Chapitre VII. Le califat
p. 531-584
Texte intégral
1348 — Khalîfa et imâm. Le terme khalîfa a donné en français calife et le mot français califat traduit l’arabe khilâfa. La même racine kh, l, f, signifie “succéder, suivre”. Le terme khalîfa est employé dans le Coran pour désigner Adam, successeur des Anges et de Dieu, pour David, roi d’Israël, etc., il n’a pas le sens technique de chef de la communauté islamique qui ne fut adopté qu’à la mort du Prophète.
2Dès 657, dans une élégie sur ‘Uthmân, le troisième calife, le poète Hasân Bn Thâbit employa l’expression : khalîfatu-Llâh, c’est-à-dire “successeur de Dieu”. Or selon un ẖadîth, Abû Bakr avait corrigé quelqu’un qui l’appelait ainsi. Selon ce ẖadîth, pour Abû Bakr, le terme khalîfa signifie khalîfat Rasûli Llâh, c’est-à-dire, “successeur du Prophète de Dieu”. Pour les musulmans de l’époque, il était bien entendu que les prérogatives prophétiques de Muẖammad ne donnaient pas lieu à succession. L’expression fut donc récusée par l’orthodoxie islamique. Mais en pratique elle fut employée avec toute une série d’autres termes dithyrambiques. Un autre terme était employé pour Abû Bakr, celui de amîr almu’minîn, “prince des croyants”, ce qui soulignait bien la fonction temporelle, militaire même, du premier calife.
3Il faut noter que le terme khalîfa n’a pas un emploi restreint à cet usage politique dans la langue arabe. On le trouve comme prénom. On le trouve employé dans les confréries religieuses (ṯarîqa) pour désigner le successeur, le second, le dauphin du chaykh qui lui est le chef de la confrérie. Par exemple on parla du khalîfa ’Abd Allâh dans le mahdisme, ce qui signifiait successeur du Mahdî Muẖammad. ‘Abd Allâh garda ce titre d’ailleurs, même après la mort du Mahdî, conformément à l’idéologie mahdiste qui faisait de lui l’équivalent d’Abû Bakr. On trouve encore le terme khalîfa comme désignant des fonctions administratives en Turquie et au Maroc. On le trouve employé en Inde pour désigner certains artisans, tailleurs, barbiers, cuisiniers. On le trouve employé au Togo pour désigner des maîtres d’écoles au début, puis pour désigner tout musulman, etc.
4Dans les textes (juridiques ou théologiques) on emploie plutôt le terme imâm, chef, car le calife est bien le chef de la communauté au nom de qui la prière va être dite. Le califat est donc l’imamat, en termes francisés. Chaque imâm de mosquée préside un groupe par délégation de l’imâm général qui est lui-même le successeur (khalîfa) du Prophète. Chaque musulman qui prie se présente en quelque sorte derrière le prophète Muẖammad. Donc, dans l’usage, khalîfa, calife, désigne plutôt l’imam général, mais ses délégués (à la prière, à la guerre, etc.) sont aussi appelés imams. Enfin chez les non sunnites, on préfère éviter le mot khalîfa, pour lui préférer celui d’imam.
5349 — Khalîfa, mâlik et suḻtân. Un autre terme a été employé, celui de mâlik, pl. muluk, qui signifie roi. Dans un ẖadîth, le Prophète oppose les deux termes : “Le califat après moi sera de trente ans, puis ce sera la royauté (mulk).” De là on ne s’est pas fait faute de déduire que, de la mort du Prophète jusqu’à celle de ‘Alî (661) (ou jusqu’à l’abdication de Hasan, fils de ‘Alî, en 662 ?), c’était la période des califes “bien conduits”, les Râchidûn, donc du califat parfait, régulier. Ensuite, avec Mu‘âwiya et les Umayyades, commençait celle du califat imparfait, irrégulier, voire illégitime. Le calife des premiers temps accède au pouvoir par l’élection, et se fait obéir par sa piété et celle de ses sujets ; il est modeste, frugal, honnête, respectueux de la loi islamique ; il prend conseil de ses proches, il ne désigne pas son fils comme successeur... Le mâlik au contraire accède au pouvoir par la force et use de la force contre ses sujets ; il s’entoure de pompe orientale, il est orgueilleux, il écarte tout conseil ; il néglige ses devoirs religieux ; il désigne son fils comme successeur... Bref, tous les malheurs de l’islâm, écrira le réformiste Rachîd Ridâ viennent de ce régime (Tyan, Institutions, p. 668-678).
6Mais cette distinction n’existe pas dans les textes les plus anciens où le mâlik ne se distingue pas du khalîfa ni d’un terme voisin, sulṯân, que l’on peut traduire comme détenteur du pouvoir. Les Umayyades, Abbassides, Fatimides, Ottomans et bien d’autres se sont toujours fait appeler califes. Le Coran lui-même emploie les termes mulk, mâlik, pour désigner la royauté de Dieu (3, 189 et passim) aussi bien que la royauté qu’il confère aux hommes (donc légitime)(3, 26). Les hommes de lettres ne feront pas la distinction. L’historien aṯ -Tabarî parle de la royauté du Prophète, des Râchidûn ; le polygraphe Jâhiz parle des “rois étrangers” et “des rois arabes” pour désigner les califes (ibid.).
7Il semble seulement que les termes mâlik et sulṯân soient des termes génériques qui peuvent s’appliquer à toute sorte de détenteur du pouvoir, musulman ou non. Ils désignèrent en particulier les pouvoirs indépendants qui se sont détachés du pouvoir central de Baghdad. En revanche les termes khalîfa ou imâm sont un peu plus marques par la doctrine islamique et sont réservés aux musulmans (Tyan, Institutions, p. 684-689).
8350 — Le silence des sources du droit sur le califat. Le silence des sources religieuses sur la succession du Prophète, sur la nature de son pouvoir et celui de ses successeurs a probablement été un facteur non négligeable dans la division de la communauté musulmane au moins après la bataille de Siffin (cf. tome 1).
9Le Coran ne dit que peu de choses rapportables au khalîfa ou à l’imâm. D’abord c’est la communauté musulmane qui semble recevoir la terre (24, 55 et *57, 7). On est contraint religieusement d’obéir au Prophète et aux autorités (4, 59). De là il semble qu’on puisse en déduire que l’obéissance est duc à son successeur (le calife) puisque c’est le représentant de l’umma islamique qui commande le bien et interdit le mal. Son autorité viendrait alors de Dieu, via l’umma. Mais Dieu peut le dépouiller de son pouvoir (3, 26). Les bons musulmans en outre se consultent sur leurs affaires (3, 159 ; 42, 38).
10A cet ensemble s’ajoutent de rares ẖadîth, l’un notamment affirmant que le calife doit être de la tribu de Quraych. Mais un autre groupe de ẖadîth rapporte abondamment les faits et gestes des premiers califes et des compagnons du Prophète. Nécessairement, les juristes devaient s’appuyer surtout sur ces derniers, comme on le verra, pour fonder un droit du califat.
11En fait, la “grande querelle” (al-fitnat al-‘uẕma) fut la source événementielle première (cf. tome I, n° 42, 46 sq.). Le ẖadîth n’était pas encore été fixé quand elle éclata, et il ne fut fixé qu’après, bien souvent pour servir les besoins des divers partis.
12351 — Plan du chapitre. La question du califat est abordée principalement dans des traités de théologie et d’hérésiologie, car ils sont les premiers à traiter de cette douloureuse division de la communauté. La source théologique est donc essentiellement polémique. Les doctrines kharidjite, ibadite, chiite et zaydite furent fixées les premières, et elles sont indispensables à connaître, même pour les sunnites, car la théorie sunnite s’est formée en réaction aux premières. Nous leur consacrerons notre première section.
13La doctrine sunnite est plus tardive et elle ne fut vraiment fixée qu’à l’époque du triomphe de l’acharismc, vers le 5e/xie siècle, à la fin de l’époque buwayhide et au début de l’époque saljouqide. La seconde section traitera de la doctrine théologico-juridique classique du califat sunnite telle qu’on peut la saisir à travers les textes des théologiens et juristes de cette époque.
14Dans une troisième section nous aborderons les questions actuelles. A vrai dire celles-ci s’enracinent dans les anciennes, en particulier dans des doctrines plus tardives. En effet, des penseurs de l’époque mongole et mamlouke ont tenté de frayer des voies nouvelles, et dans une certaine mesure, ils sont les fondateurs de la pensée actuelle. Il faudra donc compléter l’exposé de la doctrine classique par ces points de vue, avant de traiter de la situation de la question de nos jours.
SECTION 1 - LES THÉORIES CLASSIQUES DU CALIFAT CHEZ LES NON-SUNNITES
15C’est sur l’histoire qu’il faut tout d’abord réfléchir pour saisir la problématique du califat (§ 1). Car les positions prises au cours de la grande querelle ont déterminé les grandes théories non sunnites, celles des kharidjites (§ 2), des ibadites (§ 3), des chiites imamites et ismaéliens (§ 4) et des chiites zaydites (§ 5).
§ 1 - La problématique du califat
16352 — Les problèmes classiques. Nous avons classé ici les problèmes historiques fondamentaux en cinq groupes de problèmes. Ils se posent à la conscience musulmane dès la mort du Prophète mais deviennent aigus à l’époque de ‘Alî (voir tome I, n° 39 à 42).
17Le premier groupe de problèmes est celui de la création du califat par les Râchidûn, les califes “bien conduits”. Le califat est-il nécessaire religieusement ? Selon la tradition sunnite, il est nécessaire et l’unanimité des Compagnons fonde l’institution et ses traits propres. Pour les chiites le calife est plus encore, c’est un pilier de la religion. Le problème de la nature métaphysique du califat doit donc s’y rattacher.
18Le second groupe de problèmes est celui de savoir si les sources religieuses et légales de l’islâm ont explicitement ou implicitement désigne qui serait l’imâm de la communauté. Tout le monde est d’accord pour dire que la désignation par un texte (nass) ou des textes du Coran et de la Sunna l’emporterait alors sur tout autre mode. Mais de tels textes existent-ils ? Oui répondront les chiites, et ils sont en faveur de ‘Alî. Non diront les sunnites, ou, s’ils existent, ils sont en faveur d’Abû Bakr, de ‘Umar, de ‘Uthmân et de ‘Alî, dans cet ordre. Il y a donc une première bataille, exégétique, sur les mérites des premiers califes et des Compagnons.
19Le troisième groupe de problèmes tourne autour de la théorie kharidjite et sunnite qui soutient que le mode légitime d’accession au pouvoir de l’imâm est, comme à l’époque des Râchidûn, l’élection (ikhtiyâr, choix). Les chiites récusent l’élection. En fait les quatre successions se sont faites dans des conditions chaque fois bien particulières, dans une atmosphère de deuil et de passion. Lesdites élections, si on peut bien les appeler ainsi et si elles ont bien eu lieu, n’ont concerné de toute façon qu’un groupe restreint de Compagnons. Le problème comporte alors de multiples aspects. Qui sont ces électeurs ? Quelles conditions doivent-ils remplir ? Sur quelle base vont-ils choisir l’imâm ? Quelles conditions doit remplir ce dernier ? Quelle est la nature de l’engagement entre l’imâm et la communauté ? Quelle est la procédure de l’élection ? Faut-il un “serment d’allégeance” et quelle est sa nature juridique ?
20Le quatrième groupe de problèmes est celui de la transmission de l’imâmat. Certaines élections ayant été manifestement douteuses, la doctrine sunnite les a parfois justifiées par une théorie du contrat, mais elle a fini par admettre la transmission par désignation (wasîya, recommandation, testament), ce qui ouvrait la porte au principe héréditaire. Avec les Umayyades et des Abbassides, il est certain qu’on n’a plus affaire à un califat électif, mais à des pouvoirs et à des souverains de fait qui transmettent leur charge par voie héréditaire, ou qui se la disputent par la force pure. Ces types de transmission sont-ils légitimes du point de vue religieux ? Les sunnites finiront par admettre l’un et l’autre, ne serait-ce que par nécessité (ḏarûra) et pour éviter les dissensions les plus dommageables. La doctrine chiite ne reconnaît que la transmission par testament, mais pour des raisons métaphysiques, et rejette absolument la transmission par la force.
21Le sixième groupe de problèmes se posa au cours de la grande querelle. A la racine de la controverse se pose la question du statut de l’imâm qui a commis une lourde faute : est-il encore musulman ? Est-il encore digne de gouverner ? Comme le devoir du musulman est de “commander le bien et d’interdire le mal”, la question est d’importance. Peut-on alors destituer l’imâm ? Ou même, est-il légitime de le tuer ? Est-ce une obligation ? Peut-on encore obéir à l’imâm corrompu (fâsiq) ? Ou pire, mécréant (kâfir) ?
22On peut rattacher à cette problématique de la fin du califat plusieurs autres questions. Il y a celle, chiite, de la disparition de l’imâm, ou de son occultation. Une autre question rattachable est celle de la légitimité du kitmân (ou taqîya) pour le musulman, c’est-à-dire de la dissimulation de sa fidélité à un imâm qui ne règne pas.
23Le septième groupe de problèmes, relatif à l’unité du califat, se posa déjà lors de l’accession de Abû Bakr au pouvoir. Les Ansâr avaient proposé un califat bicéphale, ce que refusèrent les Muhâjirûn. La question se posa aussi lors de la grande querelle : ‘Alî et Mu‘âwiya pouvaient-ils être califes ensemble ? La multiplicité des califes est-elle conforme à la religion ? La question se posa encore au moment de l’éclatement de l’Empire abbasside : les États indépendants reconnaissent, pour certains, la prééminence religieuse du calife. D’autres se posent en califats rivaux, comme celui de l’Espagne umayyade, ou ceux du Maghreb, ou celui des Fatimides chiites. Ces pouvoirs sont-ils légitimes ? Le calife peut-il déléguer ses pouvoirs et dans quelle mesure ? Le calife peut-il légitimer des pouvoirs de fait ?
24Nous reprenons dans la fin de cette section les doctrines des non sunnites pour savoir plus en détail comment elles ont répondu à ces questions. Nous omettons ce qui concerne les devoirs de l’imam, ou le fonctionnement du califat, qui sera traité dans la section suivante consacrée aux sunnites : les trois doctrines ne se distinguent pour ainsi dire pas à propos de ces devoirs.
§ 2 - Les théories kharidjites
25353 — Les kharidjites. Les kharidjites (khawârij, sg. khârijî) ont constitué la première des sectes islamiques. Les kharidjites furent les opposants les plus résolus des chiites, ils constituent leur antithèse. Ils se sont séparés de ‘Ali sur le refus de l’arbitrage de Siffin en criant leur premier slogan : “lâ ẖukma illâ li-Llâh”, “pas de jugement si ce n’est de Dieu”. Tous ceux qui ne pensaient pas comme eux étaient tenus pour des mécréants (kuffâr). Ils rallièrent bon nombre de fidèles en raison de leur esprit antiraciste et égalitaire dit-on ; mais il semble que ce ne fut que des Arabes qui les rallièrent. Leur conduite terroriste contre tous les autres, chiites et futurs sunnites, musulmans ou non, suscita en réaction une véritable guerre d’extermination. Nous avons parlé de tout cela longuement dans le tome I (n° 42, 46-48, 56-57, 64 et Annexe p. 352)
26Les kharidjites se sont divisés en de nombreuses sectes et sous-sectes, toutes disparues. Leur pensée n’est connue que par des sources sunnites, peu objectives, souvent imprécises et contradictoires.
27Le groupe qui subsiste actuellement est celui des ‘ibaḏites (‘ibâḏîya), mais ils ne se considèrent pas comme kharidjites, quoique issus au départ des premiers groupes kharidjites. Nous les traiterons à part, dans le paragraphe suivant.
28Les thèmes communs de la pensée kharidjite sur l’imâmat (ils récusent le terme de calife), sont les suivants, dans l’ordre exposé dans le n° précédent.
29354 — La nécessité de l’imâm. La pensée kharidjite des débuts est mal connue. A. Amîn a interprété le fameux slogan : “Pas de ẖukm si ce n’est de Dieu !” comme un refus de toute autorité, comme une sorte d’anarchisme. Mais le fait est que les kharidjites se mettaient peu après sous la direction d’un imâm. Cette interprétation ne semble donc pas juste, et il vaut mieux penser que le slogan visait l’objet même du débat, c’est-à-dire la vengeance de Mu‘âwiya contre les assassins de ‘Uthmân. Le slogan signifierait donc : il faut remettre la question à qui jugera selon la parole de Dieu, selon le Coran et la Sunna (opinion de Tyan, Institutions, p. 891). Or cela ne tient pas non plus, car c’est justement ce que voulait les partisans de Mu‘âwiya, en mettant des feuillets du Coran au bout de leurs lances pour interrompre la bataille de Siffin. Selon nous, le sens du slogan est celui-ci : il faut continuer la bataille, qui seule révèlera le jugement de Dieu. En effet, à la tête des kharidjites, il y avait les assassins de ‘Uthmân, et ce sont eux qui auraient fait les frais d’un accord entre Mu‘âwiya et ‘Alî. Ils préféraient les armes et la suite le montra bien.
30Les kharidjites sont divisés sur la question de la nécessité du califat. Selon Tyan et contrairement à Arnold, il semble que la majorité pensait que l’imâm était d’obligation. Pour la minorité il n’est pas obligatoire d’avoir un imâm : quand il n’y a pas d’imâm, la communauté est en état de kitmân, quand il y en a un, elle est en état de ẕuhûr (proclamation), tout dépend donc des circonstances.
31Il ne fait pas de doute aussi que pour les kharidjites l’imâm est un homme ordinaire. Même très pieux, même nécessaire à la communauté, il n’a pas la dimension métaphysique que lui prêtent les chiites.
32355 — Mérites et démérites des premiers califes. Les kharidjites rejettent les prétentions chiites en ce qui concerne les textes instituant ‘Alî. Parmi les quatre premiers califes, ils reconnaissent Abû Bakr ; puis ‘Umar, qu’ils ont en grande vénération. ‘Uthmân est reconnu pendant les six premières années de son règne, tant qu’il n’a pas nommé ses cousins gouverneurs. A partir de là, il fut indigne et donc les kharidjites justifient son assassinat. ‘Ali lui aussi est reconnu avant sa faute, l’arbitrage de Siffin. Après elle, et surtout après avoir combattu les kharidjites, il était légitime de le tuer, et ‘Alî succomba sous le fer empoisonné d’un kharidjite en 661.
