Généralités
p. 527-530
Texte intégral
1344 — Droit musulman, État et société. Le droit musulman, droit religieux, est un droit qui doit s’appliquer à l’État et à la totalité de tous les croyants qu’il gouverne, dans tous leurs actes, cultuels ou non, et souvent aux incroyants. Ce n’est pas, comme le droit canonique romain, un droit qui ne s’applique qu’à l’Église, à son clergé et à ses biens, et ne s’applique aux laïcs catholiques que dans la mesure où ils ont un rapport avec cette Église. Le droit canonique chrétien est le droit d’une association privée en vue d’un but commun, si l’on peut dire, et qui n’a de règlements que dans la mesure ou ledit but est concerné.
2A l’inverse le droit musulman est le droit que doit appliquer le souverain, le calife, successeur du Prophète, droit qu’en principe les ulémas lui rappellent. La communauté tout entière doit vivre dans ses institutions sacrées. L’umma islamîya est “une communauté qui prend en charge en un seul et indissociable élan les relations de chaque croyant avec Dieu et les relations des croyants les uns avec les autres sur un plan moral, social, politique” (Gardet, La cité, p. 273). La vie du musulman est entièrement sacralisée, et la communauté a le devoir de maintenir cette sacralisation.
3Il s’ensuit qu’il n’y a pas de zone laïque qui se distinguerait d’une zone cléricale. Ces deux mots, laïc1 et clérical, n’ont pas de sens en islam. En théorie, et bien souvent en pratique, tout musulman a le devoir de maintenir l’islam, de l’enseigner, de le défendre, etc. S’il n’y a pas de clergé en islam, c’est que tous ont des fonctions cléricales, tous jouent ou peuvent jouer le rôle de prêtre (conduire la prière par exemple). Tout le droit est un droit sacré, et l’on devrait parler, pour chaque chapitre, de mariage saint, de contrat saint, de procédure sainte, de guerre sainte, de royauté sainte aussi bien que de prière sainte ou jeûne saint. Mais à l’inverse on pourrait dire aussi que tout le monde est laïc, parce que personne n’a un statut de prêtrise, et que les ulémas ne sont en rien des prêtres. C’est cette situation qu’ont voulu traduire Massignon puis Laoust en utilisant l’expression contradictoire de “théocratie laïque” (Laoust, Schismes, conclusion).
4Il faut donc se méfier des analogies entre islam et christianisme, comme l’analogie entre le calife et le pape, les ulémas et les évêques, les imams et les prêtres, etc. Elles sont totalement malvenues ainsi que les traductions qui leur correspondent, par exemple imamat traduit par pontificat (chez Lucciani, traduisant Juwaynî).
5345 — Les ulémas et le pouvoir. Les ulémas par exemple ne constituent pas un clergé de droit canonique et ne sont pas, institués par des actes sacramentels comme les évêques et les prêtres. Seul leur savoir les désigne et les limites de leur ensemble sont toujours floues. Leur position tant sur le plan religieux que sur le plan politique est faible. Ils se constituent comme un clergé de fait, mais manquent de légitimité sur ces deux plans. Ils furent soumis dans toute l’histoire de l’islam à des pressions et à des marchandages, pouvant aller jusqu’à la persécution quand ils refusaient d’obéir au prince. Mais leur emprise sur les musulmans est forte, car ils viennent du peuple et vivent avec lui. Les circonstances aidant, ils peuvent déstabiliser le pouvoir, surtout si un prince concurrent fait mine d’être mieux disposé envers la religion et à leur égard. Ils sont aussi souvent au service du souverain, soit que ce dernier suive effectivement la loi islamique, soit qu’il ait réussi à persuader les saints hommes que, dans l’intérêt général, il convenait de donner des fatâwâ conformes à son désir. Mais cette situation peut être renversée, soit par d’autres ulémas mécontents qui sont prêts à suivre un prince concurrent, soit par le peuple pressuré, toujours prêt à écouter les sirènes subversives d’agitateurs hétérodoxes aussi bien qu’orthodoxes, qui se posent toujours plus ou moins en restaurateurs de la volonté de Dieu (Laoust, Schismes, passim).
6Ce type de légitimité donne une situation très instable, politiquement et juridiquement. Il découle du caractère religieux de l’umma islamîya, la communauté islamique.
