La dynamique des communs dans le secteur énergétique
Une mise en œuvre de la transition énergétique facilitée par les gestionnaires de réseaux1 ?
p. 187-200
Résumé
Les réseaux – en qualité de facilités essentielles - constituent un véritable espace de ressources communes autour duquel gravitent des acteurs dont l’usage des réseaux est indispensable pour leurs activités économiques. Cet article analyse les évolutions et transformations du rôle des réseaux et gestionnaires de réseaux de l’énergie dans un contexte de profondes transformations engendrées par la transition énergétique.
Texte intégral
Introduction
1Cet ouvrage traite de la dynamique des communs (commons) et de son atrophie à l’origine d’un délitement des sociétés et de la capacité d’adhésion et d’engagement des personnes. Le système énergétique français s’est longtemps caractérisé par une logique de centralisation2, un État « fermé-fort » à dominance technocratique et de grands monopoles publics3. Les structures d’opportunités politiques sont ainsi faibles et l’on observe une certaine « confiscation » du débat sur l’énergie, affaiblissant la légitimité de l’action publique4.
2Partant du constat précédemment énoncé, l’hypothèse générale de cet ouvrage repose sur l’idée d’un nouvel équilibre entre commun(s), État et Marché afin de constituer les conditions d’un système d’échange et de coexistence afin de produire et de maintenir un certain équilibre au sein d’une communauté. La notion de commons repose en effet sur l’existence de formes coopératives de coordination sociale attachées à la gestion d’une ressource commune à un groupe d’acteurs. Cette dynamique peut s’appliquer au secteur de l’énergie, le service public de l’électricité ayant
pour objet de garantir, dans le respect de l’intérêt général, l’approvisionnement en électricité sur l’ensemble du territoire national. Dans le cadre de la politique énergétique, il contribue à l’indépendance et à la sécurité d’approvisionnement, à la qualité de l’air et à la lutte contre l’effet de serre, à la gestion optimale et au développement des ressources nationales, à la maîtrise de la demande d’énergie, à la compétitivité de l’activité économique et à la maîtrise des choix technologiques d’avenir, comme à l’utilisation rationnelle de l’énergie5.
3Nous supposons ainsi que la transition énergétique s’inscrit dans la logique des communs. Bien que dégageant une certaine flexibilité interprétative qui rend difficile une définition exacte de la transition énergétique6, de grandes tendances se dégagent néanmoins :
l’avenir du système énergétique c’est : accompagner le mouvement de décentralisation de la production, qui nécessite d’adapter nos réseaux vers plus de flexibilité et d’intelligence, au travers du développement équilibré des réseaux, du stockage et de la transformation des énergies et du pilotage de la demande d’énergie pour favoriser notamment la production locale d’énergie, le développement des réseaux intelligents et l’autoproduction [… ]7.
4La transition énergétique bouleverse le système centralisé et fait naître de nouveaux usages, de nouvelles normes et valeurs et modifie la position des acteurs et leur système de croyance. Favorisé par un cadre législatif favorable8 constituant ainsi une structure d’opportunité9, le mouvement de transition énergétique fait évoluer la politique énergétique française (décentralisation, manières de produire et de consommer différentes, évolutions technologiques) et transforme les rôles des acteurs énergétiques privés et publics (producteurs, fournisseurs, États, associations, etc.). Ces transformations sollicitent notamment fortement les réseaux au cœur des Marchés et font évoluer le rôle des gestionnaires de réseaux (GR) de transport et distribution d’énergie.
5Au cœur de la chaîne énergétique et disposant d’un rôle majeur d’équilibre entre production et consommation énergétique, les GR semblent être les acteurs les mieux à même de déterminer les défaillances du Marché de l’électricité et d’y remédier. Dans un contexte de libéralisation des Marchés, peu de travaux se sont intéressés à ces acteurs régulés par l’autorité de régulation de l’énergie, la Commission de régulation de l’énergie10. Les gestionnaires de réseaux assurent pourtant des missions de service public qui leur sont assignées, dans le cadre d’une obligation de contrat de service public précisant « les objectifs et les modalités permettant d’assurer la mise en œuvre des missions de service public11 ». Ces missions comprennent notamment la continuité et qualité de la desserte, l’accès non discriminatoire au réseau et la contribution à une mission de service public. Elles forgent le cœur du système de croyance des GR qui partagent ainsi des valeurs fondamentales (le service public), des représentations et perceptions sociales (le rôle du GR) dans une logique, non de concurrence, mais d’efficacité du transport et de la distribution d’électricité.