33356 — L’élection de l’imâm. Ce sont les gens qui “lient et délient”, c’est-à-dire en gros les ‘ulama’, qui doivent choisir l’imâm. C’est au plus pieux que doit revenir l’imamat. Pour celui-ci, aucune condition d’origine n’était posée. N’importe qui pouvait être imâm, “fût-il un esclave noir”. Mais n’importe qui n’était pas membre de la communauté : celui qui avait commis un grand péché était considéré comme murtadd (apostat) et devait être mis à mort. Avec sa femme et ses enfants ajoutaient les extrémistes azraqî. C’est la doctrine de l’isti‘râḏ (extermination, meurtre politique).
34357 — Autres modes de transmission de l’imamat. En théorie, les kharidjites rejetaient le principe dynastique ou héréditaire et admettaient seulement l’élection. Mais en pratique, le mode de succession par testament ou désignation fut admis.
35358 — La destitution de l’imâm. Les kharidjites mettaient en valeur le devoir de commander le bien et d’interdire le mal, c’était pour eux une obligation individuelle même. Aussi l’imâm devait s’attendre à être surveillé par ses coreligionnaires, y compris dans sa vie privée. Selon les kharidjites, si l’imâm sort de la voie droite, il doit être destitué et il peut être mis à mort.
36Les kharidjites les plus extrémistes n’admettaient pas le kitmâm, et la révolte était ainsi obligatoire, car il n’était pas question de feindre la soumission à un imâm corrompu ou mécréant. Ils considéraient même les attentistes ou les modérés parmi les leurs comme des mécréants. Mais la majorité des kharidjites admettait le kitmân, du moins tant que la communauté n’était pas en état de ẕuhûr, en état de manifestation ouverte.
37359 — La multiplicité des imams. Elle est admise ou pas suivant les sectes et sous-sectes du kharidjisme. La majorité était en faveur de la multiplicité des imams.
§ 3 - Les théories ibadites
38360 — Les ibadites. Le terme ibâdîya (ibadisme, ibadites), vient de ‘Abd Allâh Bn Ibâḏ, qui est le second imam de la communauté. Nous avons parlé des ibadites dans le tome 1, aux n° 65-66, 100, 125, et dans les Annexes p. 351 (Abû ch-Cha‘tha’), 352, 355, 369, 374, 378 et 381. Il est certain qu’ils se sont démarqués très tôt des kharidjites.
39361 — Nécessité de l’imâm. Les ibadites ont soutenu plusieurs doctrines, dont celle des kharidjites qui distingue l’état de ẕuhur (manifestation, où l’imâm est visible) de l’état de kitmân (secret)(Lewicki, E.I.2). Selon Cuperly (p. 289-310) et Mu‘ammar (p. 25-27), la doctrine des ibadites est de dire qu’un imâm est nécessaire religieusement, ce que prouvent le Coran, la Sunna et l’unanimité. C’est une obligation communautaire (farḏ kifâya).
40Il n’est pas nécessaire qu’il soit ibadite selon Mu‘ammar. Dans ce cas cela n’empêche pas la communauté de vivre en suivant son rite juridique. Les ibadites n’ont plus désigné d’imâm, au Mzab (Algérie) par exemple, se soumettant à l’imâm des sunnites. Ils se sont gouvernés par des assemblées d’ulémas et d’hommes du commun (‘awâmm) ou “laïcs”, et payèrent tribut aux Ottomans qu’ils reconnaissaient comme califes.
41362 — Mérites et démérites des califes. Les ibadites sont proches des sunnites. Ils admettent la légitimité des quatre premiers califes.
42363 — Conditions de l’imamat et élection. Pour les ibadites l’imâm doit être de sexe masculin, pieux, juste, savant, de rang honorable (donc non esclave), sain physiquement, courageux... Cela de manière tout à fait parallèle aux sunnites, mais sans mentionner l’origine quraychite. Mu‘ammar ajoute toutefois qu’à piété égale, on préférera l’Arabe au non Arabe, et le membre de la tribu des Quraych aux autres Arabes. Les ibadites ne récusent pas le ẖadîth selon lequel n’importe qui peut être imâm, “fût-il un esclave noir”, mais il importe de l’affranchir avant son élection. C’est surtout la connaissance de la loi islamique qui est pour eux la condition essentielle : tous les imams de Tâhart furent des savants.
43Le principe de l’élection constitue la règle principale. Ce sont “les gens qui lient et délient” qui sont les électeurs. Il s’agit d’un conseil de cinq ou six notables désignés par l’imam précédent, mais ce nombre peut être réduit. En pratique la consultation est plus large et tient compte de l’avis des chefs de tribus, ou bien au contraire, il arrive qu’un cadi prenne de l’influence et fasse et défasse les imams (Cuperly, p. 298).
44La nature du lien qui unit la communauté et l’imâm est un contrat. Le futur imam et celui qui donne l’investiture (cadi ou notable) se frappent dans la main (safaqa) comme dans un contrat commercial. Les autres notables, parmi “ceux qui lient et délient” prêtent serment d’allégeance. Le peuple assiste à la cérémonie. L’imâm s’engage à gouverner selon la loi islamique et à consulter les notables, les sujets à obéir (Cuperly, p. 292). Le lieu de l’élection n’est pas indifférent : elle doit se dérouler dans la capitale.
45Si n’importe qui n’est pas membre de la communauté ibadite, les autres musulmans sont considérés comme musulmans et il faut vivre en paix avec eux. Le murtadd (apostat) doit être mis à mort, conformément à la loi sunnite, mais jamais avec sa femme et ses enfants comme disent les kharidjites azraqî (doctrine de l‘isti‘râḏ).
46364 — Transmission de l’imamat. La transmission par héritage n’est pas valide, c’est une conséquence logique de la position précédente. Mais en pratique, en dépit de la théorie, la succession se fit par voie héréditaire à Tâhart, (Tyan, Institutions, p. 900). En revanche il semble que les imams du ‘Umân furent régulièrement élus dans la capitale, Nazwa. Dans l’un ou l’autre État cité, ou dans d’autres (Djebel Nefusa, Djerba, Zanzibar), les conflits contestant l’élection de l’imam, ou les rivalités engendrant des guerres, n’ont pas manqué. Les ibadites se sont résignés et ont rallié le vainqueur, comme les sunnites.
47365 — Destitution de l’imâm. Selon la théologie ibadite, toute personne qui a commis un grave péché (le principal étant l’innovation), est considéré comme quelqu’un qui a perdu la foi, donc comme un kâfir, un mécréant, tant qu’il ne s’est pas repenti. Mais il reste indigne de l’imamat. De même tout imam atteint d’une infirmité physique grave est inapte.
48Les ibadites ne considèrent pas la révolte comme une obligation, ni comme une interdiction absolue. Elle n’est légitime que si elle a des chances de réussir sans trop de dommages. Dans le cas contraire elle est interdite. Il faut qu’un consensus se dégage parmi les notables pour qu’on en vienne à la déposition. Selon Mu‘ammar, les ibadites commencent par interdire absolument la révolte contre l’imâm juste, qu’il soit ibadite ou non. Contre l’imâm injuste, il faut lui demander d’abord de changer son comportement ; puis s’il refuse, il faut lui demander de partir ; puis s’il refuse encore, on peut passer à sa destitution par la violence. S’il résiste et prend les armes, on peut le tuer. Dans le cas contraire l’imam déposé n’est pas maltraité et il reste tout à fait libre de vivre parmi les siens ou de partir (Mu‘ammar, p. 23).
49En attendant l’élection d’un nouvel imam, un wakîl (régent) traite les affaires courantes et organise l’élection d’un nouvel imam.
50366 — Multiplicité des imams. Les ibadites l’admettent, en particulier si le territoire musulman est vaste, s’il est coupé par le territoire ennemi, ou simplement si l’intérêt commun est mieux favorisé par la division que par l’union. En pratique il y eut des rivalités et des dissidences (parfois appuyées sur des divergences religieuses).
§ 4 - Les théories des chiites imamites et ismaéliens
51367 - Fondement des théories chiites. Le terme chî‘a, chiisme ; chi‘î, pl. chî‘îyûn, chiite, est d’abord un terme de sens général : parti, faction, groupe ; mais il a fini par désigner au cours du 2e/viiie siècle les partisans de ‘Alî. Les chiites eurent une histoire mouvementée et se sont divisés en de nombreuses sectes (voir tome 1, n° 47, 49, 67/72, 87, 117/119, 121, 135/137, 153, 164/166, 184/185, 209/210, 235/236, et Annexe p. 353, 356, 359, 364/365, 369, 375, 379, 381, 382/384). Nous traiterons ensemble les chiites imamites (ou duodécimains qui reconnaissent douze imams descendants de ‘Alî ; ils sont dits encore rawâfiḏ, ceux qui refusent, i. e. le septième imam) et les chiites ismaéliens ou septimaniens (qui n’en reconnaissent que sept ; ils sont dits encore les bâtinîya, les partisans du sens caché).
52La pensée chiite distingue deux cycles dans l’histoire divino-humaine : le cycle de la loi prophétique (exotérique), clos avec Muẖammad, et le cycle des imams (ésotérique) ouvert par ‘Alî et comprenant l’enseignement des douze (ou sept) imams, enseignement qui est considéré comme étant une Sunna révélée (cf. Corbin p. 53 sq.). Du point de vue juridique, les prescriptions ésotériques du second cycle ne peuvent supprimer les prescriptions de la charî‘a selon l’imamisme, pour qui le sommet de la révélation est Muẖammad. A l’inverse les ismaéliens pensent que le sommet de l’histoire est ‘Alî et posent les imams comme créateurs de droit ou rejettent la nécessité de la loi dans les versions les plus extrémistes de la mystique Ismaélienne.
53En reprenant les principaux problèmes de l’imamat (cf. n° 352), les positions chiites sont les suivantes :
54368 — L’imâm absolument nécessaire. Selon la conception chiite, l’imâm est nécessaire religieusement. Cette proposition est appuyée par la raison (cf. n° 386). L’homme n’étant pas infaillible, il a besoin d’un imam infaillible pour le guider. De plus, il ne peut obtenir son salut s’il ne connaît pas le véritable imâm. Il doit le confesser en même temps que Dieu et que le prophète Muẖammad. Connaître l’imâm est même la seule connaissance possible de Dieu et de la prophétie. L’imamat est un des piliers de la religion, et sans imams, il n’y a pas de religion. Et celui qui ne reconnaît pas l’imâm du temps (celui qui doit revenir, cf. plus bas) ou qui ne l’aime pas est considéré par les chiites comme un mécréant (kâfir). Les divergences entre les sectes chiites furent moins causées par le fond du dogme que par le choix des successeurs de ‘Alî.
55L’immamologie chiite se pose parfois, selon les sectes et tendances, des problèmes comparables à ceux de la christologie chrétienne, selon Corbin ou Tyan. La mort de Husayn à Kerbala a été vue comme un sacrifice de rédemption de l’humanité parallèle au mystère chrétien. Le croyant chiite doit faire son salut dans la souffrance, en imitant celles de Husayn. Les imams sont capables de miracles, et selon certaines sectes chiites, ils ont reçu la nature divine (dogme dit du ẖulûl, infusion), ce qui n’est pas sans faire penser au christianisme encore. On trouve aussi dans les doctrines chiites des traces de gnosticisme et même de manichéisme. Pour l’ismaélisme, l’imam est inclus dans une grandiose vision du cosmos : il est nécessaire pour le maintien du monde (voir Corbin, p. 136 sq, 149 sq).
56369 — Transmission de l’imamat du Prophète à ‘Ali par un texte. Pour les chiites, étant donné l’importance de l’imam pour l’homme, il est impossible que le prophète Muhammad ait omis de désigner son successeur. Il existe donc un texte (nass) ou plusieurs textes par lesquels le Prophète avait transmis l’imamat à ‘Alî.
57Dans le Coran d’abord, mais ‘Uthmân, selon eux, les a éliminés du texte reçu. Les chiites furent incapables de s’entendre pour produire le ou les textes disparus. Dans le texte reçu, disent pourtant les chiites, on peut encore retrouver la trace de cette dévolution. Ils citent le verset 33, 36 ; *49, 1 ; *28, 68 ; 42, 23. Selon les sunnites ces textes ne concernent pas l’imamat.
58Les chiites citent aussi des ẖadîth, notamment celui du lieudit Ghadir Khumm où le Prophète aurait déclaré : “Quiconque dont je suis le patron (wâlî), ‘Alî est également son patron”. Les chiites commémorent la révélation de ce ẖadîth le 18 du mois de dhû 1-ẖijja (Tyan, Institutions, p. 817 sq. et az-Zuhaylî, Al-fiqh, VI, p. 673-679). La wilâya envers ‘Alî est donc pour les chiites le critère de la vraie foi. Les sunnites n’admettent pas l’authenticité du texte, qui pour eux reste ambigu puisque la wilâya n’est pas l’imamat. D’autres ẖadîth sont invoques. Dans l’un le Prophète aurait dit que ‘Alî était par rapport à lui comme Aaron par rapport à Moïse. Dans un autre le Prophète désigna ‘Alî comme son porte-bannière. Les sunnites leur opposent d’autres ẖadîth où tel ou tel Compagnon reçoit des honneurs semblables.
59Pour les chiites imamites et ismaéliens les trois premiers califes sont donc des usurpateurs. La soumission de ‘Alî ne fait pas preuve, il a été contraint de faire usage de la dissimulation (kitmân ou taqîya). Plus tard, Ja‘far as-Sâdiq (tome 1, n° 87) affirmera qu’il n’est pas nécessaire que l’imam détienne le pouvoir réel.
60370 — Conditions de l’imâmat. L’impeccabilité de l’imam. On dit que chez les chiites l’imâm doit être de la tribu de Quraych et de la famille de ‘Alî, descendant par Hasan ou Husayn, mais ce n’est pas la condition essentielle. Car chaque imâm choisit son successeur parce qu’il reconnaît en lui une dimension eschatologique, une sorte de préexistence métaphysique : l’imâm est dans l’ordre des faits choisi par Dieu et seulement reconnu par l’imâm qui le précède. Dans cette optique l’élection de l’imam par les “gens qui lient et délient” n’a pas de sens pour les chiites.
61L’imâm reçoit de Dieu des qualités (khisât, vertus) extraordinaires, surnaturelles, pour qu’il puisse assumer son rôle cosmique, et cela par une grâce cachée (lutf ghâ’ib) qui est aussi une “grâce obligée” (luṯf wâjib), une grâce que Dieu ne peut pas ne pas accorder aux prophètes qu’il envoie. L’imam est donc infaillible et impeccable (ma‘sûm). Cette infaillibilité et impeccabilité (‘isma) est fondée sur une interprétation large des versets *33, 33, visant les “gens de la maison” et *2, 124, visant Abraham. L’imâm a donc la connaissance totale de la science (juridique)26, le pouvoir d’interpréter exactement le Coran et le ẖadîth, de connaître et d’enseigner (de manière ésotériquc) son sens caché, notamment à son successeur.
62371 — L’imamat se transmet par testament. La transmission de l’imamat, ou plutôt sa reconnaissance, se fait par une wasîya (ordre, testament). L’imam en fonction doit désigner un descendant mâle de la maison du Prophète (ahl al-bayt), c’est-à-dire un descendant de ‘Alî et de Fatima, quel que soit son âge. Le testament est le seul mode valide de transmission pour les imamites et ismaéliens. Aucun conseil, aucune élection, aucun croyant ne doit intervenir dans cette opération. La communauté n’est pas partie prenante dans un pacte qui la lierait à l’imam. Si elle lui jure une bay‘a (serment d’allégeance), c’est la reconnaissance d’un état de fait qui lui préexiste, et non une investiture qu’elle conférerait.
63Pour les chiites, il faut continuer à obéir à l’imâm mort ou disparu. L’imâm caché (ghâ’ib), l’Attendu (al-muntazar), le “maître du temps” (sâẖib az-zamân), continue à gouverner le monde. Il doit revenir à la fin des temps (théorie du retour, raj‘a, traduit aussi parousie) pour inaugurer une ère de bonheur. Le monde actuel est déjà sous sa juridiction et il ne tient que par lui. C’est, pour les imamites, Muẖammad al-Mahdî (le Bien-guidé), le douzième imam chiite, le fils cadet de al-Hasan al-‘Askarî. Pour les ismaéliens, c’est Ismâ‘îl, le septième imam, fils aîné de Ja‘far as-Sâdiq, le sixième imam commun. Ja‘far avait fait une wasîya en faveur de l’aîné, mais il s’était repris et avait désigne ensuite le cadet. Les partisans d’Ismâ‘îl qui mourut en 143/760, avant son père et son frère, soutinrent qu’une wasîya ne pouvait être annulée.
64372 — Une destitution impossible. L’imâm étant infaillible, sa destitution est impossible. Il fallait donc obéir à ‘Ali quelles que soient les apparences de faute. Les kharidjites autant que les partisans de Mu‘âwîya sont des rebelles. Le pouvoir de l’imâm est un pouvoir théocratique absolu. L’imâm est le vicaire de Dieu au sens fort. Aucune autorité humaine ne saurait le limiter ou le contrôler, il commande à tous et tout lui appartient (Tyan, Institutions, p. 785 sq.).
65373 — L’unicité de l’imamat. La multiplicité des imams n’est donc pas légitime. L’imâm lui-même ne peut céder sa dignité à un tiers, ni même une partie du territoire de l’islam. C’est la seule limitation à son absolutisme, mais c’est une limitation qui vise à le renforcer. Et quand on cite les cas de renonciation au pouvoir faits par les imams (‘Alî acceptant l’arbitrage, Hasan cédant à Mu‘awîya...), les chiites répondent qu’il ne s’agissait que de taqîya (dissimulation).
66L’unicité de l’imâm entraîne son universalité. Elle est fortement marquée dans le chiisme, l’imâm étant “maître de la terre” (mâlik al-arḏ), comme du temps.
67374 — Théorie et pratique chiite. Les chiites furent longtemps soumis aux sunnites et durent pratiquer la dissimulation. Repliés sur eux-mêmes, ils se sentirent moins concernés par les réalités, d’où la prolifération des doctrines. Cependant on peut dire avec Tyan (Institutions, p. 753 sq.) que quand le chiisme eut le pouvoir (en Égypte fatimide ou en Perse), le décalage entre la théorie et la pratique fut bien moindre que dans le sunnisme.
68Ainsi pour les Fatimides, on a vu dans le t. 1 qu’ils se prétendaient descendants de ‘Alî par Ismâ‘îl, fils aîné de Ja‘far as-Sâdiq et qu’ils fondèrent, en Tunisie puis en Egypte, une théocratie soucieuse de propager leur version du chiisme. Le calife-imâm fatimide était conçu comme infaillible et impeccable, comme le connaisseur de la science divine, comme l’interprète par excellence de la loi. Il était la “porte du ciel”, le soutien de l’univers, on devait l’aimer, il communiquait sa baraka (bénédiction) quand on le voyait, la visite à sa maison équivalait au pèlerinage à la Mecque... Tout cela était conforme à la doctrine chiite fatimide. Le pouvoir du calife était sans limites sur les hommes, leur vie et leurs biens, et on a vu comment al-Hakim en avait abusé. La transmission du califat se faisait régulièrement par testament parmi les héritiers mâles, quel soit l’âge du wâlî al-‘ahd (le prince désigné), ou du moins on prétendait que la règle avait été observée. Mais, par la suite, la dynastie subit le même processus de décadence que la dynastie abbasside : accaparement du pouvoir par les ministres qui firent et défirent les califes à leur gré, révoltes militaires, décadence économique, etc.
