Le Commun & les Singuliers
Démarche de structuration en écosystème des circuits courts agricoles en Provence-Alpes-Côte d’Azur
p. 135-146
Résumé
La dynamique en Provence-Alpes-Côte d’Azur consiste à créer une plateforme commerciale régionale 100 % bio, capable de réunir l’ensemble du « panier agricole bio du territoire » pour le distribuer en restauration hors domicile. Ce projet de « commun » est le fruit de la confrontation entre les enjeux nationaux des filières bio avec les histoires singulières des plates-formes de circuits courts départementales et de leurs territoires. Il fait le pari d’un réseau équitable et pérenne. D’une manière générale, ces démarches s’inscrivent dans une logique de « médiation commerciale d’intérêt territorial ». Ce sont des ovnis qui revisitent, expérimentent au présent, la vie des Biens communs dans le domaine des circuits courts agricoles. Ils relèvent d’une forme hybride entre privé et public, qui s’intéresse aux acteurs, aux territoires, au local et au global se nourrit d’eux et tisse des liens avec eux. Ces démarches ont un triple atout : d’avoir un rôle « assembleur-rassembleur », à contre-courant du repli sur soi et de l’hyperspécialisation professionnelle mortifères, reposer la question, dans le bon ordre, des fins et des moyens et avoir la vitesse d’interactions vives entre les différentes parties prenantes.
Texte intégral
Il semble que ce soit là, dans cette obstination à rêver que réside leur part d’intouchable ; dans cette obstination à rêver que chaque civilisation trouve sens et direction.
Wajdi Mouawad
Introduction
1Les vagues de fond actuelles en matière de demande des citoyens en produits bio et/ou locaux et la réémergence des circuits courts constituent une forme de résistance au Marché alimentaire mondial, dont les conséquences dramatiques, humaines, économiques, écologiques sont aujourd’hui avérées.
2Ces nombreux circuits alternatifs, aussi bien dans la restauration collective que pour la consommation familiale, ont pris des formes très diverses. Mais ils sont encore fragiles et insuffisamment reliés. Dans un contexte d’urgence, ils doivent relever le défi d’une évolution systémique capable de sécuriser et de démultiplier les échanges équitables d’une agriculture familiale en face de la concurrence féroce des grands distributeurs et de l’industrie.
3Cet article analyse la construction en cours de la plate-forme de circuits courts agricoles Manger bio en Provence et s’appuie sur le retour d’expérience de l’auteur, coordinateur d’une des « plates-formes locales », Échanges paysans Hautes-Alpes, très impliquée dans le travail de terrain collectif ayant permis l’émergence de ce projet régional.
4Le principe opérationnel de cette plate-forme est de réunir sur un seul catalogue la diversité des productions bio régionales, grâce à une organisation logistique en amont adaptée pour les agriculteurs, et de la distribuer aussi bien en restauration hors domicile que dans les magasins bio, à l’échelle de Provence-Alpes-Côte d’Azur. Sur le plan des valeurs, il s’agit pour les producteurs de conserver, dans ce circuit, la maîtrise de leur commercialisation et donc de la « bonne » répartition de la valeur ajoutée entre production et distribution.
5Entrons dans la notion de « communs », d’abord par sa définition en tant qu’adjectif : « qui appartient au plus grand nombre » : l’eau, la nourriture, l’éducation, la santé… On retrouve, depuis quelques temps dans ces différents domaines, de nombreuses initiatives qui s’apparentent à des démarches de type « Biens communs » et qui nous font, d’ailleurs souvent, appartenir à plusieurs « communautés ». Pour la première fois, ce projet associe concrètement sur le sujet de la distribution en circuits courts à l’échelle régionale en Provence-Alpes-Côte d’Azur des agriculteurs bio des filières végétales (maraîchage, arboriculture) avec des éleveurs bio, producteurs de viande ou de fromages. Il rapproche les enjeux de circuits courts de la restauration collective bio avec ceux des magasins bio. Il s’élabore par confrontation – alliance entre « spécialistes » de la bio et acteurs du développement local des territoires. Est-ce que dans ces différentes communautés chacun est vu « comme un », ou dans une diversité de singularités qui composent et « s’arrangent » pour faire vivre le Commun ?
