Regards croisés
« Les communs, porteurs d’alternatives pour la gestion du vivant dans les territoires ruraux »
p. 147-153
Texte intégral
1Le savoir-faire et la noblesse des agriculteurs est de créer de multiples richesses à partir des richesses naturelles de leur territoire, ce que l’on appellera ici « le vivant », c’est-à-dire l’air, l’eau, les sols, la biomasse, la faune… Ces richesses ne se mesurent pas uniquement à l’aune des quantités de denrées produites ou de leur valeur marchande. Elles résident également dans la contribution de l’agriculture à la qualité du paysage, de la biodiversité, des eaux, mais aussi de formes de lien social autour de l’agriculture et de l’alimentation.
2Cette question du vivant est apparue comme un sujet déstabilisant la théorie économique et la science politique telles qu’elles étaient organisées. Dès le début du xxe siècle, des problèmes sont pointés dans la théorie économique du libre-marché. La question du vivant déstabilise la logique de pensée et d’action du marché et des solutions du type pollueur-payeur ou services éco-systémiques vont être développées pour « internaliser les externalités » et compenser les défaillances du marché, pour mieux prendre en compte cette question du vivant et de faire en sorte qu’il ne se dégrade pas de façon inéluctable.
3Du point de vue des grandes tendances de la science politique, le problème est le même : le vivant a déstabilisé la gestion exclusive des choses par des droits de propriété, privés ou publics. Très vite, il est apparu que cette gestion n’arrivait pas à prendre en compte toutes les dimensions du vivant ou ne pouvait pas le faire, en particulier du fait que le vivant circule, notamment entre les propriétés publiques et privées.
4Après guerre, dans un pays industrialisé comme la France, on commence à observer des dégradations de la nature et de l’environnement dues à la façon dont le développement est pensé et mis en œuvre dans une société démocratique et de marché. Le politique et le législateur vont alors être amenés à essayer de trouver des réponses pour pallier les lacunes du système. En une décennie, on peut citer : 1960, la loi qui créé les parcs nationaux comme de grands périmètres au sein desquels l’État doit assurer une certaine homogénéité de gestion pour préserver le vivant que ne pourraient pas garantir la multitude des propriétaires privés et publics dans leur sphère de pouvoir ; 1964, première loi sur l’eau qui vise à une certaine unité de gestion par grands bassins versants ; la même année, la loi Verdeille cherche à instaurer une certaine unité de gestion du gibier (qui circule…) sur des périmètres adaptés, en rognant pour partie sur les droits des propriétaires fonciers. Plus récemment, une pluralité de mouvements environnementaux pointent les limites de la démocratie représentative en estimant que si l’on veut prendre en compte l’environnement, il faut associer les citoyens dans la définition des politiques publiques. Les travaux les plus récents, comme ceux de Dominique Bourg1, estiment que les États de droit ne sont plus la bonne échelle pour gérer l’environnement.
5Le monde agricole est au cœur des enjeux liés au vivant et à sa gestion. Le vivant déstabilise la dynamique du marché et de l’État : or, c’est paradoxalement à travers les instruments de régulation publique et de marché que sont le plus souvent recherchées des solutions aux problèmes que pose la prise en compte de la complexité et de la circulation du vivant par l’État et le marché… Il en résulte une mise sous tension de plus en plus forte du monde agricole, soumis à des injonctions qui peuvent paraître contradictoires : il doit être à la fois très performant dans les filières, ce pour quoi il lui est demandé de se focaliser sur quelques paramètres mais, dans le même temps, on lui demande d’être performant sur le territoire et de prendre en compte l’eau, la biodiversité… Le monde agricole est alors à la fois problème et symptôme du problème. Il est un des acteurs de ces dégradations au quotidien et accusé de tous les maux. Ceci rajoute un élément de déstabilisation. Rémi Beau le montre sur le cas de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes : c’est précisément l’incapacité d’un système d’action agricole exclusivement gouverné par le marché, la propriété privée et la régulation publique à assurer une diversité d’usages du territoire rendant ce dernier accueillant pour l’homme et pour la biodiversité que dénonce un collectif d’occupants de la ZAD tout en défendant une autre manière d’organiser les activités, notamment agricoles, du territoire, fondée sur une « approche bocagère des communs ».