69Le chiisme, sous sa forme imamite cette fois, se réalisa aussi en Perse. On l’a aussi longuement évoquée dans le t. 1. Le nouveau régime se situe après la disparition du douzième imâm et la grande occultation. Il échappa de ce fait aux contradictions entre la théorie et la pratique. Les mujtahids (c’est le nom employé de préférence à ‘ulamâ’) forment une sorte “d’aristocratie ecclésiastique” et restent mystérieusement en relation avec l’imam caché (Strothmann, cité par Gardet, La cité, p. 163). Les princes de Perse ont dû donc affronter ce clergé et il s’est développé en Perse une tradition de séparation des pouvoirs spirituel et temporel qui s’est longtemps maintenue avant l’installation du régime actuel fondé par l’imâm Khumaynî.
§ 5 - Les théories zaydites
70375 — Les zaydites. Les zaydites se trouvent surtout au Yémen. Nous en avons parlé au tome I (n° 68/70, 88 et Annexe p. p. 353, 355, 359, 364, 369, 374). Ils sont, comme les ibadites, très proches des sunnites. Ils sont divisés en trois sous-sectes principales : les jarûdîya, les baṯrîya et les sulaymanîya. La première a disparu. Mais on devrait plutôt dire des tendances, car elles coexistent pacifiquement et se retrouvent ensemble souvent dans les guerres et les révoltes. Les zaydites sont en général mutazilites pour la théologie dont ils reprennent les cinq thèses et suivent un rite presque identique au rite hanéfite pour le reste, sauf pour le califat où ils leurs thèses propres.
71376 — Nécessité et nature de l’imamat. L’imamat est pour les zaydites une obligation imposée par les textes de la religion et non une déduction rationnelle (même si l’on peut trouver des raisons à cette institution). Se fondant sur le Coran (*33, 33, sur la pureté des membres de la maison du Prophète), ils soutiennent que tout descendant de ‘Alî et de Faṯîma peut être imâm. C’est pourquoi on les rattache aux chiites, à tort d’ailleurs.
72L’imâm n’est pas infaillible et impeccable chez la majorité des zaydites à l’inverse des autres chiites. Il n’est pas omniscient et ne détient pas un enseignement ésotérique. La passion de Husayn n’est pas célébrée. Les visites aux tombes des saints et des imams ne sont pas d’usage, mutazilisme oblige. Bref le zaydisme est bien éloigné du chiisme. Toutefois la conception de l’imâm caché et du Mahdî attendu est admise par les jarûdîya, non sans divergences internes sur le nom du Mahdî.
73377 — Mérites et démérites des premiers califes. La majorité des zaydites admet d’abord que la collation de l’imamat est légitime quand elle se fait par un texte, mais qu’il n’y a pas eu de transmission par texte entre Muẖammad et ‘Alî. Mais les deux premiers califes ne sont pourtant pas illégitimes. Selon les zaydites, les musulmans ont choisi, avec Abû Bakr, quelqu’un qui était parmi les meilleurs et la communauté n’était pas obligée de choisir le meilleur, ‘Alî. De même pour ‘Umar. Mais le choix de ‘Uthmân fut mauvais et injuste envers ‘Alî. C’est cette admission des deux premiers califes, on s’en souvient (tome 1, n° 68), qui avait nui au mouvement de Zayd Bn ‘Alî et déterminé sa défaite en 740. La sous-secte des jarûdîya ne reconnaissait pas les deux premiers califes, tandis que, celle des batrîya au contraire, refuse de se prononcer sur les mérites respectifs de ‘Alî et de ‘Uthmân. (Laoust, Schismes, p. 136-140 et Gardet, Dieu. p. 466 et index). Tous pensent en revanche que des wasîyât (testaments) ont bien existé entre ‘Ali, Hasan, Husayn... jusqu’à Zayd Bn ‘Alî.
74378 — Conditions de l’imamat et élection. Les conditions requises pour être imam sont proches de celles fixées par les sunnites : il faut être de sexe masculin, pubère, non esclave, pieux et courageux, mujtahid27, mais surtout, comme on l’a dit, il faut descendre de ‘Alî et de Faṯîma.
75Contrairement aux sunnites, la majorité des zaydites ne fixe pas de procédé pour la nomination des imams, si ce n’est la “sélection naturelle” (Renaud, p. 59), en d’autres termes, c’est le plus fort qui est l’imam légitime. En pratique, ils furent toujours de la classe des sayyids, celle des descendants hachémites de ‘Alî, qui formaient une véritable caste (Chelhod, p. 27).
76Chez les sâlihîya, le principe de succession peut être aussi l’élection, comme chez les sunnites, mais les électeurs doivent être zaydites.
77379 — Autres modes de transmission. L’unanimité des zaydites se fait pour admettre que “l’appel à l’islam” (da‘wa), c’est-à-dire la prise de pouvoir par la force, est légitime pour un Alide. Tout descendant de ‘Alî et de Fatîma, s’il est savant et ascète, peut se manifester ainsi, dès que le nombre de ses partisans atteint le nombre des combattants de Badr. Les zaydites auront alors le devoir de le suivre.
78Le calife n’a pas le droit de désigner son successeur, mais il y a des divergences entre zaydites sur cette question.
79380 — Destitution de l’imâm. L’imâm n’étant pas infaillible et impeccable chez les zaydites, on peut donc le déposer en cas de faute grave par “appel à l’islam” d’un autre Alide.
80381 — Multiplicité des imams. La multiplicité des califes est généralement admise, puisque plusieurs Alides peuvent s’emparer de territoires différents et éloignés. Il y eut ainsi deux imams zaydites contemporains, au Tabaristan (de 913 à 1126) et au Yémen (de 897 jusqu’en 1972).
SECTION 2 - LA THÉORIE DU CALIFAT SUNNITE
81382 — Sources principales : les théologiens. On a pu repérer les positions des imams fondateurs de rites (cf. tome 1, chap. II), mais la théorie sunnite n’a pas été précisée dans toute son ampleur avant le 4e/xe siècle. Ce sont surtout les théologiens qui ont traité de la question de l’imamat pour réagir contre les kharidjites et surtout contre les chiites et les mutazilites. Dans cette optique, chez les sunnites, la question primordiale fut de justifier la légitimité des trois premiers califes que les chiites considéraient comme des usurpateurs.
82Nous évoquerons quelques-uns des grands théologiens sunnites acharites qui ont écrit sur le califat : al-Ach‘arî (ob. 324/935) ; Bâqillânî (ob. 403/1012) ; ‘Abd al-Qâhir Al-Baghdâdî (ob. 428/1037) ; al-Juwaynî (ob. 478/1085) et al-Ghazzâlî (ob. 505/1111). Nous considérons Ibn Ruchd, Ibn Taymîya, Ibn Khaldûn, comme les fondateurs de la pensée moderne et nous les étudierons dans la section 3 avec as-Sanhûrî et Rachîd Riḏâ.
83383 — Sources principales : les juristes. Pour ces derniers, nous suivons principalement al-Mâwardî (ob. 450/1058), incontournable, qui a établi un droit du califat, à partir de la vie des califes Râchidûn. Dans son ouvrage, al-Ahkâm as-sulṯanîya, (Les Statuts gouvernementaux, trad. Fagnan), de nombreux développements seraient considérés comme hors sujet dans un traité de droit public. Mis à part les trois premiers chapitres qui concernent le calife, son ministère et les gouverneurs, le reste relève du jihâd (chap. 4, 5, 12), de l’organisation judiciaire et de la procédure (chap. 6, 7, 20), du culte (9, 10), des impôts (11, 13, 18), du statut de la terre et des propriétés (14, 15, 16, 17), du droit pénal (19). Il est vrai que tout est envisagé du point de vue politique et que certains chapitres traitent de plusieurs questions (18). Le but d’al-Mâwardî était semble-t-il de faire une sorte de vade-mecum du droit divin à l’usage des califes.
84Al-Mâwardî eut quelques continuateurs ou plagiaires, mais son approche ne fut pas vraiment poursuivie et développée en un véritable droit public de dimension comparable à celle qu’atteignait le droit privé ou même le droit mixte. Les ouvrages de fiqh, qui n’enregistraient ni le fonctionnement réel de la justice, ni l’état du droit effectivement appliqué, ni les institutions postérieures à la formation du droit abbasside, ne traitèrent pour ainsi dire pas le droit du califat. Cela tient probablement à la stratégie qu’avaient les ulémas (cf. n° 511) et à la faiblesse de leur position vis-à-vis des pouvoirs. Aussi n’aura-t-on guère à faire mention des divergences entre rites. Des divergences existent mais elles sont à situer au niveau des théologiens.
85Les fuqahâ’ se bornèrent donc à reproduire un résumé de la doctrine classique idéale commune, laissant les détails et les péripéties du monde corrompu aux historiens et chroniqueurs. Ces derniers constituent la source principale de notre connaissance des situations réelles. Mais eux aussi passent parfois sous silence ce qui n’est pas conforme à la loi et l’avouent (cf. Tyan, Institutions, p. xvii). Dans la mesure du possible nous ferons allusion aux contextes pour permettre au lecteur de bien saisir le lien de ces doctrines avec l’histoire.
86384 — Plan de la section. Nous commencerons par un exposé sur la nature même du califat selon les sunnites (§ 1). Ensuite nous distinguerons, comme nous le suggère la tradition islamique, entre deux types de califat, le califat idéal, c’est-à-dire conforme au droit musulman classique, et le califat concret, celui des califes qui ont pris la suite des premiers, que le ẖadîth cité appelle rois. As-Sanhûrî, dans son livre, Le califat (1926), utilise cette distinction et oppose le califat régulier au califat irrégulier. A sa suite, nous consacrerons donc le § 2 à l’étude du califat régulier, et le § 3 au califat irrégulier.
§ 1 - La nature du califat
87385 — La légitimité des premiers califes. Les auteurs commencent toujours par discuter cette question, car elle fonde l’attitude sunnite, au cours des premiers siècles de l’hégire, préalablement à toute théorisation. Les premières professions de foi réduisaient même la position sunnite à cette question de la légitimité des quatre premiers califes. Elles soutenaient que l’ordre de succession des califes fut conforme à l’ordre de leurs mérites. A leur suite, al-Ach‘arî, dans les Maqâlât al-islâmîyîn et dans l’Ibâna, affirme que les musulmans furent unanimes sur la légitimité d’Abû Bakr, parce que le Prophète l’avait choisi pour présider la prière pendant sa maladie. Dans son Kitâb al-Luma‘, il cherche à déduire de propositions générales du Coran la prééminence du premier calife (Gardet, Dieu, p. 415-417).
88Les chiites produisant des ẖadîth en faveur de ‘Alî, les sunnites furent conduits à en produire en faveur d’Abû Bakr, de ‘Umar, de ‘Uthmân (Bâqillânî dans l’Insâf par exemple). Comme ils risquaient d’être tout aussi faibles et peu probants que les autres, les auteurs en sont arrivés à discuter, dans le chapitre de l’imâmat, de la valeur des traditions (Bâqillânî dans le Tamhîd, Juwaynî dans l’Irchâd), et à rejeter les ẖadîth uniques, pour préférer la théorie du libre choix (ikhtiyâr, traduit aussi élection) qui s’appuie sur celle de l’ijmâ‘ des Compagnons. Al-Juwaynî le dit clairement : la légitimité du libre choix (ikhtiyâr) s’impose, car c’est la seule voie qui reste (al-Irchâd, p. 355).
89L’excellence des Compagnons doit alors être mise en vedette. Dans son mémento de théologie, al-Insâf, Bâqillânî consacre une grande place à l’attitude qu’on doit avoir envers eux : les Compagnons sont les meilleurs connaisseurs de la religion, il faut taire leurs dissensions, les considérer tous comme pieux, même s’ils se sont trompés. Le ẖadîth des mérites du mujtahid vient à la rescousse de cette position : “Quand un chef (ẖâkim) pratique l’ijtihâd et qu’il tombe juste, il a deux récompenses, s’il se trompe, il n’en a qu’une” (p. 66-69).
90On voit donc à quel point toute la théorie sunnite est dépendante des faits et polémiques de l’époque, comme la théorie kharidjite et, dans une moindre mesure, la théorie chiite. Elle s’interdit plus que les autres la réflexion sur la vérité des faits advenus, ce qui ne sera pas sans engendrer une tendance permanente au refus de la réalité et à l’idéalisation du passé, et cela jusqu’à nos jours.
91386 — Définition et nécessité religieuse du califat. On a vu au début du chapitre ce qui concernait les questions de vocabulaire (n° 348-349). Pour la définition du califat, les sunnites divergent peu quant au fond : c’est la succession du Prophète pour la sauvegarde de la religion et la gestion du monde d’ici-bas (al-Mâwardî, al-Ahkâm, p. 29 ; Fagnan, p. 5).
92Selon les sunnites, le califat est nécessaire. Mais un débat assez curieux intervient ici : cette nécessité est-elle connue par révélation seule ou par raisonnement ? Les partisans de la révélation (la majorité) évoquent le Coran, par exemple le verset *38, 26, où Dieu institue David “calife sur la terre”. Al-Mâwardî cite le fameux verset des émirs (4, 59). Un ẖadîth (controversé) existe où le Prophète affirme : “Celui qui meurt sans imâm, meurt de la mort du paganisme (jâhilîya)”. Al-Ghazzâlî soutient surtout l’autre argument en faveur de cette thèse : la loi islamique contient des dispositions qui ne peuvent être appliquées qu’au moyen d’une force publique (peines fixes, conduite des guerres, partage du butin, etc.). En vertu du principe que ce qui est nécessaire à l’exécution d’une obligation est à son tour obligatoire, il est donc nécessaire d’avoir un calife. Mais la plupart des sunnites insistent sur l’unanimité (ijmâ‘) des Compagnons, car c’est elle qui fonde, à la mort du Prophète, l’institution du califat. Al-Îjî dira que les Compagnons n’ont pas voulu vivre un instant sans imam, au point de faire passer l’affaire avant l’ensevelissement du Prophète (Gardet, Dieu, p. 428-430).
93Pour une minorité de sunnites mutazilites, les arguments tirés de la révélation ne sont pas probants et seul le raisonnement impose la nécessité du califat. Ils rejoignent ainsi les chiites. Le débat n’a de sens en fait que dans la philosophie acharite qui ne veut se fier qu’à l’exégèse sacrée. Il est bien évident que les preuves scripturaires sont mêlées de raisonnement. L’unanimité des Compagnons venait de la nécessité, nous dit Az-Zuhaylî (t. 6, p. 664-65). Mais reconnaître la nécessité est un raisonnement. Quand al-Mâwardî cite le verset des émirs (4, 59), il en déduit l’implicite : il n’y a pas d’obéissance possible sans autorités préexistantes.
94387 — Califat et dogme religieux. La question du califat fait-elle partie du dogme ? Les théologiens sont divisés sur la question. Quand ils répondent positivement, ils sont encore divisés pour savoir si c’est un dogme fondamental ou secondaire. Ce qui est certain c’est que l’importance du calife-imam est moindre pour les sunnites que pour les chiites : le calife est pour les premiers un homme ordinaire, sans dimension cosmique. En plaçant le plus souvent à la fin des traités de théologie la question de l’imamat, les sunnites ont voulu souligner son caractère mineur. Peut-être aussi ont-ils été sensibles à l’argument chiite : si la question est d’importance, il doit exister un texte sur la succession du Prophète. Partant de l’absence de texte, les sunnites ne pouvaient que trouver la question d’importance secondaire. Pour al-Juwaynî, la question ne fait pas partie du dogme et l’ignorer vaut mieux que de se tromper, en particulier en faisant passer pour certain ce qui n’est qu’admissible (al-Irchâd, p. 344). Bâjûrî dira que nier l’obligation de l’imamat n’est pas une infidélité (Hâchîya, p. 117, cité par Gardet, Dieu, p. 425).
95Alors que pour les chiites l’imamat est un des fondements primordiaux de la religion, il n’est religieux pour les sunnites que par conséquence de l’existence de la religion, donc de manière accessoire ou extérieure (Tyan, Institutions, p. 756). Pour les sunnites, la nécessité d’un calife est un devoir communautaire (fard al-kifâya), au même titre que la nécessité des cadis ou des muezzins. Le calife doit être bien réel et bien vivant, il n’y a pas de théorie de l’imâm caché. Et si les sunnites admettent que le califat doit durer jusqu’à la fin des temps, c’est du fait de la pérennité de l’islam28, et non parce que l’imâm serait “le maître du temps” comme chez les chiites.
96388 — Conception théocratique et conception démocratique. Il existe tout de même deux conceptions du statut du calife (Tyan, Institutions, p. 706 sq.). La première est théocratique : le calife reçoit délégation de Dieu, il est le successeur du Prophète dont il a le même statut, sauf qu’il ne reçoit pas de révélation. Même investi par Dieu et par la loi islamique, il reste un homme ordinaire, comme le Prophète lui-même. Il n’est pas le représentant de la communauté. Son élection par la communauté ne lui confère pas l’investiture, elle est purement déclaratoire.
97La seconde opinion est pourrait-on dire, démocratique. C’est surtout dans les ouvrages de fiqh que l’on rencontrera cette idée29, où elle est peu développée, mais on la trouve d’abord chez Bâqilânî. Pour cette opinion, c’est la communauté qui est la lieutenante de Dieu et le calife reçoit une véritable investiture de l’umma : “Dans tout ce qu’il gouverne, il est le mandataire de la communauté (umma) et son délégué (nâ’ib).” (Tamhîd, p. 184, cité par Tyan, p. 710)
98Mais les deux opinions s’accordent sur le principe monarchique : le calife est comme le Prophète, institué à vie. Il possède tous les pouvoirs de la puissance publique (qui ne peut cependant modifier la loi islamique avérée). Toutes les fonctions de la cité islamique émanent de lui par délégation. Si le calife doit prendre conseil selon les injonctions du Coran (3, 159 ; 42, 38), les auteurs n’ont jamais développé un système permanent d’assemblée consultative : le calife est un monarque absolu. S’il existe un contrôle du calife, il se fait surtout a priori selon les docteurs sunnites, par des conditions sévères que doivent remplir les candidats. A posteriori le contrôle n’est que marginal, il se fait essentiellement par la consultation que doit pratiquer le calife et le devoir d’ordonner le bien et d’interdire le mal que doivent accomplir tous les musulmans. L’idée de déchéance du calife existe bien, mais l’absence de procédures et d’institutions lui enlève toute sa force. Voyons comment se présente tout cela d’abord dans le califat régulier.