6Dans cette phase d’émergence, nous analyserons tout d’abord les éléments favorables et les freins à ce projet que constitue le contexte territorial Paca. Nous présenterons ensuite la genèse de cette initiative ainsi que le processus de construction du commun autour des notions de panier de biens et de médiation commerciale d’intérêt général. Enfin, nous ferons une première lecture des liens (des alliances ?) entre ces circuits alimentaires alternatifs et le secteur public (depuis les collectivités jusqu’au services de l’État) ainsi qu’avec les acteurs économiques privés « classiques » du Marché.
Une complexité territoriale qui pousse à la créativité dans la structuration
7En Provence-Alpes-Côte d’Azur, la géographie de l’offre et de la demande en produits agricoles bio est particulièrement disjointe, avec un espace urbain de Nice à Avignon qui concentre 90 % de la population, un bassin de production fruits et légumes important dans le Vaucluse et les Bouches-du-Rhône et les filières bovines, lait et viande, concentrées dans les Hautes-Alpes et Alpes-de-Haute-Provence. En outre, le temps effectif de déplacement d’un bout à l’autre de la région est marqué par une géographie alpine et un réseau routier souvent saturé sur la côte et dans de nombreuses villes. Enfin, la pression foncière sur les terres agricoles est particulièrement marquée dans ce territoire. On comprend bien, au travers de ces différents éléments, qu’il y ait une distance physique importante entre l’offre agricole biologique et la demande. Mais pour autant, les échanges régionaux ont eu cours depuis toujours et bien qu’ils aient été réduits à peau de chagrin (souvent à des initiatives individuelles), ils ont toujours perduré. C’est donc avant tout le Marché qui a abandonné le sujet du local, en préférant des circuits alimentaires internationalisés et industrialisés, afin de maximiser ses profits.
8Avec le renouveau des circuits courts et la demande galopante pour les produits bio, ces dernières années, cette complexité géographique territoriale a généré des initiatives collectives diverses, souvent « limitées » à l’échelle départementale et ne couvrant que très partiellement le territoire et les enjeux régionaux.
9Les principales organisations de circuits courts bio pour la restauration collective en Paca, racontent bien ce contexte géographique et historique : une plate-forme bio Agribio Provence dont l’ambition initiale était régionale mais qui perdure modestement dans le Var, la Plate-forme paysanne locale à Marseille qui relève le défi (notamment logistique) de l’approvisionnement d’un réseau d’épiceries paysannes et de la restauration commerciale dans la métropole Aix-Marseille, la plate-forme Agricourt, à Valence dans la Drôme, qui, même si elle ne fait pas administrativement partie de notre région, a des liens naturels avec le bassin d’Avignon et Échanges paysans Hautes-Alpes (EP05) qui accompagne les mutations rapides des filières lait et viande des Alpes du Sud, paradoxalement très dépendantes des circuits longs. Cette dernière initiative est caractérisée par une volonté de ses initiateurs de défendre des finalités transversales de développement territorial. Cela ressort notamment par le choix de valoriser à la fois des produits bio et conventionnels et par les intentions de synergies avec le tourisme... Elle porte, depuis sa création, la volonté de vendre ses productions spécifiques « montagne » dans toute la région.
10Du côté des magasins spécialisés (bio), la volonté historique d’un approvisionnement le plus local possible a rencontré les difficultés liées aux caractéristiques du territoire régional et à une augmentation de la demande « très » rapide. Les Amap ont probablement joué un rôle déterminant et pionnier sur ces sujets en revisitant complètement les questions commerciales et logistiques et notamment le rapport de force ou d’équité client-producteur. Elles ont probablement stimulé, relancé, des circuits directs, intrarégionaux, notamment des Alpes vers les métropoles… Depuis peu, mais avec la puissance qu’on lui connaît, la grande distribution s’est très fortement positionnée sur le marché des produits issus de l’agriculture biologique. Face à cette nouvelle donne, les magasins spécialisés n’ont pas d’autre stratégie possible que de revenir et de renforcer leurs valeurs différenciantes, en renforçant les partenariats avec les producteurs locaux et en trouvant de nouvelles formes d’organisations logistiques et commerciales de proximité. Avec le réseau Biocoop, existe déjà une belle expérience de collaboration vertueuse avec les plates-formes locales bio, ce qui constitue une dynamique d’alliance.