6Elinor Ostrom et Henry Ollagnon ont été amenés à formuler des limites à la gestion du vivant issue de la logique de l’État et du marché. Ils ont tous deux estimé que certaines impasses proviennent du fait que ces deux types d’institutions fonctionnent avec une même rationalité à leur base, et que c’est cette dernière qui pose problème dans la gestion du vivant.
7Pour Elinor Ostrom, dans les logiques État-Marché, quand il s’agit d’agir sur le comportement des personnes pour qu’elles intègrent les questions environnementales, on cherche à agir de l’extérieur, en leur envoyant des signaux par le Marché comme les prix ou les taxes, ou par l’État par de la régulation publique, des normes et des interdictions. Or, elle a pu observer, dans de nombreux contextes, des situations où les personnes, les communautés, se sont « auto-organisées » pour prendre en charge les éléments naturels dont elles dépendent, en dehors de toute injonction d’un État ou de Marché. Le cas de la gestion du pastoralisme dans le Haut-Béarn, présenté lors de l’atelier agriculture du colloque « Entre État et Marché, la dynamique du Commun : vers de nouveaux équilibres » (université Paris 2 Panthéon-Assas, 8-10 juin 2017) est illustratif de la tension qui peut naître entre les acteurs d’un territoire (organisés par exemple dans des associations de bergers ou au travers des communes) habitués à prendre en charge leurs montagnes et des logiques « extérieures » portées par l’État à travers par exemple la création en 1967 du Parc national des Pyrénées occidentales, la volonté de réintroduire des ours ou encore, à travers les exigences européennes de mise aux normes des activités pastorales, tant ces politiques définies et mises en œuvre dans leur seule « rationalité » risquent de mener à la disparition des activités pastorales (et humaines…) sur le territoire. Une des voies possibles pour gérer de telles situations, forcément sources de tensions, peut alors être de repartir des ressorts d’implication intimes des personnes plutôt que d’agir par l’extérieur. Cela n’exclut évidemment pas des régulations extérieures mais, seules, ces dernières ne permettent pas une réelle implication des personnes. C’est dans cette implication volontaire que réside une des spécificités du Commun, illustrée par Joëlle Zask sur l’exemple des jardins partagés, où l’action en commun est décidée et mise en œuvre par les jardiniers, par contraste avec des jardins collectifs, où la coordination des actions dépend « d’une division des tâches imposée de l’extérieur ».
8L’autre limite, formulée par Henry Ollagnon, porte sur le fait qu’en France et depuis la Révolution française surtout, un mode de gestion « ouvert parcellisé » s’est développé dans tous les champs des activités humaines, qui repose sur une spécialisation accrue des savoirs et des métiers et sur un principe universaliste. Dit autrement, d’une part, on découpe les problèmes en sous-problèmes assignables à différentes approches disciplinaires et à différents acteurs spécialisés et, d’autre part, des principes universels valant pour tous sont recherchés pour gouverner l’action publique, ainsi que, dans une large mesure, l’action privée. Or, en situation complexe et multi-acteurs, ce mode de pensée et d’action lorsqu’il est seul se révèle insuffisant. Il finit par lui-même par accroître les difficultés auxquelles il cherche à répondre… En découpant les problèmes, on perd la capacité à comprendre et à pouvoir agir sur des problématiques intrinsèquement complexes telles que celles posées par le vivant. Il faut trouver le niveau stratégique opportun pour élaborer des réponses complexes à des problèmes complexes. Pour ce faire, il est incontournable de passer par les personnes, pour comprendre et agir : il est nécessaire de créer des capacités d’intelligence commune capables de réunir les clés de compréhension des diverses dimensions d’un problème de gestion du vivant pour le saisir dans son unité. Il s’agit également de créer des capacités d’action en commun permettant de retrouver un « pouvoir agir » sur le problème en activant conjointement différents leviers d’action détenus par une diversité d’acteurs publics et privés. Ces deux auteurs vont ainsi redécouvrir et faire réémerger la question du Commun comme modalité d’action complémentaire permettant de dépasser les limites observées. Comme mentionné précédemment, Joëlle Zask illustre bien, en prenant l’exemple des jardins familiaux et des jardins collectifs, cette capacité spécifique du Commun à prendre en compte les interdépendances entre acteurs et entre humains et non-humains au sein de cette entité vivante qu’est le jardin.
