Grammaire de l’ordinaire
Wittgenstein et les pragmatistes
p. 105-124
Texte intégral
1Parler d’ordinaire aujourd’hui en philosophie évoque Emerson, Wittgenstein, Cavell, Laugier. On connaît moins la contribution des pragmatistes Peirce et Dewey au développement d’une philosophie de l’ordinaire chez le second Wittgenstein. Se réapproprier l’ordinaire en philosophie est un choix politique, idéologique. Il s’agit, pour les pragmatistes, premiers tenants s’une philosophie de l’ordinaire, et notamment pour Dewey, de déployer une stratégie antiplatonicienne (contre le recours aux objets platoniciens, aux universaux, contre l’hypostase à partir des noms communs, etc.), un choix déflationniste qui a pour effet de rendre la philosophie « prosaïque » (selon le mot de Wittgenstein) plutôt que porteuse de grandioses découvertes. Mais ce n’est pas un retour pur et simple au sens commun : si les propositions philosophiques peuvent parfois coïncider avec celles du sens commun, les unes et les autres ne sont pas produites au terme de la même démarche et n’ont pas le même usage.
2Dans les Recherches philosophiques le philosophe viennois déclare qu’on ne découvre rien en philosophie, rien qu’en un sens on ne sache déjà. Elle est la mise en ordre de choses déjà sues. La philosophie n’est pas une science de la nature, sans toutefois viser une lucidité supérieure ; il n’y a rien de caché : tout est devant nos yeux. Notamment il n’y a aucun mystère à dissiper. Comme le disait déjà le Tractatus, « L’énigme n’existe pas », un mot qui rappelle étrangement Angelus Silesius1, apôtre de la théologie négative, lu par le jeune Wittgenstein, et dont le mot célèbre, « La rose est sans pourquoi », a été également repris parValéry dans ses Cahiers. En philosophie nous nous posons des questions qui n’ont pas lieu d’être, alors qu’il n’y a pas de mystère. Ces questions, le Tractatus entend les faire se dissoudre par une analyse logique et verticale du langage qui explore ses profondeurs. Une méthode que Wittgenstein n’a jamais vraiment appliquée, dont les difficultés apparaissent dans la période intermédiaire qui sépare le Tractatus (1922) des Remarques philosophiques (à peu près 1929) et qui cède le pas à une analyse horizontale du langage ordinaire, qualifiée de grammaticale, à partir des années 1930. Dans les deux cas il s’agit d’étudier le langage ordinaire, et d’en revenir à l’ordinaire en philosophie au lieu de se fourvoyer dans ce que Nietzsche appelle des arrière-mondes. Cela rend la philosophie prosaïque car orientée vers ce qui nous entoure quotidiennement, et si son exercice est aussi compliqué que les nœuds que se fait notre entendement en se heurtant aux limites du langage (il faut alors les défaire, ce qui est long et minutieux, quelque tenté qu’on puisse être de trancher le nœud gordien), son objectif est simple : faire s’évanouir les puzzles que nous rencontrons quand nous voulons philosopher. Démarche qui, en s’orientant vers l’ordinaire et en étudiant les phénomènes langagiers, produit au bout du compte la clarté totale dans nos pensées que recherchait déjà, sur un autre mode, le Tractatus. Dans la philosophie des années 1930-1940, il n’est plus question d’analyse logique du langage ordinaire mais d’obtention d’une vue synoptique de certains faits langagiers, agencés de manière éclairante, et permettant de retrouver la grammaire de notre langage ordinaire, dont nous n’avions plus l’intelligibilité synoptique. Du propre aveu de Wittgenstein, la notion de vision synoptique (übersichtliche Darstellung) remplace chez lui celle de Weltanschauung2, à la mode chez certains penseurs allemands. La philosophie doit être l’anamnèse de faits ordinaires dont la réappropriation et la mise en ordre fourniront une vision synoptique de notre grammaire qui fera s’évanouir les problèmes philosophiques (issus d’un manque de synopticité de notre grammaire). Et si l’énoncé de ces faits ordinaires avait valeur de thèses philosophiques, tout le monde serait d’accord avec elles : « Voudrait-on poser des thèses en philosophie qu’on ne pourrait jamais les soumettre à la discussion parce que tout le monde serait d’accord avec elles3. »
