Entre opportunités de coopération et tentation d’enclosure, quelles articulations entre l’entreprise et les communs ?
p. 157-167
Résumé
Loin d’être confinée à la seule institution du Marché, l’entreprise se situe à un point de rencontre entre les sphères de l’État, du Marché et de la société. Elle est intimement liée à l’État qui lui fournit le cadre institutionnel et juridique national (mais aussi international) nécessaire aux activités des entreprises. Mais l’entreprise est aussi un objet dont on perçoit de façon croissante – et aujourd’hui aigüe – la dimension sociétale et politique dans la mesure où les entreprises impactent de multiples sphères qui conditionnent la vie des sociétés (conditions de travail, santé, transport, accès à l’eau et à l’énergie, alimentation, éducation, communications, vie privée, forces armées…). Pour prendre en compte ces impacts, plusieurs courants de pensée critiques se sont développés, qui font appel d’une part à la notion de Bien commun et d’autre part à celle des communs, en ayant toutefois peu de connexions entre eux. Le présent article vise à restituer la façon dont l’entreprise est aujourd’hui interpellée à la fois par le Bien commun et les communs et à voir comment ces réflexions convergent pour repenser à la fois les rôles de l’entreprise, ses relations avec les acteurs de la Cité (notamment les commoners et leurs communs) et son organisation. Il s’agit dans un deuxième temps de mettre en évidence la variété des connexions de l’entreprise avec des communs, et enfin de montrer comment l’articulation entre des entreprises et des communs peut faciliter la contribution des entreprises à des formes de bien commun situées (liés à une communauté) qui participent au Bien commun général.
Différents événements dans le contexte européen des activités nucléaires contribuent à modifier, à des degrés divers, la nature des interactions entre la société civile et les catégories d’acteurs intervenant dans la sûreté nucléaire : acteurs publics (autorité de régulation, expertise publique), opérateurs industriels (publics ou privés), acteurs de recherche. Les auteurs proposent une analyse de cette évolution dans la perspective théorique de cet ouvrage à partir de l’hypothèse d’une dynamique du Commun qui serait à l’origine d’une transition vers des formes de gouvernance triadique de la sûreté nucléaire associant société, État et Marché.
Texte intégral
Introduction
1L’entreprise contemporaine est un objet complexe, à la fois opérateur économique, organisation, « nœud de contrats1 » liant des détenteurs de ressources (capital, travail, connaissances…) et des clients, personne morale et lieu de socialisation, et est appréhendée par des disciplines aussi diverses que l’économie, différentes branches du droit, les sciences de gestion, la sociologie, les sciences politiques, la philosophie… Loin d’être confinée à la seule institution du Marché, l’entreprise se situe à un point de rencontre entre les sphères de l’État, du Marché et de la société. Elle est intimement liée à l’État, d’un point de vue historique, les premières compagnies ayant été constituées par les États pour mobiliser les capitaux nécessaires à de grands projets d’infrastructure ou de colonisation et, d’autre part, d’un point de vue institutionnel dans la mesure où les États et le système international qu’ils ont mis en place depuis Bretton-Woods fournissent le cadre institutionnel et juridique nécessaire aux activités des entreprises tout en régulant leurs activités, et d’un point de vue fonctionnel, les États ayant dans les années 1980 et 1990 ouvert de façon croissante aux entreprises des champs qui relevaient jusqu’alors de la sphère de l’action publique à travers les privatisation, l’ouverture à la concurrence de domaines divers et le développement des délégations de service public et de partenariats public-privé qui reconfigurent les relations entre États et entreprises. Enfin, l’entreprise est aussi un objet dont on perçoit de façon croissante – et aujourd’hui aiguë – la dimension sociétale et politique : appréhendé tout d’abord à travers la question de la condition des travailleurs et des droits sociaux, l’impact des entreprises sur la société se déploie aujourd’hui dans de multiples sphères conditionnant la vie des sociétés (santé, transport, accès à l’eau et à l’énergie, alimentation, éducation, communications, vie privée, forces armées…) et jusqu’à la survie de l’humanité à travers leur impact global sur le climat.
