Interroger les communs numériques face à l’État et au Marché
p. 231-245
Résumé
L’idée centrale de cet ouvrage est que les communs font système avec l’État et le Marché. Ce système a, suivant les époques, été dominé par l’un ou par l’autre de ces dispositifs. L’observation montre comment, aujourd’hui, de nouvelles dynamiques systémiques ont été inventées à partir des communs. Dans ce chapitre, où sont analysés les communs numériques, l’hypothèse de l’ouvrage est nettement confirmée. Le secteur d’activité du numérique est parti d’une conception plutôt communautaire du dispositif mais cette conception s’est heurtée de plus en plus aux exigences du Marché (propriété) et à celles de l’État (souveraineté). Le besoin d’innovation a cependant été le plus fort : nous montrerons comment le modèle social et économique porté par les communs numériques est en train de transformer à la fois le secteur public et le secteur marchand.
Texte intégral
Introduction
1L’évolution récente des communs numériques, dont nous limiterons l’observation au réseau Internet, au statut des logiciels et au droit du copyright, est riche d’enseignements sur les modèles auxquels ils ont été confrontés. Cette contribution a pour objectif d’analyser, après une description des caractéristiques de ces trois dispositifs que sont l’État, le Marché, les communs dans le secteur digital 1), comment les communs numériques ont irrigué les politiques publiques 2) et en quoi le secteur marchand s’est approprié l’esprit des communs 3).
Les dispositifs de gestion des communs numériques
2Dans un colloque sur « communs et Développement » en 2016, pas moins de dix-huit définitions des communs avaient été données1. C’est sans doute cette pluralité d’aspects qui fait l’intérêt actuel de la notion de communs. Pour nous, dans ce chapitre, communs au pluriel, avec ou sans majuscule, peut renvoyer au Commun en général, mais aussi à l’ensemble des expériences concrètes de communs.
Caractériser les dispositifs collectifs comme pratiques sociales
3Les communs ne sont pas seulement des ressources qu’on partage, ce sont des pratiques sociales de gouvernance. Au cours du temps, les pratiques sociales largo sensu ont pris trois formes principales : les communs, l’État et le Marché. Les deux dernières avaient supplanté la première, avant la résurgence des communs il y a une vingtaine d’années.
4Les dispositifs mis en œuvre par ces pratiques sont caractérisés par des acteurs, des procédures, des règles, des buts et des valeurs (éthique).
5On ne peut comprendre la façon dont ces dispositifs se sont influencés qu’en comparant l’évolution de leurs caractéristiques.
6Reprenons les cinq caractéristiques des communs dont on verra qu’elles ont émigré dans tout le système :
- les acteurs sont particulièrement impliqués dans les projets puisque ce sont eux qui les initialisent. Ils sont réactifs aux dérives du Marché et de l’État qui leur portent préjudice ;
- les procédures sont plus directes et éliminent les intermédiaires.
7Certaines communautés relevant de l’État ou du secteur marchand comme la recherche se sont autoorganisés (data sharing), dépassant les frontières territoriales et les normes propriétaires propres au Marché ;
- les règles (commoning) sont écrites par les intéressés eux-mêmes et échappent à la lenteur des appareils bureaucratiques ;
- les buts sont d’améliorer ou de préserver l’accès et la qualité d’une ressource. Du fait de la proximité avec la population, ils sont plus efficaces pour l’innovation économique ou sociale ;
- enfin les valeurs qu’ils portent sont celles qui ont été déficientes tant dans le fonctionnement du Marché – jadis seul porteur d’innovation – que dans celui de l’État – aujourd’hui clivé entre intérêt général et somme d’intérêts privés. Une meilleure distribution des richesses, un souci de l’équité, la protection de l’environnement figurent parmi les valeurs éthiques mises à mal par les derniers excès du capitalisme libéral.
8En conséquence, l’État étant considéré comme moins efficace que le Marché, des pans entiers de ses missions ont été confiés peu à peu aux entreprises privées (infrastructures, santé, ressources naturelles).
