. Là encore, je peux assurer que le niveau général des thèses de droit soutenues dans notre pays est loin d’être en régression et que, chaque année, de nombreux jeunes chercheurs soutiennent de superbes travaux, dans des conditions matérielles souvent précaires et en étant aussi obligés de prendre en compte des évolutions toujours brutales de notre droit, qui les conduisent bien souvent à remettre leur ouvrage sans cesse sur le métier.

89Alors, objectera-t-on peut-être, pour ébranler toutes ces certitudes, que ma réflexion concerne uniquement les étudiants qui ont déjà rejoint l’université : « Imaginez un instant les élèves du secondaire, celles et ceux qui ne parlent plus français, truffent leurs copies de fautes d’orthographe (au point -c’est véridique- d’écrire Papino 103 au lieu du pape Innocent III), et ne se rappellent plus les grandes dates de l’histoire de France. Croyez-le, ils existent, nous les rencontrons par cohortes entières tous les jours ! ».

90Naturellement, un tel propos interpelle mais n’altère pourtant pas mes convictions profondes. Car je crois très profondément que nous, enseignants, parents, professionnels, avons toujours tendance, de manière presque affective, à enjoliver le passé, à oublier ce que nous étions nous-mêmes, à gommer nos imperfections, voire nos éventuels échecs. Et, en fin de compte, nos propres lacunes qui se cristallisaient sans doute moins dans ces matières jugées essentielles qu’étaient le français ou l’histoire, mais qui devaient, à l’inverse, être béantes en langues étrangères, en physique ou en biologie.

91Bref, le niveau ne régresse nullement dans notre société. Tout au contraire, il augmente, imperceptiblement mais sûrement, et ce d’ailleurs dans tous les domaines. Prenons l’exemple, qu’on ne cite pratiquement jamais ici, du sport. Il suffit un instant de revoir un match du fameux Tournoi des cinq Nations pour constater que, là où un demi d’ouverture bénéficiait il y vingt ans encore de trois secondes pour prendre une décision de lancement de jeu, il en dispose aujourd’hui, dans la meilleure des hypothèses, d’une seule ! Et que dire, dans un autre registre, de l’intérêt que les générations actuelles portent à la protection du patrimoine, aux festivals artistiques ou aux passionnantes expositions que leur offrent les conservateurs de musées de notre époque. Et quelle différence encore entre ces jeunes guides, souvent étudiants, qui communiquent aux visiteurs d’un jour la flamme intérieure qui les anime et les bons vieux guides d’autrefois, dont le calembour restait l’arme culturelle première !

92Alors, convaincu(e) ? Pas encore ? Permettez-moi donc, si vos doutes subsistent, de vous offrir en conclusion ces quelques réflexions de l’un de mes prédécesseurs à la Faculté de droit d’Aix, le doyen Bernard. Elles sont extraites de la lettre que celui-ci adressa à un éminent collègue allemand pour le remercier de l’envoi d’un ouvrage écrit en langue française. Nous sommes en… 1843 : « Votre ouvrage en français sera du plus heureux effet. Nos étudiants ne veulent plus voir un mot de latin. Jamais ils n’avaient été aussi faibles ! Je crains qu’en étendant le cadre des connaissances qu’on veut leur donner, on ne leur nuise. Ils touchent à tout et ne savent rien. Notre épreuve du baccalauréat ès lettres les force à un effort de mémoire. Ils s’habituent à connaître ce qu’il faut pour formuler les réponses. Chez nous, ils ne cherchent aussi qu’à passer l’examen et, comme nous sommes trop faibles, ils font toujours moins ».

931843, c’est, dit-on communément, l’âge d’or des humanités et de la culture générale !

46. Puis à celui du risque zéro

94S’il est un mot polysémique, c’est bien celui de risque. Qui désigne tout à la fois l’audace, le défi, et suggère donc une démarche positive sans laquelle, comme on le dit parfois, on ne saurait prétendre à rien, et en même temps un souci, l’inquiétude pour l’avenir, la peur, un danger plus ou moins éventuel, plus ou moins prévisible. Ce qui, au demeurant, correspond bien à son origine historique. Le terme « risque » est, en effet, apparu dans la langue française au xvième siècle, par emprunt à l’italien, lorsque renaissaient les échanges maritimes internationaux, avec lesquels apparaissaient en parallèle la perspective de gagner beaucoup et l’éventualité aussi de perdre la marchandise si le navire venait à sombrer ou à rencontrer quelques pirates. En une phrase, due à Condillac, « le risque est le hasard d’encourir un mal avec l’espérance, si nous échappons, d’obtenir un bien ».