6Ce présent article vise à analyser la manière dont la dynamique des communs, notamment la gestion du Marché de l’énergie par les GR d’une ressource commune – les réseaux – peut s’appliquer dans le secteur énergétique dans un contexte de transition énergétique. Il s’agit également d’observer la transformation et le renouvellement des interactions entre les acteurs énergétiques, comprenant l’État et le Marché, et les nouveaux équilibres émergents. Si ni l’angle européen ni le rôle de l’État ne doivent être négligés dans le cadre de la transition énergétique et des communs, la dimension décentralisée de l’énergie étant fortement soulignée et sollicitant avant tout le principal gestionnaire de réseau de distribution (GRD) Enedis, nous nous concentrerons principalement sur l’étude de ce dernier dans ce chapitre.
7On pourrait ainsi envisager les opérateurs de réseaux comme des intermédiaires, des spécialistes, qui fourniraient une expertise particulière et technique puisqu’étant au cœur de la dynamique de la transition énergétique. Nous supposons que ce changement s’opère par la modification ou la réorientation des instruments d’action publique, modifiant ainsi les interactions entre les acteurs et participant à la mise en œuvre de la transition énergétique. Ceci a pour effet de modifier les règles du jeu institutionnel, redéfinissant ainsi les positions et les ressources des acteurs1213.
8Nous verrons dans un premier temps la place centrale des gestionnaires de réseau avant d’observer l’évolution de l’usage du réseau.
Réseaux et gestionnaires, clés de voûte de la chaîne énergétique
9Élément central de la transition énergétique, le réseau organiserait un sous-système, soit un
groupe de personnes et/ou d’organisations interagissant de manière régulière, sur des périodes supérieures ou égales à une décennie, dans le but d’influencer la formulation et la mise en œuvre de politique publique au sein d’un domaine/d’une aire donnée14.
10Il s’agit ainsi d’analyser les acteurs de ce sous-système – les GR – et l’espace – les réseaux – dans lequel ils interagissent.
Les gestionnaires de réseaux, acteurs incontournables des marchés de l’énergie
11Depuis la loi de nationalisation des biens de diverses entreprises de 1946, la gestion des réseaux relevait des missions d’EDF sur le modèle intégré de la chaîne énergétique, englobant les activités de production, de transport, de distribution et de fourniture. La libéralisation du marché de l’électricité a favorisé la concurrence pour les activités de production et de fourniture depuis la première directive de 1996 pour l’électricité15, une séparation juridique entre EDF et les activités de transport et de distribution a été effectuée. La gestion des réseaux publics français est principalement confiée à deux acteurs : 1) le gestionnaire du réseau de transport qui exploite le réseau de haute et de très haute tension (225 et 400 kV) – Réseau de transport électricité (RTE), entreprise de service public régulée créée en 200516 ; 2) les GRD qui exploitent les réseaux de moyenne et basse tension (20 kV et 400 V) et qui desservent les consommateurs finals. Il s’agit principalement d’ERDF créée en 2008 et filiale à 100 % d’EDF. Renommé Enedis depuis le 31 mai 2016, le GRD dispose d’un monopole légal des concessions de distribution d’électricité sur 95 % du territoire par délégation de service public, les 5 % restant étant desservies par près de 160 régies ou entreprises locales de distribution (ELD). Les réseaux publics de distribution sont la propriété des communes qui peuvent déléguer tout ou partie de leur compétence d’autorité concédante à des syndicats intercommunaux ou départementaux ou assurer ce service public par contrat de concession à un GRD17. Les réseaux peuvent ainsi être envisagés comme common pool resources, soit un ensemble ou un système de ressources utilisées par un groupe ou une communauté d’usagers et non séparables de l’usage qui en ait fait18. Ce terme désigne des systèmes fonctionnels (facilities) créés par l’homme, qui produisent des flux de ressources, dont les usagers détiennent des droits sur ces ressources qui permettent d’une part d’en user efficacement et d’autre part d’en tirer bénéfice. On note ainsi la forme d’arrangement institutionnel dans laquelle l’activité des réseaux s’élabore19.
