III. Faits très divers
p. 67-78
Texte intégral
16. Joueurs de loto
1Pour rendre service à un collègue de travail, qui ne pouvait en raison de ses horaires valider ses tickets de quinté auprès du PMU, un salarié avait pris l’habitude d’accomplir à sa place cette formalité, et reçu la promesse, uniquement verbale cependant, de recevoir dix pour cent des gains au cas où la chance serait au rendez-vous. Or, un jour, il ne parvint pas à faire entrer le ticket qui lui avait été confié dans la machine destinée à valider les coupons de jeu. Il prit donc personnellement un nouveau ticket en intervertissant néanmoins les numéros choisis par son collègue et, coup de théâtre, le quinté fut ainsi trouvé dans l’ordre, avec un gain extraordinaire de près d’un million et demi de francs (on était en 1991). Le collègue l’informa alors, après la course et dans l’euphorie de l’instant, qu’il lui ferait parvenir sa part, mais se ravisa ensuite, de sorte que l’autre décida de l’assigner en paiement de quelque cent cinquante mille francs. Et les juges saisis lui ont donné gain de cause. Certes, ils observent que le collègue n’était pas, en l’absence de convention en bonne et due forme, tenu juridiquement de payer cette somme, mais il avait cependant le devoir moral de le faire. Or ce devoir, que les juristes baptisent joliment une « obligation naturelle », il l’avait de lui-même transformé en une véritable obligation civile, susceptible pour sa part d’exécution forcée, dès lors que, au vu du résultat, il avait promis de verser la somme. En d’autres termes, sa conscience ayant parlé, il ne pouvait plus ensuite la faire taire.
2Rendre ainsi à chacun des joueurs la part qui lui revient, telle est aussi la leçon que l’on peut retirer d’une autre affaire où, cette fois, cinq employés de banque avaient décidé de jouer ensemble au loto et chargé l’un d’eux de miser pour le tirage du mercredi une combinaison invariable, à l’aide de fonds qui lui étaient remis par tous. Or, quelque temps plus tard, le règlement du Loto institua un deuxième tirage le samedi, et offrit d’y participer avec le billet et la combinaison du mercredi à condition de doubler la mise. Et c’est ainsi que dix-huit mois plus tard, un samedi précisément, la combinaison jouée rapporta plus d’un million huit cent mille francs. Le collègue qui misait encaissa alors tout, au grand dam des quatre autres qui l’assignèrent en justice pour récupérer, là encore, ce qu’ils estimaient être leur dû. Ce que les magistrats ont admis, faute pour le joueur égoïste d’apporter la preuve qu’il aurait cessé, à un moment donné, d’être le simple mandataire des autres pour le loto du samedi.
17. L’importateur automobile
3Quittons le monde du jeu pour celui des voitures. Par suite d’une chute générale des ventes aggravée par une hausse du yen, le réseau de distribution automobile Mazda traverse d’importantes difficultés. Pour redresser la situation, la société F., importateur exclusif de la marque, impose à ses concessionnaires exclusifs toute une série de sacrifices. Baisse des remises, contribution au coût de campagnes publicitaires et participation à des opérations publicitaires. Conséquence de tous ces efforts : les concessionnaires voient leur marge brute sensiblement réduite, et l’un d’eux connaît même la cessation des paiements et la liquidation. Et c’est là, dans ce cadre, que le liquidateur décide de se retourner en responsabilité contre la société F. Pour résumer sa pensée, celle-ci avait bien, sur un plan contractuel, le droit de demander à ses partenaires les sacrifices qu’elle leur a imposés. Mais là où son attitude doit être critiquée, c’est qu’elle ne s’est pas imposé à elle-même des efforts similaires à ceux attendus de ses cocontractants puisque, tout au contraire, elle a fait le choix à cette même époque de distribuer largement ses bénéfices à ses associés.