3Soulignons que loin d’imposer une méthode à la philosophie, Wittgenstein soutient qu’il y en a plusieurs, immanentes aux exemples qui parsèment ses textes : ces exemples exhibent une méthode au cas par cas. On peut dire aussi que les exemples sont tous les aspects de la méthode. Il n’y a pas de méthode supérieure aux exemples, qui serait l’ultime Aufhebung de la méthode. C’est là le retournement de la méthode de Socrate qui récusait les exemples au profit d’une définition d’une essence. Mais la méthode, si on peut en parler au singulier, est tissée dans le texte même de Wittgenstein. Tout est dans les exemples internes au texte. Ces exemples ont une vertu normative souple. Tous ne se valent pas de ce point de vue : il y a des exemples plus normatifs ou prégnants que d’autres. En tout cas il n’y a pas de méthode unique en philosophie, mais des méthodes, comparée à des thérapies4, chacune étant choisie dans un but pratique particulier. Tout comme il n’y a pas une description unique de quelque chose : la description de quelque chose est sa description dans un but particulier, ce que Dewey avait déjà établi : c’est là une thèse pragmatiste. De même que dans la conception wittgensteinienne des aspects, la même chose peut se donner sous différents aspects. Une recherche philosophique ne se fait jamais que dans un but déterminé et ne concerne qu’un aspect du problème à résoudre. Le principal mot d’ordre pour ce genre de recherche est de faire ressortir les différences plus ou moins cachées dans le langage ordinaire, car celui-ci arase les différences : « Pour atteindre ce but nous mettrons constamment en évidence des différences que les formes habituelles de notre langage nous poussent à négliger5. »
4L’antithèse d’« ordinaire », c’est « extraordinaire », ou bien, selon les Recherches philosophiques, « ce qui est frappant » dans notre expérience. À force d’être quotidiennement perçu, l’ordinaire ne nous frappe plus, tel est le paradoxe de l’ordinaire, déjà énoncé par les pragmatistes Peirce et Dewey. Pourtant il se compose de phénomènes immédiats, il est ce dont nous avons l’expérience, en un sens il correspond à la vraie vie, à ce qui nous intéresse vraiment. On pourrait dire, comme Wittgenstein dans les Carnets 1914-1916, qu’il est « le monde tel que je l’ai trouvé ». Ainsi, « comme tout est là, offert à la vue, il n’y a rien à expliquer car ce qui est en quelque façon caché ne nous intéresse pas6 ». Inutile de creuser ou de passer à travers les phénomènes, ils n’ont pas d’essence cachée : tout est sous nos yeux, souligne Wittgenstein, et ce tout, convenablement scruté, nous permettra d’obtenir l’intelligibilité synoptique de notre grammaire. Or, bien des paroles concernant l’ordinaire en philosophie sont en fait « ce qui va sans dire », au premier chef ce sont des énoncés relevant de « l’histoire naturelle de l’homme », et/ou portant sur « des faits très généraux de la nature », qu’il s’agisse de faits physiques (comme la gravité), biologiques ou anthropologiques. Ce sont des évidences à rappeler, des platitudes sur lesquelles tout le monde tombera d’accord (et il n’y aurait plus de disputes en philosophie). La philosophie est un « synopsis de trivialités », un mot qui rappelle celui de Husserl : la philosophie est « la science des trivialités ». Mais cette philosophie ne nous procure ni une lucidité supérieure ni un accès à une vérité transcendante : elle doit juste apporter la clarté dans quelques-unes de nos pensées. En somme « la » méthode de Wittgenstein consiste à mettre en ordre les faits ordinaires « dans un but déterminé, un ordre parmi de nombreux autres ordres possibles, et non l’Ordre7 ». Soulignons l’horizontalité d’une philosophie au ras du langage ordinaire, à même le texte, alors que le travail philosophique prôné dans le Tractatus était vertical : il s’agissait d’aller dans les profondeurs du langage pour en trouver la véritable syntaxe logique. L’écriture même de la philosophie s’en trouve changée.
5Wittgenstein insiste : pour parler de l’ordinaire en philosophie, il nous faut employer le langage quotidien tout entier et non « un langage préparatoire et provisoire8 », notre langage commun n’est ni trop grossier ni trop prosaïque pour ce dont il est question, l’ordinaire ; et il répond au seul véritable besoin en philosophie9 : le besoin de clarté. L’erreur qui était à la base de la quête d’un langage phénoménologique en 1929 consistait à chercher un langage infiniment fin adapté à la description exacte de notre expérience. Mais à partir du début des années 1930, la philosophie est au contraire gagée sur le langage ordinaire, et adaptée à la description de l’ordinaire.