95Or, de nos jours, cet équilibre est-il toujours préservé ? Autrement dit, la dimension positive du risque contrebalance-t-elle encore réellement sa dimension négative ?

96Si la question mérite d’être posée, c’est que, dit-on couramment, notre société tend aujourd’hui à bien des égards au risque zéro. C’est-à-dire, plus franchement, à l’absence totale de risque.

97Ce que confirme assez largement l’évolution de notre droit. Au titre, en effet, de la lutte déclarée contre le risque, on peut citer pêlemêle le fantastique développement du contrat d’assurance, les multiples techniques de prévention des risques d’impayés, la couverture indemnitaire de nombreux risques sociaux ou médicaux (chômage, maladie, accident du travail, accidents thérapeutiques), l’élargissement récent de la définition des provisions comptables ou encore, par exemple, le renforcement de l’indemnisation si l’employeur a fait courir un risque à son salarié. On se rappelle ainsi la fameuse formule retenue, en 2002, par la chambre sociale de la Cour de cassation au terme d’un très douloureux contentieux initié par des victimes de l’amiante : « en vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l’employeur est tenu envers celui-ci d’une obligation de sécurité de résultat, notamment en ce qui concerne les maladies professionnelles contractées par ce salarié, du fait des produits fabriqués ou utilisés par l’entreprise ; le manquement à cette obligation a le caractère d’une faute inexcusable lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié, et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver ».

98Mais c’est naturellement l’avènement contemporain du principe de précaution qui a le mieux traduit cette impression d’une guerre ouverte contre le risque. Car, avec ce principe, ce n’est plus le risque déclaré, connu, répertorié qui est pris en compte, mais bien le risque incertain. Celui dont l’existence n’est pas encore avérée, qui ne surviendra peut-être d’ailleurs jamais parce qu’il n’existe même pas potentiellement en germe, mais dont on peut cependant raisonnablement craindre qu’il apparaisse un jour si rien n’est fait d’ores et déjà pour le prévenir.

99C’est dire que, d’une certaine manière, l’ordre habituel des choses s’inverse. L’action projetée par un décideur privé ou public passe bien désormais, quoiqu’on en dise parfois, par la preuve, compte tenu de l’état actuel de la science, d’une absence totale de risque. Autrement dit, la règle cartésienne selon laquelle aucune décision ne saurait être prise sans disposer d’une certitude absolue se trouve aujourd’hui dépassée par l’obligation faite à tout décideur de gérer le risque incertain, celui qui, pour l’heure, dépasse les limites de la connaissance humaine.

100Ce qui, on le comprendra, séduit davantage l’univers politique, où l’urgence commande de prendre une décision sur de simples présomptions, que le monde scientifique où la preuve s’acquiert lentement et réclame du temps.

101Alors, que penser de tout cela ?

102Du bien, au moins sous un regard. Le regard qui veut souligner l’importance de la vie humaine et de ses espérances, et amène donc à œuvrer pour mieux discerner les risques, réels ou potentiels, et permettre à celles et ceux qui veulent les conjurer de les prévenir ou, s’ils se réalisent, d’en atténuer l’incidence.

