Plaidoyer pour un art (de l’)ordinaire
p. 285-303
Texte intégral
Le problème du contexte
1Qu’est-ce qu’un art ordinaire1 ? Serait-il un art qui porte un regard sur la vie ordinaire ? Qui essaie de la transformer ? Un art donc « de » l’ordinaire serait-il un art qui prendrait l’ordinaire comme un objet ? Ou serait-il plutôt un art aux qualités foncièrement ordinaires ? Qui prendrait la vie ordinaire comme son étoffe profonde et qui en épouserait la nature ? Comment s’agencent les pratiques artistiques lorsqu’elles cherchent à quitter le monde de l’art pour s’immerger, voire s’évanouir, dans les pratiques de la vie ? Ces questions sont entièrement wittgensteiniennes dans la mesure où Wittgenstein a été un des premiers penseurs à se frotter au réel de l’art, de l’architecture, de la musique et de la chromatique pour y déceler une forme de vie entièrement ancrée dans la pratique, tout en montrant néanmoins comment cette forme de vie spécifique possède une généralité, comment elle peut être féconde pour la pensée, la culture et la philosophie. Le chemin que Wittgenstein nous invite à suivre est celui du mélange et des articulations solides, bien que souvent invisibles, entre l’art et l’ordinaire. Ce chemin n’est pas celui de la différence entre l’art et la vie, mais plutôt de leur mise en relation interne.
2Imaginons la salle d’un théâtre au début d’un spectacle, les lumières s’éteignent, le bruissement des spectateurs assis dans leurs fauteuils s’estompe, le rideau se lève, les projecteurs éclairent une scène vide, sans décor : le spectacle a commencé. Une personne entre sur scène, prend une pomme de sa poche, la mord et sort de la scène. Imaginons maintenant une rue piétonne, des gens sont assis à une terrasse de café, d’autres marchent sur le trottoir, une personne est pressée, une autre regarde les vitrines. Quelqu’un s’arrête au milieu de la rue, sort une pomme de sa poche, la mord et s’en va. Par comparaison, le premier geste est habituellement nommé « artistique » et le second tout simplement « ordinaire ». Et pourtant, si l’on fait abstraction du contexte, le premier geste ne manifeste aucune différence avec le deuxième. Les deux gestes partagent en effet trois propriétés fondamentales : leur composition motrice (ils sont constitués du même agencement d’actes physiques – marcher, s’arrêter, mordre la pomme, s’en aller), leur exécution corporelle (ils sont accomplis en suivant le même rythme) et leur attitude (ils ont la même allure, décontractée et insouciante). Parce qu’ils partagent ces trois propriétés essentielles, on peut induire que ces deux gestes établissent un rapport d’identification, mieux d’indiscernabilité : on dirait qu’il s’agit du même geste.
3De là, l’objection spontanée consisterait à rappeler que si ces gestes paraissent identiques, en réalité le contexte est différent et que finalement l’on ne peut pas faire abstraction des conditions et des propriétés extrinsèques dans l’évaluation d’un geste. Cela reviendrait à dire que pour définir la forme et la nature d’un mouvement corporel, il faut tenir compte des circonstances. Soit. Une question surgirait alors autour du statut de ce contexte. Comment le délimiter et le définir ? S’agirait-il de l’espace physique, du lieu accueillant et exposant le geste, ou plutôt du vécu subjectif, voire émotionnel, que le geste sollicite ? Si la première hypothèse définit le contexte en termes physiques, la deuxième le définit en termes perceptifs et subjectifs. Le problème est qu’on associe souvent le lieu physique au contexte subjectif, comme si, au théâtre par exemple, les choses se transfiguraient par notre posture mentale. Certes, les attentes et les circonstances psychologiques changent, mais rien ne pourrait démontrer qu’il en aille de même pour les conditions empiriques : c’est avec le même corps et avec les mêmes yeux qu’on regarde un spectacle et qu’on observe des passants dans la rue. Au théâtre, notre modalité perceptuelle ne varie pas, c’est uniquement notre attitude qui change. Inversement, on pourrait contempler une rue passante comme si l’on était au théâtre, en dissociant donc le vécu subjectif de son contexte physique habituel. Tentative d’épuisement d’un lieu parisien2 de Georges Perec est un exemple littéraire de cette seconde attitude.
4Si cette constatation autour du contexte peut paraître négligeable, ses conséquences au sein du débat contemporain en art le sont moins. Rappelons que la théorie du « contextualisme esthétique » a été largement étudiée au xxe siècle par les théoriciens analytiques. Ce mouvement de pensée issu de la philosophie analytique anglo-saxonne (inspirée des travaux de Moore, de Russell et bien sûr de Wittgenstein) trouve une figure pionnière chez Nelson Goodman et un penseur emblématique chez Arthur Danto. Comme le montrent les textes de Joseph Margolis, George Dickie, Jérôme Stolnitz, Monroe Beardsley ou Noël Carroll, l’esthétique analytique se distingue d’une approche spécifiquement linguistique là où elle inclut des questions de représentation, d’émotion et de beauté, tout en maintenant à l’écart les traits honnis de la tradition spéculative dite « continentale ».
5Pour éclairer ce point, rappelons le glissement, nécessaire par ailleurs, opéré par Goodman et allant de la question ontologique « qu’est-ce que l’art ? » à la question historique et culturelle « quand y a-t-il de l’art ? »3. Il est évident qu’une chose n’est pas « artistique » comme elle peut être « carré » ou « liquide », l’art n’est pas une qualité première, mais un statut. Toutefois, il ne faut pas oublier que ce statut ne fonctionne que si certaines qualités sont rassemblées par un agencement de facteurs, lequel peut être fort complexe, sans pour autant cesser d’être intrinsèque à l’œuvre. Le nom « rouge » existe certes par convention, mais il faut un certain type de pigments pour que cette couleur apparaisse sous mes yeux. Autrement dit, le contexte historique n’est pas nécessairement génétique, il reconnaît la valeur d’un objet, il en érige un statut, mais il n’en crée pas stricto sensu les qualités par la simple profération d’un nom. Que le « monde de l’art4 » donne une légitimité à l’œuvre, cela n’implique pas – et ce serait même un contresens – qu’il génère les qualités que ce même monde reconnaît comme artistiques.
