Introduction. Les sources formelles du droit musulman
p. 479-484
Texte intégral
1299 — Sources classiques du droit musulman. En matière de religion et en particulier de droit musulman il faut se garder de laisser son imagination ou ses convictions aller ça et là : il faut s’entendre sur ce qui fait autorité en droit musulman. C’est dire que les convictions personnelles des étudiants par exemple, pour respectables qu’elles soient14, même s’ils sont musulmans, ne constituent pas une preuve de ce qu’affirme le droit musulman. Où se trouve le droit musulman ? Résumons ici ce qu’en dit Linant de Bellefonds, p. 18-49 (voir aussi Milliot-Blanc chap. 1-3 et Schacht chap. 16). Le lecteur qui a pris connaissance de la partie précédente sur les usûl al-fiqh suivra sans peine ce développement.
2Le droit musulman ne se trouve pas dans le Coran. Le Coran n’est pas le “code” de la loi islamique comme on l’affirme parfois, mais seulement une des sources du droit musulman. La lecture du Coran induit en erreur. Par exemple on pourrait croire que le mariage à terme est valable (4, 26), que la femme répudiée a droit à une indemnité sous forme de mutʻa (2, *236 et 241), que les conventions doivent être prouvées par écrit (2, 282), que l’adultère est puni de cent coups de fouet (24, 2), etc. Or en droit musulman sunnite le mariage temporaire est nul, la femme répudiée n’a pas nécessairement droit à une indemnité, la preuve par écrit n’est pas nécessaire, l’adultère est lapidé dans certains cas... Cela tient à la théorie de l’abrogeant (nâsikh) et de l’abrogé (mansûkh), où d’ailleurs la Sunna a le pouvoir d’abroger le Coran selon certains rites, et à bien d’autres considérations techniques que l’on a vues dans le chapitre précédent.
3Le droit musulman ne se trouve pas dans la Sunna, car elle n’est, elle aussi, qu’une des sources du droit musulman. Les différentes écoles ont puisé chacune dans une partie de la Sunna. Il y a aussi des ẖadîth abrogés et abrogeants ; des ẖadîth à valeur juridique et d’autres à valeur simplement morale. S’ajoutent les complications et les sélections opérées par l’isnâd, et toutes les opérations logiques et appréciatives que l’on a vues dans les usûl al-fiqh. Aussi l’ouvrage très répandu de Sayid Sâbiq : Fiqh es-Sunna, qui réunit les versets du Coran et les différents ẖadîth de al-Bukhârî sur chaque question, est un ouvrage qui n’entre pas à proprement parler dans la catégorie des ouvrages de fiqh.
4Le droit musulman ne se trouve pas non plus dans la jurisprudence, même si la jurisprudence des premiers temps de l’islam a contribué à former le droit musulman. Si on a retenu la pratique (ʻamal) comme fondement des jugements des cadis, cette reconnaissance est restée marginale (cf. le jugement de Schacht sur le ʻamal dans Classicisme et déclin culturel, p. 150). Les recueils de ẖiyâl ne font que conforter et respecter la loi dans sa lettre, ce n’est pas une source modifiant la loi ou la faisant évoluer comme la jurisprudence au sens occidental. Les recueils de fatâwâ ne sont que des exposés doctrinaux qui ne se réfèrent jamais à des décisions judiciaires, sauf à celles du Prophète, comme tout le fiqh. Quant à la coutume, même si elle a contribué à une époque à la constitution du fiqh, elle est en dehors du droit musulman.
5Où se trouve donc le droit musulman ? La réponse, celle des ʻulamâ’ est simple et unique : dans la doctrine, et qui plus est, non pas dans les ouvrages des maîtres fondateurs (Abû Hanîfa, Mâlik, Ach-Châfi‘î, Ibn Hanbal), mais dans des traites, résumés et commentaires de moyenne et basse époque qui sont pratiquement les seuls consultés. Pourquoi ? Parce que les volumineux traités des maîtres fondateurs, le plus souvent compilés par leurs disciples, laissent maints problèmes en suspens, ou contiennent des contradictions ou des hésitations, ou ne peuvent être utilisés aisément, ou tout cela à la fois. Des générations (ṯabaqât) de juristes se sont efforcés de clarifier ces ensembles, de les développer, d’en réduire les contradictions en faisant prévaloir telle ou telle doctrine, puis de les résumer et de les mettre à la portée des débutants. Le mukhtasar, le résumé devint ensuite un texte de base (matn) qui est appris par cœur, mais que le commentaire (charẖ) vient expliquer et développer, lui-même pouvant faire l’objet de nouveaux commentaires ou de gloses (ẖawâchi‘). Le Mukhtasar de Khalîl, par exemple, a fait l’objet de trois commentaires, donnant ainsi ce qu’on appelle ach-Charẖ al-kabîr, le grand commentaire, base du droit malékite tardif.