Le processus d’émergence d’un commun régional
11À l’initiative du réseau national des plates-formes bio de circuits courts (Manger bio ici et maintenant), une première rencontre est organisée. Elle permet de poser l’enjeu régional, dans un cadre national, de couverture la plus large possible du territoire, par des organisations commerciales équitables et « maîtrisées » par les producteurs bio. Dès le départ, une attention toute particulière a été portée à rassembler autour de la table une diversité la plus large possible des représentants des initiatives locales. Sans réelle surprise, les enjeux et les objectifs sont « rapidement » partagés et validés par les participants mais des points de blocage demeurent sur la façon de les mettre en œuvre par manque de culture commune : sur des caractéristiques spécifiques de cette région et notamment la dimension humaine, sur des incompréhensions entre enjeux militants et commerciaux, sur la prise en compte globale des territoires avec leurs enjeux transversaux, et sur la stratégie 100 % bio ou pas. Le constat est fait à ce stade d’une forme de confiance partielle partagée entre les acteurs, chacun acceptant que chaque participant expose dans un premier temps le modèle appliqué dans sa structure et sa vision pour le projet, issue de ses propres expériences. La concurrence, ou les interrogations sur les risques de concurrence, entre ce nouveau projet et les structures existantes, colorent toutefois ces échanges. L’approche pratique envisagée dans cette première rencontre est « classique » : un partage entre acteurs des zones de chalandise en Paca. Mais la géographie de l’offre et de la demande suppose une mise en commun des produits…
12Les plates-formes locales sont « jeunes » et ne sont pas prêtes compte tenu des aspects humains, éthiques à grandir trop vite ; pour certaines cela remettrait en cause leur projet même, les limites de sa zone de chalandise pour Agricourt, ou la gamme de produits pour EP05 (qui ne souhaite pas abandonner ses producteurs conventionnels et devenir 100 % bio).
13Aussi, à la suite de cette rencontre riche, une première approche est proposée faisant le pari de la complémentarité, de la coopération mais aussi de la sobriété, entre ces structures locales existantes et leurs singularités avec la création d’une nouvelle plate-forme régionale 100 % bio : Le Commun & les Singuliers. C’est l’objet même de la plate-forme Manger bio en Provence d’avoir l’audace d’un système commercial et logistique articulé entre ces plates-formes locales et la nouvelle structure régionale, sans hiérarchie entre les structures, mais avec un cœur de projet partagé, « un sens en commun », par chevauchement de « l’objet » des différents « Singuliers » avec celui du « commun ». D’ailleurs, cette démarche associe également un partenaire national, Biocoop, dans les mêmes conditions. À ce titre, c’est bien le pari du croisement d’une démarche (verticale) de filière, l’agriculture biologique avec les enjeux transversaux du développement local durable des territoires qui est en jeu. Une interface « locale » et « bio ». Cela suppose d’accepter la complexité de la situation et de chercher à établir une réelle confiance entre les partenaires ainsi que de mettre en œuvre une forme de régulation.