6Nommer n’est pas créer. Le contextualisme ne voit l’art que par la codification qu’en fait l’institution et non pas par le processus traversé par l’artiste. Il ne voit l’art qu’une fois que celui-ci est mort, momifié dans un musée, ayant perdu à jamais le processus vivant de son insurrection dans le monde ; il a oublié le processus d’inspiration poïétique cher à Paul Valéry, tout comme l’instauration de René Passeron ; il a oublié les tentatives, les entêtements, les échecs, les expérimentations qui sont l’étoffe même du « processus créatif », cher à Marcel Duchamp et à la lignée artistique qu’il a inspirée.
7Si l’on prend le problème non pas du point de vue de ce que John Dewey appelait, non sans ironie, « la conception muséale de l’art », mais plutôt du point de vue des artistes, de leur vécu, de leur grammaire, de leur vie, on voit bien que le critère du contexte change, et devient moins décisif. Qu’il soit possible de comprendre et de façonner la définition et l’expérience de l’art en dehors de ses lieux conventionnels (musées, théâtres ou galeries), c’est ce que les artistes eux-mêmes ont démontré depuis plus d’un demi-siècle. Les lieux physiques et les institutions (musées, galeries, biennales, théâtres, etc.) qui s’affichent en tant que représentants du monde de l’art ne peuvent plus, selon cette nouvelle optique, faire office de pouvoir créateur, mais doivent se contenter d’un pouvoir symbolique. Tout comme Dewey, qui avait déjà dans son temps critiqué la « conception muséale de l’art », durant la néo-avant-garde les artistes s’érigent contre les limites imposée par le contexte artistique traditionnel. Il suffit de penser aux affichages sauvages de Daniel Buren, aux happenings d’Allan Kaprow, aux déambulations de l’Internationale situationniste, aux actions de Joseph Beuys, au Land Art, aux life-like-dances de Anna Halprin, aux gestes ironiques de Fluxus, aux chorégraphies de Trisha Brown du Judson Dance Group pour se rendre compte de la fécondité de cette approche et de son importance vis-à-vis de la théorie critique. En se plaçant dans l’espace urbain ou dans la nature, ces pratiques, tout en étant reconnues comme artistiques, cherchent à s’extraire de l’influence « génétique » propre au contexte artistique institutionnel, tout comme de l’emprise capitaliste et néolibérale qui l’anime.
8Cette tentative d’évasion de la tour d’ivoire que le musée représente semble néanmoins plus facile, lorsqu’il s’agit de gestes plutôt que d’objets. Ou du moins c’est ce qu’on aurait pu soutenir jusqu’à une période récente, puisqu’à partir du début des années 2000 les performances ont fait leur irruption dans le monde de l’art et irriguent aujourd’hui les galeries d’exposition, en montrant que le capitalisme réussit à s’adapter aux formes artistiques les plus insaisissables et les plus éphémères en mettant en place des protocoles d’action et d’acquisition de droits d’auteur sur des pièces performatives supposées être évanescentes et non répétables. Ainsi lorsque l’on touche aux qualités spécifiquement « ordinaires » des œuvres (objets tout comme performances), ce qu’on peut remarquer, c’est que le contexte et la valeur symbolique de l’art peuvent encore avoir une efficacité sur les objets, même lorsque ces objets sont des produits industriels, des choses déjà faites, des ready-mades.
9Ainsi, comme dans le cas litigieux de Fontaine (1917) de Marcel Duchamp, un urinoir mis à l’envers, signé et daté, peut donner l’impression de « devenir » une œuvre d’art presque ontologiquement, sinon matériellement. Il s’agit d’une impression, dans la mesure où l’urinoir en question n’a rien d’une œuvre d’art classique, il ne représente ni un effort de production technique ni une quelconque originalité, Duchamp lui-même l’avait signé d’un faux nom et n’avait pas exposé l’objet, pas plus qu’il n’avait pensé important de le sauvegarder. De même pour d’autres ready-mades, comme Porte-bouteilles (ou Hérisson, 1914), « Si vous voulez le porte-bouteilles, vous pouvez aller l’acheter au BHV », aurait-il répondu avec ironie à ceux qui cherchaient à consacrer l’objet en tant que tel. Cela fait écho à une phrase de Lawrence Weiner (figure centrale de l’art conceptuel) : An artist can say a cup of coffee is art, but he’s a damn fool if he says a cup of coffee isn’t a cup of coffee, just because it’s art5. (Un artiste peut bien dire qu’une tasse de café c’est de l’art, mais il serait un idiot s’il disait qu’une tasse de café n’est pas une tasse de café sous prétexte qu’elle est de l’art.)
10Or, boutades mises à part, la force de Duchamp et des artistes de la néo-avant-garde réside dans le pouvoir opérateur de l’ordinaire, à savoir la dissociation entre la valeur symbolique et l’objet lui-même. Cette dissociation est d’autant plus intéressante lorsqu’on glisse de la catégorie des objets à celle des gestes. Si un objet ordinaire, ou ready-made, peut encore donner l’impression de se transformer en œuvre d’art par sa mise en contexte institutionnelle, cela est plus compliqué lorsqu’à la place d’un objet nous avons affaire à un geste ordinaire. Si je balaye le sol dans une galerie d’art, suis-je en train de faire une performance artistique ? Est-ce que mon geste cesse d’avoir sa valeur d’usage ? Et si je balaye le sol dans ma cuisine, suis-je en droit de revendiquer mon geste comme artistique ? Dans le cas où un geste ordinaire (qui n’est absolument pas du mime) est placé dans un contexte artistique, il est difficile de suspendre la fonction d’un geste (le sol finira bien par être nettoyé), alors qu’il est plus aisé de suspendre la fonction d’un objet, comme un urinoir. Même si l’acte génial et provocateur de Pierre Pinoncelli, qui aurait uriné dans une réplique de Fontaine de Duchamp, prouve que la suspension contextuelle n’est pas identique à l’impossibilité empirique : tout comme le geste, l’objet conserve sa fonction ordinaire.