2Face à l’inflation de l’impact des entreprises sur la vie des sociétés et à la complexification du monde dans lequel les entreprises opèrent, de nouvelles attentes et des réflexions critiques émergent vis-à-vis des entreprises dans leur mode d’organisation et d’opération actuel : émergence et institutionnalisation du champ de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE)2, demandes de plus en plus pressantes d’une meilleure prise en compte des parties prenantes dans la vie de l’entreprise, mais aussi émergence de formes de contestation de la légitimité des activités des entreprises (ZAD attaquant la légitimité de la privatisation de ressources et d’espaces, remises en cause de délégations de service public…). Enfin de nouveaux modes de partage des ressources (open data, open source, innovation ouverte) font apparaître des opportunités liées à l’ouverture des formes d’activité de l’entreprise.
3Plusieurs courants de pensée critiques se sont ainsi développés face à une approche néolibérale de l’entreprise qui considère le Marché comme efficient, et les entreprises comme des opérateurs apolitiques ayant pour unique but la maximisation du profit des actionnaires, identifiée à un optimum de l’efficacité de l’entreprise. Ces courants font appel pour certains d’entre-eux à la notion de Bien commun ou, pour d’autres, à celle des communs, en ayant toutefois peu de connexions entre eux. L’objet du présent article sera alors de restituer la façon dont l’entreprise est aujourd’hui interpellée à la fois par le Bien commun et les communs et comment cela conduit à repenser à la fois les rôles de l’entreprise, ses relations avec les acteurs de la Cité et son organisation. Il s’agira ensuite de mettre en évidence la variété des connexions de l’entreprise avec des communs, et enfin de montrer comment l’articulation entre des entreprises et des communs peut faciliter la contribution des entreprises à des formes de bien commun situées (liés à une communauté) qui participent au Bien commun général.
L’entreprise interpellée par les notions de Bien commun et de communs
4Un premier champ de réflexion critique provient de la réflexion sur l’entreprise elle-même à travers la question de la RSE. Ce courant prend son origine en 1953 dans les écrits de H. Bowen3 avant de se développer dans les années 1990 et 2000 lors de la formalisation et de l’institutionnalisation de la RSE moderne4 par l’articulation entre les réflexions sur l’entreprise et sa gestion, d’une part, et l’émergence de la notion de développement durable. Ce courant de pensée prend pour point de départ l’impact des entreprises sur les sociétés et l’environnement et conceptualise sa mesure, ainsi que les transformations à apporter aux entreprises et à leurs activités pour prendre en compte ces impacts en vue de minimiser leurs impacts négatifs et d’augmenter leurs impacts positifs. Dans le débat public français, cette question a récemment fait l’objet d’une actualité intensifiée à l’occasion de la préparation de la loi Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) et du rapport de N. Notat et J.-D. Sénard, « L’entreprise, objet d’intérêt collectif5 ». Différents ouvrages récents6 revisitent l’entreprise, son organisation et son cadre institutionnel et juridique à l’aune d’une notion de Bien commun, définie plus ou moins précisément selon les auteurs. S. Bommier et C. Renouard la définissent ainsi :
La recherche du bien commun invite à se situer à deux niveaux : celui des biens élémentaires, qui assurent la sécurité et la survie d’une population sur un territoire ; et celui des valeurs, des principes et des objectifs qui donnent sens à l’existence collective. Le lien entre les deux se réalise par la promotion d’institutions justes, par un ordre de droit7.