4Or les juges saisis du litige vont, avec l’approbation de la Cour de cassation, faire droit à cette demande en relevant à leur tour que « le concédant ne s’est pas imposé la même rigueur bien qu’il disposât des moyens lui permettant d’assumer lui-même une part plus importante des aménagements requis pour la détérioration du marché, puisque, dans le même temps, il a distribué à ses actionnaires des dividendes prélevés sur les bénéfices pour un montant qui, à lui seul, s’il avait été conservé, lui aurait permis de contribuer aux mesures salvatrices nécessaires en soulageant substantiellement chacun de ses concessionnaires ».
5Autrement dit, après le juste partage des gains des joueurs de loto, c’est ici la juste contribution de chacun aux pertes communes qui se trouve ordonnée. Avec, en filigrane, cette idée qu’on ne saurait exiger des autres la rigueur qu’on ne s’impose pas à soi-même.
18. L’aubergiste et les deux cochers
6À quinze jours d’intervalle, les 15 et 30 juin 1908, deux cochers livreurs d’une même entreprise, passant devant l’auberge exploitée par S., à Méry-sur-Oise, tombent dans des conditions identiques sous les roues de la voiture que chacun d’eux conduit. En raison de la gravité de leurs blessures et sur les conseils d’un médecin appelé sur les lieux, ils sont l’un et l’autre transportés dans la maison personnelle de l’aubergiste, qui prend toutes les mesures nécessaires à leur installation. Et les cochers vont ainsi demeurer chez ce dernier. Le premier jusqu’au 14 juillet suivant, date à laquelle il peut enfin quitter le lit, et le second jusqu’au 1er juillet, jour…malheureusement de son décès ! L’aubergiste demande alors à l’employeur de ces cochers le remboursement des frais de logement, nourriture et linge, ainsi que le versement de dommages-intérêts devant, selon lui, réparer le trouble apporté à son exploitation.
7N’obtenant rien spontanément, il saisit les juges. Lesquels lui donnent pleinement satisfaction pour les frais exposés, qui s’inscrivent juridiquement dans la plus incontestable des gestions de l’affaire d’autrui. Mais pas en revanche sur le terrain des dommages-intérêts, car ceux-ci teintent d’un affairisme bien déplacé l’attitude de l’aubergiste.
8À la limite, pour la beauté du geste, et en mémoire d’une bien ancienne parabole, on eût sans doute préféré que notre hôtelier fasse même définitivement siens les débours exposés pour la santé des infortunés passants. Mais, en ce cas, l’affaire n’aurait pas connu d’épilogue judiciaire. Retenons donc simplement le message des juges : de l’infortune d’autrui, on ne saurait tirer un juste profit !
19. Enfants égoïstes, enfants prodigues…
9Après trente-six ans de mariage, et la naissance de trois enfants communs, deux époux se séparent de corps. Douze ans plus tard, la femme décède et les relations entre le père et les trois enfants s’enveniment alors, à tel point que ces derniers réclament en justice à leur auteur une indemnité d’occupation pour un appartement dans lequel ils sont en indivision avec lui. Le père contre-attaque et réclame lui-même à ses enfants une semblable indemnité. Or, en fait, aucun des quatre protagonistes n’utilise ledit appartement ! Dès lors, point d’indemnité d’occupation ? Oui assurément, répondent les juges, s’agissant du père puisque « l’absence de tout droit ou fait de jouissance privative » est bien « exclusive de toute indemnité d’occupation ». Mais non, en revanche, pour ce qui est des enfants car ceux-ci ont les clés de l’appartement et se sont toujours opposés à en délivrer un jeu à leur père. Ayant seuls la libre disposition du bien indivis, ils doivent donc bien une indemnité pour cette « jouissance privative et exclusive » ! En d’autres termes, l’indemnité est ici le prix d’une jouissance certes purement conceptuelle mais, avant tout, délibérément égoïste.