11Si les notions d’artefact et de valeur d’usage peuvent être un critère de démarcation entre l’art et la vie ordinaire, elles sont moins opérantes pour la catégorie des gestes, puisque la vie est aussi artificielle que l’art. Il suffit de penser aux différentes étapes nécessaires pour apprendre à marcher, manger ou se brosser les dents, toute une série d’actions que nous vivons presque comme naturelles à l’âge adulte (lorsque nos organes fonctionnent correctement). Ainsi, au niveau de la différence entre l’artificiel et le naturel, ou entre l’art et la vie, l’artefact fonctionnerait donc non pas comme une ligne de démarcation, mais comme un critère d’assonance et d’analogie entre l’artistique (supposé fictionnel et artificiel) et l’ordinaire (supposé réel et spontané). Il montrerait non pas la différence esthétique entre l’art et la vie, mais bien plutôt leur similitude esthétique, leur conjonction interne. Ce n’est pas en se faisant spontané que l’art rejoint la vie, mais c’est en demeurant artificiel qu’il révèle les traits artificiels de la vie elle-même. Et sur cette porosité entre l’art et la vie, Wittgenstein est tout simplement lumineux dans un passage souvent cité :
Il ne saurait y avoir rien de plus merveilleux que de voir un homme dans l’une quelconque de ses activités quotidiennes les plus simples [performing some quite simple everyday activity, dans la version anglaise], lorsqu’il croit ne pas être observé. Imaginons un théâtre : le rideau se lèverait et nous verrions un homme seul dans sa chambre, allant et venant, allumant une cigarette, s’asseyant, etc., de telle sorte que nous verrions soudainement un homme du dehors, comme nous ne pouvons jamais nous voir nous-mêmes. C’est à peu près comme si nous voyions de nos propres yeux un chapitre d’une biographie – cela devrait être à la fois effrayant et magnifique. Plus magnifique que tout ce qu’un poète peut faire jouer ou faire dire sur la scène : c’est la vie même que nous verrions. – Mais c’est là ce que nous voyons tous les jours, et cela ne nous fait pas la moindre impression ! – Soit ! Mais nous ne le voyons pas dans cette perspective. […] Mais c’est l’artiste seul qui peut nous représenter le détail singulier de telle sorte qu’il nous apparaisse comme une œuvre d’art. […] L’œuvre d’art nous contraint pour ainsi dire à la bonne perspective, mais sans l’art l’objet n’est qu’un morceau de nature comme n’importe quel autre, et le fait que nous puissions le relever par notre propre exaltation n’autorise personne à nous en imposer le spectacle. (Je ne puis m’empêcher de penser toujours à ces insipides tranches de vie que celui qui les a prélevées trouve intéressantes, parce qu’il était lui-même là et qu’il a vécu quelque chose ; mais un tiers les considère avec une froideur justifiée, si tant est qu’il soit juste, d’une façon générale, de considérer quelque chose avec froideur)6.
12Wittgenstein instaure une subtile différence entre une « tranche » et une « forme de vie » (Lebensform). Une tranche de vie est une histoire personnelle où le sujet se livre à un récit de soi stérile et sans lien avec le contexte intersubjectif dans lequel le récit agit comme une parole morte et reste souvent inaudible. Au contraire, la « forme de vie » garde sa vitalité ; elle est la présentation d’une expérience qui est, certes, personnelle et intime tout en étant collectivement et profondément partagée. La différence entre l’idée de « forme » ou comme simple « tranche » de vie est immense car si la première forme de vie est vivante, la tranche de vie est fatalement morte. Aussi, ce qui est intéressant dans ce passage de Wittgenstein, c’est que le travail scénique n’est pas aboli. Wittgenstein parle bien d’un certain type de théâtralité (« le rideau se lèverait »), dans laquelle la solitude de la vie intime (« sa chambre ») serait rendue manifeste par l’apparence ordinaire des gestes : marcher simplement, s’asseoir, allumer une cigarette. L’effet théâtral y est clair, on verrait « un homme du dehors comme nous ne pouvons jamais nous voir nous-mêmes ». On serait donc confronté à une procédure précisément artificielle, artistique en ce sens : nous voyons cet homme comme s’il était nous-mêmes, de telle manière, cependant, qu’il s’agirait bien d’une extériorisation de soi.
13On assiste donc à une procédure d’impersonnalisation de l’intime. La vie intime est esthétique lorsqu’elle n’est plus personnelle. L’art opère une condensation des énergies sociales par laquelle il s’agit de s’extraire de l’ego et de la scène vide de la banalité du singulier pour mettre en place une conjonction paradoxale entre l’intime et l’impersonnel. Cette conjonction s’illustre aussi dans le dispositif scénique que les pratiques artistiques fondées dans l’ordinaire mettent en place : elles installent et en même temps désinstallent la procédure artistique conventionnelle de la scène théâtrale et du spectacle pour s’appuyer sur des gestes furtifs qui organisent une distribution singulière de la présence et de l’absence ou pour intégrer le spectateur en tant que participant à l’œuvre collective comme dans les happenings. En effet, l’aspect « semi-théâtral » des happenings permet finalement de garder un dispositif scénique (bien que parfois uniquement mental), afin de mettre en scène l’ordinaire tout simple, cette « très belle » idée que Duchamp associe à « l’ennui » et aux expérimentations de John Cage.
14Le lien entre la pratique duchampienne et la position de Kaprow est tellement solide que l’on pourrait affirmer, sans faire de contre-sens, que les gestes ordinaires viennent officiellement intégrer le monde de l’art en tant que gestes ready-mades. Telle est la légitimité avérée des happenings. Mais à l’héritage duchampien, on pourrait ajouter une résonance, qui n’a rien d’une influence directe bien sûr, mais qui demeure néanmoins une possibilité de relation philosophique et conceptuelle, avec Wittgenstein, dans la mesure où Kaprow, tout comme Wittgenstein, s’intéresse à la vie ordinaire selon une optique similaire et qui se veut ouverte et démocratique. Et ces mots de Kaprow ont une allure étrangement wittgensteinienne :
Une équation dans le style de Duchamp peut être ainsi formulée : le non-art peut être pour l’artiste un art, comme l’ART-art peut être pour le profane de la merde. […] Son exemple de la sorte autorisa l’utilisation d’une zone intermédiaire entre les reliquats de la notion d’art et les faits de l’existence. À partir de ces prémisses, je pouvais me servir de ses principes comme d’un tremplin sans être d’aucune façon tributaire de la spécificité de ses actes. Par exemple, si un quelconque objet non artistique entre arbitrairement dans le champ de l’art, il peut alors en être de même pour une tranche d’existence : comme un urinoir peut être une sculpture, une campagne politique peut être un happening. Simplement, si le fait de retirer un urinoir d’une vespasienne pour le placer dans une galerie d’art ou dans un contexte artistique est le moyen de le rendre esthétique, alors, quiconque a la possibilité d’intérioriser ce contexte artistique, en l’instituant comme cadre de référence adéquat (une banque de la NOTION d’art), peut appliquer ce concept à absolument n’importe quoi sans avoir pratiquement besoin de le transporter dans une galerie d’art ou de le faire figurer dans un magazine artistique7.