14Lors des étapes suivantes, la présence forte de représentants de magasins Biocoop confirme l’importance de l’enjeu pour ce secteur et ce groupe, mais la question des forces vives pour porter ce projet est plus incertaine. On observe une appropriation progressive, donc partielle, par les acteurs de ce qu’ils sont en train « d’inventer » collectivement. S’en suit une période de flottement pendant laquelle chacun est pris par les contraintes et le quotidien de ses propres structures. Le réseau national n’abandonne cependant pas le projet et insiste auprès des représentants locaux pour qu’ils prennent position à ce sujet. Deux arguments confirment la nécessité de s’investir dans ce projet : accompagner les producteurs bio du territoire et les nombreux agriculteurs en conversion, pour qui ces marchés régionaux sont très porteurs, en replaçant la question de ces marchés autour de l’intérêt général et non plus autour des enjeux spécifiques à chaque structure locale. Plus globalement, les acteurs des plates-formes locales ont conscience de la jeunesse de leur organisation et des circuits courts, ce qui nécessite de rester ouvert à de nouvelles évolutions. Le principe systémique d’une plate-forme régionale, interface des plates-formes, locales a donc fait progressivement son chemin et est devenu la solution incontournable en Paca pour le premier cercle des initiateurs de la démarche.
15À l’occasion d’une nouvelle rencontre, en réaction aux propositions des Varois s’interrogeant sur l’avenir de leur structure, la réflexion aborde concrètement les enjeux communs et ceux de chaque plate-forme locale, les principes d’articulation et de régulation portant aussi bien sur des aspects commerciaux que sur la définition de l’objet de la nouvelle structure et de sa gouvernance. Une grande et belle étape est franchie car chacun se rallie au projet de création de Manger bio en Provence d’abord sur la dimension positive de la démarche, « l’objet et les valeurs », mais aussi en prenant en compte les limites ou fragilités spécifiques de sa propre structure.
16Par la suite, une matrice a été imaginée pour que chaque plate-forme locale précise les points fondamentaux de l’existant et de la trajectoire de sa structure, tout en posant la question de ce que chacun souhaite apporter au commun (des produits, des équipements et solutions logistiques, des savoir-faire, du réseau). Cette matière réunie, il ne « restera plus » qu’à la mettre en regards croisés et à définir ensemble la façon d’appliquer ces principes dans le fonctionnement, dans les règles commerciales, dans l’objet, dans la gouvernance. Dans ces aspects qui défrichent la question de la régulation (des enjeux ou des conflits), on peut noter d’ores et déjà le distinguo envisagé, entre des points essentiels qui devront être gérés par une instance de régulation spécifique et les actes du quotidien qui sont plutôt de la responsabilité des salariés et de leur caractère « militant ». Par ailleurs, les apports d’acteurs indépendants, issus de la société civile ou du domaine du conseil, permettent, à différents moments clés, un recul et un point de vue objectif désintéressé (d’intérêt général). Mais plus positivement, ce travail autour de la matrice permettra probablement d’identifier les diverses formes de coopérations, de mutualisme, d’entraide et tant d’autres formes de liens, pérennes, éphémères qui permettront sobriété, et vie du réseau.
17Depuis, dans un processus de construction en marchant, une approche du fonctionnement et du budget prévisionnel a été élaborée : les statuts de la société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) ont été validés collectivement et grâce à la mobilisation d’un premier cercle de producteurs, la coopérative a été créée juridiquement. Dans le contexte spécifique d’une expérimentation portée par des structures de l’économie sociale et solidaire (ESS) qui n’ont pas de capacité d’investissement propre, la mobilisation de ressources financières est indispensable pour le lancement opérationnel de la plate-forme et passe donc par des demandes de financements publics : État et Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), dans le cadre du Programme national pour l’alimentation, région, département et ou métropole. À noter que l’accueil de cette initiative par les institutionnels est très bon et recoupe de nombreux enjeux dans les territoires, dans le cadre de la nouvelle loi Egalim, des plans alimentaires territoriaux ou de l’évolution des marchés d’intérêt nationaux… Des attentes par certains côtés disproportionnées mais qui témoignent, pour ces acteurs publics, de la recherche d’initiatives opérationnelles et complémentaires à celles des acteurs économiques classiques du Marché.
En quoi la démarche initiée par Échanges paysans et Manger bio en Provence défriche - t-elle la question d’une évolution systémique des communs ?