12La position neutre, régulée et monopolistique des GR leur permettrait d’agir comme des policy middlemen, soit des intermédiaires, aux interfaces de différents groupes » qui ont « accès à l’information, aux idées et à des positions à l’extérieur des acteurs organisationnels et qui sont en mesure de combiner et de promouvoir des innovations politiques20.
Les réseaux, éléments constitutifs d’un « régime techno-politique »
13Les réseaux électriques sont des « infrastructures essentielles » désignant ainsi une installation ou infrastructure détenue par une entreprise dominante dont l’accès est indispensable aux tiers pour exercer leur activité sur le Marché, moyennant une charge d’accès21. Une infrastructure est jugée essentielle lorsque sa reproduction est impossible ou extrêmement difficile en raison de contraintes physiques, géographiques, juridiques ou économiques. Les gestionnaires de réseaux disposent ainsi d’un monopole naturel puisque aucun autre agent économique ne viendra le dupliquer. Ces types d’infrastructures constituent des sites d’évaluation complexes et rapides22, dont l’évolution est nécessaire au regard des transformations du Marché (transition énergétique, changement climatique, numérisation). En effet, la libéralisation des Marchés, le maintien de tarifs régulés des prix et le développement des énergies renouvelables ont produit des effets inattendus sur le Marché (tels que l’apparition de prix négatifs, absence de signal-prix, manque d’incitations à l’investissement). À cet égard, ces infrastructures peuvent ainsi apparaître comme a reverse salient23, c’est-à-dire comme la composante d’un système technologique dont le développement insuffisant peut compromettre l’opération du système dans son intégralité. C’est cette spécificité qui rend la place des gestionnaires de réseaux si particulière.
14En effet les réseaux doivent assurer un équilibre électrique constant entre production et consommation, une mission d’autant plus délicate dans le contexte de la transition énergétique où l’on observe une sollicitation plus intense des réseaux en raison du développement de nouveaux usages électriques (déploiement des véhicules électriques, autoproduction ou augmentation de la production des énergies intermittentes et diffuses telle que les énergies renouvelables, etc.). Ces éléments sont combinés à un parc électrique français fortement thermosensible, à la numérisation du secteur énergétique (introduction des compteurs et réseaux intelligents) et au flux des données générées, à la décentralisation de l’énergie et à une volonté croissante d’impliquer le « consom’acteur ». Afin d’assurer cette sécurité énergétique, la transformation des infrastructures du réseau apparaît nécessaire et suppose des investissements futurs significatifs24. Cela souligne une évolution nécessaire du rôle des réseaux qui doivent désormais être plus flexibles, se doter d’une gestion active mais également assurer la solidarité énergétique entre les territoires, à la fois au niveau local, national mais aussi européen. La gestion des réseaux peut être ainsi être comprise comme un régime technopolitique, désignant une pratique stratégique ou l’usage d’une technologie pour constituer, incarner ou mettre en œuvre des objectifs politiques25.
La transition énergétique : un bouleversement de l’usage des réseaux ?
15La transition énergétique a deux effets principaux sur les gestionnaires de réseaux. D’une part, elle renverse l’équilibre entre les deux opérateurs, d’autre part, elle les sollicite plus fortement. Ainsi, « loin de mettre fin au rôle des GR, ça ne fait que renforcer la nécessité d’avoir un réseau, il faut relier toutes ces instances, assurer aussi une fonction de sécurité à l’ensemble, l’émergence de zone, de Tepos26 ». Les communs – ici les réseaux – doivent être considérés dans la représentation que s’en font les acteurs, les règles dans lesquelles ils s’inscrivent et les contextes historiques et géographiques dans lesquels ils évoluent. Les transformations précédemment évoquées peuvent ainsi conduire à de nouvelles activités et formes institutionnelles relatives aux réseaux et aux acteurs qui gravitent autour.