15Le propos de Kaprow est limpide. Si l’on peut considérer des gestes et des « tranches d’existence » comme des ready-mades, ce n’est pas pour en faire des œuvres d’art, mais plutôt pour les « rendre esthétiques », car le contexte de l’art peut être intériorisé et se passer du déplacement physique. Voici résolu, du moins partiellement, le problème de la théorie contextualiste, laquelle associe le lieu physique au pouvoir symbolique de l’art : au lieu d’évacuer complètement la question du contexte, les happenings l’intériorisent. Le contexte s’identifie ainsi à une attitude mentale. La démarche de Duchamp et de Kaprow est similaire à celle de Wittgenstein puisqu’elle sert à rendre possible une esthétique dans une « zone intermédiaire » entre l’art et la vie, une zone que l’on peut associer à l’indiscernabilité esthétique entre les pratiques artistiques et les tranches d’existence ordinaire. Cette zone pourrait être associée à ce que Wittgenstein appelle la « forme de vie ».
Art ordinaire et forme de vie
16La relation entre l’art et la vie peut s’étudier au niveau de la « forme » que prend notre expérience lorsqu’elle se décline en deux aspects : l’expérience ordinaire et l’expérience esthétique. Autour de cette continuité (que John Dewey en premier avait pointé dans L’art comme expérience8) toute une panoplie de pratiques et de théories ont surgi. On peut mentionner Nicolas Bourriaud9 qui dans le sillage de Wittgenstein se penche sur la porosité entre art et travail : quelles sont les pratiques de vie qui peuvent se dire artistiques alors que l’art est indissociable de la vie ordinaire des artistes10 ? Quelle est la forme la plus élémentaire de l’art et comment cette forme est-elle immergée dans l’espace social partagé11 ?
17Dans le sillage de Fluxus et des happenings, balayer le sol, marcher, ou tout simplement respirer deviennent des pratiques artistiques à part entière puisque révélatrices de formes de vie. On peut penser, pour le premier exemple, à Dead End de Kaprow, un environnement de 1957- 1958 et refait au Studio Morra à Naples en 1992, où les participants sont invités à balayer le sol12. Suivant la pensée zen, particulièrement prisée par les artistes américains de l’époque, respirer est aussi un geste que Kaprow exploite, comme dans Fresh Air (Air frais, 195713) repris en 1986 au Museum am Ostwall, à Dortmund, mais aussi dans un « sketch pour une éventuelle pièce sur la respiration14 ». L’art déploie ainsi sa puissance en tant que condensateur de l’organisation sociale et montre la densité des énergies qui animent les relations humaines avec l’environnement. Il s’agit, par l’intégration de l’ordinaire dans l’expérience, de mettre en place une stratégie scénique que j’ai nommé « imprésentation », c’est-à-dire une mise en scène qui efface d’elle-même sa propre apparence et qui se différencie explicitement de la théâtralité conventionnelle. Car, pour Kaprow, la « performance théâtrale » ou « art-performance » (performing art) adopte
non seulement la forme de pièces de théâtre, mais aussi la forme de cérémonies de mariage, de courses de stock-car, de matchs de football, de cascades aériennes, de défilés, d’émissions télévisées, d’enseignements scolaires et de campagnes politiques […] [alors que] la performance non théâtrale ne commence pas par une enveloppe contenant un acte (l’imaginaire) et un public (des gens affectés par l’imaginaire)15.
18Contre tout usage cérémonial du geste, auquel on pourrait facilement associer la notion de performatif chère à Austin, et contre tout effet représentationnel, le happening en tant que révélateur de forme de vie n’a pas besoin d’« enveloppe », puisqu’il advient en dehors d’un lieu prédisposé au regard. Si le théâtre appartient à la performativité et à la représentation, le happening appartient à la vie et à l’« imprésentation ». Il se distingue ainsi du performatif, car sa légitimité ne réside pas dans l’aptitude ou dans l’autorité de la personne accomplissant les gestes ; il reste une expérience au sens strict du terme, c’est-à-dire un phénomène du vécu, partiellement partageable mais globalement éphémère, dont la valeur artistique n’existe parfois que dans la prise de conscience de l’agent du geste.
19Il y a donc ici un espace artistique où le geste devient un catalyseur d’expériences réelles, où l’ordinaire est redécouvert sous la couche épaisse du symbolisme et de la convention, en suivant un « esprit réaliste » renouvelé qui résonne avec les recherches de Wittgenstein, et avec la lecture qu’en fait Cora Diamond. À ce renversement spirituel pourrait ainsi être associé le renversement scénique comme nouveau paradigme et critique de la représentation : la scène n’est plus donc un lieu de monstration, mais un dispositif non représentationnel où le réel vient intégrer le spectateur et abolir les procédures classiques de dramaturgie. La double procédure d’imprésentation, consistant à faire et à défaire la mise en scène, permet de faire pivoter l’apport de l’artistique autour de l’ordinaire, en opérant aussi une approche thérapeutique de l’art et de la vie, similaire au remède antimétaphysique chez Wittgenstein. Loin de vouloir se hisser vers les hautes sphères du transcendant, il s’agit au contraire de revenir au « sol raboteux » des choses ordinaires, par une modification de nos pratiques et un renversement inéluctable de nos valeurs.
