Regards croisés
« La dimension du Commun dans le numérique »
p. 289-293
Texte intégral
1La réflexion proposée dans le cadre de ces regards croisés vise à étudier, à travers le monde numérique, les influences réciproques et interrelations entre les acteurs traditionnels de l’État et du Marché et le monde des communs. Il s’agit moins d’analyser seulement l’émergence d’une entité autonome – le commun numérique, sphère autorégulée autour de standards techniques et selon des valeurs et normes qui lui seraient propres – que de mettre en lumière les échanges, les transactions et les compromis systémiques auxquels le commun numérique se livre vis-à-vis du Marché et de l’État.
2Force est de constater que plusieurs points de tension émergent d’emblée. En premier lieu, le développement des communs numériques ne peut se concevoir que comme une lutte de valeurs et de normes, portée par des acteurs institutionnels ou activistes, pour dénoncer et faire évoluer le fonctionnement traditionnel de l’État et du Marché. La création des licences ouvertes Creative Commons, comme nous le rappelle Danièle Bourcier, n’est autre qu’une réaction des acteurs de la société civile au mouvement du durcissement du droit d’auteur dans la sphère numérique. En deuxième lieu, les nouveaux communs numériques que sont, par exemple, les ressources éducatives ouvertes, les réseaux wifi publics, les plateformes et les civic techs, doivent tous faire face au risque de nouvelles enclosures, que constituent la marchandisation et la captation à des fins privées ou publiques de la valeur créée en commun. Les exemples proposés sont éclairants et invitent à reconsidérer, par exemple, l’ambivalence de l’économie du partage et des politiques d’ouverture des données publiques ou privées. Enfin, troisième question fondamentale, qui dessine en contrepoint l’horizon des communs numériques : la politique du Commun. L’utilisation par les grandes plateformes et par des collectivités publiques d’algorithmes permettant le traitement d’une masse incommensurable de données (big data) traduit une évolution des pratiques de pouvoir, que les citoyens doivent pouvoir comprendre et contrôler. À l’heure du commun numérique et des nouveaux risques de captation de la valeur créée, la question du choix politique n’a finalement jamais été aussi présente et pressante. Il en va bien sûr de même pour l’État qui se doit d’accompagner le développement de standards techniques décentralisés et de ressources pédagogiques librement accessibles à tous. Il appartient ainsi à la collectivité politique et à ses représentants d’être des gardiens vigilants de l’intérêt général et d’accompagner l’émergence de ces nouveaux communs.
3Voici les grandes questions saillantes qu’une réflexion collective sur les communs numérique se devait d’aborder.
4En fait d’introduction générale aux communs numériques, Danièle Bourcier propose en premier lieu une définition et un idéal-type : l’émergence des licences Creative Commons dans les années 2005. Les communs numériques peuvent s’entendre, selon elle, comme l’ensemble des données qui sont actuellement numérisées et accessibles sur le Web et ont fait l’objet d’une gouvernance commune. Quelles sont ses grandes caractéristiques ? Ils sont par nature non rivaux, en ce que l’utilisation par un tiers ne diminue pas, mais démultiplie au contraire les possibilités de réutilisation des données et de l’information. Toute activité sur le Web étant convertie en données et potentiellement réutilisable, le commun numérique est en outre traçable, ce qui le rend aussi plus vulnérable aux réutilisations et dénaturations éventuelles.
5Idéal-type du commun numérique, les licences Creative Commons ont été créées et pensées comme une alternative à l’État et au Marché, à l’heure où l’étau de la propriété intellectuelle se resserrait aux États-Unis. La licence ouverte permet la réutilisation d’une œuvre, mais oblige également son détenteur à rendre publiques et exploitables par la communauté les modifications qu’il aura apportées. Néanmoins, ces avancées sont fragiles et les licences ouvertes se voient concurrencées par de nouvelles restrictions d’usage des contenus en ligne. Les communs numériques doivent ainsi faire face aux grands acteurs traditionnels du Marché et de l’État, dont chacun a redéfini son rôle face à l’émergence des nouvelles technologies. D’une part, les géants du numérique dominent l’économie des données, en proposant des services et applications fonctionnant sur la base des données qu’ils réussissent à capter et à monétiser. Leur puissance est d’autant plus grande qu’ils sont parvenus à créer un marché mondial ubiquitaire (de l’ordre de 2,2 milliards d’utilisateurs pour le seul réseau social Facebook). D’autre part, l’État s’est progressivement engagé dans une politique d’ouverture des données. Aujourd’hui, la stratégie d’État-plateforme ne se limite pas à l’ouverture des données publiques mais cherche davantage de transparence et à susciter la participation des citoyens dans la construction de nouveaux services et dans l’élaboration de la décision publique. On comprend dès lors dans quel paysage mouvant et évolutif les communs numériques doivent s’inscrire.