103À ce propos d’ailleurs, il serait sans doute opportun d’accroître l’exigence de transparence dans la conduite, non pas évidemment de tout projet scientifique ou technologique, mais de certaines expérimentations en cours dont l’importance pour l’avenir de notre humanité est difficilement contestable. Ce que suggère en des termes très convaincants mon collègue Jean-Pierre Désidéri dans un article sur « Le principe de précaution dans la recherche scientifique », paru dans la revue Droit et Patrimoine (octobre 2000) : « à défaut de fonder un devoir général de transparence, le concept de précaution exprime un désir d’information et de participation dont il faut tenir compte, à propos des situations perçues comme présentant des risques. Selon les circonstances, une certaine transparence peut être souhaitable non seulement pour les résultats de la recherche, mais encore en amont, à l’égard des recherches en cours, et même des simples projets de recherches, de leurs options et leur planification. Afin que la société ne soit pas mise par surprise devant le fait accompli en raison de recherches conduites dans le plus grand secret des laboratoires, il faudrait que les décisions d’entreprendre telle recherche plutôt que telle autre ne soient pas systématiquement abandonnées à la communauté scientifique, sans véritable possibilité de débat à l’extérieur ». Et cet auteur de prolonger en note sa réflexion par un exemple des plus éclairants : « aucun débat n’a lieu actuellement concernant la découverte passée presque inaperçue de réaliser des ordinateurs à l’échelle moléculaire, en faisant appel aux techniques de la chimie et de la biologie humaine. Sans s’abandonner à la science fiction, on peut donc concevoir que l’ordinateur ne soit plus un jour extérieur au corps humain, mais que l’homme se confonde avec l’ordinateur. Voici peut-être l’ultime frontière de la science : mêler intimement sans qu’elles ne puissent plus être démêlées l’informatique et la biologie. Après l’ « humanisation » des animaux en vue de xénogreffes, ce qui tendait déjà à estomper la distinction entre l’homme et l’animal, la distinction entre l’homme et l’ordinateur se trouverait effacée par l’utilisation d’une découverte réalisée dans le plus grand secret d’un laboratoire ».

104Mais au-delà de cette naturelle considération du risque et de cette naturelle préoccupation des êtres humains à en limiter les effets nocifs, il est sans doute essentiel de prendre également conscience, avec humilité, que le risque zéro n’existe pas, et ne peut jamais exister. À cet égard, la lecture des recueils de jurisprudence est, sinon réjouissante, du moins révélatrice puisque, au détour des arrêts, on découvre les situations les plus inattendues, les accidents les moins prévisibles (le spectateur borgne d’un match de rugby qui reçoit le ballon dans l’œil valide, ou encore le participant à une compétition de marche qui tue un spectateur en le renversant !), comme si, malgré tous les efforts de l’homme, demeurait une dose incompressible de hasard, ou de fatalité. À la vérité, le risque zéro n’est sans doute guère présent qu’avec la mort, comme d’ailleurs Montaigne le disait à sa belle façon en écrivant que « tu ne meurs pas de ce que tu es malade ; tu meurs de ce que tu es vivant ».

105Oui, le risque est inhérent à la vie, à toute vie humaine. À celle des chercheurs, comme le rappelait Alfred Jacquart dans sa « Légende de la vie » en précisant que « les bonds en avant décisifs de l’évolution ont résulté de bifurcations vers de nouvelles directions ; ainsi le passage des bactéries aux cellules à noyau, ou les révolutions telles la réalisation d’êtres multicellulaires, la conquête des terres émergées, l’homonisation. Au départ une novation représente un risque ; la différence passe pour un handicap. Il est tentant de garder les solutions d’autrefois. Le confort consiste à rester dans la foule et à crier : « Nous voulons Barabbas ! ».

106Inhérent aussi à la vie des entrepreneurs, qui savent les risques s’attachant à un retournement brutal de conjoncture, à la défaillance toujours possible d’un proche partenaire, à l’externalisation de certains services, au travail effectué par deux équipes différemment managées sur un même chantier, ou encore à la multiplication des postes de travail en solitaire liée au développement des nouvelles technologies. À la vie des éditeurs qui, s’ils ne prennent pas de risques, n’auront pas d’auteur, ou encore à celle des galeristes qui, trop frileux, fermeront boutique. À celle encore des sportifs, dont toute progression passe nécessairement, au moins en partie, par une prise de risques, comme le rappelait encore il y a quelques semaines, dans l’Équipe, le grand entraîneur de rugby Philippe Saint-André : « Si, sur dix ballons, il fait avancer l’équipe neuf fois et que la dixième, il laisse tomber le ballon, je ne mets pas l’accent sur ce ballon échappé. Je ne retiens que le crédit de ses actions. Et si le solde est positif, je l’encourage. On ne peut pas lui demander le zéro faute ».

107Et puis aussi, pourquoi ne pas le rajouter, à celles et ceux qui font le choix d’aimer… Car, comme le disait Erich Fromm, « pour aimer, comme pour se laisser aimer, il faut avoir le courage de juger certaines valeurs comme étant d’importance ultime –et alors, de faire le saut et de tout miser sur elles ».