7346 — L’umma. D’après l’Encyclopédie de l’islam, le mot umma (pl. umam) ne doit pas être dérivé de la racine ‘, m, m (d’où vient la mère, ‘umm). Il existe en hébreu (‘umm) et appartient au fond sémitique. Il a le même sens : peuple, communauté, nation. On trouve aussi d’autres sens : période, génération (Coran * 11, 82 ; *12, 45) ou conduite (*43, 22), ce qui ne nous apporte rien. Dans l’optique du Coran, umma renvoie à un peuple, un groupe ethnique, ou linguistique qui fait l’objet du plan divin de salut, quoique dans certaines références ce sens religieux soit discuté (*7, 164 ; *28, 21). Le mot s’applique aussi aux jinns (*7, 38 ; *41, 25 ; *46, 18) et à toute créature vivante (*6, 38), et exceptionnellement à Abraham tout seul (*16, 120) avec probablement le sens d’imâm, ou en prévision de l’umma juive.
8D’après le Coran, Dieu a envoyé à chaque communauté (umma) un messager (10, 47, par exemple) pour la guider, et chaque umma passera en jugement (*6, 108, etc.). Mais dans une communauté donnée, il peut y avoir d’autres communautés, en particulier d’hommes pieux (*3, 115 sq. ; *7, 159 ; etc.). Le Coran discute aussi la raison de la pluralité des communautés (umam), et renvoie finalement au fait que c’est la volonté de Dieu (*10, 19 ; *10, 48 ; *11, 118 ; *16, 93 ; *42, 5).
9Il s’ensuit que le mot umma doit toujours être précisé par un adjectif ou un complément. On doit dire par exemple ummat n-nabî Muhammad, la communauté du prophète Muhammad, ou al-ummat l-islamîya, la communauté islamique. Néanmoins l’usage a fait qu’on emploie umma tout court pour désigner l’umma islamique. Quelques expressions synonymes existent comme al-jamâ’at al-mu’minîn, l’ensemble des croyants, qui est un concept plus sociologique, mais faisant référence à la tradition. Dâr al-islârn est plus juridique et s’oppose au dâr al-harb, nous y reviendrons dans le chapitre sur le jihâd. Est juridique aussi, l’expression dâr al-’adl, la maison de la justice, celle où l’on applique la loi islamique.
10347 — Caractères de l’umma islamique. Comment se dessine cette ummat n-nabî ? Au début, semble-t-il, le Prophète ne pensait qu’à l’umma ‘arabîya. Il se pensait comme le messager envoyé, comme cela avait été le cas pour les autres, à une communauté particulière, les Arabes, jusqu’ici négligés (13, 30). Mais à Medine la perspective changea. La “Constitution de Médine” (le texte semble tout à fait authentique et se trouve dans la Sîra d’Ibn Hishâm) signale que les gens de Médine, y compris les juifs forment une seule communauté. Ici umma signifierait “nation”. Mais les choses ne durèrent pas, car après l’élimination des Juifs, les gens de Méine étaient tous musulmans. Par la suite, avec la conquête de la Mecque, l’umma désigna seulement les musulmans.
11L’umma islamîya est particulière, selon le Coran. Elle doit avoir certaines qualités, ses membres appellent au bien, à ce qui est convenable et interdisent le mal (3, 104). Cette communauté est la meilleure de toutes pour cela même (3, 110). Elle ne se divise pas (3, 103). Elle est éloignée des extrêmes (2, 143). Selon un hadîth elle “ne tombera pas dans l’erreur” (texte qui fonde l’ijmâ’).
12L’umma prend sa consistance unitaire par son représentant suprême, le calife, qui applique la loi islamique et au nom de qui on dit la prière (chapitre VII). Du point de vue juridique, cette unité est marquée dans la théorie par l’idée du dâr al-islâm, qui s’oppose au dâr al-ẖarb. En principe ces deux mondes sont perpétuellement en guerre et la théorie de cette guerre, le jihâd, constitue ce qu’on pourrait appeler le droit international. Au califat, on pourrait aussi rattacher les bribes d’un droit fiscal, mais en avons rejeté l’étude dans le chapitre de la propriété avec le statut des terres (chapitre 12, in tome III).
Notes de bas de page
1 Attention au fait que le sens du mot laïc a lui-même évolué. Au moyen âge il désignait le chrétien non-prêtre par opposition au prêtre mais aussi au non chrétien. Après les luttes du xixe siècle le terme laïc perd sa consistance chrétienne et prend des sens voisins de “non chrétien” ou “anticlérical”.
2 Rappelons que les références au Coran précédées d’un astérisque (*) ne figurent pas dans l’annexe 1 du tome 1. Celles qui n’en possèdent pas y figurent.
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Droit musulman
Tome 1 : Histoire. Tome 2 : Fondements, culte, droit public et mixte
Hervé Bleuchot
2000