6Les ressources éducatives libres de droit constituent un exemple abouti des tensions et contradictions qui traversent la sphère publique. Sophie Touzé présente ainsi la lente évolution de l’État et des universités en faveur de l’éducation numérique ouverte. D’abord réticents, ces derniers se sont progressivement engagés dans une politique de publication et de mise à disposition de ressources éducatives en ligne, en suivant l’exemple des grandes universités américaines. Aujourd’hui, par exemple, la plateforme France université numérique (FUN) réunit plus de 30000 ressources pédagogiques et 350 Mooc (massive open online courses). Ces ressources ouvertes, loin de constituer un seul complément aux enseignements traditionnels, sont à même de répondre aux mutations du monde contemporain : hausse significative du nombre d’élèves et d’étudiants potentiels, décrochage scolaire, évolution des méthodes d’apprentissage devenues davantage collaboratives et horizontales. Cependant, les freins sont là encore importants. L’éducation numérique ouverte est encore loin d’être pleinement généralisée et intégrée aux pratiques des communautés éducatives. Malgré la forte demande, les universitaires sont encore souvent sceptiques ou réticents pour mettre à disposition et intégrer pleinement ces nouveaux outils dans le cadre des apprentissages. Autre ambivalence à laquelle les acteurs des communs éducatifs doivent faire face : le développement des start-up et des entreprises de l’EdTech. Celles-ci ont investi le champ de l’éducation afin de répondre aux défis du décrochage scolaire et de la formation des codeurs. Mais elles traduisent également une nouvelle marchandisation du monde de l’éducation et posent in fine la question de la responsabilité collective dans l’élaboration des programmes et des outils éducatifs.
7À l’image des innovations du secteur de l’EdTech, le développement de plateformes numériques, que d’aucuns pourraient considérer comme la forme la plus aboutie des communs numériques, pose, pour Christophe Benavent, trois principaux problèmes. En premier lieu, les plateformes telles que les Gafam, Airbnb ou Uber, loin de concrétiser le rêve partagé d’une économie du bien commun et de la solidarité, constituent en réalité une offre de « service public global » qui structure la société, au risque de la phagocyter en imposant ses propres méthodes de fonctionnement. En deuxième lieu, les ressources communes – les données numériques –, produites par les individus, sont ainsi captées, réutilisées et monétisées au profit de mastodontes financiers et capitalistiques. Enfin, composante fondamentale de cette économie de la donnée, les algorithmes, loués pour leur fiabilité et leur célérité, contribuent bien souvent à reconduire les biais sociaux et produisent même des résultats erronés, en décalage avec la réalité sociale qu’ils sont censés orienter. Le Marché aurait donc plutôt tendance à détruire les communs qu’à en faciliter l’émergence. Pire encore, les grands acteurs du numérique adoptent le langage et les pratiques des communs afin d’accroître leur influence. Le recours à des technologies ouvertes ou au langage Python participe d’une stratégie d’attraction de nouveaux ingénieurs au sein des grandes plateformes. Ces constats doivent nous inciter, selon l’auteur, à repenser la politique des algorithmes et des plateformes, en dotant la société de réels moyens de contrôle et d’action sur leur fonctionnement. C’est à ce prix que pourra être réalisée la promesse du « néocoopérativisme », dont Wikipédia et Open Street Map constituent les exemples les plus aboutis et prometteurs.
8Mélanie Dulong de Rosnay nous propose d’étudier le fonctionnement des réseaux wifi communautaires, qui permettent une connexion libre et gratuite à Internet sans avoir besoin d’un abonnement à un fournisseur d’accès. Les réseaux décentralisés sont gérés par une communauté de citoyens qui proposent également d’autres services comme la diffusion de contenus, des visioconférences et des services d’hébergement. Ces communs numériques fonctionnent sur la base des sciences citoyennes et grâce à un travail collaboratif, dans lequel chacun adopte tour à tour un rôle de formateur, d’étudiant et d’activiste. Les animateurs des réseaux sont portés par des valeurs alternatives qui forgent l’identité de ces nouvelles formes de partage : la transparence, la neutralité, l’indépendance et la gratuité sont leurs maîtres-mots. Les communautés d’activistes doivent ainsi mettre en place des stratégies d’influence et de défense afin d’orienter l’évolution du droit et du cadre institutionnel en leur faveur. Il va sans dire que les points de contentieux sont nombreux avec les fournisseurs d’accès ou de contenus. Dernier exemple en date, le cas Mac Fadden c. Sony porté devant la Cour de justice de l’Union européenne en 2016, qui visait à déterminer le régime de responsabilité applicable aux réseaux wifi ouverts dans le cadre d’un téléchargement illégal contesté par la plateforme Sony. Par ailleurs, l’auteure nous invite à considérer comment ces réseaux et nouveaux communs influencent et transforment le droit en modifiant ses catégories traditionnelles. À rebours du syllogisme juridique fonctionnant à partir d’une personne clairement identifiable et identifiée, les réseaux communautaires nous confrontent à l’aporie et à l’absence de responsabilité clairement attribuée. Il semble en effet difficile, tant pour le législateur que pour le juge, de reconnaître et de consacrer la « responsabilité distribuée répartie » d’un réseau wifi décentralisé. Cependant, des évolutions profondes sont à l’œuvre et innervent déjà les concepts du droit. Le hacking du droit, entendu comme le processus d’évolution du droit entraîné par la technologie, fait évoluer les frontières habituelles et les catégories traditionnelles. Droit hybride, les licences ouvertes fragmentent le droit de propriété en rendant plus souple la réutilisation des œuvres, tandis que certains pays consacrent parfois un statut spécifique au domaine public.
Auteur
Sous-préfet, ancien étudiant en philosophie à l’Université Paris 1-Panthéon Sorbonne
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