6Une précision sur l’« aller de soi » de l’ordinaire. Il est pour nous si transparent qu’il ne nous fait pas une impression d’ordinaire. Si on se demande comme dans le §603 des Recherches : « Quand rien ne nous frappe [auffält], cela nous donne-t-il une impression de banalité [Unauffälligkeit] ? L’ordinaire nous donne-t-il toujours une impression d’ordinaire ? », la réponse est non. De même, quand je retrouve chaque matin ma table de bureau, je n’ai pas l’impression de la reconnaître, il ne se produit aucun processus de reconnaissance, même si ma table m’est très familière10. D’ailleurs nous nous faisons une fausse image de la reconnaissance, l’image d’un catalogue de formes que nous consulterions dans notre esprit : c’est « comme si je transportais avec moi l’image d’un objet et que je m’en serve pour reconnaître un objet comme étant celui que l’image représente ». Comme si je portais toujours avec moi un « catalogue de formes » familières et que, quand je reconnais cet objet comme étant, par exemple, une table ou une chaise, l’objet se coule dans cette image11. Mais c’est là une représentation fausse (déjà récusée dans le Cahier brun) qui ne fournit qu’une explication causale de l’impression de reconnaissance, causale donc à éviter en philosophie. Je ne porte pas avec moi un catalogue de formes, et aucune comparaison image/objet n’a lieu dans l’expérience du « voir-comme », discutée dans la dernière philosophie de la psychologique de Wittgenstein, ou du reconnaître-comme, aucune superposition de deux entités, comme si on faisait glisser l’objet sur l’image. Donc, confrontés à l’ordinaire, rien ne nous frappe, mais nous n’avons pas non plus une impression d’ordinaire ou « une reconnaissance de ce que je vois et ai vu des centaines de fois12 ». Il est plus facile de trouver « un sentiment de l’inconnu et du non-naturel » qu’un sentiment du « bien connu et du naturel » parce que l’inconnu nous frappe13, tranche sur l’ordinaire ; et ce, même si Wittgenstein admet qu’« il existe des sentiments de grande familiarité ». Mais quand je retrouve par exemple « ma vieille chambre », elle est un bon exemple d’ordinaire qui ne nous frappe généralement pas à force d’être vu. Et même si au début, quelque chose en elle nous a frappé, nous l’oublions ensuite parce qu’il est toujours là sous nos yeux. Il faut donc se réapproprier l’ordinaire, sinon c’est ainsi que nous échappent « les aspects des choses les plus importants pour nous14 ». Il faut réapprendre à voir le visible, qui, ordinairement, est invisible : « Comme il m’est difficile de voir ce que j’ai sous les yeux15 ! » La difficulté est que rien n’est saillant dans l’ordinaire, le voir sans ses biais déformants exige donc une conversion du regard.
7Ce sont entre autres les conditions mêmes de notre perception qui nous aveuglent à l’ordinaire ; notre mode de perception est tel que, paradoxalement, il nous masque certains traits principiels de notre expérience visuelle, qui passent inaperçus. Ainsi voir les choses en perspective finit par aller de soi, de même que le flou du bord du champ visuel passe généralement inaperçu. Dans sa période intermédiaire, Wittgenstein a longuement étudié le champ visuel, à l’époque de sa quête d’une langue phénoménologique envisagée en 1929, puis critiquée et abandonnée dès octobre de cette même année pour être remplacée par le projet d’une grammaire du langage physicaliste, c’est-à-dire ordinaire, parlant des objets ordinaires. La fixation sur l’ordinaire et la recherche de la grammaire du langage ordinaire sont peut-être ce qui subsiste, tout en le rendant caduc, du projet de langage phénoménologique transcrivant les vécus perceptifs. Dans le cadre de cette recherche, Wittgenstein avait projeté de construire cette langue infiniment fine collant aux phénomènes qu’il a cru susceptibles de décrire les vécus de l’expérience immédiate dans toute la diversité de leurs formes logiques. C’est ainsi qu’il oppose l’espace visuel centré autour du sujet à l’espace physique décentré, descriptible de façon neutre, sans référence à un « je » ; puis survient l’abandon de ce projet et son remplacement par une grammaire philosophique du langage ordinaire, qui est physicaliste. Et il n’y a pas besoin pour cela d’un langage « préparatoire », nous devons adopter d’emblée le langage ordinaire.