108Oui, comme l’a écrit Amélie Nothomb (Cosmétique de l’ennemi, Albin Michel, 2001), « le risque, c’est la vie même. On ne peut risquer que sa vie. Et si on ne la risque pas, on ne vit pas ».

109Et puis, comment occulter aussi, dans ce débat essentiel sur l’avenir de notre société, le coût d’une recherche systématique du risque, sinon zéro, du moins infinitésimal ?

110Un coût d’abord financier. Je n’en prendrai qu’un exemple, vécu lorsque j’étais doyen de la Faculté de droit d’Aix-Marseille et en charge du site universitaire marseillais de La Canebière. Les exigences du plan Vigipirate furent à un moment portées à leur niveau maximal, de sorte que les entrées du bâtiment durent être contrôlées par plusieurs vigiles. Soit, mais le coût direct en résultant pour notre Faculté fut tellement lourd qu’il fallut immédiatement, pour être en mesure de le supporter, rogner considérablement sur les autres postes de dépenses, et notamment sur le volume des documents pédagogiques et le chauffage. Alors, que vaut-il mieux : faire son entrée dans la faculté encadré par deux vigiles, et rejoindre des amphithéâtres glacés et des bibliothèques vides, ou bien prendre un tout petit peu plus de risque au départ mais pouvoir ensuite accéder à des locaux chaleureux et à une véritable documentation ? La question mérite, à tout le moins, d’être posée, et bien d’autres comparables, dès lors que la situation financière de notre pays ne permet évidemment plus de tout conduire en parallèle.

111Mais aussi un coût, si l’on peut dire, d’ordre humain. Car à trop axer une communication sur l’état des risques, on prend, me semble-t-il, un risque supplémentaire : celui d’inhiber les énergies et, à la limite même, de laisser penser aux individus que tout est risque ! À la fin du vingtième siècle, le professeur Tubiana disait ainsi fort justement : « Le public, dans sa majorité, pense que vivre aujourd’hui est plus dangereux qu’il y a cent ans. Or les faits démontrent largement le contraire quant au risque sanitaire puisqu’en un siècle, l’espérance de vie est passée de 44 à 78 ans pour les deux sexes confondus ». Et, en des termes encore plus directs, Didier Sicard, président du Comité national consultatif d’éthique, déplorait, lors d’une nouvelle crise de la vache folle en 2000, « une attitude de la technoscience, qui en nommant les risques, les met en scène, au-devant de la scène, de façon démesurée, au nom d’un pseudo-rationnalisme. Et qui transforme des données incertaines en autant de certitudes potentielles. Face à l’incertitude, elle réduit ainsi l’esprit critique de chacun devenu plus machine à s’émouvoir qu’à penser ».

112N’oublions donc que, même si l’objectif de sécurité est en soi parfaitement louable, il ne doit pas devenir obsessionnel, au point finalement de détourner du travail, de la conduite de projets ou encore des prises d’engagements, certains êtres qui seront certes à l’abri… mais de quoi ? De la vie, tout simplement !

113C’est dire aussi, me semble-t-il, que le droit a lui-même un rôle important à jouer, sur le terrain des éventuelles responsabilités. Certes, il est –chacun le sait et peut régulièrement l’observer– des prises de risques inadmissibles, généralement imposées à d’autres que ceux qui les décident. Et qui méritent donc d’être sanctionnées, aussi bien d’ailleurs lorsqu’elles se concrétisent malheureusement par un dommage qu’en amont, par le seul fait qu’elles ont été programmées. Mais au-delà, faisons attention à des responsabilités de plein droit, automatiques, mécaniques, qui sont souvent très mal comprises par les intéressés parce qu’elles ne correspondent à aucune faute particulière et s’inscrivent simplement dans les aléas inhérents à toute activité humaine. C’est vrai que la fatalité n’a pas aujourd’hui bonne presse car, dans notre État providence, et comme l’écrivait très justement Paul Ricoeur, « la fatalité, c’est personne, la responsabilité, c’est quelqu’un ». Mais, à trop vouloir la nier, on va sans doute tout droit au repli de chacun, et à une démotivation générale (y compris donc de la part de professionnels essentiels à la protection de la vie humaine, tels que les anesthésistes ou les chirurgiens).