§ 2 - Le califat régulier
99Nous étudierons l’investiture du calife (A), ses pouvoirs (B) et la fin du califat (C).
A - L’investiture du calife
100La doctrine sunnite dominante est fondée sur les exemples des premiers califes, exemples d’interprétation difficile. Elle a engendré plusieurs théories du califat, plus ou moins conciliables les unes avec les autres : théorie du califat électif, théorie du contrat de califat, théorie de transmission du califat par nomination. L’établissement d’un calife par la force ressort plutôt du califat irrégulier.
101Dans l’exposé, nous suivons la doctrine du califat électif, qui semble être dominante, en montrant comment on passe de cette doctrine aux autres, ce que fait al-Mâwardî lui-même.
102389 — Les électeurs. Les électeurs sont désignés dans la tradition musulmane par l’expression ahi al-ẖall wal-‘aqd, les gens qui délient et qui lient. Il y a trois catégories de musulmans, selon al-Mâwardî (al-Aẖkâm, p. 31, Fagnan p. 7) : ceux qui sont inaptes à l’imamat et inaptes à choisir l’imam ; ceux qui sont inaptes à l’imamat, mais sont capables de choisir l’imâm ; ceux qui sont aptes à l’imamat et capables de choisir l’imâm. Pour appartenir à la deuxième catégorie, celle des électeurs, il faut posséder trois qualités selon notre auteur :
“l’honorabilité (‘adâla), avec toutes ses exigences ;
la science qui permette de reconnaître l’existence chez un individu des qualités requises pour mériter l’imamat ;
le jugement (ra’y) et l’esprit de sagesse nécessaire pour aboutir au choix de celui qui est le plus propre à revêtir l’imamat, le plus qualifié et le mieux au courant pour administrer les affaires communes”...
103La première condition doit probablement se comprendre d’abord dans le sens procédural comme la condition de celui qui n’a pas été frappe par une condamnation antérieure ; plus largement aussi, dans le sens où l’homme juste est aussi orthodoxe, non hérétique. Pour la seconde condition, il faut noter que l’électeur d’al-Mâwardî n’est pas nécessairement un mujtahid.
104Al-Mâwardî ajoute que l’usage de prendre ces électeurs dans la capitale n’est qu’un simple usage et ne ressort pas de la loi.
105Les sunnites ajouteront les conditions de capacité sous-entendues : majorité somatique, liberté (non-esclave), masculinité, islamite, qui sont les mêmes que pour le calife.
106390 — Conditions de l’imâm selon al-Mâwardî. Pour les sunnites, l’imâm est un homme ordinaire qui doit remplir certaines conditions avant d’être élu ou nommé.
107Al-Mâwardî distingue sept conditions au total dans un texte célèbre (al-Aẖkâm, p. 31-32, Fagnan p. 7-8) :
“ l’honorabilité avec toutes ses exigences ;
la science qui permette de se livrer à un examen personnel (ijtihâd) des questions qui se présentent (nawâzil) et de rendre des jugements ;
l’intégrité de l’ouïe, de la vue, et de l’usage de la langue, de manière qu’il puisse traiter en pleine connaissance de cause ce qui n’est qu’ainsi perceptible ;
un fonctionnement des membres tel qu’il y ait parfaite possibilité de se mouvoir et de se mettre rapidement debout ;
le jugement nécessaire pour administrer le peuple et expédier les affaires ;
la bravoure et l’énergie nécessaire pour faire respecter le territoire musulman et pour combattre l’ennemi ;
le lignage, c’est-à-dire qu’il doit descendre de Quraych, ainsi que l’exigent un texte formel et l’accord unanime...”
108Ici aussi les théologiens ajouteront les conditions implicites au texte d’al-Mâwardî :
la masculinité. Les femmes sont exclues au dire des théologiens du fait de leur incapacité, en particulier à la guerre. Un ẖadîth, que l’on trouve dans les recueils de Bukharî, Ibn Hanbal, an-Nasâ’î et at-Tirmidhî selon az-Zuẖaylî, énonce que “Un peuple ne réussira pas si ses affaires sont dirigées par une femme”.
la liberté. L’esclave ne peut être qu’au service de son maître, donc il ne peut être au service de la communauté.
la majorité somatique. L’exclusion des mineurs est un indice du refus de la monarchie héréditaire.
la santé de l’esprit.
l’islamité. Les autorités en islam ne peuvent être que musulmanes selon le Coran (*4, 141 ; 5, 51, 55-56).
109391 — La qualité de mujtahid. Un certain nombre des conditions d’al-Mâwardî sont contestées. D’abord la science de l’ijtihâd pour pouvoir juger. A quelle catégorie de mujtahid doit appartenir le calife ? Les classifications en catégories n’existaient pas du temps d’al-Mâwardî, mais il ne fait pas de doute qu’al-Mâwardî souhaitait le plus haut degré chez le calife, c’est-à-dire un niveau de fondateur d’école. C’est bien ce qu’exigeaient les premiers docteurs de l’islam : pour Bâqillânî dans l’Insâf : l’imâm doit être “mujtahid, capable de fatwâ, parce que le cadi, qui tient son pouvoir de lui, a besoin de cela” (al-Insâf, p. 69).
110Par la suite les docteurs qui ont abordé la doctrine du califat ont été moins exigeants sur ce point. Les hanéfites (qui suivent le théologien al-Mâturîdî) disent qu’il suffit que le calife puisse consulter un mujtahid (voir aussi Hallaq sur l’ijtihâd). Al-Ghazzâli a considérablement baissé le niveau des conditions du califat, cela tient évidemment à une tentative d’accorder l’idéal et le fait (Rosenthal p. 40-42) : que ce soit pour le courage ou la science religieuse, il suffit que le calife ait avec lui des hommes qui détiennent ces qualités. Ainsi un calife faible pourra se faire aider d’un chef de guerre, et s’il ignore le droit, il pourra consulter un savant mujtahid ; en revanche il devra être pieux et étudier tout de même le droit et la théologie de l’islam. Comme on le verra avec Ibn Taymîya, les hanbalites ont aussi abaissé le niveau des conditions à l’imamat.
111392 — L’origine quraychite. Al-Mâwardî cite après son texte deux ẖadîth : “Les imams sont de la race de Quraych” et “Donnez la primauté aux Quraychites et ne la prenez pas sur eux”, puis il souligne qu’ils n’ont pas été contestés à cette époque. Cette thèse fait la quasi-unanimité chez les juristes et théologiens sunnites. Même les traités qui ne consacrent que quelques lignes à la question du califat citent cette condition, par exemple le malékite ad-Dasûqî (Charẖ al-kabîr, 4, p. 298).
112Pourtant, déjà pour al-Juwaynî, la condition d’appartenir à la tribu de Quraych est controversée et incertaine (al-Irchâd, p. 358). Mais si son disciple, al-Ghazzâlî, ne l’a pas suivi, d’autres comme les hanbalites, penseront de même que cette condition n’est pas nécessaire.
113393 — De l’élection au contrat. La commission nommée par ‘Umar mourant comprenait six membres et ils choisirent ‘Uthmân (644). Mais on ne sut pas le nombre de présents lors de la réunion de la Saqîfa (au moins cinq), ni lors de la proclamation de ‘Alî (656). ‘Umar fut simplement nommé par Abû Bakr. Le nombre des électeurs ne fut donc pas fixé par la tradition sunnite.
114De cette situation est née la théorie du contrat. Al-Ach‘arî a défendu le point de vue qu’un seul homme pieux, s’il est capable d’ijtihâd, passant contrat avec un autre, remplissant les conditions du califat, suffit à faire un calife légal. Il faut aussi deux témoins. Il est manifeste qu’al-Ach‘arî voulait justifier l’intronisation d’Abû Bakr par ‘Umar qui a entraîné le ralliement général à l’issue de la discussion entre les Muhâjirûn et les Ansâr en 632 (réunion de la Saqîfa), aussi bien que celle de ‘Umar par Abû Bakr en 634, par nomination. Al-Ach‘arî poursuit avec des hypothèses d’école : si deux contrats se font, le premier est seul valable ; si on ne sait lequel est le premier, les deux califes doivent se désister et un nouveau contrat doit être passé avec l’un des deux ou un troisième.
115Al-Juwaynî, analysant l’arrivée au pouvoir d’Abû Bakr, constate qu’il n’y a pas eu d’ijmâ‘ (dans un premier temps), donc que l’unanimité n’est pas requise. Il n’y eut pas un nombre déterminé d’électeurs, donc un seul suffit (p. 356). Le califat d’Abû Bakr est néanmoins légitime car, dans un second temps, tout le monde lui a obéi, ce qui démontre l’existence d’une unanimité (p. 359). Le second temps, le ralliement de tous, formalisé par le serment d’allégeance, est donc essentiel pour al-Juwaynî (n° 403).
116Al-Mâwardî rappelle les divergences relatives au nombre des électeurs et se rallie à la théorie du contrat. Il précise que l’acceptation du nouveau calife est nécessaire, comme dans un contrat. Mais tout ce qui concerne le contrat ne peut s’appliquer à l’imamat. Comme il le précisera à propos de la pluralité des candidats, l’aveu, le serment et le tirage au sort ne peuvent intervenir en matière d’imamat, car l’imamat n’engage pas que des intérêts personnels comme le contrat, mais l’intérêt de tous les musulmans.
117394 — Pluralité des candidats. Al-Mâwardî envisage ensuite ce qui doit guider le choix des électeurs et les cas de contestations (al-Aẖkâm, p. 35-38 ; Fagnan p. 10-15).
118Entre deux candidats valables, il faut choisir les plus âgé, mais la règle n’a rien d’absolu. Ou celui dont les aptitudes correspondent le mieux aux exigences de l’heure.
119Que faire s’il se trouve un meilleur calife que celui qui a été désigne ? Le problème se distingue de celui de la multiplicité des imâm (n° 405), c’est le problème du préféré effectivement (mafḏûl) et du préférable en soi ou du meilleur (afḏal). Al-Mâwardî se place dans la perspective que le califat doit être unique. Il distingue les situations (qui sont des hypothèses d’école) et se rallie à la majorité des docteurs : le candidat considéré comme le meilleur à un moment donné et élu régulièrement doit rester le seul calife légitime. En filigrane, il y a une réponse aux chiites : quand bien même ’Alî aurait été meilleur qu’Abû Bakr, ce dernier reste le calife légitime.
120Un problème voisin, mais important, celui de la nécessité de l’investiture. Al-Mâwardî le pose ainsi : si quelqu’un est le seul à jouir des qualités nécessaires, est-il calife de ce fait ou bien l’investiture est-elle nécessaire ? Notre auteur rappelle les opinions opposées, mais il ne tranche pas. Quelques pages plus loin, le problème réapparaît à propos de la nomination.
121395 — De la nomination à la monarchie héréditaire. Al Mâwardî a donné le détail théorique de la nomination du calife (al-Aẖkâm, p. 43-46 ; Fagnan p. 16-20). L’accession de ‘Umar au pouvoir s’est faite directement par nomination (et sans bay‘a semble-t-il, Tyan, Institutions, p. 149-150). Il fallait donc que la nomination (tafwîḏ) soit légitime et rattachée à la théorie de l’élection. En même temps la désignation de la commission par ‘Umar pouvait être rattachée à la nomination.
122Pour procéder à une nomination, il faut bien sûr que le calife disposant soit légitime et qu’il cherche l’intérêt de la communauté en choisissant le plus digne. Deux cas se présentent selon al-Mâwardî :
Si le bénéficiaire choisi n’est pas le père ou le fils du calife régnant, ce dernier est dès lors dispensé de consulter “ceux qui délient et qui lient”, parce que la nomination est parfaite du fait du droit supérieur de l’imam régnant. L’agrément de ‘Umar n’a pas dépendu de l’approbation des électeurs.
Si le bénéficiaire est le fils ou le père, les docteurs sont divisés. Pour certains, le calife ne peut nommer ni son fils ni son père, car il est assimilé à un témoin et à un juge et son acte serait nul, parce qu’on ne peut cumuler les deux fonctions. Il doit alors laisser l’affaire à “ceux qui lient et délient.” Mais ceux-ci ne jouent que le rôle de témoins d’honorabilité et l’investiture est conférée par le calife en place comme une décision de justice. Pour d’autres docteurs, l’imam a le droit de le faire sans consultation parce qu’il est l’imam et que ses ordres sont exécutoires.
123Le bénéficiaire doit manifester son acceptation, la fonction de calife étant assimilée à un contrat. Le calife présomptif devient alors le wâlî al-‘ahd, le “maître de la promesse”. La nomination une fois acceptée, elle devient irrévocable pour l’une ou l’autre partie. Toutefois les deux peuvent se mettre d’accord pour choisir un meilleur candidat. A la fin du califat du disposant, l’umma islamique doit obéir au calife nommé, selon la doctrine qui a prévalu.
124Il est admis en outre que le calife disposant peut désigner les successeurs de son successeur, mais le premier successeur a le droit d’infirmer ou de confirmer la décision de son prédécesseur en la matière ; s’il ne fait rien, l’ordre de succession restera celui fixé par le calife disposant. La situation n’est pas théorique, et, plus d’une fois les califes ont cherché à fixer l’ordre de leurs successeurs (al-Aẖkâm, p. 48-50 ; Fagnan p. 24-28).
125Cette admission de la nomination par les sunnites a donc permis aux califes umayyades et abbassides de transformer le califat en monarchie héréditaire. Si la doctrine sunnite affirme avec constance que l’imamat ne peut passer par héritage, c’est pour répondre aux chiites : si l’héritage avait été admis, le califat aurait dû revenir à ‘Alî et le règne d’Abû Bakr aurait été illégal. La théorie de la nomination servait donc parfaitement les dynasties califales, tout en sauvant la fiction d’un califat électif. La seule contrainte que la théorie imposait aux princes était de les obliger à pourvoir à leur succession de leur vivant.
126396 — Le serment d’allégeance. Au niveau du vocabulaire il y a une nuance dans les mots qui traduisent le concept de serment d’allégeance. Tous dérivent de la racine b, y, ‘ dont le sens fondamental signifie vendre, passer un contrat de vente. Les deux mots bay‘a et mubâya‘a ont tous les deux les deux mêmes sens : contrat commercial et serment d’allégeance. Mais le mot mubâya’a est issu de la troisième forme dérivée du verbe, forme qui a une connotation de réciprocité : il a donc la préférence des partisans de la théorie démocratique du califat. Le mot bay‘a au contraire a la préférence de ceux qui ont une conception théocratique du califat. '
127Le serment d’allégeance est le serment que prêtent, en premier, “ceux qui délient et qui lient” d’obéir au calife qu’ils viennent de choisir, et, en second, tous ceux des notables restants et du peuple qui le peuvent (bay‘a ‘âmma, bay‘a publique). Quelle est la valeur juridique des deux serments ? A quel moment l’imamat est-il parfait ? Ces serments sont-ils des actes d’investiture ou seulement des signes (ichârât) qui manifestent le nouveau statut de l’imam ?
128La valeur du second serment fut vite réglée : selon la tradition unanime, il n’était que le signe de la validité du premier30. Cette bay‘a générale n’est d’ailleurs pas énoncée par al-Baghdâdî, sauf comme preuve de la validité du contrat de califat, en particulier dans l’accession au pouvoir d’Abû Bakr.
129Mais la première bay‘a ? Elle est dite bay‘a khâssa, bay‘a privée, par opposition à l’autre. L’exemple du Prophète (les bay‘a d’Aqaba) tendrait à montrer que les jureurs ne sont que des témoins, que le Prophète n’est prophète qu’en vertu de l’élection de Dieu. Il n’y a aucune idée d’élection, ni même de contrat réciproque. C’est un acte de soumission (islâm), de reconnaissance, un acte déclaratoire. En est-il de même pour le califat ? Dans ce cas la bay‘a ne signifierait rien d’autre que la reconnaissance du calife comme étant le meilleur, cette excellence lui conférant par elle-même (ou plutôt par la grâce de Dieu) le califat. Il en est bien ainsi pour les partisans de l’imamat théocratique, la bay‘a ne fait que manifester le choix de Dieu. Pour les partisans du califat démocratique, la mubâya‘a est un engagement réciproque : pour le calife celui d’obéir à la loi islamique ; pour les électeurs, représentants de l’umma, celui d’obéir au calife, et c’est cet engagement réciproque qui confère l’investiture.
130En pratique la bay‘a fut souvent achetée contre divers avantages, ou extorquée par la force au point de n’être qu’une fiction, mais une fiction nécessaire, car elle conférait un caractère légal, religieux, à la victoire du nouveau prince. Même contrainte, elle engageait ceux qui la prononçaient, et la sanction en cas de parjure était la peine de mort (Tyan, Institutions, p. 267-273).
131397 — Unité du califat. La multiplicité des imâms n’est pas légitime selon les sunnites, il ne peut exister qu’un calife légitime et les autres ne peuvent être que des rebelles. Cette position se fonde sur la décision de l’assemblée de la Saqîfa, quand fut repoussée la proposition des Ansâr de diviser le califat. Ni Abû Bakr, ni ‘Alî n’ont admis la légitimité des pouvoirs qui s’étaient dressés contre eux, et le consensus des Compagnons va dans le même sens. La communauté devant rester unie (Cor. 3, 103), cette conséquence était logique. Un ẖadîth aurait même ordonne “Si deux califes sont proclamés, tuez le dernier d’entre eux” (Abû Hanîfa, al-Fiqh al-akbar, cité par Tyan, Institutions, p. 690). On a vu que al-Mâwardî s’appuyait sur cette idée pour trancher la question de la pluralité des candidats au califat (n° 395-396).
132Mais la question de l’unité ne fait pas l’unanimité. ‘Abd al-Qâhir al-Baghdâdî concède que plusieurs imâms peuvent être légitimes s’ils sont séparés par une mer (allusion à l’Espagne umayyade). Al-Juwaynî hésite, mais pense que c’est admissible sans en être certain (p. 357). Les mutazilites admettent au contraire la pluralité des califes. La pensée sunnite (al-Ghazzâlî, Jurjânî) a fini par admettre la position d’al-Baghdâdî.
133La réalité étant pressante, al-Mâwârdî reconnaît les gouvernements de fait dès l’instant où le calife, en échange de la reconnaissance formelle de sa dignité (sur les monnaies, pour la prière), donne à ses concurrents, par délégation, une reconnaissance de wilâya (souveraineté), souvent même héréditaire. La théorie de la délégation qu’il développe est évidemment une justification de la situation de fait existante à l’époque buwayhide, où le calife abbasside perdait tout pouvoir et devait reconnaître les monarques indépendants qui se partageaient l’Empire et se contentait d’être reconnu comme calife en échange.