9Dans le cas particulier des communs numériques que nous examinons, certaines initiatives relèvent, depuis leur création, des communs mais elles ont été de plus en plus pénétrées par l’État et le Marché (Internet). D’autres étaient excessivement dépendantes du Marché (propriété intellectuelle) et ce sont les individus eux-mêmes qui ont créé des communs pour préserver certaines ressources (logiciel libre, Creative Commons). Les acteurs publics ont aussi adopté des modes de partage (open data) et aidé le secteur privé et les citoyens locaux pour constituer des ressources communes (Brest). Certaines communautés, relevant de l’État ou du secteur marchand comme la recherche, se sont auto-organisées (data sharing), défiant les frontières territoriales et les normes propriétaires propres au Marché. Il en a résulté des situations hybrides, où les caractéristiques des communs se sont mêlées à celles des deux autres dispositifs, comme l’option « Non Commercial » des licences Creative Commons (CC) devenue un moyen pour les commoners de basculer dans le secteur marchand (Jamendo). Aujourd’hui, le Marché recherche de nouveaux modes de gestion des « ressources humaines » et l’État intègre, à l’ère de la démocratie participative (et de la diminution des budgets publics), de nouvelles façons d’impliquer tous les acteurs dans un projet de service pour le rendre plus durable.
Distinguer les communs numériques
10Les communs numériques sont-ils des communs particuliers2 ? Révèlent-ils, plus que les autres communs, la dynamique que nous cherchons à analyser ?
11Les communs matériels comme les pâturages, les forêts ou l’eau font partie de notre éco-environnement. Les peuples ont toujours eu conscience que ces ressources étaient rares, précieuses et qu’il leur appartenait de les protéger par des modes de gestion plus proches de leurs utilisateurs. Les communs numériques sont récents dans l’histoire de l’humanité et les réseaux mondiaux ont créé un nouvel univers qui répond aux spécificités de ces ressources : elles ne sont pas rares, bien au contraire. Le numérique a multiplié les accès et les usages. Que s’est-il passé ?
12Par rapport à la thèse de Hardin3, il est clair que les communs numériques ne pourront pas être épuisés par leur utilisation. Ces biens sont non rivaux : leur consommation par un individu ne prive pas les autres du bien offert. Quel que soit le nombre de personnes accédant à un bien commun numérique, celui-ci ne sera pas épuisé. Contrairement à d’autres communs, l’accessibilité d’un contenu lui donnerait même plus de valeur que son exclusivité. Mais pour donner une valeur numéraire à un tel contenu, il faut cependant en réserver l’usage4.
13Un autre intérêt du commun numérique est d’en permettre le traçage. Il devient malgré lui plus contrôlable : les conditions émises par l’auteur peuvent être spécifiées et vérifiées. Enfin, la ressource est totalement décentralisée au niveau de sa collecte et recentralisée au niveau de l’interrogation grâce aux moteurs de recherche et aux plateformes.
14Autre particularité : alors que dans les autres secteurs de l’économie, les prix sont de plus en plus élevés, dans le secteur digital, la puissance, le stockage, les modes d’accès et de duplication deviennent de moins en moins onéreux5.Avec l’arrivée d’autres technologies (blockchain), d’autres effets sont à prévoir : l’autogestion de certaines fonctions comme la certification, ou la contractualisation, qui réduiront le coût des intermédiaires.
15Enfin, les communs sur support numérique peuvent être directement réutilisés et enrichis par le remixage. Le numérique incite à la circulation et introduit une dynamique de l’œuvre par sa réutilisation immédiate.
L’État face aux communs numériques
16Il existe plusieurs façons d’appréhender les rapports de l’État avec les communs numériques. L’État, face au cyberespace, est confronté à un territoire sans frontières, un espace virtuel où les règles traditionnelles ne sont pas directement opposables à tous les internautes. Quelle position l’État peut-il avoir vis-à-vis d’un tel dispositif, décentralisé par nature, et d’un tel pouvoir sans instance centrale, dirigeante et responsable ? Nous prendrons des exemples de transformations du rôle de l’État et des collectivités dans leur fonction de régulateur et de facilitateur.
17Enfin nous verrons comment les politiques publiques doivent être différenciées des initiatives communautaires, même si elles en miment certaines procédures.
Le réseau Internet comme commun
18Il est une idée assez bien partagée que le réseau mondial Internet est un commun. Certes, c’est un outil décentralisé où chacun peut gratuitement partager ses opinions, ses publications, ses œuvres.
L’idée de partage qui est substantielle à la notion de commun est également immanente au fonctionnement et aux finalités du réseau des réseaux6.