114Bref, trop de responsabilité tue la responsabilité, en lui faisant perdre son sens profond. Aussi, rappelons-nous que, dans notre droit contemporain, il y a encore une place qui est faite à la théorie dite de l’acceptation des risques. Oh certes, cette place est réduite puisqu’elle est aujourd’hui circonscrite à la seule pratique sportive, mais elle résiste, contre vents et marées, ainsi que vient de le montrer notre collègue Florence Millet dans un récent article paru au recueil Dalloz. L’idée en est que les dommages causés entre sportifs n’entraînent pas la responsabilité automatique du joueur qui a causé un préjudice à l’autre, parce que ceux-ci ont par avance accepté les risques inhérents à tout sport. Et que seule donc une responsabilité pour faute est concevable, lorsque le joueur qui est à l’origine du dommage a commis une violation grave des règles de jeu (étant ici précisé -les spécialistes de foot apprécieront-que, pour la Cour de cassation, le seul fait qu’un penalty, sans expulsion de joueur, ait été accordé parce que le goal avait blessé l’avant-centre adverse ne suffit pas à engager la responsabilité du premier).

47. Et enfin au mythe du systématique progrès dans l’évolution des mœurs

115C’est un éternel débat de savoir si les mœurs de notre société évoluent ou non dans le bon sens, celui qu’on pourrait dénommer, faute de mieux, du progrès. Un débat qui n’est pas dépourvu, au demeurant, de toute dimension juridique puisqu’un article de notre Code civil, l’article 6, interdit aux contractants, quels qu’ils soient, serait-il l’État en personne, de déroger non seulement à l’ordre public (c’est-à-dire aux lois impératives), mais encore aux « bonnes mœurs ». Sans ajouter néanmoins quoi que ce soit sur leur contenu…

116C’est dire qu’il appartient aux juges, au gré des espèces, de préciser le concept et, à travers lui, de se faire l’écho des mutations de notre société, des évolutions de nos mentalités. Nous permettant aujourd’hui, avec un recul de deux bons siècles, de conclure que le parcours n’est pas vraiment linéaire et que, lorsque deux pas sont faits en avant, le troisième est fait de côté, et le quatrième, carrément tourné vers l’arrière.

117Ainsi, on observera avec satisfaction que sont aujourd’hui validées tout un ensemble de conventions qui, hier, étaient considérées encore comme relevant des mauvaises mœurs : la convention organisant les intérêts patrimoniaux de personnes du même sexe, le courtage matrimonial qui organise des rencontres sentimentales ou encore le contrat d’assurance sur la vie, condamné par les tribunaux du dix-neuvième siècle parce qu’il avait pour objet le risque de vie ou de décès d’une personne !

118Dans d’autres cas, on se contentera de constater une évolution, sans porter sur elle de véritable jugement. Ainsi, de l’admission beaucoup plus large par notre droit contemporain des jeux de hasard là où, en 1804, le Code n’acceptait de considérer, selon son article 1966, que « les jeux propres à exercer au fait des armes, les courses à pied ou à cheval, les courses de chariot, le jeu de paume et autres jeux de même nature, qui tiennent à l’adresse et à l’exercice du corps ».

119Enfin, parfois, la régression apparaîtra patente. Du moins à notre regard qui, bien évidemment, n’est pas nécessairement celui de tous ! Ainsi, dans la déjà fameuse affaire Galopin, récemment soumise à notre Cour de cassation. L’affaire est à présent bien connue, tant la presse l’a largement relatée. Un homme marié avait noué une relation adultère avec une jeune femme, qu’il avait ensuite instituée légataire universelle par testament authentique, déshéritant du même coup son épouse qui avait partagé sa vie pendant des décennies. Après son décès, sa veuve et sa fille héritière demandent l’annulation du legs universel. Et l’obtiennent devant la cour d’appel de Paris, au motif que le maintien de relations adultères contraires aux bonnes mœurs avait bien été ici la cause impulsive et déterminante de la libéralité. Il est vrai que les circonstances ne laissaient guère de doute sur les intentions de chacun. Le généreux donateur avait quatre-vingt quinze ans, et la bienheureuse légataire, Mademoiselle Galopin, tout juste trente et un. Quant aux lettres adressées par le premier à la seconde, elles avaient, à tout le moins, le mérite de la clarté. Témoin celle adressée aux beaux-parents de la jeune femme par l’amant prodigue, qui en avait conservé le double : « Muriel m’a déclaré sur la Côte et devant sa maman : « pas d’argent, pas d’amour », et depuis environ six mois, j’ai toujours des discussions de ce genre, qui évoquent pour moi le dicton « Quand il n’y a plus de foin au râtelier, les chevaux se battent ». Soucieux de préserver les intérêts de votre fille, j’ai donc accepté de vendre ma voiture ».