134L’unicité de l’imâm entraîne son universalité. Elle n’est pas fortement marquée dans le sunnisme, mais la théorie du jihâd montre bien que la wilâya (compétence, autorité) du calife est générale quant aux lieux, elle couvre l’étendue du dâr al-islâm et elle a vocation à s’étendre sur le dâr al-ẖarb, donc à l’anéantir en tant que tel.
135La wilâya du calife est aussi générale quant aux personnes. Elle s’exerce sur les musulmans qui doivent lui obéir et l’assister. Mais le calife doit respecter leur liberté et leurs biens. Un ẖadîth de ‘Umar dit : “N’asservisscz pas les hommes, leurs mères les mettent libres au monde”. Il ne s’agit pas, bien évidemment, de la liberté politique conçue à la manière des philosophes du xviiie siècle, comme le laisse sous-entendre as-Sanhûrî (p. 131), mais de l’interdiction d’asservir des hommes nés libres, par rapt ou violence, règle corrélative à l’institution de l’esclavage et bien connue dans l’antiquité. La wilâya du calife s’exerce aussi sur les non-musulmans liés par le pacte de dhimma ou par amân (voir chapitre suivant) et elle est régie par les termes mêmes de ces pactes.
Β - Les pouvoirs du calife
136398 — Les pouvoirs politico-religieux du calife. Une fois le calife régulièrement institué, les musulmans doivent lui obéir (Coran 4, 59) et l’aider à lutter contre les récalcitrants. Pour les sunnites en général, il n’est pas nécessaire que les sujets ordinaires le connaissent par son nom : c’est une réponse à la théologie chiite.
137Dans un autre texte célèbre, al-Mâwardî a donné la liste des devoirs du calife (al-Ahkâm, p. 51-53 ; Fagnan p. 30-32). Voici ce texte, avec quelques gloses entre parenthèses :
“ Maintenir la religion selon les principes fixés et ce qu’a établi l’accord des plus anciens musulmans. Si donc un novateur (mubtadi‘) apparaît ou quelqu’un qui s’écarte des vrais principes en émettant une opinion suspecte, il doit lui exposer clairement les preuves de la religion, lui expliquer ce qui est juste et lui appliquer les droits et les peines écrites (ẖudûd, peines fixes, allusion à la peine contre les apostats, voir chap, pénal) auxquelles il est soumis, à l’effet de préserver la religion de toute atteinte et de mettre le peuple à l’abri de toute occasion de chute (zilal) ;
Exécuter les décisions rendues entre plaideurs et mettre fin aux procès des litigants, de façon à faire partout régner la justice et à ce qu’il n’y ait ni méfait de l’oppresseur (ẕâlim), ni écrasement de l’opprimé (maẕlûm) ;
Protéger les pays d’islam (al-bayḏa) et en faire respecter les abords, pour que la population puisse gagner son pain et faire librement les déplacements qui lui sont nécessaires sans exposer ni sa vie, ni ses biens ;
Appliquer les peines légales (ẖudûd, peines fixes) pour mettre les prohibitions édictées par Allâh à l’abri de toute atteinte et empêcher que les droits de ses serviteurs ne soient violés ou anéantis ;
Approvisionner les places frontières (thughûr) et y mettre des garnisons suffisantes pour que l’ennemi ne puisse, profitant d’une négligence, y commettre de méfait ou verser le sang soit d’un musulman, soit d’un allié (muhâhid, ceux qui ont conclu un pacte, catégorie plus large que celle des dhimmî) ;
Combattre (jihâd) ceux qui, après y avoir été invités, se refusent à embrasser l’islam, jusqu’à ce qu’ils se convertissent ou deviennent tributaires (dhimmî, protégés), à cette fin d’établir les droits d’Allâh en leur donnant la supériorité sur toute autre religion ;
Prélever le fay’ (butin obtenu sans combat) et les dîmes aumônières (sadaqât, aumônes) conformément au texte des prescriptions sacrées et à leur consciencieuse interprétation, et cela sans crainte ni injustice ;
Déterminer les traitements et les charges du Trésor (bayt al-mâl) sans prodigalité ni parcimonie, et en opérer le paiement au temps voulu sans avance ni retard ;
Rechercher des gens de confiance et nommer des hommes loyaux au double point de vue des postes dont il les investit et des sommes dont il leur remet le soin, pour que les fonctions soient entre les mains d’hommes capables et l’argent confié à des mains sûres ;
S’occuper personnellement de la surveillance des affaires et étudier les circonstances diverses, à l’effet de pourvoir à l’administration de la nation et à la défense de la religion (milla), sans trop se fier à des délégations d’autorité grâce auxquelles il pourrait se livrer lui-même au plaisir ou à la dévotion, car un homme de confiance n’est pas toujours sûr, un conseiller sincère peut devenir fourbe...”
138Toutes ces tâches, sauf peut-être les deux dernières relatives à la délégation, sont de nature politico-religieuse dans ce sens où il s’agit principalement d’appliquer et de faire appliquer la loi islamique. Elles n’ont pas posé de problèmes aux auteurs classiques qui n’en ont pas contesté la nature religieuse, au contraire de ce que diront les réformateurs et modernistes contemporains.
139399 — La consultation. Le calife concentre tous les pouvoirs qu’a évoqués al-Mâwardî. Toutefois le calife est tenu de consulter (Coran 3, 159 ; 42, 38). Qui ? Les “hommes qui lient et délient” répond en général la tradition sunnite. Ce devoir de consultation (chûrâ) a été souvent pratique par le Prophète, comme en témoigne sa biographie. Les premiers califes agirent de même. Mais cette consultation (chûrâ) fut toujours informelle. Très rapidement les califes ont fait passer le devoir de consultation aux oubliettes. Al-Mâwardî n’inscrit pas la consultation au nombre des devoirs du calife : c’est une omission significative du fonctionnement réel du califat à son époque.
140Plus largement, c’est l’umma islamique qui détient, par les “gens qui lient ou délient” le droit et le devoir de donner des conseils non sollicites au calife qui sort de la voie droite, et même, en principe, le droit de le destituer. Mais le droit classique ne fixe pas de procédure que ce soit pour la consultation ou pour le conseil (ni non plus pour la déchéance du calife, voir n° 413).
141400 — La délégation. Le calife peut déléguer (tafwîḏ, délégation) ses pouvoirs à d’autres, ministres ou vizîrs (wâzir, pl. wuzarâ’) ou gouverneurs (wâlî, pl. awliya) ou autres (juges etc.). Al-Mâwardî distingue ceux dont la délégation est générale, tant du point de vue de l’espace que de la matière (le grand vizir) ; ceux dont la délégation est générale du point de vue de l’espace, mais restreinte à un domaine (les ministres) ; ceux dont la délégation est générale quant au domaine, mais particulière quant à l’espace (les gouverneurs) ; enfin ceux dont la matière est restreinte quant à l’espace et à la matière (juges). Tous ces fonctionnaires ont à leur tour le pouvoir de déléguer. Le calife est ainsi le sommet d’une pyramide de délégations, mais lui-même tient son pouvoir de la communauté, comme on l’a vu, selon la théorie démocratique. Le calife est un mandataire, l’objet du mandat donné s’analyse en tutelle de droit public.
142En principe la mort du calife n’entraîne pas la mort du mandat des ministres et gouverneurs (comme en droit des contrats), car en fin de compte ils sont les mandataires de la communauté, ce qu’affirment les juristes, le plus souvent partisans de la théorie démocratique, à propos des cadis. C’est pourquoi rien ne s’oppose à ce qu’un calife soit jugé par un juge qu’il a lui-même nommé : ils sont en fait mandataires de la communauté.
143401 — Le vizirat. Les revenus publics. Le terme de vizir s’est répandu à partir des Umayyades. Le premier ministre, le grand vizir, a pris une importance immense sous les Abbassides. Al-Mâwardî distingue le vizir d’exécution, qui ne fait qu’exécuter les ordres du calife et le vizir de délégation qui décide par lui-même. En réalité cette distinction justifie un état de fait où des vizirs tout puissants supplantent des califes soumis. De même al-Mâwardî admet “le gouvernorat par usurpation”, et ce n’est rien d’autre que la justification des sécessions ou rébellions quand elles consentent à reconnaître formellement la suzeraineté du calife. On est là dans la logique du califat irrégulier. Un autre personnage fit son apparition dans certains contextes, le ẖâjib, le grand chambellan, dont la fonction de portier lui permit de supplanter le premier ministre (cf. al-Ansari, Protocole).
144Les revenus publics sont constitués essentiellement par la zakât (l’impôt de purification), par l’impôt de capitation (jizya) et le kharâj, ces deux derniers prélevés sur les dhimmis. On verra dans le chapitre consacré à la propriété le statut des terres et l’assiette de ces impôts. Le bayt al-mâl, le trésor public, reçoit aussi le butin du jihâd (voir chapitre suivant).
145402 — Le pouvoir judiciaire. Le calife jouit d’une autorité (wilâya, parfois compétence) générale en matière judiciaire, comme en matière exécutive. Le grand vizir et les gouverneurs ont aussi cette prérogative. Depuis les Abbassides, un chaykh al-islâm, sorte de ministre de la justice, nommé par le calife ou le grand vizir, nomme les juges de province (qâḏî, pl. quḏâ’), lesquels peuvent à leur tour déléguer à des nâ’ib (substitut) leurs fonctions pour les localités éloignées de leur circonscription. On a dit que la doctrine admettait que ces juges sont tels en vertu d’une délégation de la communauté. Nous reviendrons sur le juge et la justice dans le chapitre de la procédure. Rappelons simplement ici que la délégation générale en faveur des gouverneurs a donné lieu, le plus souvent, à une justice parallèle, ou “administrative”, de caractère “laïc”, et occupée surtout de répression pénale. Les deux hiérarchies judiciaires aboutissent toutes deux au calife.
146403 — Le pouvoir législatif. Si le calife jouit d’une autorité (wilâya) générale en matière exécutive et judiciaire, il n’en est pas de même en matière législative. Le pouvoir législatif en effet n’appartient qu’à Dieu, ce que prouvent maintes citations du Coran (2, 107 par exemple). C’est Lui qui a fixé la loi et ce n’est que de manière métaphorique que le Coran dit que ce pouvoir a été remis à l’umma islamique (24, 55), car elle doit continuer d’obéir à Dieu (4, 59), son pouvoir n’étant qu’une lieutenance. Les sources de la législation ne peuvent être que celles que précisent les usûl al-fiqh, de même que les conditions et les modes opératoires de tout ijtihâd. Il s’ensuit que le pouvoir de fixer la loi islamique ne peut être remis qu’à un corps de savants choisis pour leur compétence et leur piété. Ce seront les législateurs, mais seulement par voie métaphorique, étant bien entendu que le législateur est Dieu et qu’ils ne légifèrent que pour les questions qui font l’objet de divergences ou d’hésitations.
147Le chef de la communauté islamique, le calife ou l’imâm, n’a de pouvoir législatif qu’en sa qualité de mujtahid et de juge suprême, au même titre que les autres savants et cadis. Si des cas nouveaux se présentent à lui (en tant que juge), il doit suivre l’avis majoritaire des ‘ulamâ’, s’il s’en dégage un. Sinon, en accord avec le plus éminent juriste de l’empire (le chaykh al-islâm), il doit choisir une opinion minoritaire. A fortiori le calife ne peut-il modifier le culte, et le fait de présider la prière, ou le fait qu’elle soit dite en son nom dans les centres éloignés de sa personne, ne lui donne aucun pouvoir particulier.
148Cependant, en toute matière non régie par le droit islamique, il peut prendre des ordonnances (qânûn). En cas de nécessité ou pour défendre un intérêt général évident, ces ordonnances peuvent contredire la loi islamique. Mais ce n’est qu’en apparence : il est admis que le statut originel de la loi islamique, soit renversé au profit du statut relationnel (n° 266) du fait des circonstances. La loi islamique constitue une limite du pouvoir califal très efficace si le calife est pieux : elle reconnaît en effet aux musulmans l’égalité devant la loi, la liberté individuelle, l’inviolabilité de la personne (sauf en cas d’infractions), l’inviolabilité du domicile et de la propriété, bref un bon nombre de droits publics fondamentaux. Mais la pratique est bien différente.
149404 — L’arbitraire califal et son autolimitation par l’amân. En pratique presque tous les califes ont usé et abusé d’un pouvoir sans limites sur les fonctionnaires et les personnes privées, leur statut personnel, leurs déplacements, leurs vies, leurs biens, etc. La chronique regorge d’actes arbitaires de toutes sortes, d’exécutions, de tortures, de confiscations, etc. (Voir Abû Chaljî, Mawsû‘a, et Tyan, Institutions, p. 325-355 (Umayyadcs et Abbassides), p. 486-491 (sultans sous les Abbassides), p. 594-606 (Mamlouks)).
150Les califes ont même créé une sorte d’institution, l’amân, qui est normalement le sauf-conduit des étrangers (cf. n° 445). Le calife accordait donc un aman à tel ou tel de ses sujets qui le demandait (par un intermédiaire) pour se prémunir contre son propre courroux. Le Prophète l’avait fait (mais dans le contexte du jihâd). Les Umayyadcs et surtout les Abbassides en usèrent largement. L’attribution d’une telle sauvegarde s’accompagna même d’actes écrits et d’une robe d’honneur. Mais il arriva que l’amân ne soit qu’une ruse du calife pour attirer le sujet dont il méditait la mort dans un guet-apens, comme le fit l’abbasside al-Mansûr envers le révolté Abû Muslim, (voit Tyan, Institutions, p. 356-357, 595).
151Mais bien sûr, la doctrine ne tient pas compte de tous ces faits ou les rapporte au califat irrégulier.
C - Fin du califat
152405 — Maladie, mort ou abdication du calife. La maladie, même grave, ne met pas fin au califat, mais si le calife est manifestement perdu, les électeurs peuvent anticiper l’élection d’un candidat parmi ceux désignes par le calife.
153La mort du calife met fin au contrat et ouvre sa succession selon les procédures que nous avons vues. Les exemples de la succession du Prophète et des premiers califes incitent à ne pas perdre de temps. Aucun délai n’est fixé, mais tous succédèrent à leur prédécesseur dans les trois jours.
154Du fait que le califat est un contrat, chaque partie devrait pouvoir le révoquer. Pour al-Mâwardî, l’umma islamique ne peut le faire tant que le calife remplit toujours les conditions exigées à sa nomination. En revanche, selon lui, le calife peut abdiquer. En pratique l’abdication (khal‘ al-nafs) a été souvent utilisée. A l’époque de la décadence abbasside, les intrigants et chefs de guerre contraignaient les califes à se défaire du pouvoir solennellement.
155406 — Déchéance (‘azl) du calife. Si le calife ne remplit plus les conditions exigées par sa fonction, il doit être déchu (ou destitué). C’est une solution déduite des conditions du califat. Selon Bâqilânî, du fait que la communauté investit le calife, elle a non seulement le droit de remontrance, mais le droit de destitution : “l’umma est toujours derrière le calife pour le guider, le redresser, l’admonester, le forcer à rendre ce qui est de droit, et le destituer et le remplacer s’il a commis un acte qui exige cette destitution.” (Tamhîd, p. 184, cité par Tyan, trad. revue). Il ne peut, bien sûr, perdre que les qualités qui ne sont pas permanentes. Ces conditions temporaires sont soit physiques, soit morales.
156Pour les conditions physiques, la folie permanente, la perte de la vue, l’infirmité physique grave, sont des causes de déchéance évoquées traditionnellement. Al-Mâwardî y rattache le défaut de la liberté d’action. Ce peut être du fait de l’influence étrangère. Pour la domination d’un subordonne la question se discute : si l’usurpateur agit conformément à la religion et à l’intérêt général, l’affaire peut s’analyser comme une délégation générale. Dans le cas contraire, le calife doit se libérer de son subordonné. Dernier cas, celui de la captivité du calife : le calife reste calife tant qu’il y a espoir de le délivrer par la guerre ou en payant rançon. Si l’espoir est perdu, il ne perd sa dignité de calife que s’il est aux mains de non-musulmans.
157Pour les conditions morales, l’islamité est fondamentale. Le calife devenu mécréant (kâfir) ou hérétique est déchu par le droit même, sans jugement. S’il devient corrompu (fâsiq), c’est-à-dire s’il commet certaines actions défendues, ou blâmables, ou s’il outrepasse ses droits, la solution est la même. Pour ach-Châfi’î cette déchéance se produit de plein droit. Pour d’autres docteurs, il doit être déposé officiellement. D’autres encore n’admettent pas que la corruption puisse entraîner la déchéance, c’est ce que pensent la plupart des auteurs tardifs.
158Pour les sunnites l’imâm ne peut devenir invisible, c’est un homme ordinaire, et s’il disparaît, il doit être remplacé par un successeur.
159En pratique, la déchéance du calife ne fut prononcée que contre les califes qui avaient perdu tout pouvoir. “Cette mesure est le fait exclusif des intrigants ou chefs prétoriens” écrit Tyan, mais il souligne que “la liberté même de ceux-là reste toujours limitée par le principe dynastique et légitimiste : il n’a jamais paru possible à aucun d’eux de désigner un calife pris en dehors de la famille régnante” (Institutions, p. 269 et 297 sq.).
160La mentalité des sunnites, en réaction contre les excès des kharidjites, souligne souvent le devoir d’obéir au calife quelles que soient ses fautes. Une maxime se répandit très tôt sous forme de ẖadîth : “Soixante ans de tyrannie valent mieux qu’une heure de dissensions”. Cette passivité ouvrit la porte au califat irrégulier.
§ 3 - Le califat irrégulier
161407 — Évolution de la doctrine classique. Déjà al-Mâwardî avait fait maintes concessions à la situation réelle. Le mouvement ne cessa pas avec ses successeurs. Al-Ghazzâlî écrivit dans son Kitâb al-Iqtisâd que “les nécessités rendent permis même ce qui est interdit” (p. 107, cité par Gibb in Khadduri-Liebesny, p. 19). Il admet le principe des reconnaissances formelles mutuelles, par lesquelles un calife impuissant se résigne à la division de l’État musulman dépecé par des coups de force. Il n’envisage pas non plus la déchéance du sultan (du délégué) par le calife. La situation est toute théorique à son époque. Pourquoi l’aurait-il fait ? Il y avait longtemps que les sultans faisaient et défaisaient les califes et al-Ghazzâlî leur avait même donné le droit de les nommer (Rosenthal p. 42). Il écrit dans son grand traité de théologie mystique, l’Iẖyâ’ ‘ulûm ad-dîn, (tome II, p. 140-141, trad. Morelon, p. 135).