Un équilibre renversé entre les deux gestionnaires de réseau
Transporteur et distributeur sont deux opérateurs qui ont des similitudes mais qui sont sur des planètes un peu différentes. L’un n’est plus le second de l’autre ce qui a d’ailleurs créé des rivalités, les uns ayant un petit complexe d’infériorité, les autres un complexe de supériorité, ça n’a pas aidé non plus dans la confirmation et la mise en commun […]. Il y a une montée en puissance de la représentativité et du rôle des distributeurs, et auparavant et n’en déplaise au transporteur, c’est un constat que je fais, on était au centre du monde, l’organisation du système électrique passait avant tout par le transporteur. Ça n’est plus tout à fait le cas. […] Sur cette base là il va falloir redéfinir nos rapports avec Enedis et les ELD27.
16La transition énergétique a entraîné une modification des rapports de force entre les deux GR. Si RTE disposait d’un poids plus important en raison de la vision centralisatrice de la politique énergétique, la dynamique de transition énergétique renforce le rôle d’Enedis par ce mouvement descendant du niveau national vers le local.
17Le distributeur a désormais un rôle de gestionnaire à part entière, de l’aveu de RTE et Enedis. RTE souligne par ailleurs la nécessité de redéfinir les rapports du GRT avec le GRD : « des points sur lesquels on va devoir travailler ensemble et d’autres sur lesquels on sera concurrents ». Le GRT est conscient de son manque de visibilité dans les territoires, les acteurs locaux étant plus habitués à s’entretenir avec les agents des GRD qu’avec ceux de RTE, et souhaite accentuer sa communication avec les acteurs locaux pour mieux « se faire connaître ». C’est donc un travail au niveau local que RTE semble désormais entreprendre, renforcé par l’arrivée de nouveaux députés dont certains sont peu familiers des questions énergétiques. Ce travail de renouvellement de l’information de la classe politique s’applique à RTE mais également à tout acteur travaillant avec lui (Enedis, FNCCR, etc.).
18« Toutes les briques de la transition énergétique viennent se rajouter aux missions historiques28. » La transition énergétique souligne la décentralisation du système énergétique. La focale effectuée à une plus petite échelle met en lumière de nouveaux enjeux (raccordement aux réseaux de distribution de nouvelles installations de production, notamment d’énergies renouvelables29, intégration des véhicules électriques, etc.) et de nouvelles relations qui se construisent entre les gestionnaires de réseaux, ainsi qu’entre ces derniers et leurs interlocuteurs. Ce mouvement décentralisateur permettrait ainsi de penser la stratégie énergétique depuis les territoires.
19La transition énergétique place les gestionnaires de réseaux au cœur du système énergétique, opérant comme un processus de « politisation » des GR (Lagroye, 2003), soit une requalification des activités sociales les plus diverses résultant d’un accord pratique entre des agents sociaux susceptibles de transgresser ou de remettre en cause la différenciation des espaces d’activité. Cela nous permet d’observer le rôle évolutif des GR.
Institutionnalisation du réseau dans le cadre de la transition énergétique
20Nous avons pu constater le rôle central du réseau du fait de multiples dynamiques dans un contexte de transition énergétique. Si la numérisation du secteur est la tendance la plus visible, le rôle d’Enedis s’en trouve renforcé au niveau local du fait de son expertise première en qualité de GRD.