18En remettant du sens partagé et de l’intérêt général sur la passerelle commerciale offre et demande du distributeur local, c’est une forme « d’interdépendance humaine » au sens de la diversité des liens entre les personnes d’un même territoire, à plusieurs échelles d’appartenances, qui est révélée et encouragée. Et par là même, fait système ! Les restaurateurs de la cantine de Briançon ou d’un refuge des Écrins sont attachés au fromage bleu du Queyras produit par les agriculteurs et fromagers voisins. Mais ils font le lien aussi, pour la farine bio de la ferme de Dominique, dans le Buëch, à l’autre bout du département, dans sa partie provençale. Cette logique vit aussi pour l’équipe de cuisine du lycée de La Seyne-sur-Mer, dans le Var, qui sait bien que les vaches les plus proches qui peuvent « produire du bon fromage » sont dans le Champsaur, l’Ubaye ou le Queyras. Les liens interpersonnels intrarégionaux, qui s’expriment par le tutoiement, par l’utilisation des prénoms entre interlocuteurs, sont historiquement nourris par des flux de populations rurales vers les villes à différentes époques, mais aussi par des allers-retours réguliers, de vacanciers, résidents secondaires, de colonies de vacances…
19Le déploiement de la démarche se fait également par le choix assumé de prendre le risque d’alliances avec l’économie « classique, privée » et d’alliances avec le secteur public. Cela commence par le fait d’interroger dans des situations concrètes (situations commerciales pour les cantines, ou les hôpitaux par exemple) les élus et techniciens des différentes collectivités ou des services de l’État, sur divers enjeux d’intérêt général du territoire. Pour le secteur économique, depuis le « petit » acteur local (atelier de découpe de la viande, fromageries) jusqu’aux grosses entreprises (transporteurs, grands opérateurs de tourisme), il s’agit de les sensibiliser et de les interroger sur des enjeux de filières mais en prenant l’angle du développement local. Souvent, cela aboutit à la construction de projets avec les uns et les autres, en acceptant des compromis se situant dans un continuum entre l’idéal théorique et ce qui est concrètement possible avec les différents acteurs en présence. Un jeu d’alpiniste, qui progresse sur la crête de l’éthique responsable en connaissant ses limites… Parfois ces démarches rencontrent des initiatives qui sont « naturellement » très proches en termes de valeurs et de principes, comme la coopérative Biolait qui, en maîtrisant la collecte du lait bio et un prix juste pour les agriculteurs, redonne du sens et des valeurs à l’aval de la filière.
20Par assemblage de ces différentes initiatives et partenariats publics et privés, s’esquissent des axes de développement du territoire qui revisitent le rapport métropoles-montagne. Au-delà des intentions théoriques, ils se concrétisent dans une mise en œuvre pratique par un échange commercial de produits ! Cela ouvre des perspectives importantes d’élargissement. En effet, si le premier système Échanges paysans fonctionne, au sens où il vit dans la durée, il a l’opportunité de se connecter à d’autres écosystèmes (géographiques, thématiques, humains). À commencer par Manger bio en Provence. Mais aussi dans le domaine du développement touristique, par effet rebond. En structurant les circuits courts à l’échelle régionale, la plate-forme vise en effet à contribuer objectivement, et de manière qualitative, aux flux touristiques intrarégional et au cercle vertueux du « consommer local ». La spécificité du levier commercial d’intérêt territorial est probablement d’avoir la capacité de jouer le rôle de catalyseur du « Panier de biens » du territoire, tel qu’il a été défini par les chercheurs de l’Institut de géographie alpine, comme Bernard Pecqueur, par la mise en marché de ce panier de biens !
21Enfin, cette dynamique systémique s’exprime aussi dans l’hypothèse d’une petite capacité d’influence : dans la « stimulation » de l’agriculture conventionnelle par les acteurs de la bio et leurs valeurs humaines, du Marché par un mode de commerce équitable… Communiquer les bonnes pratiques et démontrer le potentiel de ces démarches éthiques est en soit une stimulation pour des distributeurs toujours à l’affût des tendances des consommateurs. Dans ces temps de crises, les uns ou les autres peuvent se rallier à ces démarches progressivement, par proximité, par sens du territoire ou par opportunisme. Ces différents facteurs se chevauchent souvent à travers la capacité au changement des acteurs. Mais il semble bien que le moteur le plus puissant de ce basculement de paradigme soit paradoxalement la fragilité de leur modèle actuel et l’intérêt direct de travailler pour un avenir meilleur.