5Cette conception du Bien commun, fondée sur la satisfaction des besoins essentiels de tous, n’est pas liée à une communauté de référence (la communauté de référence étant implicitement l’Humanité dans son ensemble ou la communauté nationale) et ne présuppose pas l’existence d’un acteur ayant la capacité de définir le Bien commun (au contraire de l’intérêt général, défini par l’État). La conception d’une entreprise n’étant pas guidée uniquement par la maximisation du profit des actionnaires a, d’une part, fait émerger un champ économique nouveau sous la forme de l’économie sociale et solidaire (ESS) et a, d’autre part, fait apparaître tant en Europe (France, Grande-Bretagne, Italie) qu’en Amérique (États-Unis, Canada) des innovations juridiques8 (SCIC, différentes formes d’entreprises à mission) consistant en de nouvelles formes de sociétés qui, tout en conservant une nature commerciale, poursuivent une mission présentant un intérêt sociétal en explicitant cette mission dans leurs statuts. Sous ces formes nouvelles, l’entreprise est alors conçue comme « une dynamique de création collective de valeur, qui peut être orientée par d’autres principes que les intérêts personnels9 » – le terme « valeur » étant à prendre ici au sens large. Elles peuvent ainsi plus durablement et plus efficacement apporter leur contribution à un Bien commun tel que décrit précédemment.
6À l’extérieur du champ de la RSE, la capacité de l’entreprise à permettre de telles dynamiques de création collective de valeur est également questionnée de deux points de vue complémentaires. D’une part, d’un point de vue sociologique, centré sur les travailleurs et l’activité de travail, c’est à la fois la capacité de connecter l’activité de travail à une dynamique collective et d’en saisir la contribution à la vie de la Cité (au sens de la contribution à un Bien commun) qui est mise à mal par la division des tâches, l’éloignement croissant par rapport aux processus de production concrets et l’inflation des fonctions de contrôle10. D’autre part, du point de vue des sciences de gestion, c’est l’efficience et l’efficacité de l’organisation hiérarchique et des fonctions de contrôle, dans un univers complexe exigeant adaptabilité et inventivité, qui est remise en cause par les réflexions sur l’entreprise libérée11.
7Ces différentes réflexions sur l’entreprise et le Bien commun sont toutefois déconnectées de la réflexion sur les communs, à quelques exceptions. Renouard et Bommier proposent ainsi d’appréhender l’entreprise comme un commun :
l’entreprise n’est la propriété de personne, mais est, au contraire, sujette à une multitude de droits de propriété en tension, ou plutôt, à une multitude de “prétentions” à la propriété. En se référant aux travaux d’Elinor Ostrom, on peut soutenir que l’entreprise est un “commun”, où divers types de droits de propriété coexistent, relatifs à différentes parties prenantes : le droit d’accès, le droit de retrait, le droit de gestion, le droit d’exclusion et le droit d’aliénation12.
8Un deuxième axe de critique de l’approche néolibérale provient de la notion de commun, telle qu’elle a été développée par Elinor Ostrom à travers l’étude de la gestion de ressources communes – essentiellement des ressources naturelles – rivales (l’utilisation de la ressource par un acteur décroît sa disponibilité pour les autres) et non exclusives (il est difficile d’en exclure l’accès à un acteur) par des communautés. Ces travaux ont été prolongés13 dans le domaine économique, juridique, sociologique ou philosophique et étendus à d’autres types de ressources (en particulier les ressources numériques, la connaissance, les œuvres d’art ou de l’esprit). Elinor Ostrom montre d’une part l’existence d’une diversité importante des modalités de gestion en commun et des modes de gouvernance associés et leur efficacité pour préserver la pérennité de la ressource. Elle infirme ainsi les thèses de G. Hardin sur la « tragédie des communs14 », selon lesquelles les seuls modes de gestion efficaces de telles ressources seraient soit la régulation de leur usage par la puissance publique, soit leur privatisation. C’est alors le système dual composé de l’État et du Marché qui est remis en cause par l’incursion d’une troisième forme, les communs. Ainsi, en prenant l’exemple des crèches dans le domaine de la petite enfance, on peut observer, aux côtés d’un modèle de crèche publique et d’un modèle de crèche privée sous forme d’entreprise, l’émergence d’un modèle de crèche associative, gérée et en partie opérée en commun par les parents qui en bénéficient.