“De toute façon, le prince injuste, ignorant de ses devoirs religieux, est soutenu par la force, il est difficile de le destituer ; pour le renverser, il faudrait provoquer une guerre civile violente, perspective insoutenable à laquelle il faut renoncer. On doit lui obéir, de même qu’on doit obéir aux chefs : en effet on cite des traditions du Prophète sur l’obéissance aux chefs et sur l’interdiction de refuser de les soutenir lorsqu’ils prescrivent ou proscrivent... Si nous déclarions qu’il faut annuler leurs fonctions actuelles, on annulerait du même coup les intérêts supérieurs d’ordre général : or ils jouent le rôle du capital, alors est-il possible de sacrifier le capital au revenu ?”.
162Badr ad-Dîn Bn Jamâ‘a, un chaféite qui mourut en 528/1333, reconnut purement et simplement que le calife légitime était le plus fort et que cela valait mieux que la guerre civile (Taẖrîr al-aẖkâm). On doit lui obéir, même s’il ne remplit pas les conditions légales, même s’il est barbare et pécheur. Si un autre plus fort le remplace, c’est au second que doit aller l’obéissance des musulmans pour la même raison (Rosenthal, p. 43-51).
163Le système du califat irrégulier ne fut pas étudié en tant que tel par les docteurs classiques qui suivirent. Ils continuèrent à exposer la doctrine du califat régulier. Mais un moderne, as-Sanhûrî (cf. n° 421) a tenté “de créer de toutes pièces les grandes lignes d’une théorie du califat irrégulier” (Le califat, p. 207-245). As-Sanhûrî ne fait pas dans ce texte une analyse descriptive ni anthropologique. Il s’efforce de dire le droit musulman “tel qu’il devrait être”, c’est-à-dire de faire œuvre de faqîh. Suivons-le quand même dans son intéressante synthèse.
164408 — La légitimité du califat irrégulier. Selon as-Sanhûrî, le califat irrégulier est fondé sur la nécessité. Cela entraîne deux principes : 1/ La nécessité rend permis ce qui est défendu, donc rend légitime le califat irrégulier. Il faut ainsi dissocier régularité et légitimité31. 2/ La nécessité porte en elle-même sa propre limite : chaque fois que les règles du califat régulier seront applicables, elles devront être adoptées.
165La légitimité du califat irrégulier se fonde d’abord sur sa capacité à maintenir la paix et la sécurité. Un élément de droit intervient aussi : la reconnaissance de ce nouveau pouvoir par les “gens qui délient et lient”. Mais ce nouvel hommage est, le plus souvent, entaché de complaisance ou de crainte, et il se donne à un homme qui ne remplit pas les conditions légales. Cet hommage n’en fait pas un calife régulier, il ne fait que le rendre légitime.
166409 — Établissement du califat irrégulier. Le califat irrégulier s’établit soit par la force, soit du fait que les règles régulières sont impraticables.
167Dans le premier cas, un usurpateur s’étant emparé du pouvoir, s’il n’y pas d’espoir raisonnable de le renverser facilement, si les troubles et les guerres seraient insupportables, il faut accepter le régime établi. Pour as-Sanhûrî, depuis Mu‘âwiya, les califes sont irréguliers car établis par la force visiblement ou de manière latente. Le soulèvement contre un tel calife n’est donc légitime que si l’espoir de lui substituer un calife régulier est solide. A l’inverse, un calife régulier qui n’a aucun espoir de se maintenir doit céder au rebelle, dans l’intérêt de tous, comme le fit Hasan Bn ‘Alî. Il pourrait reconnaître le pouvoir du rebelle, mais dans ce cas, ils deviennent califes légitimes mais irréguliers tous les deux. En effet, le calife régulier est tenu de combattre le rebelle et de ne pas accepter un fractionnement du territoire musulman, sous peine de devenir irrégulier.
168Quand les règles du califat régulier sont impraticables, un “califat d’opportunité” s’établit. As-Sanhûrî distingue quatre cas. Ce peut être, premièrement, du fait que le calife ne remplit pas les conditions exigées et qu’il ne s’en trouve pas qui les satisfasse. C’est un califat légitime, mais irrégulier, comme le califat ottoman. Le deuxième cas est celui du maintien du calife qui ne réunit plus les conditions nécessaires, parce qu’il ne s’en trouve point de meilleur. Le troisième cas est celui de l’investiture d’un calife qui ne remplit pas les trois “traits” essentiels du califat (unité du dâr al-islâm, application de la loi islamique, réunion des attributions politiques et religieuses). Pour le premier trait as-Sanhûrî donne l’exemple des Abbassides et des Umayyades d’Espagne. Pour le second trait, l’exemple des États modernes appliquant le droit moderne. Pour le troisième trait, les Abbassides du Caire ou le dernier sultan turc, ‘Abd al-Majid, dépouille de ses pouvoirs politiques. Le quatrième cas est celui du maintien d’un calife qui ne remplit pas les traits essentiels ci-dessus. D’autres cas sont possibles par combinaison32.
169Pour as-Sanhûrî, toutes ces formes de califat irrégulier sont légitimes. Et, dans la mesure où elles proviennent de la nécessité et où l’effort vers l’établissement d’un califat régulier reste l’objectif, ces régimes irréguliers sont obligatoires (p. 226).
170410 — Fonctionnement du califat irrégulier. Le principe est que, chaque fois qu’il est possible, les règles du califat régulier s’appliquent. Le calife irrégulier peut ainsi nommer des délégués, des fonctionnaires, juges, gouverneurs, etc. Il peut agir dans le domaine politique comme dans le domaine religieux, mais il doit rester dans les limites de la loi : “au cas contraire, elles (ses décisions) sont nulles” (p. 229). Toutefois, “les musulmans doivent se résigner” à obéir. Les décisions n’en deviennent pas valables de ce fait, et il faut rétablir le droit dès que possible (p. 233).
171Le califat d’opportunité étant plus proche du califat régulier que le califat de force, en cas de rébellion, les musulmans doivent assistance au premier, mais pas au second. Si la rébellion est conduite par quelqu’un qui a des chances de rétablir le califat régulier, on doit au contraire le soutenir contre le califat de force.
172As-Sanhûrî souligne que la multiplicité des califats étant contraire à la doctrine du califat régulier, les docteurs n’ont pas fait de droit international intra-islamique pour régler les rapports entre les califes irréguliers (mais légitimes) (p. 234). S’y essayant, notre auteur en déduit l’interdiction de la guerre entre musulmans, sauf dans le cas où un calife irrégulier serait en passe de rétablir le califat régulier et universel ; mais il préfère la négociation pour atteindre ce but. D’ailleurs l’amitié est obligatoire entre les différents califes irréguliers et l’arbitrage la seule voie en cas de conflit entre eux. Contre un ennemi commun non musulman, l’alliance est aussi obligatoire pour défendre le calife musulman attaque. Si au contraire, c’est un pays musulman qui attaque illégalement un pays non musulman, les autres musulmans doivent faire cesser la guerre (p. 237), mais semble-t-il pas par la guerre33.
173411 — Fin du califat irrégulier. As-Sanhûrî envisage la fin du califat de force par la perte de la force elle-même. Dans ce cas la Nation (l’umma islamique) peut rétablir le calife affaibli s’il remplit les conditions de capacité et est capable d’assurer les traits essentiels du califat régulier (unité du dâr al-islâm, application de la loi islamique, réunion des attributions politiques et religieuses).
174En fait le consentement de la Nation semble suffire à en faire un calife régulier, comme ce fut le cas pour ‘Umar Bn ‘Abd al-‘Azîz. Le calife de force peut ne pas réaliser les traits essentiels, notamment l’unité du monde musulman. On a alors affaire à un califat d’opportunité, comme ce fut le cas avec certains Abbassides (Harûn ar-Rachîd). Ou à l’inverse, les traits essentiels sont assurés, mais pas les conditions de capacité, comme sous les Umayyades à la piété douteuse : on a affaire encore à un califat d’opportunité. Même solution encore dans le cas où aucune des conditions ni traits ne sont réalisés.
175La fin du califat d’opportunité présente des situations similaires (hormis le cas où un calife de force s’empare du pouvoir). S’il parvient à remplir les conditions de l’imamat et à réaliser les traits essentiels du califat, il devient régulier, sans cela il reste irrégulier d’opportunité.
176412 — Transition. Telle est la théorie du califat irrégulier d’as-Sanhûrî. On la comparera utilement à l’histoire juridique du califat effectif, telle que Tyan en a donné détail (Institutions, première partie). Ce dernier s’est efforcé de distinguer les grandes périodes de l’histoire de l’islam et de déduire les règles du fonctionnement réel des différents califats. La méthode fait surtout ressortir le rôle important des circonstances, mais aussi la permanence de certaines institutions, comme celle de la ba‘ya.
177Parallèlement à cette histoire du califat on trouve des penseurs qui suivent la doctrine classique. A la suite d’al-Mâwardî, ils furent nombreux à reprendre la même théorie sans changement notable, sans vraiment tenir compte des nouvelles situations (al-Îjî, al-Bajûrî, as-Sanûsî, etc.). Mais un événement très important, la chute du califat abbasside en 1258, sous la poussée mongole, allait déterminer de nouvelles doctrines, moins idéalistes. D’elles principalement sont issues les théories modernes. Ces dernières eurent en outre à affronter la nouvelle situation engendrée par un autre événement important, la suppression du califat ottoman en 1924.
SECTION 3 - LES DOCTRINES POST CLASSIQUES ET LA SITUATION ACTUELLE
178Nous évoquerons quelques auteurs post classiques sunnites avant le tournant que fut la suppression du califat en 1924 (§ 1), puis après cette suppression, les réactions et la situation actuelle (§ 2).
§ 1 - Avant la suppression du califat
179Selon Gibb, la théorie classique du califat ne satisfaisait plus les penseurs à l’époque mongole, d’où une recherche de voies nouvelles (in Khadduri-Liebesny, p. 26). Nous évoquerons trois juristes importants : le premier, Ibn Ruchd (qui appartient en fait à l’époque précédente), est aussi philosophe ; le second, Ibn Taymîya, est aussi théologien ; le troisième Ibn Khaldûn est aussi historien. Comme si toutes les ressources des disciplines islamiques avaient été mobilisées pour sortir la question du califat de l’impasse.
180413 — Moralistes et philosophes. Ihn Ruchd (Averroès). Les juristes et théologiens ne furent pas les seuls à traiter de politique. Divers courants de moralistes, certains puisant dans le ẖadîth, d’autres dans la littérature persane, proposèrent, par le biais d’anecdotes et d’apologues, divers conseils aux souverains. Ibn al-Muqaffa‘, Ibn Qutayba, Jâẖiz... s’illustrèrent dans ce genre. On a rencontre dans le t. I Niẕâm al-Mulk, aux côtés de Mâlik Chah (n° 128), mais il en est d’autres. La littérature des “miroirs du prince”, se continua jusqu’à l’époque ottomane. Concentrée sur la personne du calife, elle apporta peu au droit et à la réflexion politique.
181Al-Mâwardî, le grand juriste que nous n’avons pas cessé de citer était aussi un moraliste et son Adah ad-dunyâ wad-dîn sert toujours dans les classes du monde arabe pour enseigner la morale. Son livre, comme celui d’un autre grand moraliste, Ibn Miskawayẖ (ob. 421/1030, cf. Arkoun), synthétisait divers courants intellectuels, et en particulier l’apport des philosophes musulmans.
182Ces derniers s’efforçaient surtout de concilier la pensée grecque avec les enseignements de l’islam. Ils étaient musulmans avant d’être philosophes. La théorie du califat fut leur point de départ : le calife, voire le Prophète, fut habillé de philosophie, et toute la réflexion se concentra sur sa personne, sur les qualités qu’il doit avoir et manifester pour que la cité soit une cité idéale. Seul Avempace (Ibn Bajja, ob. 533/1138) ramena la réflexion sur l’individu-philosophe qui devait, lui et les jeunes (les jeunes pousses, nawâbit), refonder la cité (De Libera, p. 149-153). Comme tous les moralistes, les philosophes ne remirent jamais en cause la prééminence de la loi islamique (Rosenthal, p. 4, 6 et passim).
183Ibn Ruchd (Averroès, cf. t. I, n° 143), dont on citera souvent la Bidâyat l-mujtahid, remarquable synthèse de fiqh comparé, est un grand philosophe, peut-être le plus grand des philosophes musulmans. Mais c’est un juriste qui croit fermement en l’excellence de la loi islamique, plus nettement que les autres philosophes. Deux ouvrages (au moins) sont importants du point de vue juridique. Dans le premier Fasl al-maqâl (le discours décisif), il justifie la philosophie par la loi, et considère que le philosophe est le plus apte à comprendre le sens de cette loi, grâce à sa maîtrise du raisonnement déductif, au contraire des théologiens qui utilisent la dialectique. Théologiens et philosophes doivent d’ailleurs se taire et ne pas troubler le peuple par des polémiques. La raison est toutefois incapable d’atteindre une connaissance de la liberté de Dieu, comment il récompense ou punit, ou le sens de certaines lois, comme celles qui concernent le culte.
184Le second est le commentaire de la République de Platon, conservé dans une version en hébreu et retraduite en arabe sous le titre Aḏ-ḏarûrî fî-s-siyàsa (Le nécessaire en politique). La loi islamique y devient l’équivalent de la constitution parfaite de la cité idéale. Dans un va-et-vient constant entre Platon, la loi islamique, les grandes dynasties arabes et celles du Maghreb, Ibn Ruchd procède à une réflexion critique sur la situation politique de l’Islam. L’idéal du roi-philosophe, gouvernant une cité idéale avec de bonnes lois, est identifié à l’État musulman des Râchidûn appliquant la loi islamique. La transformation de l’idéal en régimes concrets plus ou moins corrompus et injustes est analysée à l’aide des catégories grecques (celles de Platon, d’Aristote, d’al-Fârâbî...). Ibn Ruchd n’introduit les catégories rationnelles des Grecs que quand elles lui apparaissent comme solidement déduites et utilisables dans le contexte arabo-islamique.
185La pensée politique d’Averroès fut ignorée par le moyen âge musulman. Elle eut une fortune extraordinaire en Occident par ses traductions latines ou hébraïques, souvent d’ailleurs au prix d’interprétations fausses. Elle ne fut reprise en considération dans le monde musulman que par les modernes.
186414 — Ibn Taymîya. A l’inverse, Ibn Taymîya (t. I, n° 157) ne fut pas négligé par les anciens. Il ouvrit lui aussi la voie à des théories contemporaines. Voyons ses positions sur la doctrine classique du califat.
187Pour Ibn Taymîya, le Prophète a toutes les qualités de l’imam chiite, c’est l’archétype de l’humanité, l’intermédiaire entre l’homme et Dieu dont il transmet la loi, l’intercesseur par excellence34. Il est aussi le roi-philosophe d’al-Fârâbî, le cadi idéal, le mujtahid suprême et un législateur autonome, mais il n’exerce sa mission que dans le domaine religieux : il y a chez Ibn Taymîya un certain degré de laïcisme. Le Prophète n’a pas laissé de testament sur le califat, mais un legs moral que doivent assumer, bien avant les émirs, les ulémas - qu’Ibn Taymîya ne désigne jamais sous l’appellation de “gens qui délient et qui lient” tant il se refuse à les considérer comme un clergé (Laoust, Essai, p. 179-203).
188Les Compagnons appartiennent à la meilleure des générations de l’humanité. Leur unanimité est infaillible et ne saurait contredire le Coran et la Sunna. Les califes se sont succédés dans l’ordre de leur mérite. Abû Bakr a été nommé par le Prophète et cette nomination, insuffisante en soi, a été confirmée par la bay‘a des Compagnons. ‘Umar fut lui aussi désigné, et reçut lui aussi la bay‘a. Une commission des meilleurs Compagnons désignée par ‘Umar désigna à son tour ‘Uthmân qui reçut aussi la bay‘a. Quant à ‘Alî, il a été élu par ses partisans irakiens, mais nombreux sont ceux des Compagnons qui lui ont refusé la bay‘a. Ibn Taymîya critique les exagérations chiites et ramène le règne de ‘Ali à celui d’un dévot timide incapable de maintenir l’unité de l’umma. En rapport, Mu‘âwiya, malgré sa rébellion initiale, a rendu de meilleurs services à l’islam (Laoust, Essai, p. 204-225).
189Sur la théorie classique du califat, Ibn Taymîya utilise le ẖadîth fameux (cité au n° 349) et affirme que le califat est une institution temporaire, limitée aux quatre Râchidûn. Par la suite, il n’y a plus de califes, mais des rois. Le califat n’est plus obligatoire comme le prouve le silence du Coran, les imams peuvent donc être multiples. L’unanimité des Compagnons ne s’est jamais faite sur la question de l’unité du califat, ni sur une forme de gouvernement particulière. Vouloir restaurer le califat du temps des Râchidûn est une tâche au-dessus des forces humaines et l’on ne saurait se contenter hypocritement des fictions de la délégation (Laoust, Essai, p. 278-317 ainsi que pour la suite).
190Hypocrite aussi est la fiction de l’élection du calife pour l’historien qu’était Ibn Taymîya. L’accession au pouvoir s’est toujours faite en dehors de formes précises. En revanche pour lui la mubâya‘a, comme engagement réciproque, est nécessaire pour donner un minimum de légalité à un pouvoir qui est toujours un pouvoir de fait. D’un côté le calife s’engage à respecter la loi islamique, de l’autre les sujets (représentés par des notables, sans limitation de nombre ou de compétence) s’engagent à lui obéir.
191Sur la question des qualités du calife, Ibn Taymîya s’éloigne encore de la doctrine classique. Dans son Minhâj as-sunna, il critique longuement la position chiite, mais la position sunnite lui apparaît aussi trop irréaliste. C’est pour lui “commettre une faute contre Dieu” que de croire que la loi islamique exige du calife de telles qualités impossibles. Le chef imparfait d’une communauté islamique n’est rien sans la coopération de ses sujets, en particulier celle des ulémas et des notables (émirs). Quant à l’origine quraychite, elle n’est plus de mise après la mort de ‘Alî, et ce sont les kharidjites qui ont raison. Ibn Taymîya ne répugne pas d’ailleurs à se référer aux recueils de ẖadîth kharidjites. Aussi il rabat les conditions du califat à la personne dont le témoignage est susceptible d’être reçu devant un tribunal, ce qui implique que même une femme, ou un esclave, ou un enfant peut être à la tête d’un État islamique (Laoust, Essai, p. 296).