8Pour Emerson, le retour à l’ordinaire était une sorte de vœu de pauvreté ; pour Wittgenstein aussi : il s’agit de philosopher sur, et par, le langage ordinaire en employant le langage commun et non un langage sublimé. Le langage ordinaire, si prosaïque et grossier soit-il, suffit à tous nos besoins, y compris en philosophie16. Et c’est cela qu’il faut accepter au début de tout projet philosophique. Encore faut-il arriver à comprendre ce que sont nos vrais besoins : « On pourrait dire : Nos considérations doivent tourner, mais autour de l’axe de notre besoin véritable17 » pour évacuer les préjugés tels que celui de la « pureté de cristal » de la logique, qui était à la base du Tractatus. Le besoin véritable en philosophie est de se contenter du langage usuel pour exprimer notre expérience de l’ordinaire. Il convient donc de ramener « les mots de leur usage métaphysique à leur usage ordinaire » quand nous philosophons18. Mais ce n’est pas comme si nous devions « nous résigner » au langage ordinaire : « Il est amusant de remarquer que dans la vie ordinaire nous n’avons jamais l’impression d’avoir à nous résigner à quelque chose en employant le langage ordinaire19. »
9Il ne sert à rien, en tout cas, de chercher à pénétrer les phénomènes pour philosopher, comme s’ils avaient une essence cachée : comme l’écrit Goethe, ils sont eux-mêmes la théorie : le retour à l’ordinaire est aussi un antithéoricisme. Les phénomènes n’ont pas d’essence cachée, tout est là, sous nos yeux. La philosophie ne construit pas de théorie, et ce qu’elle détruit, ce ne sont que des châteaux de cartes. Toute théorie est en fait un voir-comme théorique qui ne suppose aucun niveau supérieur de réflexion, qui est sans lien avec une réflexivité ou un métalangage :
On pourrait penser que si la philosophie parle de l’emploi du mot « philosophie », il doit y avoir une philosophie du deuxième ordre. Mais il n’en est pas ainsi : de même que l’orthographe qui traite du mot « orthographe » mais sans pour autant être une orthographe du deuxième ordre20.
10Quant au phénomène du voir-comme, il est une sorte d’« écho de la pensée dans le voir » qui ne se produit pas toujours dans la perception, mais seulement en certaines occasions dans lesquelles un aspect devient saillant et réorganise notre façon de voir ou d’entendre, notamment en musique, où la saisie de l’aspect rend intelligible le morceau de musique. Dans la perception ordinaire, je ne vois pas « la fourchette comme une fourchette », je vois simplement la fourchette. En revanche, dans l’expérience de l’entendre-comme, je peux entendre un morceau de musique comme une valse, un autre comme une marche si j’ai saisi un « aspect » pertinent. Soulignons que dans tous les cas, le voir-comme est non thétique : il ne comporte aucune affirmation que l’aspect que je perçois dans un passage musical est une entité objective et stable ; au contraire l’aspect est fugitif, il est juste une modalité du voir ou de l’entendre, pas une chose ou un objet dont on pourrait affirmer l’existence et la permanence.
11Une précision sur l’aller de soi de l’ordinaire : il engendre une méconnaissance de ce qui est important en philosophie, à savoir l’ordinaire : « C’est dire à quel point le donné va de soi […]. Ce qui va ainsi de soi, la vie, est censé être le fortuit, l’accessoire ; au contraire, ce sur quoi d’ordinaire je ne me casse pas la tête serait l’authentique21 ! » Les prétendus réalistes vivent, comme les solipsistes, au sein d’un monde de représentations qu’ils prennent pour la réalité, de sorte qu’ils ne cherchent pas à en sortir :
Il est remarquable que ceux qui n’attribuent de réalité qu’aux choses, non à nos représentations, se meuvent avec un tel naturel dans le monde de la représentation et n’en sortent jamais pour voir au-dehors de celles-ci22.