9Le monde agricole est déstabilisé par la logique de l’État et du Marché et les réponses qu’ils apportent sur la gestion du vivant et de sa dégradation, mais il porte également la mémoire dans les territoires d’une autre manière d’agir qui prévalait à une autre époque. Effectivement, en France et ailleurs, il a existé un ensemble de pratiques pour gérer les eaux, la faune, les risques naturels… L’exemple du Haut-Béarn montre ainsi une articulation entre propriété collective de la montagne et gestion en commun des pâturages, des estives et du milieu naturel remontant au xiie siècle, encore en vigueur aujourd’hui sous des formes modernisées, qui ont été réactualisées et réinvesties à travers l’Institution patrimoniale du Haut-Béarn. Joseph Paroix, président de l’Association des bergers et des transhumants des trois vallées, remarque ainsi que :
La propriété collective de la montagne est importante, c’est autour de cela que s’articule le lien entre le berger qui reste en bas et la montagne. Je crois que la propriété collective place le berger dans un lien avec tous les autres habitants de la montagne, elle est pluridimensionnelle. Avant c’étaient des zones de pâturages, maintenant il y a des touristes et plein d’autres personnes. Il faut gérer ce partage sans que notre légitimité soit remise en cause.
10En France, ces modes de gestion du vivant à travers les activités agricoles se sont dégradés sous l’effet de deux facteurs : le monde agricole s’est largement désinvesti de ces questions d’une part, et il a existé d’autre part une volonté de faire disparaître ces façons de s’organiser, considérée comme non modernes. De fait, elles ont disparu dans la plupart des territoires, même s’il en reste des traces, comme dans des montagnes ou encore dans des zones humides. Ces façons de s’organiser pour agir ont pour objectif d’assurer conjointement la durabilité de la communauté et celle des ressources et milieux naturels. Dans le champ du vivant – aujourd’hui très largement impacté par l’action des hommes – la question du Commun réside ainsi dans cette tension entre la reproduction et le développement d’une communauté humaine, et des projets de chacun, et la reproduction et le développement du milieu avec lequel elle interagit.
11Enfin, il faut rappeler que l’on trouve bien souvent au cœur des logiques de l’État et du marché le fait que l’homme est essentiellement considéré comme dégradateur du vivant (par son activité, ses modes de vie…) : comme nos sociétés sont de plus en plus puissantes et que nous sommes de plus en plus nombreux, inexorablement nous irions toujours vers plus de dégradation du vivant sur la planète. Toutes les réponses apportées consistent alors à chercher à réduire l’impact des humains sur le vivant, en réduisant au passage leurs marges de liberté… Ainsi, dans le cas du Haut-Béarn, les habitants de la montagne et leurs activités étaient au départ vus comme une menace pour les milieux et les ours, avant d’être reconnus et intégrés dans une gestion patrimoniale et en commun de la qualité du vivant dans la montagne, ours inclus, portée par l’Institution patrimoniale du Haut-Béarn. De fait, dans les pratiques territoriales, les personnes s’étaient donné à la fois des règles pour ne pas surexploiter la ressource, mais bien plus que cela elles étaient également « co-créatrices, pour partie, de la qualité du vivant », comme l’a illustré lors du colloque Didier Hervé, directeur de l’Institution patrimoniale du Haut-Béarn :
le Béarnais était un tueur d’ours, mais au bout d’un moment, nous nous sommes rendu compte que nous étions les seuls à avoir fait passer le cap du xxie siècle à une petite population d’ours en France.