9Toutefois, le Commun n’est pas seulement une troisième forme vouée à coexister en juxtaposition avec les formes publiques et entrepreneuriales de gestion des activités humaines et mieux adaptée à la gestion de certains types particuliers de ressources. Ainsi, alors que l’approche des communs est issue d’une réflexion restreinte à certains types de ressources (naturelles ou numériques), P. Dardot et C. Laval15 défendent une extension possible du Commun à l’ensemble du champ social et des activités humaines. De leur point de vue, aucune chose n’est commune de par sa nature : le Commun est avant tout une pratique sociale du faire commun, une « praxis instituante » et c’est à partir de ces pratiques que le Commun se construit. Il s’agit alors de protéger les communs à la fois de l’appropriation publique (par la puissance publique, au nom de l’intérêt général) et de l’appropriation privée par l’entreprise. Comme le souligne P. Sauvêtre16, il ne s’agit alors pas de faire vivre une troisième sphère aux côtés de l’État et du Marché mais de défendre une gouvernementalité (au sens de M. Foucault d’une articulation du gouvernement de soi et du gouvernement des autres) des communs, alternative à la gouvernementalité néolibérale du diptyque État-Marché et en conflit avec elle, cette nouvelle gouvernementalité ayant le potentiel de transformer radicalement les institutions, et en particulier l’entreprise, appelée à devenir « entreprise commune ». Il s’agit d’inventer des formes juridiques permettant de déployer un collectif de compétences créateur de valeur et de réinsérer l’entreprise dans la vie sociale. Pour cela, il apparaît nécessaire de transformer radicalement la gouvernance de l’entreprise, aujourd’hui focalisée sur les actionnaires, en y accordant une place non seulement aux salariés mais aussi aux autres parties prenantes : élus locaux, organisations de la société civile… C’est notamment à un tel projet de reconsidération de la notion de l’entreprise sous l’angle des communs que s’attache le projet de recherche « EnCommuns17 » coordonné par B. Coriat.
10Que la critique provienne de la réflexion sur l’entreprise et sa contribution au Bien commun, qu’elle ait pour origine les communs comme mode alternatif d’organisation, les réflexions convergent pour repenser à la fois les rôles de l’entreprise, ses relations avec les acteurs de la Cité (notamment les commoners et leurs communs) et son organisation. Se pose en particulier la question de l’articulation entre l’entreprise et les communs, qui peuvent apparaître radicalement concurrents.
Quelles formes d’articulation pratique entre entreprise et communs ?
11On observe rarement des communs « purs » dans la mesure où, d’une part, ils sont souvent intriqués avec des activités économiques et donc connectés d’une façon ou d’une autre au Marché et où, d’autre part, les communs peuvent être vus comme une façon d’articuler des enjeux divers et de coordonner des activités marchandes et/ou non marchandes. On a alors affaire à des formes dynamiques de transformation qui font appel à la fois à l’action publique, au Marché et aux communs qui permettent mieux que le diptyque État-Marché de gérer des enjeux sociétaux et environnementaux complexes. On s’attachera ici à repérer à travers quelques cas concrets, sans prétention d’exhaustivité, différentes formes d’articulation entre entreprises et commun.
12En premier lieu, on peut observer des relations de quasi-symbiose entre un commun et une entreprise, les deux parties ayant des apports mutuels importants. Il en va ainsi de l’entreprise Wikispeed18, constructeur américain de voitures modulables et en open source. Le développement et l’évolution des différents modules de la Wikispeed sont pris en charge par une communauté de passionnés. Les plans et guides de fabrication des différents modules sont disponibles en open source, permettant à n’importe quel particulier disposant de compétences en mécanique automobile de construire lui-même à peu de frais un véhicule homologué. L’entreprise Wikispeed assure quant à elle d’une part une fonction de prototypage la construction des véhicules pour les personnes ne souhaitant pas la prendre elles-mêmes en charge. Les commoners et l’entreprise sont liés par un bien commun (partagé par la communauté et l’entreprise mais pouvant bénéficier à un cercle d’acteurs plus large) qui est la réalisation de véhicules économiques et performants et par un désir partagé de développer ce modèle open source. Cependant, ce mode de fonctionnement peut poser la question d’équilibre des pouvoirs et de répartition de la valeur entre Wikispeed (ou des entreprises d’assemblage concurrentes qui émergeraient en profitant du libre accès aux ressources) et les commoners dans le cas où ce modèle de construction marginal se développerait significativement.