Une médiation commerciale d’intérêt territorial
22Au niveau de l’animation de ces projets, les premiers retours d’expérience de la plate-forme locale Échanges paysans Hautes-Alpes sont précieux. Ainsi s’esquisse le rôle du facilitateur, qui maîtrise les langues et les codes du dialogue avec la diversité des acteurs et appartient à différentes « tribus de confiance » : celle des producteurs, des transformateurs, des restaurateurs, ainsi que celles des partenaires privés et publics. Cette appartenance à divers groupes découle avant tout d’expériences vécues, d’actes fondateurs de confiance. Par exemple, des situations de commerce où la connaissance du sujet, le caractère équitable et partenarial ont été éprouvés dans les faits. Ce sont d’ailleurs souvent dans les réponses aux petites épreuves, comme des « ratés » de livraison, que se construit cette solidarité, cette confiance tellement appréciée par les restaurateurs, qui doivent supporter de nombreux imprévus, et les agriculteurs, souvent, « en mal » de reconnaissance.
23Avec les agriculteurs, la confiance, s’est établi progressivement : par la réelle définition du prix par le producteur, par un volume de produits valorisés en augmentation significative, par l’implication plus globale sur les enjeux de la ferme ou de la filière et sur des aspects humains tout simplement.
24Avec les techniciens du secteur public, c’est dans notre implication dans la recherche de l’intérêt général qu’une forme de complicité s’est établie, comme en témoigne cette citation d’un fonctionnaire rencontré dans le cadre de notre travail de terrain : « Vous êtes le secteur public que nous ne pouvons plus faire. »
25Avec les acteurs économiques privés, ce seront notre professionnalisme et notre croissance rapide qui faciliteront nos liens.
26Sans tomber dans les simplifications, le caractère hybride, économique et d’intérêt général, permet ces appartenances à ces « clubs informels » de confiance. Ce rôle spécifique s’apparente à une interface avec tous ces groupes et cela engage dans des équités multiples. Un rôle d’« assembleur » des produits du « panier de biens » du territoire et de rassembleur des acteurs des différentes vallées, « chapelles » ou filières. Il se concrétise par une fonction de passerelle rassurante pour les acteurs qui ne se connaissent pas et dans la capacité à distiller des informations « sensibles » qui lèvent certains obstacles locaux : « un antidote aux inerties locales ».
27Ce rôle de facilitateur suppose donc le temps d’échanges nombreux, au quotidien, avec une grande diversité d’acteurs. En choisissant pour chacun des interlocuteurs le bon moment : à 7 heures, au moment de la traite ou sur les marchés pour les agriculteurs, à 11 heures quand le repas est prêt pour les restaurateurs… Ainsi, en étant à l’écoute des contraintes des deux parties, en les prenant en compte de manière croisée, en identifiant ensemble des problématiques ou des envies, s’engage un travail de médiation qui fait entrer, au sens symbolique, dans les « cuisines du territoire ». Les solutions sont souvent apportées par les producteurs et restaurateurs eux-mêmes, mais le médiateur les interroge, les reformule, les fait circuler, de l’offre à la demande, les vulgarise… Ce ressort, assez puissant et fluide, et, tout compte fait rapide, valide le temps passé dans les échanges formels et informels. Il constitue une forme d’intelligence collective dynamique, mobilisée pour des finalités d’intérêt territorial, transversales. Ce que nous désignons par « médiation commerciale d’intérêt territorial », c’est un processus qui se construit « en marchant », ou plutôt « en volant » si on prend en compte la vitesse des interactions. Il s’agit d’appréhender le sujet sur tous les angles à la fois, de manière holistique : offres, demandes, modèle économique, éthique, gouvernance interne et externe… Un jeu spontané s’instaure entre des pôles qui paraissent s’opposer, « le modèle économique et l’éthique ». Il s’agit d’une tension plutôt positive qui permet de prendre réellement en compte ces aspects et d’établir, au moment donné, le bon compromis. C’est un processus en évolution, vivant, qui suppose de revisiter ces sujets régulièrement, en assumant la part de risque et en ajustant les curseurs, en fonction des réalités éthiques, économiques et humaines. Il faut une réelle ouverture dans la démarche tout en posant des limites, des règles fondamentales définies dès le départ.