19Mais la notion de collaboration est nécessaire pour qu’Internet fonctionne. C’est l’interconnexion du réseau grâce à un protocole ouvert et à une architecture librement utilisable qui en est le fondement.
20L’analyse de l’émergence d’Internet montre que le Web a contraint à coopérer un ensemble d’acteurs pour sa régulation (États mais aussi ONG, sociétés privées, Communauté internationale ou européenne, internautes) et cela, par différents types d’instruments (législation, mais aussi traités, contrats, chartes, codes). Un intervenant ne pouvait s’approprier l’ensemble du Commun.
21Une des solutions dominantes dans les années 2000 a été l’autorégulation. L’autorégulation7 consiste en l’élaboration et l’application, par les acteurs eux-mêmes, de règles qu’ils ont formulées. L’autorégulation apparaît donc comme un système non hiérarchique qui confère à ses normes un caractère auto-exécutable.
22Toute tentative de « centraliser » la gouvernance d’Internet est apparue impossible. Ses contributeurs entendent jouir également du réseau (voir les débats sur le principe de neutralité d’Internet). L’État, en France notamment, en voulant « territorialiser » Internet, a suscité des réactions au nom des libertés publiques. Ce n’est pas faute d’avoir créé des instances spécifiques comme l’ARCEP ou HADOPI, ou étendu le pouvoir d’autres instances (CSA). Internet est sous un régime de « multirégulation8 ». Même au niveau mondial, la reprise de gouvernance d’Internet comme instance centralisatrice a été considérablement temporisée. Certes il existe un Comité international d’Internet (CII) qui s’organise autour d’un Conseil restreint, de collèges associés et du réseau. Mais l’équilibre des niveaux de régulation est instable mais souple, compte tenu de l’aspect mondial du réseau.
23Au lieu de recentraliser au niveau national leur régulation, les États doivent opter aujourd’hui pour une gouvernance mondiale multiple qui devrait s’inscrire dans le système des Nations unies par l’intermédiaire de ses agences spécialisées (UIT, OMC, Unesco, OMPI). Cela est encore loin d’être la réalité9. En effet, le G7 et le FMI prennent des décisions sans qu’aucun mécanisme clairement défini d’harmonisation ait été instauré, en particulier pour assurer une meilleure représentation géographique. La solution est ouverte.
Les communs numériques et le jeu des collectivités locales
24Les communs numériques ont été au cœur des enjeux de la décentralisation entre l’État et ses collectivités. Plus proches des besoins locaux, plus souples, les municipalités et les régions se sont rapidement emparé du numérique par l’intermédiaire des plateformes de services. Dans certains pays moins centralisés comme l’Italie, les communs municipaux se sont même développés de façon autonome comme à Bologne10 : le mouvement des communs urbains, lié au droit à la ville, a promu d’abord des espaces de mobilisation pour une réappropriation d’espaces « gentrifiés ». Mais l’usage ou la création de communs numériques ne sont pas au centre de ces luttes. En revanche, la ville de Brest en France a réussi à développer une culture numérique de partage qui est devenue le creuset d’une véritable dynamique locale en liaison avec les services de la municipalité.
25Le premier commun numérique lancé par la ville de Brest a visé l’appropriation sociale des outils : des initiatives de copublication ouverte mobilisèrent les compétences des divers acteurs du territoire (bibliothèques, lycéens, étudiants, personnel communal).
26Le deuxième commun numérique du pays brestois, Wiki-Brest, visait à faire un « carnet » sur le vivre-ensemble au pays de Brest grâce à une écriture collaborative.
27Avec Brest en biens communs, les valeurs de partage se sont développées avec la coordination du service municipal « Internet et expression multimédia ». La démocratie locale y a gagné par la création d’un site coopératif qui permet aux associations ou établissements scolaires de publier des vidéos, d’une photothèque coopérative qui met en partage des images ; le site contributif Bretagne Créative, atlas de l’innovation sociale en Bretagne. Puis a été ouvert un annuaire des communs pour rendre ces expériences visibles, au-delà des communs numériques (notamment quatre-vingt-trois jardins partagés).