120Pourtant, la première chambre civile de la Cour de cassation censure la décision des magistrats parisiens en considérant que « n’est pas contraire aux bonnes mœurs la cause de la libéralité dont l’auteur entend maintenir la relation adultère qu’il entretient avec le bénéficiaire ». D’où le renvoi de cette affaire devant une autre cour d’appel, qui refuse de s’incliner devant la Haute juridiction et opte donc elle-même pour l’annulation. Si bien que l’affaire est à nouveau soumise à la Cour de cassation, qui statue cette fois en assemblée plénière, c’est-à-dire dans sa formation la plus solennelle. Et là, le 29 octobre 2004, la décision tombe : « n’est pas nulle comme ayant une cause contraire aux bonnes mœurs la libéralité consentie à l’occasion d’une relation adultère ». La cause est ainsi entendue, et Mademoiselle Galopin peut donc quitter les prétoires d’un pas léger.

121Que conclure de l’ensemble de ces diverses jurisprudences, demoiselle Galopin mais aussi toutes les autres précédemment évoquées ? Qu’il faut, pour l’essentiel, se méfier des jugements hâtifs et sans nuances. Non, notre société n’est pas aujourd’hui lancée sur la voie d’un déclin moral, pas plus d’ailleurs qu’elle ne serait engagée sur celle, opposée, d’un ordre moral. En fait, elle chemine, comme la plupart de ses devancières, à mi-pente, sur une piste dont la trace n’est pas toujours aisée à découvrir. Surtout à une époque où de fantastiques progrès technologiques donnent aisément le vertige et remettent en question bien des repères traditionnels. Mais ne nous inquiétons pas exagérément, elle va quand même son bonhomme de chemin et, à défaut de savoir toujours ce que sont les « bonnes moeurs », garde le plus souvent une idée assez précise de ce que sont les mauvaises.

122Au demeurant, de nombreuses institutions humaines ne sont-elles pas finalement ambivalentes, versant d’un côté ou de l’autre selon l’usage que les individus veulent bien en faire ? Ainsi, pour s’en tenir à celles évoquées dans le présent numéro, l’assurance-vie offre l’avantage de sécuriser l’avenir patrimonial, mais peut aussi parfois, en fonction de l’identité du bénéficiaire, susciter jalousie ou ingratitude. Le courtage matrimonial, selon les cas, suscitera un bonheur partagé ou aiguisera les déceptions. Le jeu peut faire gagner… ou perdre et, plus profondément, distraire à petite dose et détruire à haute. C’est dire qu’un jugement moral univoque n’est pas, sur elles, des plus aisés. Ni peut-être même concevable, ou souhaitable.

123Je conclurai par un dernier exemple, qui a pareillement divisé autrefois les juges : le contrat de claque, passé entre un directeur de théâtre et un « entrepreneur de succès dramatique », qui demande à des « claqueurs » professionnels de réserver un tonnerre d’applaudissements à la représentation d’une pièce. Certaines cours l’ont jugé contraire aux bonnes mœurs, et d’autres, conforme. Or, de fait, un tel contrat est, si l’on peut dire, tout autant moral qu’amoral. D’un côté, en effet, il est choquant de faire de l’enthousiasme qui doit être libre et spontané l’objet d’engagements juridiques préalables et contraints. Choquant aussi de permettre de tromper les autres, et notamment les spectateurs à venir, en donnant à la pièce une illusion de succès. Mais, de l’autre, n’est-il pas fort sympathique de pouvoir atténuer le stress provoqué par une première représentation, de déjouer également une cabale dont l’histoire du théâtre est friande ? Et puis, en toute hypothèse, n’est-il pas préférable de voir le droit venir au secours d’applaudissements bien plutôt que de sifflets ? On comprend donc que, en définitive, la cour d’appel de Paris ait modifié sa jurisprudence initiale et en soit venue à valider le contrat de claque. Ce dont les acteurs contemporains qui viennent à la télévision faire la promotion de leurs films se réjouiront car, d’une certaine manière, n’est-ce pas là de la claque façon 21ème siècle, par écran interposé ?

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