12La leçon que nous pouvons en tirer est que nous sommes dégradateurs de la qualité du vivant mais aussi que, sous certaines conditions, il est possible par nos actions et des règles de gestions adaptées d’améliorer celle-ci. C’est là que réside un espace stratégique positif pour les agriculteurs et pour la société, comme l’ont montré les différentes initiatives présentées lors de l’atelier agriculture du colloque, qu’il s’agisse de l’Institution patrimoniale du Haut-Béarn, des fermes de Figeac des initiatives des Jeunes agriculteurs du Cantal dans le domaine de l’installation et de la transmission des exploitations ou de la gestion des interactions entre agriculture, eau et sols dans le bassin versant de l’Austreberthe et du Saffimbec en Seine-Maritime.
13Il existe différentes combinaisons et positions dans les relations concernant l’agriculture, l’État et le Marché. Certains estiment qu’il faut moins d’État et comptent sur le marché et les progrès techniques pour réduire les pollutions et l’impact de l’agriculture sur l’environnement. Tout un autre mouvement dans le monde agricole estime que le Marché ne convient pas et milite pour plus de volontarisme dans les politiques publiques agricoles pour mieux intégrer les enjeux environnementaux. D’autres se mettent à l’écart de l’État et du Marché, et tentent de refaire des communautés de vie dans les territoires en dehors de ces deux institutions, comme dans l’approche défendue par le collectif d’occupants de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes que décrit Rémi Beau. Certains enfin, plus rares, ne sont ni contre le Marché ni contre l’État, tout en reconnaissant leurs limites, et cherchent à faire réexister un troisième pôle, distinct et complémentaire, celui de l’action en commun. Ainsi, dans le cas de la structuration en écosystème des circuits courts agricoles en Provence-Alpes-Côte d’Azur présentée par Marc Lourdaux, les acteurs se sont attachés à trouver des modes d’organisation hybrides entre public et privé en faisant émerger des intérêts communs, gérés par une communauté d’acteurs constituée d’agriculteurs et d’organisations agricoles, d’acteurs de la distribution mais aussi de la société civile à travers une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), permettant de mettre en marché un « panier de biens du territoire » tout en intégrant des enjeux transverses et qui ne sont pas purement marchands : développement du territoire, accessibilité des produits au plus grand nombre, juste rémunération des producteurs, sobriété et écologie territoriale… Cette SCIC s’allie aussi à des acteurs publics pour mieux contribuer à des enjeux dont ils sont porteurs (promotion de la bio, développement des circuits courts, articulation tourisme-alimentation…). Cette hybridation entre différentes plateformes locales de circuits courts et entre commun, État et marché est facilitée par une « médiation commerciale d’intérêt territorial » permettant de faire émerger des équilibres entre ces trois sphères.
14On le voit, « faire commun » autour des activités agricoles et de la gestion du vivant constitue un enjeu stratégique pour les « agriculteurs » (qu’ils soient professionnels ou non-professionnels comme c’est le cas pour les jardins partagés) et pour la société. Ces façons de « faire commun » autour de l’agriculture et de la gestion du vivant et leur articulation avec l’État et le marché sont très diverses comme en témoignent les différentes expériences abordées dans cet ouvrage. Certaines contributions vont même jusqu’à explorer la possibilité de communs entre humains et non-humains dans la gestion du vivant. Ainsi, le collectif d’occupants de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes décrit par Rémi Beau revendique une approche du Commun mêlant humains et non-humains vivant sur le territoire en affirmant : « nous sommes la communauté des êtres de nature qui se défend […] Nous sommes le bocage ». L’analyse que fait Sarah Vanuxem de l’association de droits sur une propriété commune (forêt, pâturages) du mandement du Goudoulet qui a la propriété de bâtiments habitables la conduit ainsi à proposer de « concevoir les communs tels des collectifs d’humains et de non-humains, et incluant, notamment, des bâtiments. »
Notes de bas de page
1 Dominique Bourg, L’âge de la transition. En route pour la reconversion écologique, Paris, Les Petits Matins, 2016.
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Dynamiques du commun
Ce livre est cité par
- LAVELLE, Sylvain. (2022) Economic Reason and Political Reason. DOI: 10.1002/9781394188161.ch2
Dynamiques du commun
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