20Tout comme Wittgenstein, les artistes de l’ordinaire abandonnent le surplomb du grand Art pour se limiter aux détails, parfois insignifiants, de la vie et de ce qu’ils appellent le non-art. Loin de toute approche idéaliste, et non sans une certaine ironie, ils se limitent à un simple accès au réel en se réappropriant des relations internes et de la logique de notre expérience sensible. L’art ordinaire suit donc une « logique sensible » et non pas une « logique du sensible », pour reprendre la différence établie par Jocelyn Benoist dans Le bruit du sensible16, une logique qui permet de ne pas établir une différence entre le dispositif et les usages, entre la scène et le réel. Ce réalisme propre à l’art ordinaire vient exposer, et parfois brouiller nos pratiques, comme pour créer une confusion féconde entre des instances et des notions souvent gardées faussement distinctes, comme l’art et la vie. Ainsi le blurring entre l’art et la vie suggéré par Kaprow, l’estompage, la confusion, le brouillage entre les pratiques artistiques et les formes de vie sert à montrer les relations internes entre deux manières de faire et de se comporter, celle de l’artistique et celle de l’ordinaire. Il n’y a donc rien de quiétiste dans ce brouillage, mais plutôt une saillance des gestes sur la scène de l’ordinaire, une mise en place sans fioritures et sans spectacle, pour ne garder que la forme minimale du vivre. Afin d’abolir les fausses limites entre le réel et l’artificiel, l’art permet un ancrage sensible du sens par une logique exploratoire.
21Dans cette logique, l’agent n’est pas seul, il est toujours, systématiquement et inéluctablement ancré dans un sensible qui est partagé, et cela de façon intime. Ainsi, dans la perspective de la conscientisation de l’art par une « banque de la notion d’art » telle que Kaprow la suggère, la conscience de l’art est à la fois vécue de façon singulière (moi seule dans ma salle de bains je peux, et Kaprow m’y invite, penser au fait de me brosser les dents chaque matin comme à une forme de performance artistique) et collective (ce cadrage apporté à ma vie ordinaire n’est possible qu’au sein d’une culture à laquelle j’appartiens). Même si les formes de vie sont particulièrement flottantes, même si le sens donné à tel ou tel geste peut varier, même si le statut de l’artiste bouge, même si les qualités artistiques des œuvres, des pièces, des danses se transforment, toute cette dynamique est prise dans un environnement qui n’est sûrement pas systémique, mais qui reste inéluctablement clos tout en étant extrêmement vaste. Nous sommes à l’intérieur de la culture, des formes de vie et des jeux de langage, nous jouons à l’intérieur d’un monde qui est en changement permanent et dans lequel nous n’avons pas le contrôle. Et pourtant, dans cette sphère humaine nous ne pouvons pas dire que nous sommes de simples maillons d’une chaîne ou des éléments mécaniques, nous habitons cet espace, cette sphère, nous le parcourons et nous le transformons, parfois avec la volonté et l’espoir de le modifier, parfois nous le changeons de façon non intentionnelle. L’environnement que je partage avec les autres êtres, humains ou non humains, les données physiques de cet environnement, son énergie, ses ressources fondent donc la condition de cette même forme de vie que je considère comme exclusivement mienne. Comme nous l’a appris Hannah Arendt, les autres, et toute forme d’altérité, ne sont pas le problème, mais la condition même de ma vie singulière.
Ordinaire plutôt que quotidien
22Sur les modalités de relation entre mon expérience et ce qui serait son supposé « dehors » ou son « autre », s’ouvre la différence principale entre l’ordinaire et le quotidien, une différence cruciale pour comprendre l’art (de l’) ordinaire. Un fil historique peut être tracé à l’égard d’une pensée du quotidien. Si Blanchot s’était directement inspiré d’Henri Lefebvre – et tout particulièrement du second volume de la Critique de la mise en scène quotidienne17 –, d’autres auteurs ont insisté à sa suite sur ce thème : Michel de Certeau s’est intéressé aux procédures sociales de consommation et de production18 ; Georges Perec a découvert dans l’observation du quotidien une source inépuisable pour l’écriture19. Plus récemment, deux ouvrages viennent résumer admirablement les résultats antérieurs et les ouvrir à de nouvelles pistes de recherche, que ce soit en littérature (Michael Sheringham20) ou en philosophie (Bruce Bégout21).
23À ces recherches, on pourrait ajouter toute une série de livres scientifiques, monographies d’artistes, catalogues d’exposition, écrits en critique et histoire de l’art qui traitent de cette thématique. Parmi ce vaste panorama, on peut citer les travaux deYuriko Saito qui a porté l’orientation de l’investigation esthétique aux marges des préoccupations éthiques et écologiques en s’intéressant aux qualités de notre existence ordinaire comme le sale, le négligé et l’organisé22, et a établi une très fine critique de la « neutralité » (la tentative de rendre extraordinaire l’ordinaire) en ouvrant le débat aux pensées orientales et en particulier à l’esthétique japonaise23. Cet argument est présent aussi dans les recherches de Thomas Leddy24 qui ouvre vers les catégories esthétiques d’environnement naturel et de sublime. Alors que Arnold Berleant25 pose également des questions d’ordre politique et ancre toute activité humaine dans l’expérience esthétique.
24L’intérêt de cette vaste entreprise tient à ce que l’idée du monde quotidien ne se fait pas dans l’ordre de la pureté et de l’immédiateté des données, mais plutôt de l’expérience brute, et donc déjà couverte de sens, de signifiants, d’habitudes culturelles et d’instances affectives. L’expérience du quotidien se vit dans l’indétermination, Maurice Blanchot l’avait bien résumé dans une formule restée célèbre : « Le quotidien : ce qu’il y a de plus difficile à découvrir26. » L’indétermination n’est pas une dimension où chaque élément, identique à un autre, est irrémédiablement voué à la confusion. Michael Sheringham explique : « Plutôt que d’être un niveau d’expérience simplement amorphe, la résistance du quotidien face à la forme indique la possibilité d’un futur différent. Loin d’être dominé par l’uniformité [sameness], le quotidien est une arène de différences infinies27. » L’indétermination incite à opérer une conversion du regard et une prise de conscience afin non pas de démêler le confus en le rendant évident, mais plutôt de rendre évidente cette même confusion. Wittgenstein avait aussi souligné ce conventionnalisme de l’expérience où l’on fait comme si les choses allaient de soi (selbstverständlich28) et Stanley Cavell y insistera à son tour en affirmant que « ce qui va de soi ne va jamais de soi29 ».