10Égoïsme des uns, altruisme des autres. Au décès de ses parents, un fils demande cette fois-ci à être indemnisé par prélèvement sur l’actif de la succession, pour le temps et les soins qu’il leur a consacrés. Mais sa sœur refuse, et un contentieux s’en suit, dans lequel les magistrats aixois vont refuser au demandeur le bénéfice de l’indemnité (dite en enrichissement sans cause) qu’il réclame. Certes, observent-ils, le fils, qui n’était pas ici tenu d’une obligation alimentaire judiciairement constatée, a bien fait preuve d’un dévouement exemplaire en recueillant ses parents âgés et infirmes dans les dernières années de leur existence. Mais ses sacrifices correspondent à l’exécution volontaire d’un devoir moral personnel qui, juridiquement, empêche de considérer son appauvrissement comme privé de cause (en gros, de fondement). Or la Cour de cassation, saisie par le frère, sera finalement d’un avis différent : « le devoir moral d’un enfant envers ses parents n’exclut pas que l’enfant puisse obtenir indemnité pour l’aide et l’assistance apportées dans la mesure où, ayant excédé les exigences de la piété filiale, les prestations librement fournies avaient réalisé à la fois un appauvrissement pour l’enfant et un enrichissement corrélatif des parents ».
11L’enfant resté aux côtés de ses parents et dépensant pour eux sans compter, a donc ensuite droit à reconnaissance. Prodigue hier, il sera récompensé demain.
20. Couple d’abord en promenade, puis en capilotade
12Par une petite annonce, une dame fait savoir que, possédant une voiture, elle propose d’accompagner une personne seule ou âgée en vacances. Un homme répond favorablement à la proposition, et s’engage pour sa part à régler le prix du carburant et des repas ou consommations qui seraient pris en commun. Or, par la suite, la voiture de la première a quelques pannes, et le second lui suggère d’en acheter une nouvelle en lui remettant à cet effet la somme de trente-cinq mille francs. Las, le nouveau moteur ne suffit pas à redynamiser l’ensemble, et voici donc, après quelques promenades supplémentaires faites dans la voiture fraîchement acquise, que les compères se brouillent.
13L’homme demande donc restitution des deniers précités, en développant l’idée que la rupture a disqualifié sa donation d’hier en un prêt immédiatement remboursable ! Éconduit par la conductrice, il la retrouve au prétoire avec, au moins en droit, un certain bonheur puisque les magistrats, s’inspirant de la jurisprudence du Roi Salomon tout en l’adaptant au cas d’espèce, partage la somme réclamée en sept ! Cinq mille francs restent ainsi entre les mains de l’ex-aventurière et le sextuple, soit trente mille, sont en revanche réputés dus par elle au motif, pour la Cour de cassation saisie de cette importante affaire, que « l’inexécution par Mme… de son obligation à prestation successive justifiait la demande de M… en restitution d’une partie de la somme qu’il avait versée en exécution de son engagement réciproque et corrélatif ». Bref, c’était du donnant-donnant ou, plus exactement, du donnant-prêté !
21. Les amis du locataire
14Des invités commettent, en sortant de chez un locataire où ils ont passé la soirée, des dégradations dans les parties communes de l’immeuble loué. Le propriétaire, qui ignore l’identité des trublions, en demande assez logiquement réparation à son locataire. Or celui-ci refuse de payer pour ses amis…Un procès en découle, dans lequel le propriétaire invoque à son bénéfice l’article 1735 du Code civil. Un texte d’après lequel le locataire doit répondre envers son bailleur non seulement des dommages qu’il cause lui-même mais encore de ceux provoqués par un sous-locataire ou, pour reprendre les termes mêmes du Code civil, par « les personnes de sa maison ». Mais que faut-il donc entendre par cette expression ?