Les communs numériques et l’open data
28Les pools d’œuvres de création (musique, photos, livres, etc.) qui se sont constitués grâce au numérique sont devenus une nouvelle étape du faire en commun/faire des communs. Constituer des communs scientifiques est une dernière étape cruciale dans la construction de communs de la connaissance. À l’heure de l’open science, l’utilisation des licences libres est devenue un paramètre nécessaire pour, à la fois, inciter au partage de la recherche et protéger la communauté scientifique qui y participe. Mais quelle est la position de ces communs face aux politiques scientifiques mises en œuvre par l’État ou ses établissements publics comme les universités ?
29Les connaissances scientifiques regroupent à la fois des biens privés, c’est-à-dire des informations produites par les laboratoires R & D sous brevets ou exceptionnellement sous domaine public, et des biens publics, c’est-à-dire des informations produites par les universités qui peuvent appliquer des politiques internes (brevets ou archives ouvertes). Mais s’y ajoutent de plus en plus des biens communs, c’est-à-dire des informations produites par les chercheurs, utiles aux chercheurs et au public, quels que soient leur nationalité et leur statut, échappant aux réglementations des États. Les impacts des communs numériques dans le monde des sciences ont été multiples tant sur la notion de propriété que sur celle de souveraineté. D’abord le droit traditionnel de propriété en matière de données scientifiques a été éclaté en divers droits : accès, utilisation directe, utilisation différée, gestion, exclusion, aliénation (revente)11. Des projets internationaux de partage répondent ainsi mieux aux exigences de circulation rapide des résultats. On peut citer GENBANK qui utilise des sites miroirs dans trois pays différents mis à jour chaque nuit12, ou le GBIF, regroupement mondial de banques de données locales sur la biodiversité13 .
30Enfin, le projet Science Commons, créé en 2005, devait créer une communauté de savants dont le but était de définir des stratégies et des outils pour une diffusion de la recherche scientifique rapide et efficace comme le réseau le permet désormais. Les États n’étaient pas partie prenante dans le montage. Dans ces communs, figuraient entre autres des accords-types juridiques ouverts ainsi qu’une technologie Web qui rendait facilement accessibles les résultats scientifiques.
31Ces différentes expériences relèvent de ce qu’on appelle le partage de données (data sharing) : ces communautés regroupent chercheurs et institutions qui considèrent que toute entrave à la circulation des résultats est non seulement inefficace mais contraire aux principes fondamentaux de mise en commun généralisée et ouverte des connaissances. L’exemple le plus significatif est le Mouvement unifié de fédérations membres de 170 pays qui ont décidé de créer un réseau puissant destiné à dresser le profil de maladies non transmissibles. Le but est de coopérer avec la communauté scientifique mondiale (modèle Atlas du Cern). Il en est de même pour l’initiative http://genomicsandhealth.org/ qui est en train d’élaborer un International Code of Conduct for Genomic and Health-Related Data Sharing14.
32C’est avec le même esprit que se sont constitués les consortiums de recherche. Nés dans les années 1990, ils réunissent des laboratoires privés et publics pour favoriser le partage des techniques, outils, données. Ils ont été souvent créés « pour rivaliser avec les sociétés privées de biotechnologies afin de contourner leurs monopoles naissants et pour constituer de nouveaux communs15 ». Les accords privés de consortium déploient une grande inventivité en matière de régulation et de gestion de communs : la catégorie de propriété commune par exemple, qu’ils avaient inventée, a été reprise par la Communauté européenne.
33Le partage des données, processus volontaire émergeant d’une communauté, se distingue de l’open data qui est une politique scientifique d’ouverture des données publiques mise en place par les États à destination du public et des entreprises. Les communs scientifiques ne sont pas seulement des données ouvertes : comme les autres communs, ils dépendent de règles contractuelles qui sont des règles de gouvernance élaborées par les commoners eux-mêmes qui sont, dans ce cas, des scientifiques. Ces accords sont présentés comme une « solution permettant de trouver l’équilibre entre divers intérêts publics et privés », c’est-à-dire entre le Marché et l’État. Parfois les entreprises peuvent vouloir accéder à des données communes sans avoir à les constituer elles-mêmes, parfois même, des entreprises privées ont participé à la création d’un commun (comme la société Merck), quitte à les verser dans le domaine public16. Ces communs ne relèvent pas du domaine public ni des biens communs au sens du droit civil mais de régimes des droits hybrides (multi-régime).