25Or le problème est que face à l’indétermination du quotidien, l’idée d’ordinaire paraît bien plus rigide. On pourrait en effet indiquer, dans l’ordinaire, une modalité formelle très organisée, une manière de procéder moins personnelle ou moins libre que celle qui anime la vie et l’expérience quotidienne. L’étymologie viendrait soutenir cette idée : ordinarius signifie en latin « juge », celui qui fait preuve de discernement et qui applique l’ordre. En outre, à la différence du quotidien, le terme « ordinaire » fait aussi référence à l’état du sujet et indique une personne habituellement habilitée à exercer une fonction ; on dit ainsi d’un médecin, d’un maître d’hôtel, d’un professeur qu’ils sont « ordinaires ». Plus généralement, l’ordinaire, en s’écartant, cette fois-ci, du domaine subjectif, se sépare aussi du monde de l’intime et de la ritualisation. Il perd le résidu du religieux que le quotidien maintient au contraire.
26En effet, c’est aussi vers une certaine démocratisation du quotidien, sinon sa profanation, que s’érige le concept de l’ordinaire, du moins tel qu’il est développé par un de ses plus grands défenseurs, le philosophe américain Stanley Cavell qui, dans le sillage de Wittgenstein, a pu faire de l’ordinaire un véritable objet philosophique. Cavell découvre dans l’ordinaire, ou mieux y « recouvre30 », une dimension peu habituelle, voire inquiétante, joliment résumée par une expression qu’il fait résonner avec celle de Freud : « l’étrangeté de l’ordinaire » (the uncanniness of the ordinary31). L’hypothèse de Cavell consiste à montrer l’ordinaire par une conversion « sceptique » du regard, le doute venant ici jouer le même rôle que l’étonnement philosophique. Cette conversion – qui est féconde dans la mesure où elle prend l’ordinaire comme une dimension non évidente – intervient chez Cavell afin de contredire la présupposition d’une certaine infériorité dans l’ordinaire.
Le monde de tous les jours est […] sujet à se concevoir lui-même comme limité, comme impliquant un monde ailleurs, comme au-delà d’une ligne, un monde au regard duquel il est lui-même quelque chose de moins, en profondeur ou en intimité d’existence ; un ailleurs, ou un autrement que, pour le meilleur et pour le pire, ses habitants sont conduits à habiter32.
27Deux raisons principales incitent à préférer l’ordinaire au quotidien : l’ouverture temporelle et l’intersubjectivité. Première raison, donc, l’ordinaire reste foncièrement indéterminé à l’égard de la temporalité selon laquelle les gestes se déroulent. Si le quotidien se répète automatiquement (tous les jours), l’ordinaire relève davantage de la simple possibilité de la répétition (on pourrait le faire un jour). Balayer le sol est une activité ordinaire, bien qu’elle ne soit pas nécessairement quotidienne. Le quotidien appartient au présent, l’ordinaire se projette dans le conditionnel. La seconde raison tient au statut de la subjectivité. Si le quotidien est subjectif et individuel, l’ordinaire est intersubjectif et pluriel ; le quotidien d’un acrobate ou d’un pilote d’avion ne saurait se dire « ordinaire ». Si le quotidien est ad personam, l’ordinaire est impersonnel.
28En un sens, l’ordinaire englobe plusieurs quotidiens : il est une modalité de vivre, alors que le quotidien réunit les multiples applications singulières de cette modalité générale. Si le quotidien est privé et intime, l’ordinaire est collectif et social. Si le quotidien est ce que chacun fait, l’ordinaire est ce qui pourrait être fait par n’importe qui. Le quotidien est dans l’effectif, l’ordinaire dans le potentiel. On peut affirmer que si le quotidien fait appel à une individualité et à une temporalité bien précises (ce que je fais tous les jours), l’ordinaire, lui, est moins déterminé : il évoque une communauté plus large et des capacités potentielles (ce que je pourrais/nous pourrions faire à n’importe quel moment). L’ordinaire est impersonnel. Si le quotidien consiste en une série d’activités personnelles journalières et reste donc de l’ordre du réel, l’ordinaire, quant à lui, n’est pas toujours une exécution, mais bien souvent une potentialité d’exécution. L’ordinaire ajoute au réel une dimension de possible.
29Ainsi à la différence du quotidien, l’ordinaire oppose fermement une résistance à l’extra-ordinaire – et ce point est crucial puisqu’il témoigne de sa tendance antimétaphysique. Mon quotidien peut devenir extraordinaire une fois que j’en extrais (extra) un certain nombre de qualités (rituelles, intimes, poétiques, imaginaires, etc.). L’ordinaire au contraire – du moment qu’il est intrinsèquement commun et collectif – ne garde que les qualités minimales de l’expérience : il ne se « colore » pas de toute une série de nuances personnelles et singulières, et s’il le fait, c’est en tant qu’attitude ou manière de faire qui ne peut jamais s’universaliser. C’est parce que l’ordinaire demeure plus neutre que le quotidien qu’il pose un véritable défi à notre idée de l’art et de l’esthétique, ces derniers étant entendus comme les lieux privilégiés du plaisir et de la beauté. Une esthétique du neutre est cependant possible une fois qu’on rappelle que la nature monochrome, monotone, voire insipide, de l’ordinaire ne saurait nullement en effacer le potentiel et la valeur ; au contraire, dans la mesure où il est dissociable d’un parcours personnel, l’ordinaire dévoile sa potentialité et son ouverture à l’espace communautaire. Entendu ainsi, il se rapproche tantôt de ce que Pierre Bourdieu appelle l’habitus, à savoir le principe générateur de nos modalités de vie33, tantôt de ce que John Dewey nomme ordinary, dimension potentiellement collective et ainsi différenciée de l’every-day34. L’indétermination de l’ordinaire est donc plus fondamentale que celle du quotidien. Sa différence avec le quotidien est utile dans la mesure où elle confère à la vie un caractère collectif et multiple.