21La dynamique de numérisation du réseau fait évoluer l’infrastructure d’un réseau de « puissance » à un réseau hybride « puissance/digital ». Dans le cadre de la transition énergétique, les réseaux et compteurs intelligents favorisent la flexibilisation du réseau en permettant une amélioration des activités énergétiques (pilotage des réseaux à distance) et des territoires (relier chaque maille territoriale, permettre aux collectivités territoriales de mieux connaître le potentiel de leur territoire, diagnostiquer leurs besoins et construire des politiques énergétiques) favorisant ainsi une amélioration des services (par une connaissance plus fine de l’usage du consommateur et de ses besoins par exemple). Les ressources informationnelles sont également au cœur du déploiement des compteurs Linky et de la communication de données plus précises permettant une analyse plus fine des besoins à une échelle géographique de plus en plus maillée, en accord avec la CNIL et la nécessité de confidentialité30. La question des données met ainsi au centre de la politique énergétique les gestionnaires de réseau,
Enedis en tant que tel est un acteur qui évidemment est très sollicité et que la loi a bien installé dans ce rôle […] c’est aussi l’attention sur l’open data, c’est l’article 179 de la LTECV, la mise à disposition du gestionnaire vers les collectivités puis très vite arrive la loi pour la République numérique et se dessine la volonté de tout mettre en open data à des mailles de plus en plus fines et au final le format vraiment de mise à disposition des données, ça va être de mettre tout ça en open access, à des mailles très fines […]. C’est un nouveau rôle vraiment pour le gestionnaire de réseau parce qu’il doit à la fois tout mettre en open data, garantir la sécurité des données personnes, les informations commercialement sensibles, et c’est dans cet équilibre-là que ça va se créer à terme mais c’est une accélération récente où on ne voit pas très bien l’aboutissement complet parce que les collectivités s’approprient encore le sujet31.
22En outre, Enedis a mis à disposition ses données publiques sur une plate-forme dont les téléchargements ne cessent de croître. Les gestionnaires de réseaux étant des acteurs régulés, les données ne peuvent faire l’objet d’activités de concurrence et veillent, sous contrôle des pouvoirs publics, à ce que tous les acteurs aient accès aux données de manière égalitaire, évitant ainsi un monopole commercial des données32.
23Les réseaux sont également des sites de construction et de réification de systèmes, des outils et organisation de valorisation33 : les réseaux sont des institutions de connaissance grâce à leurs capacités à fournir des informations sur la production et la consommation de l’électricité.
24La connaissance fine des GRD et la volonté des acteurs locaux de se saisir du potentiel de leur territoire favorisés par un cadre législatif leur conférant de nouvelles compétences en matière énergétique sont par ailleurs soulignées dans le cadre de la négociation des nouveaux contrats de concession du réseau électrique en juin 2016 entre les collectivités territoriales – propriétaires du réseau de distribution – et Enedis34. Ces nouveaux contrats doivent ainsi intégrer les nouveaux enjeux de transition énergétique et prendre en compte les nouvelles compétences énergétiques des acteurs locaux désireux de se réapproprier le réseau par l’information afin d’être en mesure de contrôler et de juger des actions qui y sont effectuées (contrôle de raccordement, nécessité de flexibilité locale informations sur les besoins réels du territoire, etc.), et de mieux connaître les enjeux de leur territoire :
on avait une collectivité qui avait la possession des réseaux et laissait Enedis très libre sur son territoire de gérer le réseau. On a aujourd’hui une vraie volonté des collectivités locales de monter en compétences et d’être capables de proposer de contribuer au développement de ce réseau et à ces nouveaux schémas d’investissement, etc.35.
25Enedis semble s’accorder avec cette volonté :
on négocie depuis 3 ans un nouveau modèle de contrat de concession, qui tienne compte de tout ce qu’on doit intégrer aujourd’hui : la contractualisation sur le réseau de distribution, l’évolution liée à la loi sur la transition énergétique et la croissance verte et aux nouvelles missions du GRD et aux nouvelles compétences des collectivités, la transparence, les soucis de transmission d’information qui vont en s’accroissant36.
26La structure des règles est orientée par les comportements des agents. Ces derniers se situant dans le futur, ils sont susceptibles de bousculer l’arrangement institutionnel établi. Le maintien de l’existence d’un commun sous-entend un certain contrôle collectif de son fonctionnement37. Il est néanmoins possible qu’un commun soit menacé non par une sur-utilisation (tragédie des communs) mais par la transformation des usages. Les acteurs devront donc s’entendre autour de ces usages et de nouvelles règles pour les régir. La notion de commun souligne dès lors la nécessité de prendre en compte cette dimension future afin que l’usage du commun soit en adéquation avec les intérêts des membres interdépendants et l’usage qui est fait des ressources.