34John Perry Barlow, fondateur de Electronic Frontier Foundation et membre de plusieurs communautés virtuelles du Net, prônait même la création d’un groupe de défense des droits individuels dans le cyberespace. Pour lui, les communautés devraient se « libérer » de l’État. Lawrence Lessig avait une autre position à partir de l’expression qu’il a créée « le code, c’est la loi ». L’informatique, dit-il, impose certes des normes mais il faut rééquilibrer la loi du plus fort et réguler démocratiquement cet univers17.
35Les débats autour de la loi Lemaire ont été éclairants dans l’acceptation des « communs » dans la République numérique. Le terme « communs » a été exclu au profit de « biens publics informationnels » et de « domaine public ». Les dispositions concernant les « communs informationnels » (article 8 du projet initial) qui devaient au départ entrer dans l’article 714 du Code civil18 consacrant les res communis ont disparu. En revanche, le texte promeut l’open data public afin de :
mettre à disposition des citoyens des acteurs de la société civile et de l’économie les données produites, collectées ou détenues dans le cadre d’une mission de service public et d’en autoriser la réutilisation à des fins privées et commerciales19.
36Depuis 1978, date de l’accès aux documents administratifs, la mission de l’État a évolué : après la « communicabilité sous condition », il renforce l’aspect « Marché des données » : il s’agit pour lui de diffuser spontanément les informations publiques, en dehors de sa mission de service public qui lui en intimait l’accessibilité.
Effet de la dynamique
37Sachons que le Conseil national du numérique (2015) avait déjà défini ces données informationnelles comme communs : elles devaient, à ce titre, être libérées pour les citoyens. Mais le service public entre en contradiction avec le fait que certaines données étaient sources de valeur économique. Les administrations ne peuvent plus exciper de leur droit de propriété intellectuelle sur certaines données et bases de données pour les rendre inaccessibles. Le service public de la donnée a créé la notion de données-pivots, nécessaires à la construction d’un service fiable et authentifié20.
Les communs numériques face au Marché
38Le Marché, comme le secteur public, a vu les bénéfices que la logique des communs pouvait lui apporter en termes de procédures, de normes et de valeur21. Pour les logiciels libres, l’osmose a été facile mais, pour les communs culturels, la confrontation a été frontale et ne s’est pas apaisée22. Pour Lessig23 (2004), il ne s’agissait pas de ressources en péril mais de répondre à deux faits : le droit d’auteur actuel est une atteinte à la dignité des créateurs, et l’instauration d’un système de règles restrictives est nuisible à l’intérêt de ces mêmes créateurs.
Les communs de logiciels : un modèle d’affaire adapté
39Au début des années 1950, la production de logiciels ne faisait pas l’objet d’un marché différent du matériel. Tous les acteurs, qu’il s’agisse des grandes entreprises, centres de recherche ou fournisseurs comme IBM, coopéraient : la notion de propriété intellectuelle sur les logiciels n’existait pas. Cette disponibilité des logiciels et bientôt leur incompatibilité favorisaient le monopole des grands constructeurs24.
40À la fin des années 1970, les États-Unis et l’Europe adoptèrent le régime du droit d’auteur pour les logiciels. Mais le régime du brevet se maintient cependant en parallèle, ce qui donne lieu à des captations privées : de plus en plus les éditeurs ferment l’accès au code source et ne délivrent que la version compilée. Les fondements du logiciel libre étaient donc malmenés en ce qu’il détruisait l’équilibre entre monopole temporaire et diffusion des connaissances. De plus, au niveau technique, à cause de la nécessité de l’interopérabilité, la solution du verrouillage, juridique par le brevet, ou technique par la compilation, était anticoncurrentielle.
41Il fallait donc trouver une solution pour ces nouvelles enclosures. On s’est aperçu que la coopération était plus efficace que la concurrence pour le marché des logiciels. Le projet GNU s’est donc doté d’un outil juridique, la General Public Licence (GPL), pour empêcher que les codes soient propriétaires : le copyleft s’est substitué au copyright. L’objectif est d’imposer à celui qui signe la licence d’ouvrir les codes sources et les modifications qu’il aurait apportées au programme.