13Dans d’autres cas, une société commerciale peut servir de support juridique et institutionnel à tout ou partie de la gouvernance d’un commun. En France, plusieurs projets de méthaniseurs partagés font ainsi intervenir une gouvernance reposant sur un actionnariat diversifié et des règles de gestion en commun formalisées à travers une société par actions simplifiées (SAS). Le projet Méthamoly19 en région Auvergne-Rhône-Alpes est géré en commun par un collectif d’agriculteurs (eux-mêmes structurés sous forme de SAS), une SEM regroupant des collectivités territoriales, l’entreprise Engie Suez Biogaz, le fonds régional Oser, énergie partagée, qui a assuré une campagne de financement participatif auprès des habitants du territoire et représente les citoyens-investisseurs au sein de la SAS, et un investisseur. Jusqu’à présent, les décisions sont prises par un consensus entre les membres de la SAS et sont votées à l’unanimité. Le biogaz est réinjecté sur le réseau et commercialisé par Engie tandis que le digestat est partagé entre les agriculteurs membres de Méthamoly et d’autres agriculteurs qui en font la demande et bénéficient du digestat à titre gratuit (ce dernier, considéré comme déchet, ne pouvant être commercialisé). On observe également qu’une entreprise multinationale, Suez, est ainsi à la fois partie prenante d’un commun territorialisé et partenaire commercial de ce commun (en achetant le biogaz pour le commercialiser sur le réseau).
14Au Honduras, le projet Gota Verde20 dans la ville de Yoro constitue un autre exemple d’intrication entre un commun et une forme entrepreneuriale. Ce projet, développé par l’ONG STRO (Social Trade Organisation), a visé à développer un écosystème économique et social, dont une entreprise locale, BYSA, autour de la culture de graines de jatropha permettant une production de biocarburants. Ce système est renforcé par une monnaie locale, les Peces, émis par BYSA et utilisée par cette dernière dans une partie de ses échanges avec ses fournisseurs. L’entreprise place ses produits (biodiesel et coproduits : savon, dégraissant industriel et fertilisants) en priorité sur le marché local. Elle est détenue par des producteurs locaux, sa gouvernance limite à 5 % les actions qu’un seul acteur peut détenir.
15Ces trois exemples montrent que les communs peuvent devenir pervasifs de formes classiques d’entreprises (qui ne font pas partie des formes juridiques spécifiques de l’entreprise sociale et solidaire) et que des entreprises et des communs peuvent trouver des bénéfices mutuels dans différentes formes de partenariat (une entreprise peut même être, comme dans le cas de Méthamoly, partie prenante d’un commun). On observe également dans chacun de ces cas que le commun et les relations entre le commun et l’entreprise sont sous-tendues par un bien commun, partagé entre la communauté d’acteurs et l’entreprise (développement de véhicules performants et écologiques, développement de sources d’énergie renouvelables contribuant également à la limitation du réchauffement climatique, à l’amélioration de la performance écologique des activités agricoles, et à la revitalisation et au développement durable de la communauté locale). Ce bien commun situé, c’est à dire lié à une communauté et/ ou à un territoire particuliers, est cependant doublement ouvert. D’une part, il est ouvert sur d’autres acteurs : tous les auto-constructeurs ne sont pas contributeurs au développement des modules Wikispeed, dans le cas de Méthamoly des agriculteurs non membres peuvent bénéficier du digestat, et la dynamique de développement développée à Yoro bénéficie plus largement au territoire. D’autre part, ces différentes formes de bien commun situé sont également contributrices de formes de Bien commun global telles que définies précédemment.