6Il y eut incontestablement un effort permanent, un perfectionnement de l’expression de la doctrine de chaque école. A la manière ancienne, on n’hésitait pas à copier littéralement un prédécesseur sans le citer, alors qu’on citait celui qu’on n’utilisait pas pour le critiquer : le but était de parvenir à dire le plus parfaitement possible un droit éternel. Aussi, très logiquement, on enseigne le droit musulman à l’université d’al-Azhar sur la base de ces traités tardifs, car ils constituent la forme la plus parfaite de la science islamique du fiqh. Nous attirons l’attention sur ces ouvrages par une remarque dans la bibliographie arabe.
7300 — Les ouvrages modernes. Mais il existe aussi des traités modernes, certains ne manquant pas de valeur, comme les traités d’Abû Zahra, d’autres se signalant par leur esprit extrémiste ou hétérodoxe. Ces traités ne font pas autorité et ne sont pas enseignés à al-Azhar, mais ils sont très lus parce qu’ils sont rédigés dans une langue moderne et qu’ils s’efforcent souvent de répondre à des préoccupations actuelles. On a pu constater qu’ils étaient plutôt utilisés par les juristes formés à l’école occidentale, par les orientalistes, par les gens cultivés, etc. Toute cette production attend ses analystes. C’est là que l’on trouve le droit musulman vivant, en pleine évolution, en pleine polémique.
8L’utilisation de ces travaux doit se faire avec prudence. La plupart de ces auteurs manquent d’esprit historique et ne manquent pas d’esprit apologétique. Leur méthode est révélatrice. Ils adoptent le plus souvent un plan inspiré du droit français et remplissent les différentes cases en puisant dans les traités anciens. Quand les titres et les sous-titres nouveaux coïncident à peu près avec les subdivisions anciennes, on a affaire à une mise en ordre bienvenue. Mais quand les matières ne coïncident pas, on peut avoir des surprises. Par exemple, aucun traité de droit musulman jusqu’au xixe siècle ne contient une partie qui pourrait correspondre à notre droit pénal général. Les auteurs s’en sortent alors en copiant le droit français et en l’émaillant de citations tirées du Coran ou de la Sunna. Certes, ce faisant, ils tentent une synthèse, mais ils ont tendance à croire et à faire croire que de tout temps, en islam, les fuqahâ’ ont tenu cette doctrine. Par exemple ils évoquent les versets 17, 15 ou *4, 165 du Coran (qui portent sur les différentes missions prophétiques) pour affirmer que le droit musulman a toujours connu le principe de la légalité et de la non-rétroactivité de la loi pénale. Ou encore ils évoquent le verset 49, 13 qui exprime la vieille idée de l’égalité des hommes devant Dieu, pour affirmer que le droit musulman a toujours connu le principe de l’égalité devant la loi. Parfois certains auteurs vont jusqu’à dire que les juristes occidentaux n’ont fait que prendre les théories modernes dans les textes islamiques15. On trouve d’ailleurs ce genre d’affirmation dans tous les domaines scientifiques.
9Ces travaux ne sont pas inutiles car ils prouvent nettement que la plupart des théories juridiques modernes sont compatibles avec l’islam. Pour le reste, on peut dire que le droit musulman aurait pu hiérarchiser et rationaliser le donné juridique en le ramenant à un petit nombre de principes. Les fuqahâ’ raisonnaient fort bien et les idées générales ne leur manquaient pas. Mais ils n’ont pas voulu faire un droit déductif ou rationaliste par scrupule religieux, par esprit acharite. Les multiples résumés du droit musulman qui ont été écrits au moyen âge montrent bien que l’ossature du droit musulman n’est pas constituée par des principes généraux, parce que le droit musulman ne voulait pas que son ossature soit telle.
10Un grand nombre de concepts modernes sont utilisés dans les traités de droit musulman contemporains et sont absents des traités classiques : par exemple le concept général de crime, ou celui d’obligation. Même s’il est tout à fait vrai que les fuqahâ’ ont eu souvent une intuition des problèmes modernes ou ont utilisé des concepts voisins, ils n’ont pas utilisé ceux-là. On s’en convaincra en confrontant un texte d’un auteur contemporain (Abû Zahra par exemple) à des dictionnaires de fiqh classique comme celui de Abû Jayb. Il ne faut donc pas projeter la doctrine actuelle au moyen âge et éviter des carambolages de concepts, d’idéologies et de dates, sources de toutes les confusions ou d’apologétiques à la hache.
11Ainsi, le droit musulman s’enrichit et se reconstitue totalement au contact du droit occidental. La plupart des auteurs écrivent sans se placer dans la tradition d’un rite particulier, et tous tentent plus ou moins de faire du droit comparé ou un droit sunnite synthétique. La nomenclature des questions abordées est modifiée, si on la compare au questionnement classique. Des problèmes disparaissent ou sont minimisés. Par exemple, en droit pénal, ce qui concerne les tarifs de la compensation pour blessure est réduit à sa plus simple expression. Ou de même, dans le droit du jihâd, les différents cas relatifs aux situations nées d’une conversion, ou d’un mariage, ou d’un décès d’un ennemi prisonnier. Les règles de l’esclavage, des affranchissements, etc. disparaissent. A l’inverse de nouvelles questions apparaissent. En droit pénal, ce qui concerne le droit pénal général, comme on l’a dit. Dans le droit du jihâd, des analyses nouvelles portent sur le but du jihâd, sur le rôle de la femme, sur le comportement du prophète Muẖammad. S’agit-il seulement d’innovations formelles, comme l’affirme Abû Zahra (L’infraction et la peine en droit musulman, t 2, préface) ? La question reste bien sûr ouverte.