42Ce modèle est issu de la dynamique d’un conflit entre la fermeture propriétaire et l’ouverture coopérative, entre la cathédrale et le bazar25. Le modèle était simple : la communauté des développeurs produit des outils souvent sans être rémunéré, et d’autres acteurs du Marché valorisent cette production. Il s’ensuit un paradoxe, celui du développement d’un secteur marchand dont l’activité repose sur l’existence et la maintenance d’une activité communautaire, non marchande. Ce modèle qui permet une adaptation plus rapide et plus pointue au Marché continue de générer de la valeur26. Cependant ce modèle d’affaire a été possible grâce à la création de nouveaux espaces de production et de distribution de logiciels ouverts, encadrés par une licence qui, tout en s’appuyant sur l’open source, a établi des règles qui empêchent de trop grands détournements de valeur. Tous ces dispositifs s’appuient en effet sur une logique de biens communs. La démarche n’est pas de rendre publics les logiciels, ou d’en faire des biens publics (domaine public), mais de créer un modèle de collaboration structuré, qui favorise de nouveaux logiciels innovants et cela, grâce à une circulation rapide des résultats.
Les communs d’œuvres face aux enclosures du droit
43Il est un autre secteur de l’industrie, celui des loisirs, qui s’est heurté de plein fouet à des nouveaux communs numériques au point que l’on peut se demander quelle est la dynamique positive qui en a résulté.
44Au départ, le droit d’auteur est conçu en faveur des auteurs et non du public. Il a pour objectif de protéger l’auteur d’une création originale contre toute exploitation non permise : ce qui est légitime. Cependant le lien juridique très personnalisé entre l’auteur et son œuvre exclut a priori la notion de Commun. Rappelons quand même que le droit d’auteur favorise aussi en arrière-fond toute une industrie florissante, celle du loisir : média, cinéma, photos, vidéo. Cette industrie est fortement liée au développement du numérique et du réseau Internet. C’est elle – et non les auteurs – qui a provoqué des réactions communautaires comme celle de Creative Commons.
45L’industrie du loisir montante a gagné son premier pari avec l’allongement de la durée du monopole d’exploitation de l’auteur de cinquante à soixante-dix ans après sa mort. Cette réservation qui n’a cessé de s’étendre, même sur des copies éphémères ou maintenant sur les données, a été considérée par le public comme autant de barrières sur les œuvres. Pour Boyle27, les œuvres subiraient donc une deuxième enclosure, résistance des industries culturelles face à Internet et au cyberespace en pleine expansion.
46Les communs ont donc été une contestation par le public du régime extensif de la propriété intellectuelle qui crée artificiellement de la rareté à l’heure d’Internet. Le renforcement des droits de la propriété intellectuelle a été critiqué par Lessig qui porta devant la cour suprême le Copy Right Extension Act (affaire Eldred vs Ashcroft, 2001) mais la loi fut considérée comme constitutionnelle. C’est en réponse à ce rejet qu’est créé le projet Creative Commons, pour résister à la privatisation d’une partie de la culture contemporaine et à la liberté de partager de l’auteur28, dont les intérêts ne sont pas nécessairement sauvegardés par le Marché ou même par les sociétés de gestion de ses droits.
47Creative Commons (CC) s’est inspiré du modèle du logiciel libre mais avec certaines différences car certaines options sont « à la carte ». Les auteurs qui ont accepté de participer aux communs numériques d’œuvres ne renoncent pas à la propriété (intellectuelle). Mais surtout CC s’appuie sur la particularité des droits nationaux. En effet seules les œuvres « protégées » par le droit d’auteur peuvent être « libérées » par CC. Ce qui signifie qu’une œuvre du domaine public ne peut être licenciée sous CC.
48Autour de ce projet (créé en 2001 aux États-Unis) s’est cimentée une communauté mondiale Creative Commons qui constitue un véritable label de valeurs avec une gouvernance communautaire. Ce qui implique d’inventer des formes nouvelles d’initiative, de collaboration et de responsabilités comme « agir et coopérer avec ses pairs de manière auto-organisée » (David Bollier). Cette idée forte de gouvernance de communs, ou de commonance, est issue directement des travaux d’E. Ostrom. En s’élargissant (bientôt quatre-vingts chapitres nationaux), la communauté mondiale s’est enrichie de l’émergence de communautés régionales.
49CC a servi une diversité de buts, notamment en soutenant en 2017 la sortie de 375 000 œuvres numériques dans les communs du Metropolitan Museum of Art29. De même, Freeharmonic Orchestra a créé dans une salle virtuelle sur Free Music Archive pour produire l’album le plus collaboratif de tous les temps.