27La mise en œuvre de la transition énergétique fait émerger de nouvelles manières de produire et de consommer (telles que l’autoconsommation et des réseaux de distribution fermés – RDF), de nouveaux acteurs et usages du réseau susceptibles de remettre en cause les principes de solidarité nationale ou de péréquation tarifaire, etc.38. La définition d’Ostrom permet de souligner la complexité institutionnelle et l’importance du contexte social dans lequel se déroulent les activités liées aux réseaux39. Ces transformations se développent dans un contexte législatif en définition tout en étant très encadré juridiquement40. Sans approfondir les enjeux relatifs à ces nouvelles manières de produire et de consommer qui posent les questions de tarification du réseau, de péréquation et de solidarité nationale, d’une possible concurrence des réseaux par la multiplication de boucles locales, pour l’heure, de tels modèles ne concurrencent pas les réseaux existants. Parfois décriés comme ayant une « vision égoïste41 » au regard de la solidarité nationale, les modèles des réseaux existants sont maintenus avant tout afin de prévenir d’un risque de création d’un communautariste énergétique avec des effets d’aubaine : « ne détricotons pas le maillage de nos réseaux d’électricité qui garantissent la sécurité d’approvisionnement à un prix unique sur l’ensemble du territoire42 ».
Conclusion
28On distingue ainsi principalement trois mouvements de transformation pour les gestionnaires de réseaux : 1) la focale opérée vers les territoires ; 2) la digitalisation et l’innovation technologique ; 3) la transformation du service public. Ces trois mouvements renforcent et fragilisent à la fois la place des gestionnaires de réseau au sein du système énergétique. La logique de la transition énergétique est celle de la coexistence de la logique ascendante/descendante et de la logique des gestionnaires de réseaux, celle d’une évolution d’une politique verticale à l’horizontale.
29Ce double mouvement, de transformation et de résistance, nous permet de supposer une coexistence de modèle plutôt qu’un remplacement d’un modèle par un autre, c’est-à-dire la volonté de maintenir les positions quasi monopolistiques des gestionnaires de réseau tout en intégrant des éléments du changement. On assisterait ainsi à une voie menant à un régime hybride. Ce terme se retrouve également dans l’une des définitions proposées de « transition énergétique », désignant le croisement entre le secteur électrique et les EnR, mais également pour mieux appréhender l’absence d’un véritable changement en dépit de l’introduction des EnR43. Plus largement, c’est aussi de la transformation de l’État qu’il est question ici. Les modifications suscitées par la transition énergétique favorisent des instruments d’incitation (à l’investissement par exemple), d’évaluation, d’information mais également procéduraux (réajustement contractuels) laissant place à un État régulateur44. Enfin, la notion de commun met en exergue l’ensemble des règles relatives à l’usage des ressources du commun, des relations entre les acteurs qui en font usage et l’orientation de ces ressources mais également l’interdépendance entre les communs, les marchés et les systèmes juridiques.
Notes de bas de page
1 Cet article résulte d’un travail de recherche au sein du Centre des études européennes et des politiques comparées à Sciences Po Paris durant l’année 2017 et a été écrit avant l’entrée en fonction de l’auteure à la Commission de régulation de l’énergie. Les opinions contenues dans cet article n’engagent que l’auteure et ne reflètent pas les visions de la CRE.
2 G. Hecht, Le rayonnement de la France. Énergie nucléaire et identité nationale après la Seconde Guerre mondiale, Paris, La Découverte, 2004.
3 H. Kitschelt., « Political Opportunity Structures and Political Protest : Anti-Nuclear Movement in Four Democracies », British Journal of Political Science, vol. 16, 1986, p. 57-85 ; S.Topçu, L’agir contestataire à l’épreuve de l’atome. Critique et gouvernement de la critique dans l’histoire de l’énergie nucléaire en France (1968-2008), thèse de doctorat en sociologie, EHESS, soutenue le 24 septembre 2010.
4 Ibid.
5 Article L. 121-1 du Code de l’énergie.
6 « Transitions énergétiques et changements politiques », Revue internationale de politique comparée, 24/1-2, 2017.
7 Programmation pluriannuelle de l’énergie, ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer, 28 octobre 2016 (https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/sites/default/files/PPE%20intégralité.pdf).
8 Loi n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte ; loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles ; loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique ; loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République ; loi n° 2015-29 du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral ; loi n° 2015-292 du 16 mars 2015 relative à l’amélioration du régime de la commune nouvelle, pour des communes fortes et vivantes.