12301 — Sources principales utilisées. Pour exposer le droit classique, j’avais l’embarras du choix parmi les traités destinés aux débutants. Les fuqahâ’ en effet ont pris le plus grand soin de donner à la doctrine musulmane tous les manuels et tous les traités correspondant à tous les besoins, ceux du juge ou du muftî, comme ceux de l’étudiant, avancé ou pas. J’ai consulté en priorité les ouvrages d’enseignement les plus célèbres : pour le hanéfisme le Mukhtasar d’al-Qudûrî, pour le malékisme la Risâla d’Ibn Abû Zayd al-Qayrawânî et le Mukhtasar de Khalîl, pour le chaféisme le Mukhtasar d’Abû Chuja‘ et le Tanbîh de ach-Chirâzî, enfin pour le hanbalisme la ‘Umda d’Ibn Qudâma. J’ai eu recours en outre aux commentaires et aux autres grands classiques, la Multaqa al-abẖûr d’al-Halabî, la Bidâya d’Ibn Ruchd (Averroès), le Charẖ al-kabîr d’ad-Dasûqî, les Aẖkâm sulṯanîya d’Al-Mâwardî, la Siyâsa char‘iya d’Ibn Taymîya, etc., mais les résumés m’ont servi de guide, s’agissant de distinguer l’essentiel de l’accessoire. Ce qui m’a en outre déterminé c’est que ces ouvrages étaient traduits (sauf une partie d’al-Qudûrî) - ce qui m’a évité probablement bien des erreurs - et que les étudiants non arabisants pourront se faire une idée précise du ton et de la méthode des fuqahâ’ en se reportant auxdites traductions. J’ai suivi aussi avec attention les travaux des juristes et des orientalistes, en particulier Bousquet, Brunschvig, Schacht, Milliot-Blanc, Berque, Charnay, et l’Encyclopédie de l’islam, bien sûr.
13Pour la compréhension moderne du droit classique, j’ai puisé dans divers ouvrages scolaires (cours de faculté) ou dans les plus fréquemment rencontrés et cités (Abû Zahra, al-Khuḏarî, al-Djazirî...) ou encore dans des travaux récents (az-Zuẖaylî). Je ne cacherai pas que, en matière moderne, le hasard des librairies arabes a été plutôt déterminant. Une part non négligeable de ma perception du droit musulman est due aux travaux des modernes, traduits (Alî ‘Abd ar-Râziq, Rachîd Riḏâ, Nasr Abû Zayd, Jabrî...) ou écrits directement en français (as-Sanhûrî, Arkoun, Ben Achour, Charfi, etc.). Il y a aussi mes rencontres, formelles ou informelles, avec les musulmans, cultivés ou non, en France ou dans le monde arabe... Elles m’ont décidé à accorder une grande place au Coran, car j’ai cru déceler que l’évolution future du droit musulman sera centrée sur lui. Je remercie particulièrement mes étudiants dont les questions (ou contestations) ont enrichi ma réflexion. En écrivant ce livre, j’ai eu surtout le désir de leur rendre service, et à eux d’abord.
14Dans le détail de la matière je me suis efforcé, dans la mesure du possible de distinguer deux temps dans mes exposés. Le premier est consacrée à la description de la doctrine du droit musulman. Le second temps propose plus librement diverses perspectives d’ordre sociologique ou historique et s’efforce d’introduire aux débats contemporains. Formellement il correspond à la dernière section de chaque chapitre. Cette séparation n’est pas rigoureuse, puisque l’histoire et la sociologie apparaissent parfois dans le premier temps, mais surtout dans un but pédagogique.
Notes de bas de page
14 La diversité d’opinions, en particulier celle des jeunes musulmans, procède d’un islam qu’ils sont en train de faire pour demain, souvent au milieu des pires difficultés. Il ne faut pas oublier la part créatrice de leur vécu. Ils forment l’opinion publique musulmane de l’avenir, celle qui acceptera ou rejettera les versions du droit musulman qui ont été faites ou qui sont en train de se faire. Pour notre part, on ne peut évidemment pas leur dire ce que sera ce droit de demain : on est condamné à ne leur présenter que le droit du passé (proche ou lointain), droit qu’ils devront connaître quelque peu tout de même.
15 Sur la question des influences, voir la conclusion de notre tome 1. Nous reviendrons à la fin de chaque chapitre sur les conceptions des auteurs modernes.
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Droit musulman
Tome 1 : Histoire. Tome 2 : Fondements, culte, droit public et mixte
Hervé Bleuchot
2000