50Plusieurs entreprises ont pris le modèle d’affaires de CC comme Jamendo30, plateforme de musique libre en ligne31. Le modèle est à la fois commercial et communautaire. Les artistes peuvent faire connaître leur travail et l’offrir en partage gratuitement. Mais les artistes qui le souhaitent peuvent percevoir une rémunération, grâce au service business PRO, par des ventes de licences à des professionnels. D’après une enquête (Lime Survey), 67 % des artistes déclarent avoir choisi Jamendo parce que la plateforme est sous le régime des Creative Commons et que ce sont les valeurs de partage qui prévalent sur les intérêts directement économiques. Cette orientation se définit contre l’exclusivisme en matière de droit d’auteur. Finalement, entre les options de la licence CC, plus de 55 % des artistes optent pour un statut non commercial de la diffusion de leur œuvre.
Effet de la dynamique
51Pour confronter la dynamique entre l’entreprise et des communs, on doit introduire la notion d’économie des communs32. L’articulation des communs avec les acteurs privés est une question qui interroge les rapports entre communs d’un côté, et un bouquet de notions comme propriété privée, entreprise et business. Pour Gaël Martin,
l’entreprise est elle-même un commun, une ressource partagée par une communauté professionnelle qui contribue à un même projet et non pas la propriété privée de ses actionnaires33.
52Le type d’organisation collective visée serait plus important que le but de l’organisation, à savoir la réalisation d’un profit et la rémunération par dividendes des actionnaires. Ce n’est donc pas, d’après lui, la propriété privée qui serait au premier rang mais la communauté humaine.
53L’idéologie du xxe siècle était fondée essentiellement sur la calcul d’intérêt et la maximisation du profit. L’Afrique par exemple est au croisement des communs coutumiers et de nouvelles façons de développer une smart economy à l’aide de plateformes et de mobiles. Les valeurs phares sont de renforcer les « capabilités » (A. Sen) comme l’accès aux facteurs de productions et au Marché de millions de petits producteurs : le modèle d’entreprise doit changer.
54Échapper à la binarité public/privé, c’est aussi s’intéresser à des modèles qui intègrent les externalité positives et négatives. La valeur d’une entreprise doit être calculée sur l’ensemble de ses externalités. Il serait donc nécessaire pour l’État d’intégrer à ses politiques publiques la notion d’externalité, c’est-à-dire de « se projeter sur l’optimisation du commun et du bien-être collectif générés par les entreprises34 ».
Conclusion
55L’examen de quelques communs numériques a montré comment le modèle du Commun vient à point pour revivifier le modèle de l’entreprise.
56Internet, en tant que bien commun, concerne aussi la question de la gouvernance et de la souveraineté des États. Les biens communs numériques remettent en cause le droit de la propriété intellectuelle mais les initiatives des scientifiques rééquilibrent la liberté de la recherche en s’accaparant la valeur d’efficacité, propre au Marché. Les États doivent limiter l’extension des biens publics au profit des biens communs issus de la société civile.
57Notre approche confirme notre hypothèse qu’il n’y aurait pas de communs purs dont il faudrait retrouver l’essence mais qu’il faut repérer comment l’esprit des communs a traversé l’ensemble des dispositifs du système : notre objectif est plutôt d’interroger les nouveaux modèles hybrides qui en ont résulté. Malgré de fortes tensions, dans le monde numérique, les caractéristiques (personnes, procédures, règles, buts et valeurs) des trois dispositifs que nous avons observés ont été déplacées vers la collaboration et le partage.
Notes de bas de page
1 G. Giraud, « Préface », dans S. Leyronas (dir.), communs et dynamiques de développement, 12e Conférence internationale, Agence française de développement, Synthèse multimédia, 2016 (https://www.AFD.fr/fr/conference-communs-et-développement).
2 J. Rowe, Our Common Wealth, San Francisco, Berrettt Koehler, 2013, p. 14 : « Certains communs sont des cadeaux de la nature, d’autres sont les produits de l’initiative humaine. Quelques-uns sont nouveaux comme Internet. D’autres sont aussi anciens que le sol et la calligraphie ».
3 G. Hardin, « The Tragedy of the Commons », Science, 162, 1968, p. 1243-1248.
4 M. Clément Fontaine, S.V. « communs numériques », dans M. Cornu, F. Orsi, J. Rochfeld (dir.), Dictionnaire des biens communs, Paris, PUF, 2017.