Implications politiques de l’art ordinaire
30L’art de l’ordinaire semble être tout particulièrement riche en qualités philosophiques et esthétiques et se rapproche de ce que Wittgenstein appelle « les formes de vie » (Lebensform). Ce concept opérateur a été par ailleurs très largement repris dans le champ de l’art par les artistes eux-mêmes ou par des théoriciens, comme Nicolas Bourriaud35 qui en a fait son socle conceptuel pour sa théorie d’esthétique relationnelle. Il y a quelque chose d’extrêmement banal dans le fait même de vivre dans un corps humain, mais cette banalité est en réalité hautement riche de signification, car c’est précisément dans la multiplicité des micro-événements communs à nous tous que se cache l’un des sens les plus philosophiques et les plus véridiques de l’existence. C’est par les gestes que nous habitons le monde, que nous le façonnons à notre manière, c’est par les gestes que le monde se donne à nous, dans toute sa texture, sa forme d’apparence et dans sa vitalité. Il y a une sorte d’interdépendance réciproque et existentielle entre mon corps et le monde, entre l’air et mes narines, le sucre et mes papilles gustatives, le sable et la plante de mes pieds.
31Ainsi la grande contribution que l’art (de l’) ordinaire apporte est une définition du geste non pas comme un simple moyen, mais comme une finalité en soi, comme une chose ayant une dimension somatique et philosophique à part entière. La difficulté de performer la vie dans une mise en scène quelconque, qui peut être filmique, chorégraphique, théâtrale ou plus généralement plastique, est le risque toujours présent que la mise en scène (le rideau de Wittgenstein) changerait le statut même de la chose. Or, tout comme Wittgenstein, les artistes que j’ai évoqués ont choisi la voie de la double négativité, il ne s’agit pas de mettre en scène la vie telle quelle, ni non plus la vie telle qu’elle est performée, mais une dimension intermédiaire, ou mieux sous-jacente, d’une modalité de l’existence qui n’est pas tout à fait « vie », pas tout à fait « art ».
32Ce n’est pas vraiment quand l’expérience s’érige au-dessus de la médiocrité du quotidien qu’elle devient esthétique, mais c’est plutôt selon un processus inverse : c’est lorsque l’expérience s’infiltre et « plonge » complètement dans les eaux troubles de la réalité avec tout ce qu’elle peut avoir en commun avec la répétition et l’indifférence qu’elle montre des qualités potentiellement esthétiques. Cela est bien évidemment aussi opposé à l’esthétique classique au sens que l’art ne tente pas d’améliorer la vie, mais la prend dans ses qualités propres, sans tentative de transformation. Ainsi par exemple, la répétition permet de revivre et de montrer l’expérience sans pour cela la transfigurer (comme le voudrait Arthur Danto). La conscience demeure en effet distraite ou légère comme dans l’accomplissement ordinaire de nos activités, voire davantage. L’art (de l’) ordinaire montre ses conditions de possibilité ainsi que la résilience fondamentale de sa structure, et quitte ainsi le domaine de la contingence.
33La méthode des artistes montre ainsi la possibilité de considérer une expérience esthétique comme peu satisfaisante, multiple, dispersée, une expérience vécue mais dont on ne tire pas plaisir, ou qu’on ne juge pas. Cette expérience serait impersonnelle et collectivement partagée et elle éviterait ainsi tout péril de la subjectivité par une critique fondamentale de l’exceptionnel et de la singularité. L’art ordinaire, tout particulièrement sous sa forme gestuelle ou performative, ouvre sur un autre type de vécu, il ouvre sur l’hypothèse d’une expérience corporelle où le sujet est collectif et dispersé, où l’expérience ne se prête ni aux critères classiques de jugement, ni à la distance contemplative. Bien sûr, on pourrait objecter que ceci mène la dissolution de l’art dans les eaux troubles de la vie. Peut-être, mais ce serait probablement la seule manière de cadrer esthétiquement une expérience proprement performative de la vie ordinaire.
34L’art (de l’) ordinaire nous apprend le caractère esthétique de l’expérience humaine et l’importance de son ancrage dans un contexte culturel et collectif. Cela montre que l’être humain se caractérise par sa vulnérabilité, la possibilité de faire des erreurs, de ressentir des émotions difficiles à maîtriser, et de se montrer dans un état de faiblesse. C’est la fragilité qui mène à la sociabilité, au dialogue et à la communauté du travail. Le public s’installe donc dans une position active de témoin et rejette la position confortable d’une audience passive et peu impliquée. Ces caractéristiques humaines sont considérées non pas comme des défauts à corriger, selon une vision idéaliste de l’humain, mais au contraire comme des pouvoirs et des forces d’action. On touche là l’un des défis majeurs de l’art contemporain, tout particulièrement dans son lien à l’espace politique et aux pratiques sociales. Ce défi vaut la peine d’être relevé aussi du point de vue de l’ancrage philosophique de l’art et de sa capacité à créer des opérations conceptuelles au sein de sa pratique. L’art ordinaire pourrait ainsi agir en tant que laboratoire philosophique et social dans lequel les concepts et les relations se forment de façon exploratoire et expérimentale.
Notes de bas de page
1 Ce texte reprend des arguments que j’ai développés dans Esthétique de la vie ordinaire, Paris, PUF, 2010.
2 Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Paris, Christian Bourgois, 1982.
3 Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, trad. M.-D. Popelard, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992, p. 79-95.
4 Cette expression de George Dickie, elle-même empruntée à Arthur Danto, est désormais devenue habituelle pour définir l’ensemble du contexte institutionnel de l’art. C’est en ce sens que je l’utilise. (Voir George Dickie, « Defining Art II », Contemporary Aesthetics, éd. par Matthew Lipman, Boston, Allyn & Bacon, 1973 ; trad. C. Hary-Schaeffer dans Esthétique et poétique, textes réunis et présentés par Gérard Genette, Paris, Seuil [Points], 1992, p. 9-32).
5 Dans « Lawrence Weiner at Amsterdam », Avalanche, 4, printemps 1972, p. 66.
6 Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, trad. G. Granel, Paris, GF, 2002, p. 55-56. Pour la version anglaise, voir Vermischte Bemerkungen, Culture and Value, éd. par G. H. von Wright, en collaboration avec Heikki Nyaman, trad. Peter Winch, Oxford (UK)/ Cambridge (Mass.), Blackwell, 1994, p. 4.