15Assurément, elle inclut les conjoint et enfants du locataire, mais aussi, comme l’ont déjà précisé les tribunaux, tout un ensemble de gens pour le moins hétéroclite. Pêle-mêle, la maîtresse accueillie dans l’appartement loué, le vagabond dont le locataire tolère la présence dans un hangar, le plombier (français mais aussi, sans doute, étranger) venu réparer les tuyauteries de l’appartement, et même le déménageur qui vide l’immeuble loué et le détériore par une manutention inadéquate. On pourrait donc logiquement penser que les amis du locataire font également partie de sa « maison » au sens du Code. Pourtant, la Cour de cassation répond par la négative, accordant ainsi l’impunité à notre locataire et renvoyant le bailleur à rechercher directement son indemnisation contre les invités indélicats.
16Singulière amitié qui permet de se désolidariser aujourd’hui de ceux qu’on avait plaisir à accueillir hier, comme si ce lien pouvait être réversible, réservé aux bons moments et rebelle aux difficiles.
22. L’astrologue imprévoyant
17Un professionnel de la magie vend à son associé divers talismans, disques astrologiques et autres encens, rouleaux et parfums.
18Belle opération qui lui assure un prix substantiel, et une perspective de paisible retraite. Seulement, en consentant une telle vente, notre habile voyant a-t-il véritablement tout prévu ? Eh bien non car, quelque temps plus tard, l’acquéreur obtient tout bonnement la nullité de cette vente et donc la restitution du prix, motif pris de ce que le contrat en question avait une cause illicite puisque destiné à permettre l’exercice du « métier de deviner, pronostiquer ou expliquer les songes », alors pénalement réprimé.
19La solution ainsi donnée par la Cour de cassation mérite attention. De façon générale, en effet, une vente ne peut être remise en cause du seul fait que l’acquéreur envisage de donner au bien une destination dont la loi ne veut pas : par exemple, en faire une maison de jeu ou encore de tolérance. C’est dire que le vendeur est à l’abri des suites illicites que l’acquéreur projette. Mais il en va cependant autrement lorsque cette destination est entrée, selon une formule consacrée, dans le champ contractuel, c’est-à-dire qu’elle a été connue et admise par les deux parties. Or évidemment, au cas d’espèce, il était bien difficile pour notre astrologue vendeur de plaider que les talismans ou autres poudres par lui cédées avaient vocation, dans son esprit, à finir dans le grenier de son acquéreur ou à trôner dans un musée de la voyance ! Décidément, les voies du droit sont bien souvent impénétrables.
23. La préposée du supermarché
20Nous voici dans une grande surface. Une dame y oublie, dans le chariot qu’elle avait utilisé pour ses achats, son sac à main, avec des objets de valeur. Or ce dernier est trouvé par deux autres clients qui le remettent à la préposée aux renseignements. Celle-ci l’ouvre, identifie son propriétaire, et l’appelle en vain par haut-parleur. Peu après, les deux clients reviennent auprès de l’employée et, sans que celle-ci ait même pu s’assurer de leur identité, lui reprennent d’autorité le sac, en précisant qu’ils se chargent de le rendre à sa propriétaire. Laquelle ne le reverra cependant jamais, et se retourne, faute de mieux, contre l’employée du supermarché pour la faire déclarer responsable de son préjudice. Avec, tout compte fait, quelque succès puisque la responsabilité de cette dernière est partiellement retenue par les juges.
21Leur raisonnement juridique tient en quelques mots. Ayant commencé à gérer les affaires d’autrui, il incombait à notre préposée de mener sa tâche jusqu’à ce que le propriétaire soit en état d’y pourvoir lui-même. La leçon, ici suggérée par les termes de notre Code civil, n’est évidemment pas sans quelque dureté. À se mêler des affaires des autres, on risque manifestement de perdre quelque plume… mais, d’un autre côté, la gestion des biens d’autrui n’appelle-t-elle pas une attention particulière ou, plus profondément, un zèle identique à celui qui nous anime dans la défense de nos propres affaires ?