28Il convient pour le médiateur d’avoir de vraies qualités relationnelles d’écoute, d’empathie, de patience, de générosité, voire de désintéressement. Cela s’applique dans les relations commerciales quotidiennes avec les producteurs et les clients, relations qui restent avant tout humaines, équitables et tellement différents du « harcèlement » ou des « arnaques » de nombreuses pratiques commerciales… On le retrouve dans le cercle des plates-formes de circuits courts qui s’échangent divers outils et partagent même des marges ou des marchés dans une logique donnant-gagnant réciproque. Cela va jusqu’aux artisans du territoire qu’Échanges paysans sensibilise sur des opportunités en matière de développement, par sa connaissance du marché régional des circuits courts et de la bio. Par exemple, le projet de yaourt bio et locaux est produit avec le lait collecté par la coopérative Biolait dans les Hautes-Alpes.
29Au fur et à mesure, les clients, les producteurs, les sous-traitants, deviennent des partenaires et des complices qui allègent le processus commercial et logistique en le facilitant, en trouvant de nouveaux clients. Ces apports nourrissent une part de la sobriété du fonctionnement, si déterminante pour la pérennité et l’éthique du projet. Ce maillage de « complices » est puissant car il mobilise des acteurs clés, avec des responsabilités dans le public ou dans le privé, qui couvrent bien les différentes échelles territoriales, les branches économiques directes ou périphériques, du local jusqu’au global. Associé aux valeurs du projet, il permet souvent un accueil, une bienveillance, de nombreux interlocuteurs, ce qui encourage, là aussi, la vitesse du déploiement du projet. « Ensemble, on va plus vite et plus loin ! »
Conclusion
30Il semble, au travers de ces expériences, que l’avenir des communs est d’autant plus grand qu’il est vu en tension vitale avec les Singuliers et que, par là, s’ouvre probablement une fenêtre vers la systématisation. Par la dimension universelle de l’alimentation et de l’agriculture, par la complémentarité des compétences réunies et avec les atouts spécifiques des territoires de montagne (échelle humaine, polyvalence, rapport au risque et à la nature), s’esquissent peut-être ici des possibles transposables.
31La tâche est démesurée mais l’émergence d’une possible lumière au bout du tunnel change la donne et procure de l’espoir ! C’est le constat que l’on peut faire quand on travaille au quotidien avec des agriculteurs dans des phases plus ou moins critiques. Nous faisons en outre l’hypothèse que l’initiative régionale analysée dans cet article et la notion de médiation commerciale d’intérêt territorial, présentent une communauté de pensée avec d’autres expériences en cours sur le territoire national, comme les « Territoires zéro chômeurs longue durée » ou « l’intermédiation locative » et tant d’autres qui émergent probablement de par le monde : et si le xxie siècle était celui de l’émergence d’un système d’appartenance à divers communs en équilibre avec des singuliers et faisant partie d’un tout ? Et si l’économie sociale et solidaire, avec ses atouts et ses fragilités, jouait un rôle majeur dans cette articulation entre intérêt général et intérêt privé, entre État et Marché ? Autant de pistes de réflexion qui méritent d’être explorées et approfondies sans peur de la complexité des enjeux, ni de celle de la mise en œuvre ! C’est simplement un changement de paradigme, qui appartient à chacun de nous, au sens où il est en chacun de nous !
Auteur
Coordinateur d’Échanges paysans Hautes-Alpes
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