5 J. Rifkin, L’âge de l’accès. La nouvelle culture du capitalisme, Paris, La Découverte, 2005.
6 M. Clément-Fontaine, « Internet et la résurgence des communs », dans Repenser les biens communs, Paris, CNRS éditions, 2014, p. 261.
7 P. Trudel, « Les effets juridiques de l’autoréglementation », Revue de droit de l’université de Sherbrooke, 19/2, 1989, p. 251.
8 M.Vivant, Lamy Droit du numérique, 2344, 2012, p. 1479.
9 S. Astier, « Vers une régulation éthique de l’internet : les défis d’une gouvernance mondiale », Revue internationale des sciences administratives, 71/1, 2005, p. 143-161 (http://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-internationale-des-sciences-administratives-2005-1-page-143.htm#no6).
10 Voir les sites web Citizens UK (http://www.citizenuk.com) ou en Italie LabGov (http://www.labgov.it).
11 R. Cook-Deegan, T. Dedeurwaerdere, « La science commune dans la recherche en sciences de la vie : structure, fonction et valeur de l’accès à la diversité génétique », Revue internationale des sciences sociales, 188, 2006, p. 299-318.
12 wwww.ddbj.nig.ac.jp
13 www.gbif.org
14 Sur le site web http://genomicsandhealth.org/our-work/work-products/international-code-conduct-genomic-and-health-related-data-sharing-draft-6. Un exemple : « Global Alliance for Genomics and Health », 2013.
15 M. Cassier, S.V. « Consortium de recherche », dans M. Cornu, F. Orsi, J. Rochfeld (dir.), Dictionnaire des biens communs, op. cit.
16 J. Rochfeld, « Entre propriété et accès : la résurgence du commun » dans F. Bellivier, C. Noiville (dir.), La bio-équité. Batailles autour du partage du vivant, Paris, Autrement, 2009.
17 D. Cardon, La démocratie Internet. Promesses et limites, Paris, Seuil (République des idées), 2010.
18 « Choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous ».
19 CNNum, Avis, 12015, p 3.
20 Par exemple SIRENE, BAN, RNA.
21 C.Anderson, Free : How to Day’s Smartest Business Profit by Giving Something for Nothing, New York, Hyperion, 2010.
22 Voir les débats autour du projet de Directive européenne sur le copyright (https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/07/05/qu-est-ce-que-la-directive-sur-le-droit-d-auteur-et-pourquoi-fait-elle-si-peur_5326080_4408996.html).
23 L. Lessig, « Foreword », dans D. Bourcier, M. Dulong de Rosnay (dir.), International Commons at the Digital Age. La création en partage, Paris, Romillat, 2004.
24 IBM fut d’ailleurs poursuivi à la fin des années 1960 pour abus de position dominante et dut séparer la facturation des logiciels et des matériels.
25 E. S. Raymond, The Cathedral and the Bazaar : Musings on Linux and Open Source by an Accidental Revolutionary, Sebastopol, O’Reilly Media, 1999.
26 N. Jullien, J. B. Zimmermann, « Floss Firms, Users and Communities : A Viable Match ? », Journal of Innovation Economics, 7/1, 2011, p. 31-53.
27 J. Boyle, « The Second Enclosure Movement and the Construction of the Public Domain », Law and Contemporary problems, 66, 2003, p. 33-74.
28 En effet, l’auteur ne pouvait adhérer à une société de collecte des droits sans renoncer aux licences CC.
29 Metropolitan Museum of Art.
30 www.jamendo.com
31 En 2015, Jamendo totalisait plus de 40000 artistes, 400000 titres, 2 milliards d’écoutes, 1500 millions de téléchargements.
32 M. Bauwens, M. Dereva, S.V. « Économie des communs », dans M. Cornu, F. Orsi, J. Rochfeld (dir.), Dictionnaire des biens communs, op. cit.
33 G. Martin, « Préface », dans S. Leyronas (dir.), communs et dynamiques de développement, op. cit., p. 7.
34 J.-M. Severino, « communs bien public et intérêt privé dans un monde globalisé », dans ibid., p. 36.
Auteur
Directrice de recherche au CNRS, Cersa-université Paris 2 Panthéon-Assas
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