9 H. Kriesi, « The Structure of the Swiss Political System », dans G. Lehmbruch, P. Schmitter (dir.), Patterns of corporatist policy making, Londres, SAGE, 1982.
10 L’une des missions de la CRE est de réguler ces monopoles afin de garantir un droit d’accès transparent et non discriminatoire aux réseaux publics d’électricité, de veiller à leur bon fonctionnement, de garantir leur indépendance et de contribuer à la construction du marché intérieur européen de l’électricité.
11 Art. L. 121-46 et L. 121-47 du Code de l’énergie.
12 P. Hassenteufel, Sociologie politique. L’action publique, 2e éd., Paris, Armand Colin, 2011.
13 Ce chapitre s’appuie sur l’analyse de sources primaires des principaux acteurs concernés ainsi que sur de sources secondaires et de la matière grise. Des entretiens semi-directifs ont été menés avec les deux principaux gestionnaires de réseaux (Enedis et Réseau transport électricité) ; des représentants des acteurs locaux (Fédération nationale des collectivités concédantes et des régies, France urbaine, Assemblées des communautés de France) ; la Direction générale de l’énergie et du climat ; Amorce ainsi que la Commission européenne.
14 P. Sabatier, « The Advocacy Coalition Framework : Revisions and Relevance for Europe », Journal of European Public Policy, 5, 1998, p. 15.
15 Directives 96/92/CE du 19 décembre 1996 transposées en droit français par la loi du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité ; 2003/54/CE du 23 juin 2003 et 2009/72/CE du 13 juillet 2009. La directive européenne 2003/54/CE impose la séparation juridique du gestionnaire de réseau de transport (GRT) et du GRD, elle est transposée en droit français dans la loi du 9 août 2004.
16 Aujourd’hui détenue à 50,1 % par EDF, 29,9 % par la Caisse des dépôts et 20 % par CNP Assurances.
17 Pour plus d’informations, voir A. Fiquet, « Concessions et servitudes au regard des missions du gestionnaire du réseau de transport d’électricité », Revue française de droit administratif, mai 2017, p. 254.
18 E. Ostrom, R. Gardner, J. Walker, Rules, Games and Common-Pools Resources, Ann Harbor, The University of Michigan Press, mars 1994.
19 19T. De Moor, « From Common Pastures to Global Commons : A Historical Perspective on Interdisciplinary Approaches to Commons », Natures Sciences Sociétés, 4/19, 2011, p. 422-431.
20 H. Heclo, Modern Social Politics in Britain and Sweden : From Relief to Income Maintenance, New Heaven, Yale University Press, 1974.
21 J. T. Lang, « Defining Legitimate Competition : Companies’ Duties to Supply Competitors and Access to Essential Facilities », Fordham International Law Journal, 18, 1994, p. 437-524.
22 H. Kjellberg, A. Mallard, D.-L. Arjaliès, P. Aspers, S. Beljean, A. Bidet, A. Corsín, E. Didier, M. Fourcade, S. Geiger, K. Hoeyer, M. Lamont, D. MacKenzie, B. Maurer, J. Mouritsen, E. Sjögren, K.Tryggestad, F. Vatin et S.Woolgar, « Valuation Studies ? Our Collective Two Cents », Valuation Studies, 1/1, 2013, p. 11-30.
23 T. Hughes, Networks of Power : Electrification in Western Society, 1880-1930, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1983.
24 On note par ailleurs dans les entretiens les enjeux à ce sujet, notamment concernant l’élaboration du tarif d’utilisation du réseau public d’électricité (TURPE) qui détermine les revenus des gestionnaires de réseau afin de prendre en compte dans les prochains tarifs les nouveaux usages du réseau.
25 G. Hecht, Le rayonnement de la France, op. cit.
26 Tepos : territoires à énergie positive. Entretiens avec RTE, 4 juillet 2017, Paris.
27 Ibid.
28 Entretiens avec Enedis, 17 juillet 2017, Paris.
29 80 % des nouvelles installations de production sont raccordées aux réseaux de distribution d’électricité dans le cadre de la transition énergétique et du développement des énergies renouvelables. « Les réseaux électriques », ministère de la Transition écologique et solidaire (https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/reseaux-electriques).