7 Allan Kaprow, « L’utilité d’un passé déterminé », L’arc, 59, Marcel Duchamp, 1974, p. 68, nous soulignons.
8 John Dewey, L’art comme expérience, trad. J.-P. Cometti, Tours/Pau, Farrago/Publication de l’université de Pau, 2006.
9 Nicolas Bourriaud, Formes de vie. L’art moderne et l’invention de soi, Paris, Denoël, 1999.
10 Voir Franck Leibovici, Des formes de vie. Une écologie des pratiques artistiques, Paris, Questions théoriques, 2012.
11 Voir Daniel Tucker (dir.), Immersive Life Practices, Chicago, The School of the Art Institute of Chicago (Chicago Social Practice History Series), 2014.
12 Ce geste est d’ailleurs présent dans un autre happening intitulé « Miroirs », ayant eu lieu en mai 1962 à Paris.
13 Voir 7 Environments d’Allan Kaprow, Milan, Fondazione Mudina, 1992 (autres auteurs : Pierre Restany, Achille Bonito Oliva, Jeff Kelley et Dieter Daniels). Le lieu et la date de cette première version ne sont pas précisés, il s’agit peut-être de l’Hansa Gallery ou de la Smolin Gallery ou plus probablement de la Judson Gallery, dont Kaprow a été le directeur en 1961.
14 Allan Kaprow, L’art et la vie confondus, trad. J. Donguy, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1996, p. 233 (The Blurring of Art and Life, textes réunis par Jeff Kelley, Berkeley, University of California Press, 1993).
15 Allan Kaprow, « La performance non théâtrale (1976) », dans L’art et la vie confondus, op. cit., p. 208.
16 Jocelyn Benoist, Le bruit du sensible, Paris, Cerf, 2013.
17 Henri Lefebvre, Critique de la mise en scène quotidienne, t. 2, Fondements d’une sociologie de la quotidienneté, Paris, L’Arche, 1961.
18 Michel de Certeau, L’invention du quotidien, t. 1, Arts de faire, Paris, Union générale d’éditions (10/18), 1980.
19 Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, op. cit. ; Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974.
20 Michael Sheringham, Everyday Life. Theories and Practices from Surrealism to the Present, Oxford (UK)/New York, Oxford University Press, 2006. Je tiens à souligner que la pensée de Michael Sheringham a nourri cette recherche non seulement par cet ouvrage, mais encore par un séminaire de quatre leçons données au Collège de France en mars 2007 et intitulé Poétique du quotidien. La rue, la journée, l’archive, dans le cadre du cours Étude de la création littéraire en langue anglaise, du professeur Michael Edwards.
21 Bruce Bégout, La découverte du quotidien, Paris, Allia, 2005.
22 Yuriko Saito, Everyday Aesthetics, Oxford, Oxford University Press, 2007.
23 Id., Aesthetics of the Familiar : Everyday Life and World-Making, Oxford, Oxford University Press, 2017.
24 Thomas Leddy, The Extraordinary in the Ordinary : The Aesthetics of the Everyday Life, Peterborough, Broadview Press, 2012.
25 Arnold Berleant, Sensibility and Sense : The Aesthetic Transformation of the Human World, Exeter, Imprint Academic, 2010.
26 Maurice Blanchot, « La parole quotidienne », L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 355.
27 Michael Sheringham, Everyday Life, op. cit., p. 22 : Rather than being a level of experience that is simply amorphous, the everyday’s resistance to form signals the possibility of a different future. Far from being dominated by sameness, the everyday is an arena of endless difference, nous traduisons.
28 Cité par Sandra Laugier, « Politique de la conversation ordinaire », dans Claude Gautier, Sandra Laugier (dir.), L’ordinaire et le politique, Paris, PUF, 2006, p. 29.
29 Cité par Sandra Laugier, ibid.
30 Sandra Laugier souligne l’importance de l’utilisation que fait Cavell du verbe anglais to recover qui est bien différent de to discover, car il implique une récupération au sens d’une réévaluation mais aussi d’une thérapie : voir « Politique de la conversation ordinaire », art. cité, p. 25.
31 Stanley Cavell, « The Uncanniness of the Ordinary », dans In Quest of the Ordinary, chap. 4, Chicago, University of Chicago Press, 1988, p. 9. Cité par Élise Domenach dans « L’ordinaire de Stanley Cavell comme lieu d’une anthropologie sceptique », L’ordinaire et le politique, op. cit., p. 58.
32 Ibid.
33 Bourdieu définit l’habitus, comme la « capacité de produire des pratiques et des œuvres classables, capacité de différencier et d’apprécier ces pratiques et ces produits (goût) » par laquelle « se constitue le monde social représenté, c’est-à-dire l’espace des styles de vie » (Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 190). Bourdieu souligne. Similairement à l’habitus, l’ordinaire permet de comprendre le modus operandi d’un individu et d’une classe sociale par rapport au contexte culturel. En outre, parce qu’elle fait de l’habitus un principe de « distinction », l’approche de Bourdieu évoquerait aussi la fonction primaire de l’ordinaire en tant que juge, à savoir le discernement.
34 Bien qu’il utilise parfois le terme every-day, Dewey suit l’usage anglais et préfère souvent ordinary et compare l’expérience « ordinaire » à l’expérience « esthétique ». Voir John Dewey, Art as Experience, op. cit., notamment p. 12 et p. 6.
35 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Presses du réel, 1998.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Institut ACTE
De nationalité italienne, est maîtresse de conférences en esthétique et philosophie de l’art à l’École des arts de l’université Paris 1, Panthéon-Sorbonne. Membre de l’Institut ACTE (EA 7539), ses travaux portent sur la philosophie du corps, l’esthétique contemporaine et le pragmatisme avec une attention particulière aux arts vivants (performance, danse, happenings) et à leur rôle au sein des phénomènes sociaux et des pratiques de la vie ordinaire. Elle est directrice de la collection « Esthétique » aux Éditions de la Sorbonne et codirectrice, avec Mélanie Perrier, du Laboratoire du geste. Elle a notamment publié : Esthétique de la vie ordinaire, PUF, 2010) ; Gestes à l’œuvre (dir. De l’Incidence, 2008, rééd. 2015) et Penser en corps (dir. L’Harmattan, 2009).
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