Conclusions : pistes et questions ouvertes par la coopération entre entreprises et commun
16À la lumière de ces exemples, on peut donc arguer que l’articulation entre entreprises et commun constitue une opportunité permettant aux entreprises de répondre à des enjeux propres (par exemple le développement de l’offre de biogaz dans le cas de Suez ou l’accélération des processus d’innovation dans le cas de Wikispeed), avec un niveau de finesse et un éventail de possibilités que ne permettent pas la seule combinaison du Marché et de l’action publique. On peut alors imaginer des évolutions d’un rapport bilatéral avec les pouvoirs publics vers l’intégration de partenariats avec des communautés d’acteurs susceptibles d’apporter leurs contributions à la production et à la gestion des ressources et des services. L’articulation plus ou moins étroite avec des communs peut alors être constitutive de façons plus efficaces de comprendre les champs où l’entreprise s’insère et de générer de nouvelles opportunités et de renouveler ses relations aux territoires en s’adressant non seulement aux élus mais aussi aux forces vives du territoire. Elle permet également aux entreprises de contribuer de façon visible à la poursuite d’un bien commun situé en tant qu’une des façons de contribuer à un Bien commun global. Ceci posé, on peut également se demander si l’engagement des entreprises dans une contribution à un Bien commun est compatible avec les exigences de rentabilité à court terme des marchés boursiers ; c’est d’ailleurs l’essence même de la réflexion sur les entreprises à mission dont les statuts visent à rendre la mission opposable en droit à l’exigence de maximisation du profit.
17Le fait que la forme de l’entreprise puisse être utilisée pour structurer la gouvernance d’un commun amène également à s’interroger sur le potentiel transformatif des communs sur l’objet, la forme et l’organisation de l’entreprise : l’investissement de la forme « entreprise » par des communs peut-elle mettre au jour des obstacles ou des manques amenant à élargir ou à transformer les formes juridiques et institutionnelles de l’entreprise (qui ont d’ores et déjà, comme nous l’avons vu, commencé à s’enrichir de formes innovantes dans différents pays) ? Des interactions poussées avec des communs peuvent-elles se développer de façon significative sans provoquer ou nécessiter une transformation profonde de la forme institutionnelle des entreprises, de leur business model, de leur mode d’organisation ?
18Enfin, si les interactions entre communs et entreprises sont porteuses de nouveaux possibles, on pécherait par naïveté si l’on s’abstenait de considérer les tentations et les menaces associées aux interactions entre communs et entreprises. Ainsi, la tentation des entreprises de prendre une position dominante dans ses rapports avec un commun ou de modifier à leur avantage la répartition de la valeur peut amener la dévitalisation de ce commun, voire le passage d’une logique de Commun à une logique de plateforme. On peut également se demander si l’émergence de formes de partenariats avec des communs ne constituerait pas dans certains contextes une nouvelle façon d’externaliser des activités non rentables pour mieux capter la valeur ajoutée. Pour réduire ces écueils, quelles pourraient être les formes de gouvernance, de régulation ou de contractualisation assurant une répartition équitable de la valeur monétaire et non monétaire ? Dans la mesure où les entreprises s’inscrivent aujourd’hui dans un environnement où la juste concurrence doit être garantie – notamment pour la commande publique –, comment prendre en compte dans les procédures de Marché public l’investissement d’entreprises dans des communs ?
19Entre risque de commonwashing, gestion intelligente des interfaces et transformation profonde de la nature, de l’objet, de l’organisation, de la culture des entreprises, la relation entre communs et entreprises est aujourd’hui encore balbutiante et à la croisée des chemins. Elle sera déterminée à la fois par la volonté des entreprises d’investir ce champ sans le dominer, par celles des institutions publiques d’accepter et de protéger des formes de poursuite du bien commun qui lui échappent et par la capacité du monde des communs à investir l’entreprise pour, peut-être, la réinventer.
Notes de bas de page
1 Selon l’approche contractuelle de l’entreprise, initiée par R. Coase dans son article de 1937, « The Nature of the Firm », Economica, 4, 1937, p. 386-405 puis approfondie et popularisée notamment par M.C. Jensen et W. H. Meckling en 1976 dans leur article « Theories of the Firm : Managerial Behaviour, Agency Costs, and Ownership Structure », Journal of Financial Economics, 3/4, octobre 1976.