30 À noter que cette demande de données faites à Enedis ne concerne pas seulement la relation autorités concédantes/concédées, elle émane aussi de villes ou de collectivités afin qu’elles élaborent leur PCAET, non liés au contrat de concession et à une maille différente.
31 Entretiens avec Enedis, 17 juillet 2017, Paris.
32 Commission de régulation de l’énergie, Rapport du comité d’études relatif aux données dont disposent les gestionnaires de réseaux et d’infrastructures d’énergie, 18 juin 2017.
33 H. Kjellberg et al., « Valuation Studies ? », art. cité.
34 Sans approfondir les récents enjeux de renégociation de ces contrats ni les relations entre les mondes urbains et ruraux, il convient de noter que des syndicats tels que la FNCCR ont résisté à l’étatisation totale du secteur électrique. La signature de ces contrats a fait l’objet de plusieurs critiques sur la relation privilégiée entre EDF et la FNCCR qui favorisait 1) par la rédaction unique de contrats, le regroupement des syndicats intercommunaux à la maille départementale (G. Bouvier, « Enjeux géopolitiques autour de la distribution d’électricité en France », Hérodote, 110/3, 2003, p. 71-87) ; 2) la surreprésentation du monde rural avec l’aide d’EDF pour « court-circuiter » les grandes villes qui auraient souhaité acquérir des compétences énergétiques et démanteler le système de distribution centralisé (F-M. Poupeau, « Un néo-libéralisme centralisateur. Les collectivités locales dans la libéralisation du système de distribution électrique français », Politiques et management public, 18/2, 2000, p. 1-24).
35 Entretien avec Amorce, 7 juillet, entretien téléphonique. À noter qu’un rapport de la Cour des comptes en 2001 éclairait par ailleurs déjà la nécessité de disposer d’une exacte valeur des réseaux, afin que les collectivités territoriales puissent user de leur compétence et d’une meilleure connaissance de leur patrimoine.
36 Entretiens avec Enedis, 17 juillet 2017, Paris.
37 G.Allaire, « Les communs comme infrastructure institutionnelle de l’économie marchande », Revue de la régulation, 14, 2e semestre, automne 2013.
38 Ils sont néanmoins loin d’être nouveaux et préexistent à la LTECV : article 7 de la loi n° 2000-108 du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité « les producteurs autorisés […] sont réputés autorisés à consommer l’électricité ainsi produite pour leur propre usage » ; l’article 28 de la directive 2009/72/CE du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 concernant les règles communes pour le marché intérieur de l’électricité introduit la notion de réseau de distribution fermé : « Les États membres peuvent prévoir que les autorités de régulation nationales ou d’autres autorités compétentes qualifient de réseau fermé de distribution un réseau qui distribue de l’électricité à l’intérieur d’un site industriel, commercial ou de partage de services géographiquement limité […] ».
39 E. Ostrom, R. Gardner, J.Walker, Rules, Games, and Common Pools Resources, op. cit.
40 40Voir CA Paris, pôle 5 – ch. 7, 12 janvier 2017, n° 15/15157 (https://www.doctrine.fr/d/CA/Paris/2017/CFA4457F79A2456940778).
41 Entretiens avec RTE, 4 juillet, Paris.
42 Citation du président de la CRE, J. F. Carenco « L’autoconsommation ne doit pas nuire à nos réseaux d’électricité », interview du 2 juillet 2017 (lesechos.fr, https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/030420868064-lautoconsommation-ne-doit-pas-nuire-a-nos-reseaux-delectricite-2099084.php#03tdU5TAB4qiw2vo.99).
43 Bilan scientifique du colloque « junior » du CIERA, « Transition(s) énergétique(s) en Allemagne et en France, à la lumière des questionnements en sciences humaines et sociales », 6 mai 2010, Paris, CEVIPOF.
44 P. Lascoumes, P. Le Galès (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 2004.
Auteur
Chercheure associée, Centre d’études des sciences administratives (CERSA), université Paris 2 Panthéon-Assas
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