192Le but (maqsûd) de toute autorité (wilâya) est d’ordonner le bien et d’interdire le mal. Toute wilâya, même la plus profane, est un sacerdoce, une œuvre pie. L’imam, berger de la communauté, devra donc avant tout suivre et faire suivre la loi islamique. Il devra être effectivement puissant pour cela. Il devra se faire aider par des fonctionnaires délégués et compétents35, sans contrainte sur leur nombre ou leurs fonctions. Il devra consulter effectivement et largement (pas seulement les ulémas). Il pourra aussi légiférer en accord avec le muftì ou le chaykh al-islâm, pour parer à toute nécessité, dans l’optique du concept de siyâsa char‘îya (voir ici n° 278 et dans le tome I le n° 145). Tout son traité as-Siyâsa achchar‘îya est consacré à développer ces idées.
193Ibn Taymîya focalise son attention plus sur la communauté et sur la loi islamique que sur l’imam. L’umma islâmîya est une communauté du juste milieu (umma wasaṯ), ou mieux une communauté de justice (Rosenthal p. 51-61). Les sujets doivent obéissance à l’imam, mais surtout coopérer avec lui. Chacun a sa sphère de responsabilité, l’imam à la tête de l’État, le cadi dans son tribunal, le commerçant dans son commerce, le mari dans sa maison, mais tous coopèrent au même but, ordonner le bien et interdire le mal. On ne peut désobéir à l’imam que si ses actes constituent une infraction grave et clairement fixée par le Coran et la Sunna et dommageable à la communauté. Ibn Taymîya est d’un loyalisme politique sunnite très fort et il n’envisage pas la question de la destitution de l’imam. C’est par le bon conseil que le musulman exerce son contrôle sur l’imam, c’est pour lui un devoir, vis-à-vis de l’imam autant que vis-à-vis de tous les responsables.
194La vision d’Ibn Taymîya, forte et cohérente, exercera une profonde influence en dehors du hanbalismc et en particulier sur les modernistes.
195415 — Ibn Khaldûn. La réflexion sur la réalité historique n’était pas totalement négligée par des penseurs musulmans. Plus d’un moraliste y avait songé et Ibn at-Tiqtaqa (Muhammad Bn ‘Alî Bn Ṯabâṯaba, 7e-8e / xiiie-xive s.) a pu être comparé à Machiavel (Rosenthal, p. 66 sq.). On vient de voir aussi le réalisme d’Ibn Taymîya. Mais avec Ibn Khaldûn (t. I, n° 158), on atteint une puissance et une modernité inégalées dans la pensée musulmane. Sa Muqqadima (Introduction) constitue la découverte géniale de presque tous les domaines qui seront ceux des sciences humaines : sociologie, économie, science politique, psychologie sociale, etc.
196On ne peut résumer un tel auteur, et l’étudiant a intérêt à lire et à relire la Muqqadima. Ici on attirera l’attention sur un seul exemple, mais qui semble poser une nouvelle exégèse, anticipation de ce que pourrait être une exégèse de la loi islamique fondée sur les sciences humaines.
197Selon Ibn Khaldûn, les pouvoirs naissent dans l’austérité du désert, s’emparent des villes à la seconde génération, atteignent leur apogée à la troisième, mais perdent alors leur esprit de corps (‘asabîya), ce qui conduit à la décadence dans les générations suivantes, amollies par le luxe, abandonnées par les forces vives de la tribu, prêtes à être renversées par un nouveau pouvoir fort venu du désert. Si l’on songe au califat, la condition réaliste pour le candidat calife est d’être le maître d’une bonne tribu, bien décidée à guerroyer et à prendre le pouvoir. La religion n’apparaît que comme un renfort à cet esprit de corps, et sans lui elle est impuissante. La succession au califat est de même une affaire de force tribale.
198Cette vision conduit Ibn Khaldûn à réfléchir sur la loi qui pose l’origine quraychite comme condition du califat. Pour notre auteur, la loi n’a fixé cette condition que parce que la tribu de Quraych était la tribu dominante en Arabie. C’est son vrai motif. Cela semble impliquer que la loi devienne caduque quand tombera la force des Quraychites. Mais pour Ibn Khaldûn la loi est éternelle, c’est donc qu’on n’a pas vu que la loi posait comme condition, non pas telle ou telle origine tribale, mais l’existence d’un esprit de corps capable de soutenir le futur calife (Muqqadima, p. 194, Monteil, tome 1, p. 384). Il aboutit donc à une transformation de la lettre de la loi, mais qui en conserve le motif essentiel, laissant tomber les circonstances de l’époque arabe. En cela Ibn Khaldûn raisonne bien comme un malékite, faisant ressortir l’intérêt général et les buts de la loi.
199Ibn Khaldûn souligna fortement, par comparaison avec l’État séculier, fondé sur la raison, mais qui n’a pour objectif que le bien-être d’ici-bas, ce qui fait “le vrai sens du califat” : il est fondé sur les lois de Dieu et son objectif est d’assurer le bonheur du peuple dans ce monde et dans l’autre. Ibn Khaldûn est et reste persuadé de l’excellence de la loi islamique.
200416 — Absence d’une véritable pensée politique. Cette insistance sur la loi islamique que l’on trouve chez tous les auteurs, y compris chez ceux qui ont tenté de renouveler la problématique du califat, permet de comprendre pourquoi une véritable pensée politique ne pouvait naître à l’ombre du calife. La contestation politique, la désobéissance n’a pas de fondement pour les sunnites, tant que la loi islamique est appliquée, puisqu’elle suffit à leur donner un double bonheur. On comprend aussi que les citoyens ne peuvent réclamer un droit de participer aux affaires de l’État, droit inutile si la loi islamique est appliquée, impie s’il est question de la remplacer. Ils ne peuvent contester le calife que si la religion de tous est en péril. Le seul mode de participation possible est la délégation du calife à ses fonctionnaires. En fait la loyauté fondamentale n’est pas donnée au calife, mais à la loi islamique.
201Il n’y a jamais eu de tentatives à l’époque classique d’échafauder de quelconques “chartes de libertés” ou de “droits communaux” comme cela se faisait en Occident à partir du xiie siècle, ni non plus de bâtir des théories sur les droits politiques du musulman-citoyen, ou une théorie constitutionnelle démocratique sur la base de l’élection. Ces questions n’apparurent en Islam qu’au xixe siècle, à la suite du contact avec l’Occident.
202417 — Les doctrines à la veille de la chute du califat. On a vu que ce n’est qu’à partir du xviiie siècle que les Ottomans songèrent à justifier religieusement leur pouvoir par la fiction de la transmission du califat en 1517. Le sultan Abdül-Hamid II (1876-1905) joua à fond la carte panislamique, et cela au point que même les rééditions d’Al-Mâwârdî furent interdites parce qu’il soutenait la nécessité pour le calife d’appartenir aux Quraychites.
203L’auteur à signaler, à cette époque, est paradoxalement un anglais, W. S. Blunt, qui dans The future of islam (1882) soutint l’idée d’un calife arabe et surtout réformiste, assisté par un concile annuel de docteurs de l’islam (et par l’Angleterre). Ses idées pourraient lui venir de Muẖammad ‘Abduh, en tout cas on y trouvait l’esquisse d’une séparation du spirituel et du temporel (Delanoue, Les ‘ulamâ’ d’Egypte).
204C’est l’hostilité aux Turcs qui frappe chez Blunt et les Arabes. Abd ar-Raẖmân al-Kawâkibî reprit ces idées anti-turques. Dans ses ouvrages (La nature du despotisme, La Mère des cités) il prône la restauration d’un calife arabe (quraychite et élu), ayant un pouvoir temporel sur le Hedjaz et un pouvoir spirituel sur tous les musulmans. Il serait assisté d’un conseil consultatif (majlis ach-chûra) pour accomplir sa première fonction, et d’une association islamique internationale siégeant à la Mecque pour la seconde. Al-Kawâkibî se déclare en faveur d’une réouverture de l’ijtihâd, d’une réforme du droit musulman, etc. (cf. Tapiéro). Beaucoup d’auteurs, (Ismaïl Gasprinski, Abd Al-‘Azîz Gawish, Chckib Arslan...) ou d’hommes politiques et journalistes (en particulier des partis égyptiens Umma et Wafd) continuèrent dans cette voie réformiste.
§ 2 - Après la suppression du califat
205418 — La suppression du califat. Le Manifeste d’Ankara. La situation du dernier calife ottoman, Abdûl-Mejid, de novembre 1922 à mars 1924, qui, selon la loi turque, n’avait plus qu’un pouvoir spirituel, n’est pas comparable à celle des califes déléguant leur pouvoir à des sultans ou princes. Il n’y eut pas de délégation de pouvoir, mais une division des fonctions, imposée par un État qui se voulait laïc.
206Au récit que nous avons donné dans le tome 1 de toute l’affaire (n° 216-217), il faut ajouter que les nationalistes de cette époque prenaient leurs distances vis-à-vis de l’islam car les élites religieuses étaient jugées comme favorables aux colonisateurs. Si Mustafa Kemal a pu destituer le calife c’est parce que ce dernier était considéré par la majorité écrasante des Turcs et bon nombre de musulmans modernistes comme un agent de la réaction, compromis avec les Anglais. Ulémas et confréries (sauf la Sanûsîya et la Mahdîya à leurs débuts) ont toujours été considérés peu ou prou comme les complices actifs ou passifs des colonisateurs.
207Mais les Turcs justifièrent aussi leur action par un texte que l’on a appelé le Manifeste d’Ankara. Commandé par la Grande Assemblée nationale turque, il porte le titre Le califat et le pouvoir du peuple. Rédigé en turc, il fut traduit en arabe et publié seulement en 1924, après l’abolition définitive du califat. Ce texte prend en compte les réflexions des penseurs tardifs (cf. n° 407, 413-415) et taxe les ulémas d’ignorants : il est certain que toute une tradition classique continua de raisonner sur le califat sans un regard sur les problèmes et pratiques effectives. Le manifeste soutient deux idées fondamentales. La première est qu’il est nécessaire de séparer le culte, immuable, des réalités profanes que les hommes doivent affronter et auxquelles ils doivent s’adapter. La seconde idée est que l’umma est la dépositaire de la souveraineté, comme le prouve la théorie du contrat de califat. Elle peut donc reprendre au calife ses attributions temporelles pour établir un système plus adapté aux réalités contemporaines, à la démocratie, etc. Le texte ne justifiait pas la disparition totale du califat. Il laissait subsister le calife avec ses pouvoirs spirituels (Filali-Ansary, Introduction, p. 16-20).
208419 — Les premières réactions : Mustafa Sabri et Rachîd Riḏâ. Le premier à réagir à la supression partielle du califat fut le Chaykh al-islâm destitué par la république turque et réfugié en Égypte, Mustafa Sabri. Il défendit le point de vue traditionnel contre Atatürk, maniant l’amalgame, dénonçant les complots juifs, chrétiens, athées, et la trahison des musulmans (Abdou Filali-Ansary, Introduction, p. 15). C’était une manière de refuser la réalité.
209Rachîd Riḏâ, le disciple de Muẖammad ‘Abduh, chercha à provoquer la restauration du “califat spirituel”. Pour lui le calife a pour fonction essentielle d’appliquer la loi islamique. Il doit être un grand mujtahid, car la loi islamique, la charî‘a, doit être réformée à partir du Coran et de la Sunna seulement. Il doit posséder une science profane étendue en matière politique et diplomatique. Si sa désignation se fait conformément aux exigences de la loi islamique (y compris la condition d’appartenir à la tribu de Quraych), ce calife ne pourra pas ne pas être reconnu comme guide suprême de la communauté musulmane. Il doit être élu par ceux “qui lient et qui délient” (ahl al-ẖall wa-l-‘aqd, c’est-à-dire les ‘ulamâ’), et il faut donc, dans un premier temps, travailler à leur formation, à leur désignation, à leur réunion. Quant aux gouvernants musulmans, la conduite des Râchidûn doit leur servir de modèle en attendant. Ils doivent surtout rejeter le despotisme, le nationalisme, l’injustice, etc., et rien ne manque à la loi islamique pour atteindre ces buts.
210Mais le travail de Rachîd Riḏâ fut vite dépassé. En mars 1924, même le “califat spirituel” fut aboli par Kemal Atatürk. Aucune fiction juridique ne venait masquer le fait massif que les musulmans n’avaient plus de calife. C’est dans ce contexte que parut l’ouvrage de ‘Alî ‘Abd ar-Râziq.
211420 — La théorie moderniste de ‘Alî ‘Abd ar-Râziq. Chaykh d’al-Azhar, ‘Alî ‘Abd ar-Râziq écrivit un livret en arabe intitulé Al-islâm wa usûl al-ẖukm (L’islam et les bases du pouvoir, 1925). L’auteur, après avoir rappelé la position traditionnelle sur l’obligation religieuse du califat, montre qu’elle n’est fondée sur aucun verset du Coran, ni sur aucun ẖadîth, ni même sur l’ijmâ‘ des Compagnons, car l’histoire montre de toute évidence qu’il n’y a pas eu unanimité. Bien au contraire le califat s’est fondé sur la force et la répression et ne s’est maintenu que par les mêmes moyens, empêchant d’ailleurs les musulmans de faire le moindre progrès dans l’étude de la science politique. Le serment d’allégeance n’a jamais signifié le moindre pouvoir des ulémas sur l’institution. Le califat a été “une calamité pour l’islam et les musulmans, une source constante de mal et de corruption” (p. 85, ed. Abdou-Filali-Ansary).
212L’auteur poursuit en montrant que le Prophète n’a jamais nommé de juges, ni de gouverneurs et qu’il n’y avait pas d’État au sens plein du terme à l’époque de Muẖammad, mais une situation “proche de l’état de nature” (p. 110, 112). Si ce dernier a pu donner l’impression d’être un roi, c’est que la mission prophétique englobait le commandement (dont le jihâd), mais ne constituait pas pour autant la fondation d’une monarchie. ‘Alî ‘Abd ar-Râziq soutient avec force citations coraniques qu’il n’y a rien de commun entre la mission du Prophète et un pouvoir politique : “l’islam est... une religion et non un État” (p. 114, titre, et sq.). Un hadîth du Prophète dit explicitement “je ne suis ni un roi, ni un tyran”. Au contraire, l’État arabe qui prit la suite est un État non-religieux, conquérant, colonisateur, exploiteur (p. 144 sq.). Dès Abû Bakr, exploitant l’ambiguïté du terme khalîfa (celui qui vient après, celui qui succède au Prophète), cet État a mis la religion au service de ses propres fins, comme on le vit lors de la “guerre de l’apostasie” où les tribus qui refusaient le pouvoir du calife Abû Bakr, mais non l’islam, furent traitées en apostates. La véritable rupture dans l’histoire du califat n’est pas pour lui “la grande querelle” du règne de ‘Alî, mais la mort du Prophète et la prise de pouvoir d’Abû Bakr. Le “califat légitime” des quatre premiers califes est superbement ignoré, ainsi que l’œuvre d’al-Mâwardî. La conclusion de l’auteur vaut d’être citée : “Aucun principe religieux n’interdit aux musulmans de concurrencer les autres nations dans toutes les sciences sociales et politiques. Rien ne leur interdit de détruire ce système désuet qui les a avilis et les a endormis sous sa poigne. Rien ne les empêche d’édifier leur État et leur système de gouvernement sur la base des dernières créations de la raison humaine et sur la base des systèmes dont la solidité a été prouvée, ceux que l’expérience des nations a désignés comme étant parmi les meilleurs.” (trad. Filali-Ansary, p. 156).
213L’ouvrage souleva une émotion considérable. Son impact était d’autant plus redoutable que son auteur appartenait au sérail d’al-Azhar, qu’il employait une solide méthode de théologien ne devant rien à l’orientalisme, que son travail était dûment conforté de citations coraniques, ses adversaires ne disposant pas apparemment des mêmes preuves. Une procédure fut engagée contre ‘Alî ‘Abd ar-Râziq et il fut destitué d’al-Azhar. Il est probable que les conservateurs l’auraient taxé d’apostasie s’ils n’avaient pas voulu trop visiblement se mettre à la remorque du monarque égyptien de l’époque, le roi Fu’âd, qui essayait de récupérer les ruines du califat à son profit (Abou Filali-Ansary, Introduction, p. 26 sq.). De multiples réfutations furent lancées contre L’islam et les Fondements du pouvoir, et il s’en public encore régulièrement, tant l’ouvrage continue d’avoir un retentissement énorme. Par la suite ‘Alî ‘Abd ar-Râziq se fit discret, mais le mouvement moderniste était lancé ou plutôt relancé.
214421 — As-Sanhûrî. Si l’opposant le plus acharné à ‘Alî ‘Abd ar-Râziq fut Rachîd Riḏâ qui en appela même à la condamnation pour apostasie, le plus solide fut un autre penseur important, l’égyptien ‘Abd ar-Razzâq As-Sanhûrî (ob. 1971). Il publia une thèse en français, Le Califat, à Lyon, en 1926. Il commençait par mettre en valeur le consensus dans lequel il voyait “une source de droit (qui) renferme l’essentiel de l’esprit démocratique” (p. 6-7) et même “la véritable source fondamentale du droit musulman... en dépit de sa subordination apparente aux deux premières sources”. En réponse à ‘Alî ‘Abd ar-Râziq, il soulignait que les oppositions à Abû Bakr visaient la personne et non le principe même du califat (p. 38). De plus il remarquait que les mots n’avaient pas le même sens à l’époque et aujourd’hui, et qu’en particulier une distinction entre le religieux et le non-religieux ne pouvait pas intervenir. Enfin l’État des Râchidûn ne fut pas moins frustre que l’État du Prophète, il s’agit du même type d’État où les registres spirituels et temporels étaient confondus (p. 46-48).
215Puis as-Sanhûry décrivait le “califat régulier”, et le “califat irrégulier” (cf. n° 405-411). Il n’était pas partisan de la restauration du califat à la manière de Rachîd Riḏâ. S’il admettait que l’on devait se rapprocher chaque fois qu’il est possible de l’idéal, son idée fondamentale était celle d’une société des nations islamiques pour redonner vie au consensus. C’était probablement l’idée réformiste la plus réaliste puisqu’elle semble recevoir un semblant d’application à l’heure actuelle avec l’organisation de la conférence islamique.
216Toutefois, selon as-Sanhûrî, en dépit de l’absence de précédent, rien n’empêche l’umma islamique de nommer le calife pour un temps. Pour as-Sanhûrî, à la manière d’Ibn Khaldûn, le motif du choix de l’origine quraychite est la capacité à défendre l’islam, donc toute latitude doit être donnée actuellement pour remettre le califat à la nation la plus apte (p. 72-73). La forme monarchique n’est pas exigée par les principes du droit musulman (p. 191). Le calife peut nommer un ministère responsable devant lui, mais la nation ayant un pouvoir de contrôle sur le calife, le calife peut très bien rendre le ministère responsable devant la nation. Ce faisant “il ne fait que se conformer fort exactement à l’esprit du droit musulman”.