24. Un conjoint peut écrire, agir et penser par lui-même !
22La main du conjoint, tout d’abord, celle qui écrit… Quatre ans après l’avoir embauché, une société assigne son salarié en nullité du contrat de travail en faisant valoir que, lors de son engagement, celui-ci l’a trompée en lui faisant parvenir une lettre de demande d’embauche et un curriculum vitae écrits non pas de sa main mais de celle de son épouse ! Or les premiers juges accueillent la demande de l’entreprise en observant que l’analyse graphologique de la lettre révèle un certain nombre de traits de caractère positifs tout à fait en rapport avec le profil du poste concerné, qui ont manifestement été déterminants dans sa décision d’embaucher ce salarié. Autrement dit, il y a bien eu tromperie à travers le recours délibéré à la main du conjoint ! Mais la chambre sociale de la Cour de cassation est d’un avis différent car, souligne-t-elle, ces juges auraient dû constater –ce qu’ils n’ont pas fait-que si les documents en question avaient bien été écrits de la main même du mari, la société ne l’aurait pas embauché.
23L’action, à présent. Un incendie détruit partiellement un immeuble à usage d’habitation et de commerce que Mme M avait donné en location aux époux V, et M. V est, de fait, condamné pénalement pour l’avoir volontairement provoqué. Madame M agit alors en indemnisation contre Mme V et son assureur de responsabilité. Lequel se retranche derrière l’exclusion par le contrat d’assurance de la garantie des dommages résultant d’une faute intentionnelle. Résultat : une belle question de droit. L’épouse assurée peut-elle se voir opposer la main incendiaire de son mari ? Non, répondent les juges du fond, ici approuvés par la Cour de cassation, dès lors que seule la main de l’épouse a signé la police d’assurance. Peu importe donc que son mari ait été colocataire de l’immeuble assuré.
24La pensée (politique), enfin, du conjoint ! Dans un village des Bouches-du-Rhône, coexistent paisiblement deux pharmacies auprès desquelles deux associations paramédicales privées du lieu ont pris l’heureuse habitude de s’approvisionner de façon rigoureusement égalitaire. Tout va ainsi dans le meilleur des mondes… jusqu’au jour où, dans la perspective des élections municipales à venir, débute une campagne très dure opposant le mari de l’une des pharmaciennes et le maire sortant, président des deux associations précitées. Le conflit atteint une telle violence que, bien avant le scrutin, les associations changent leurs habitudes et s’adressent uniquement à l’officine qu’on qualifiera d’apolitique. D’où la grande colère de la pharmacienne boycottée qui a le sentiment de pâtir injustement des convictions politiques de son mari, et n’hésite pas à assigner les associations en abus de droit en leur réclamant des dommages-intérêts à la hauteur de son manquer à gagner. Or les juges aixois accueillent sa prétention en observant qu’il y a bien, de la part de ces associations, intention de nuire à la pharmacienne, avec la volonté soit de la ruiner soit, à tout le moins, de la contraindre à vendre son fonds aux pires conditions financières. Mais la Cour de cassation n’approuve pas cette argumentation. Chaque personne –association comprise-a la liberté fondamentale de s’approvisionner auprès du fournisseur de son choix et, si cette liberté peut exceptionnellement faire l’objet d’un exercice abusif, tel n’est assurément pas le cas en l’espèce.
25Ainsi, le conjoint a beau être, étymologiquement, joint-avec, il n’en est pas moins, juridiquement, un autre. Sa main ou son cœur peuvent séduire, enflammer ou encore attiser les passions, c’est, pourrait-on dire, son affaire.
25. Dépositaires de la chose d’autrui
26En précisant, dans son article 1927, que « le dépositaire doit apporter, dans la garde de la chose déposée, les mêmes soins qu’il apporte dans la garde des choses qui lui appartiennent », notre Code civil place la barre volontairement haut. Se voir confier en dépôt la chose d’autrui, même sans rémunération particulière, est une marque de confiance qui ne supporte pas la médiocrité. C’est dire que s’exposeront à la sanction non seulement, selon l’expression même de la loi, « le dépositaire infidèle », c’est-à-dire celui qui détourne la chose d’autrui et commet ainsi une infraction dont la répression relève alors du Code pénal, mais aussi le dépositaire négligent, qui ne prête pas à la conservation et à l’entretien des choses remises l’attention qu’elles méritent.