2 Dans le monde francophone, le sigle de RSE est selon les cas développé en « responsabilité sociale des entreprises » ou « responsabilité sociétale des entreprises ».
3 H. R. Bowen, Social Responsibilities of the Businessman, New York, Harper and Row, 1953.
4 D’une part d’un point de vue normatif à travers la norme ISO 26000 puis à travers un ensemble croissant de dispositions législatives (loi NRE de 2001, loi Grenelle 2 de 2010 et future loi Pacte) contraignant les entreprises à rendre compte de la façon dont elles prennent en compte les impacts sociaux, environnementaux et sociétaux de leurs activités. La directive 2014/95/UE sur le rapportage extra-financier consolide le cadre normatif de la RSE à l’échelle de l’Union européenne.
5 Ce rapport, commandé à N. Notat et J.-D. Sénard par les ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Économie et des Finances, et du Travail, propose différents outils pour permettre à l’entreprise de poursuivre une « raison d’être », non résumable au seul profit, constitutive d’un intérêt collectif au sein d’un réseau d’acteurs incluant les acteurs internes de l’entreprise (actionnaires, dirigeants et salariés) et ses différentes parties prenantes. Le rapport ne se réfère toutefois pas à la notion de Commun ni à celle de Bien commun, bien qu’elle cite des sources qui s’y réfèrent.
6 P.-E. Franc, M. Calef, Entreprise & Bien commun. La performance et la vertu, Paris, Palio, 2017 ou S. Bommier, C. Renouard, L’entreprise comme commun. Au-delà de la RSE, Paris, Charles Léopold Mayer (Essai), 2018.
7 Ibid., p. 23.
8 K. Levillain, Les entreprises à mission. Formes, modèle et implications d’un engagement collectif, Paris, Gestion et management/École nationale supérieure des mines de Paris, 2015, p. 32.
9 Ibid., p. 284.
10 Voir notamment J. Brygo, O. Cyran, Boulots de merde ! Du cireur au trader, enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers, Paris, La Découverte, 2016 ; J.-L. Cassely, La révolte des premiers de la classe. Métiers à la con, quête de sens et reconversions urbaines, Paris, Arkhé, 2017 ; P.-Y. Gomez, Le travail invisible. Enquête sur une disparition, Paris, François Bourin, 2013.
11 Voir notamment I. Getz, B. M. Carney, Liberté & Cie. Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises, Paris, Fayard, 2012.
12 S. Bommier, C. Renouard, L’entreprise comme commun. Au-delà de la RSE, Paris, Charles Léopold Mayer (Essai) 2018, p. 2015.
13 Voir en particulier : D. Bollier, La Renaissance des communs. Pour une société de coopération et de partage, Paris, Charles Léopold Mayer, 2014 ; B. Coriat (dir.), Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Paris, Les Liens qui libèrent, 2015 ; P. Dardot, C. Laval, Commun. Essai sur la révolution au xxie siècle, Paris, La Découverte, 2014.
14 G. Hardin, « The Tragedy of the Commons », Science, 162, 1968, p. 1243-1248.
15 P. Dardot et C. Laval, Commun, op. cit.
16 P. Sauvêtre, « Foucault et le conflit démocratique. Le gouvernement du commun contre le gouvernement néolibéral », Astérion, 13, 2015.
17 Voir http://www.encommuns.com
18 Voir www.wikispeed.org
19 Voir https://energie-partagee.org/projets/methamoly/
20 Pour plus d’informations sur le projet Gota Verde, voir la page du projet sur le site de la Commission européenne (https://ec.europa.eu/energy/intelligent/projects/en/projects/gota-verde) ainsi que la page dédiée au projet sur le site de l’association TAOA : (http://taoaproject.org/index.php/2010/11/26/honduras-projet-gota-verde/).
Auteur
Directeur de projet, Nomadéis
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