217422 — Discussion sur les attributions religieuses. On trouve souvent parmi les travaux d’orientalistes des années trente, le mot califat traduit par pontificat, le mot commission (d’élection) traduit par conclave, etc. Peut-on légitimement comparer califat et papauté ? Comme le fait justement remarquer as-Sanhûrî, le calife n’a nullement un pouvoir spirituel comparable à celui du Pape, il ne peut absoudre les péchés, il ne peut imposer des dogmes, il n’est pas infaillible... Ses attributions religieuses sont celles d’un “agent d’exécution”. Mais as-Sanhûrî va plus loin : en Islam, la séparation du temporel et du spirituel s’est faite dès le début, dès la mort du Prophète. Ce sont les despotes qui ont joué sur la fausse croyance de la non-séparation pour assurer leur pouvoir. As-Sanhûrî reprend ici les thèses de ‘Alî ‘Abd ar-Râziq.
218Mais les attributions religieuses d’exécution qu’as-Sanhûrî reconnaît au calife le laissent agir dans le champ religieux, et cela suffit pour douter de sa thèse. Il ne voit pas que le Pape lui-même se présente comme un “agent d’exécution” : il absout les péchés par délégation, il n’impose pas de dogmes, il ne fait que les proclamer après avoir reconnu leur existence implicite dans la Bible, et son infaillibilité n’existe qu’en union avec toute l’Église. Mis à part le pardon des péchés (plus largement il s’agit du pouvoir sacramentel), la situation n’est pas très éloignée dans l’islam. Le mujtahid lui-même cherche et reconnaît les dogmes implicites, et l’umma islamique elle-même est infaillible en union avec son calife. Les califes abbassides produisirent ainsi des professions de foi au xiiie siècle.
219La tradition musulmane unanime énonce que le calife a le devoir de veiller au dogme, al-Mâwardî comme as-Sanhûrî citent ce devoir en premier. Si l’orthodoxie a contesté les califes mutazilites, ce n’est pas du fait qu’ils entraient dans le champ religieux (comme le suggère as-Sanhûrî, p. 141, note 5) mais du fait du contenu de leur doctrine. Tous les États musulmans ont eu une doctrine religieuse officielle, sunnite, chiite, hanbalite, malékite, et, à l’heure actuelle islamiste ou kadhafiste ou modérée, etc. De même, as-Sanhûrî dit que le calife n’a pas le droit “d’instaurer des procédures d’inquisition contre les hérétiques. L’inquisition n’est pas une institution musulmane. Chacun est libre de professer les dogmes qu’il estime exacts”. Mais, ajoute-t-il, “dans les limites de la religion, sans troubler l’ordre public. C’est seulement dans ces deux cas... que le calife peut intervenir pour frapper le coupable” Du coup, on ne voit plus la différence. Les inquisiteurs admettaient parfaitement qu’on soit augustinien, thomiste ou autre, pourvu qu’on reste dans les limites de la religion et qu’on ne trouble pas l’ordre public. Nous sommes dans le système antique de pensée et l’attitude des deux religions ne peut se distinguer sur le plan des principes (Bleuchot, L’alternative... et Le système antique).
220As-Sanhûrî est pourtant un des rares auteurs modernistes à ne pas commettre la même erreur à propos du jihâd, autre devoir du calife, puisqu’il ramène la pensée ancienne du jihâd offensif à son contexte, celui du système antique, où tout le monde (dans les deux civilisations, avec des nuances pour Byzance, cf. Canard) trouvait normal de faire la guerre pour sa religion. Il n’essaie pas de faire croire que le jihâd a toujours été défensif, dans la doctrine et dans les faits. Il relève avec finesse que le jihâd n’est qu’un moyen qui peut être inopportun et que son but est la propagation de la religion (voir aussi Bleuchot, Les buts du jihâd...).
221423 — Les frères musulmans. Du côté des traditionalistes, Hassan al-Banna (ob. 1949), fonda l’association des Frères musulmans en 1929, donc en plein débat sur le califat. Ses disciples principaux furent ‘Abd al-Qâdir ‘Awda (ob. 1954) et Muẖammad Qutb (ob. 1966). Ils voulaient d’abord libérer l’État musulman de l’influence de l’Occident, et en cela ils se séparaient des musulmans traditionnels qui s’accommodaient toujours plus ou moins de la colonisation. Selon les frères musulmans, le Coran doit être la constitution de l’État musulman. Le calife doit être choisi (pas élu) et pas nécessairement de la tribu de Quraych. Il devra pratiquer la consultation (chûrâ). La théorie a été diversement contaminée par les socialismes après la seconde guerre mondiale. Elle a surtout été à l’origine de nombre de mouvements islamistes, souvent très différents les uns des autres (sur les islamistes, voir l’annexe).
222424 — Le droit constitutionnel des États nouveaux. Il y eut tout de suite après la suppression du califat des tentatives de restauration au cours des assemblées d’ulémas au Caire en 1926, à Jérusalem en 1931, à la Mecque en 1936. Elles échouèrent toutes sur la question dynastique.
223Entre-temps ceux qui comptaient dans les élites musulmanes, les nationalistes, se préoccupaient peu du califat. Plus sérieusement ils luttaient pour obtenir l’indépendance de leurs pays alors colonisés. Les objectifs furent atteints dans les deux décades qui suivirent la seconde guerre mondiale. En général les nationalistes qui arrivèrent au pouvoir écartèrent les options islamiques. Ces dernières n’auraient pas été admises par l’opinion internationale qui les avait soutenus dans leur lutte, et ils avaient encore grandement besoin de l’appui de cette opinion. L’autre raison de cette mise à l’écart des options islamiques, à vrai dire la principale, est que le droit public musulman était incapable de proposer quelque chose d’utilisable (Ben Achour, L’État nouveau, p. 323-24). Les nouvelles élites furent donc obligées de puiser dans l’arsenal juridique occidental.
224Pourtant, il fallait donner droit au souhait d’une population musulmane, vivant toujours dans un esprit traditionnel, peu sécularisée et qui n’aurait pas compris l’option laïque. II y avait aussi les ulémas et la frange d’opinion qui réagissait contre la sécularisation qui se généralisait. Aussi toutes les nouvelles Constitutions firent une place à l’islam, et les gouvernants invoquèrent l’islam pour les justifier. On inscrivit dans ces textes que “l’islam est la religion de l’État”. Ce fut et c’est encore le cas dans la plupart des pays musulmans (sauf la Turquie, le Liban, la Syrie, mais la constitution de Syrie oblige le chef de l’État à être musulman). On n’a pas d’exemple du chef d’un État musulman qui ne soit pas musulman (Liban excepté). Tous dirigent occasionnellement la prière publique (voir Flory-Mantran, Etienne, Rycx-Blanchi, Camau, Amor, Ben Achour, etc.).
225Ces constitutions sont fondées sur un compromis idéologique. L’ouvrage réformiste d’az-Zuẖaylî est assez révélateur de ces bases théoriques.
226425 — Une vision réformiste. Az-Zuhaylî traite l’ensemble du droit public, qui regroupe le califat, le jihâd, et ce que nous préférons appeler le droit mixte, le droit pénal et la procédure. La partie consacrée au califat (p 649 sq.) est intitulée “le pouvoir (ẖukm) en islam”. Elle est subdivisée en trois parties : le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Évidemment cette distinction vient de Montesquieu, et la matière est ainsi sélectionnée et reclassée en fonction des conceptions actuelles. Le fait que les pouvoirs ne soient pas séparés en islam n’effraie pas notre auteur. La séparation existe en islam, c’est celle de la séparation des fonctions et non de la séparation des personnes, dit-il. Une même personne, le calife, par exemple, peut agir en tant que mujtahid (législatif), en tant que gouverneur (exécutif) et en tant que juge (judiciaire). Pour az-Zuẖaylî, l’islam a donc dépassé Montesquieu puisque à la notion de séparation des pouvoirs il a substitué celle de coopération des pouvoirs36.
227Ce même auteur, suivant en cela une opinion d’al-Ghazzâlî, énonce que l’ijtihâd collectif, qui tient lieu de pouvoir législatif, ne doit pas être remis aux ulémas seuls, mais à tous ceux qui ont une compétence politique, et qui peuvent être élus. En revanche, l’organisme qui tiendrait lieu de conseil constitutionnel, pour trancher en cas de divergences, devrait n’être composé que d’ulémas (p. 652 sq.). Toutefois il admet, en ce qui concerne la forme du gouvernement, que l’umma islamique a toute liberté d’agir conformément aux exigences de l’époque (p. 689). Par exemple, l’exigence de prendre un calife parmi les Quraych lui semble dépassée. Mais, en énonçant cette condition, le but de la loi islamique était d’assurer le ralliement du plus grand nombre. Aussi on lui substituera l’exigence que le candidat ait obtenu la majorité électorale.
228C’est donc à une sorte de compromis qu’aboutit notre auteur, à un régime parlementaire dominé par les ulémas, où religion et politique ne seraient pas distinguées. On voit bien ici les limites de la vision réformiste.
229426 — Glissements islamistes. Dans les années 1970, les tendances islamistes réussirent à faire oublier aux peuples musulmans la longue compromission des religieux avec les puissances coloniales. Elles réussirent à déborder les nationalistes en perte de prestige après leurs défaites devant Israël. Après l’incendie de la mosquée Al-Aqsâ (août 1969), les chefs d’État musulmans fondèrent les jalons de la future organisation de la conférence islamique (OCI), qui existe toujours et que l’on peut considérer comme le substitut moderne du califat.
230A partir de cette époque, se produisit un vaste mouvement de remise en cause des institutions issues des indépendances. Les symptômes en sont évidents dès la révolution libyenne (1969), mais ils ne prirent toute leur ampleur qu’avec la révolution iranienne et les affaires extrêmes orientales (Afghanistan, Pakistan, Indonésie), comme on l’a esquissé dans la partie historique.
231Des Constitutions islamiques très différentes les unes des autres ont été adoptées en Libye, dans la péninsule arabique, en Iran (voir tome 1, n° 236), au Soudan et au Pakistan. Les tendances qu’elles manifestent sont difficiles à déceler pour l’instant. Chacune de ces constitutions mériterait un examen approfondi, mais cette recherche ne concernerait que marginalement le droit musulman.
232Le mouvement a aussi atteint les autres constitutions. La plupart ont été aménagées et plus ou moins islamisées dans le but de donner satisfaction aux franges islamisantes modérées ou extrémistes de l’opinion. Ce mouvement “théocratique” engendre des réactions très hostiles chez les modernistes.
233427 — Les modernistes : al-‘Ichmâwî et Charfi. Les modernistes ne croient pas comme les réformistes que l’islam, surtout s’il est pris dans sa lettre abbasside, puisse être le fondement d’une société moderne, non pas parce qu’il est l’islam, mais parce que toute religion, si elle ne s’émancipe pas du politique, devient le paravent de la stagnation et de la tyrannie.
234Muẖammad Sa’îd al-‘Ichmâwî publia récemment Al-islâm as-siyâsî (L’islam politique). Il soutient des thèses proches de ‘Alî ‘Abd ar-Râziq. Certes, du point de vue historique, aucune religion n’a été aussi étroitement liée à la politique que l’islam, mais sur le plan normatif, la question demeure : l’islam doit-il être essentiellement une politique et le fiqh doit-il être un droit étatique ? ou doit-il être essentiellement une religion et le fiqh une morale ?
235Dans un autre livre, al-Khilâfa al-islâmî, Le califat islamique, édité en 1990, al-‘Ichmâwî soutient que les musulmans sont victimes d’une schizophrénie (fusâm ach-chakhsîya) qui ne leur fait voir que les beaux côtés de leur histoire et perdre le sens des réalités. Ils identifient cette histoire tronquée et le dogme. Ainsi mettre le droit islamique à la remorque d’une histoire mythique ne peut être que fallacieux. Pour lui l’essentiel est de comprendre qu’il n’y a pas de droit islamique du pouvoir. Son argument clef est que “rien n’est omis dans le Livre” (Coran 6, 38) et donc si le califat ou un quelconque régime politique avait eu la moindre importance religieuse, le Coran n’aurait pas manqué de le dire et la Sunna du Prophète de l’expliciter. C’est l’argument fondamental de ‘Alî ‘Abd ar-Râziq.
236Mohammed Charfi défend la même idée dans Islam et Liberté : “l’État et la politique ne font pas partie de la religion” (p. 162). C’est une démarche erronée de faire de la consultation une injonction coranique à la démocratie (p. 161). Tout essai de modernisation de la doctrine classique ou de conciliation entre celle-ci et la démocratie relève de la démarche du talfiq (mélange), et ne peut donner que des résultats ambigus. Les versets coraniques sur la liberté religieuse (cf. index du tome 1) montrent surtout “qu’on n’a pas le droit de gouverner au nom de l’islam” (p. 168). Le Prophète n’a pas fondé d’État, ce fut l’œuvre de ses successeurs. La meilleure preuve en est qu’il n’a pas désigné de successeur. La suite de l’histoire du califat est celle de tyrannies successives, utilisant la religion à des fins politiques. Les penseurs musulmans n’ont pu développer une théorie politique parce que la liberté de plume, nécessaire à sa création n’a jamais existé. Le droit public musulman est inexistant, parce que des contre-pouvoirs n’ont jamais existé non plus. “Le gouvernement au nom de Dieu - ou de la charî‘a, variante qui ne change rien au fond -, est fondé sur une confusion, réelle ou artificielle, du politique et du religieux, qui entraîne inévitablement la dictature” (p. 178). “L’incompatibilité entre la charî‘a et la liberté est incontestable” (p. 177). Il faut donc “libérer l’État de l’islam et l’islam de l’État” (p. 192). Le problème principal devient alors celui de l’éducation, tant celle des masses que des ulémas (modérés ou extrémistes) lesquels propagent toujours la même doctrine erronée de la confusion nécessaire de la religion et de la politique (p. 197 sq.).
237428 — Conclusion. Même développé par de grands juristes comme al-Mâwardî ou as-Sanhûrî, ce qui saute aux yeux, c’est la faiblesse de ce droit du califat. Elle vient surtout de la quasi-inexistence de sources islamiques (Coran, Sunna) sur la question. L’œuvre d’al-Mâwardî et de ses successeurs ne propose que des déductions de bon sens, faites à partir du comportement des Râchidûn. Ce comportement, ou plutôt ces comportements, ne furent pas formels ni institutionnalisés, et sont toujours difficiles à interpréter. Ils posent aussi le problème de leur légitimité faible en regard de l’autorité du Coran ou de la Sunna du Prophète. Les auteurs en sont souvent réduits à n’évoquer que des hypothèses d’écoles, sans intérêt pratique, et as-Sanhûrî n’a pu faire que comme eux. Qui plus est, comme le montreront bien les partisans de la siyâsa char‘îya, essentiellement les hanbalites, al-Mâwardî a sélectionné les faits sur lesquels il se fonde. Il a notamment passé sous silence les actes politiques des califes, ce qui pourrait fonder la théorie d’un califat encore plus autocratique, ce que ne sont pas privé de faire les hanbalites au moyen âge et les islamistes en notre siècle.
238Cette faiblesse du droit classique donne à la position des modernistes une force incontestable pour prôner un État démocratique, la notion de chûrâ assurant de la compatibilité de l’islam avec cette idée. Mais il leur sera plus difficile à faire admettre l’idée de laïcité, même si elle est de toute évidence le fondement pratique de la démocratie. Le slogan islamiste “al-islâm dîn wa dawla”, l’islam est religion et État, s’impose encore largement dans les esprits37. Peut être faut-il attendre la création et le développement d’organismes islamiques indépendants des États, afin que les rôles soient mieux délimites...
239Si les fondements du droit classique du califat sont fort mal assurés, il n’en est pas de même pour l’autre versant du droit public, le droit du jihâd.
Notes de bas de page
26 Pour les chiites le prophète Muẖammad ne fut pas un illettré (ummî), contrairement à ce que pensent les sunnites. Pour les orientalistes, le terme ummî voudrait plutôt dire à l’origine “païen, non juif ni chrétien”. (Tyan, Institutions, p. 775 sq.)
27 Pour les zaydites, les portes de l’ijtihâd n’ont jamais été fermées (Renaud, p. 62).
28 Il existe plusieurs ẖadith où le Prophète affirme qu’à la fin des temps le dernier calife (umayyade, ou abbasside, suivant les sources) remettrait son pouvoir au Mahdî qui pourrait être Jésus, fils de Marie. Voir Tyan, Institutions, p. 700 et 799-809.
29 En particulier dans les passages traitant du mariage de la femme sans wâlî et de la permanence du pouvoir des cadis à la mort de ceux qui les ont nommés (grand cadi ou calife).
30 Dans l’élection de ‘Alî, il y eut même une troisième bay‘a, la bay‘a des provinces : ‘Alî, après la bataille du chameau demanda aux gouverneurs de provinces de faire procéder à des serments d’allégeance chez les musulmans. Elle n’a évidemment qu’une valeur déclaratoire, de soumission.
31 En termes d’usûl on pourrait dire qu’est régulier le califat qui correspond aux statuts originels et est légitime le califat qui correspond aux statuts relationnels (cf. n° 265-266). Ils sont donc en fait tous les deux réguliers (char‘î).
32 Les exemples donnes relèvent d’ailleurs de plusieurs catégories à la fois. Dès lors, ces distinctions perdent beaucoup de leur intérêt.
33 As-Sanhûrî ne traite pas le cas le plus fréquent dans la pratique, celui des coalitions. Les coalitions antagonistes regroupent chacune des États ou des peuples musulmans et non-musulmans. La guerre de 1914-1918 en est un bon exemple.
34 Selon notre auteur, cette intercession peut même s’exercer en faveur des non-musulmans justes qui ne sont donc pas exclus du salut (Laoust, Essai, p. 185).
35 Le réalisme d’Ibn Taymîya le porte à préférer l’homme capable à l’homme pieux : “Le premier sera seul à souffrir de son impiété ; il mettra par contre son talent au service de la communauté. Le second conservera le bénéfice personnel de sa propre vertu, mais il fera retomber sur toute la communauté les conséquences fâcheuses de son incapacité” (Laoust, Essai, p. 306).
36 Mais à ce compte-là, tous les peuples ayant des lois, des lois et des juges ont dépassé Montesquieu ! Évidemment l’intérêt de la théorie de Montesquieu est de garantir une séparation réelle des fonctions par une séparation physique des personnes et des institutions.
37 Slogan qui a probablement une origine classique. Il serait bienvenu d’en retracer l’histoire.
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Droit musulman
Tome 1 : Histoire. Tome 2 : Fondements, culte, droit public et mixte
Hervé Bleuchot
2000