27Ainsi, engagera par exemple sa responsabilité le garagiste qui, ayant reçu un véhicule en dépôt, n’est pas en mesure d’établir qu’il est étranger à l’incendie l’ayant détruit, ou encore l’hôtelier dont le client s’est fait dérober des objets personnels. Arrêtons-nous ici un instant sur une affaire récemment soumise à la cour d’appel d’Aix. Un client en villégiature sur la Côte d’azur loue une chambre d’hôtel avec balcon, et amarre par ailleurs son bateau dans le port voisin, à un quai spécialement affecté, sur le domaine public, aux clients de l’hôtel. Or, la première nuit, il est victime d’un vol de bijoux dans sa chambre, et la seconde nuit, c’est son bateau qui est cambriolé. Autant dire qu’il n’y aura pas de troisième nuit ! La responsabilité de l’hôtelier est doublement engagée en tant que dépositaire, et cela alors même, relèvent les juges, que le client avait dormi sans avoir fermé la porte-fenêtre de sa chambre, et qu’il n’avait pas placé ses objets de valeur dans le coffre de l’hôtel.
28La diligence attendue est donc forte, et la Cour de cassation a même précisé que si un dépositaire reçoit en garde des valeurs de sociétés, il doit non seulement les conserver mais encore restituer les fruits, c’est-à-dire les dividendes qu’il a effectivement perçus mais aussi ceux qu’il a négligé de percevoir.
29Responsabilité sévère qui connaît toutefois deux limites. D’abord, confier une chose à autrui ne dispense de s’en préoccuper soi-même lorsque, du moins, une telle vigilance demeure possible. Illustration classique : le propriétaire de titres obligataires émis par une société, qui les dépose dans un compte bancaire, doit s’informer personnellement de la situation financière de cette société, et ne saurait ainsi reprocher au banquier de ne pas l’avoir avisé de la mise en faillite de cette société. Ou encore, dans un registre bien différent, cette affaire soumise tout récemment à la Cour de cassation. Une dame se rend dans un salon de coiffure pour des soins capillaires et de manucure, et dépose trois bagues sur le plateau de l’employée. Les bagues ayant disparu, les premiers juges retiennent la responsabilité de la société employant la manucure pour la somme rondelette de cent quarante et un mille francs en considérant que la cliente a pratiqué ici un dépôt dit nécessaire, appelant une obligation de surveillance renforcée du dépositaire. La Cour de cassation est d’un avis contraire, suggérant que la barque ne doit pas être trop lourdement chargée pour ce dernier.
30L’autre limite est que le dépôt ne saurait évidemment ouvrir la voie à un enrichissement injustifié. Là encore, évoquons une récente affaire judiciaire. Une personne remet en dépôt à sa banque cent-trente et un souverains d’or. Trois mois plus tard, elle lui donne l’ordre de les vendre. Or les pièces vendues se révèlent fausses, et la police s’en saisit. Le client n’hésite pourtant pas à réclamer à sa banque la restitution de cent trente et un souverains d’or ou le paiement de leur valeur. Sans succès néanmoins dès lors que la banque avait pris la précaution de conserver les pièces remises dans un coffre, et qu’aucun doute ne pouvait donc être soulevé sur leur individualisation et, partant, leur véritable nature.
31Ces diverses jurisprudences sont ainsi pleines d’enseignements. La confiance que le déposant place dans le dépositaire justifie chez ce dernier une attention particulière, souvent même à la mesure de celle qu’il porte à la gestion de ses propres biens. Mais, d’un autre côté, une confiance s’entretient et se mérite et, a fortiori, ne se trahit pas.
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