12Il faut donc réorienter la recherche philosophique vers l’ordinaire, ce qui nous est réellement donné, et qui va de soi. On rencontre chez Dewey une formule à laquelle semble faire écho Wittgenstein : « Il est honteux que ce qui est vital, le caractère personnel, tragique, comique de la vie soit considéré comme n’appartenant pas au monde des choses23. »
13Mais pour être le langage dans lequel nous devons philosopher, le langage commun, physicaliste, n’est peut-être pas irréprochable : ni axio-logiquement neutre, comme dirait Max Weber, ni dénué d’assomptions ontologiques, comme pourrait le soupçonner un lecteur de Quine. Il est accusé par Wittgenstein d’aplanir les différences qu’il incombe justement à la philosophie de mettre en valeur. Et il comporte nombre d’images (Gleichnisse) qui nous induisent en erreur. Ainsi de la triade nom-verbe-adjectif : l’image que nous en avons, héritée des Grecs, nous conduit à des confusions en philosophie. La philosophie traditionnelle a tendance à ontologiser des questions qui sont en réalité grammaticales, et cela se traduit dans le langage (les noms communs nous poussent à l’hypostase et à l’ontologisation). En fait la métaphysique occidentale est une grammaire qui ne se sait pas telle, un répertoire de distinctions grammaticales qui passent pour des distinctions métaphysiques, raison pour laquelle, depuis Platon, la philosophie ne progresse pas car notre langage n’a pas véritablement changé. Ainsi le langage ordinaire n’est pas si neutre et inoffensif, il nous induit souvent en erreur, il faut donc déjouer ses pièges pour traiter les « maladies de l’entendement » nées du manque de synopticité de notre grammaire.
14Le projet de langage phénoménologique de 1929 entendait décrire « ce qui est vraiment vu » sans être chargé des hypothèses physicalistes du langage ordinaire : or ce projet est abandonné en octobre 1929 en faveur du langage ordinaire qui est physicaliste (il parle d’objets). Le but n’est pas tant d’éliminer les hypothèses que de faire une grammaire philosophique qui ne nécessite rien d’autre qu’une description et un agencement éclairant de faits langagiers ; cet agencement apportera l’intelligibilité synoptique d’une partie de notre grammaire, en montrant les corrélations entre des faits ou des concepts, et en inventant au besoin les maillons manquants. Démarche structurale : c’est une structure qu’exhibe la vison synoptique. Cette structure qui montre les connexions pertinentes permet au philosophe de retrouver la grammaire susceptible de dissoudre les puzzles philosophiques.
15Or l’entreprise de Wittgenstein suppose aussi de mettre au jour les présuppositions (du verbe Voraussetzen) du langage ordinaire qui forment l’arrière-plan de nos jeux de langage : il s’agit de constater certains faits généraux de la nature, et/ou de faits de la nature humaine. Sans cet arrière-plan de faits sur fond duquel nos énoncés prennent sens, nous ne pourrions avoir nos jeux de langage. Ce qui veut dire que le monde ou la nature dans sa factualité contribue à remplir de sens nos énoncés : la vérité de certains énoncés sur des faits très généraux de la nature conditionne la signifiance de nos concepts, ainsi que la vérité des énoncés prédiquant ces concepts. Or il est essentiel que ces faits très généraux de la nature soient présentés sous forme négative : si tels faits n’existaient pas, alors nous ne pourrions avoir quelques-uns de nos concepts. Ces faits s’énoncent au conditionnel irréel. Comme le souligne Jean-Philippe Narboux, il n’y a pas que les normes qui soient soustraites au doute, ces énoncés contrefactuels, négatifs, le sont aussi par défaut24. Les faits présupposés contribuent à garantir une harmonie entre le monde et le langage. Quant à la méthode de variation ethnographique, qui ouvre l’éventail des possibles en matière conceptuelle, elle repose sur l’emploi du conditionnel irréel.
16La philosophie doit donc commencer par des constatations, au lieu de viser les explications ; il n’y a rien à expliquer, tout est à décrire : une solution économique qui permet de ne pas multiplier les entités, sans être pour autant nominaliste, en évitant les hypostases. Ce « synopsis de trivialités » diffère de la philosophie sans présupposition de Husserl : nos jeux de langage présupposent l’histoire naturelle de l’homme, entre autres faits très généraux de la nature, tout comme jouer au tennis présuppose la gravité. Comme dans la psychologie de la Forme, quand une figure se détache, c’est sur le fond d’un arrière-plan. Dans certains cas de perception, un groupe de traits doit trancher sur un fond qui ne capte pas l’intérêt. Les jeux de langage sont conditionnés par des faits non dits ou qui vont sans dire, mais que Wittgenstein conseille de mettre au jour ou de faire varier pour rendre intelligibles d’autres formations conceptuelles que les nôtres. Ainsi il ne se contente pas de rappeler l’histoire naturelle de l’homme, et l’« état civil » de notre langage quotidien ; il ne décrit pas seulement des faits actuels, mais il invente aussi des faits contrefactuels, fictifs, produits par une méthode de variation « ethnographique » : soient des sociétés ou des ethnies fictives primitives, les habitants de ces ethnies n’auraient pas les mêmes concepts que nous. Ce procédé, qui engendre des saynètes pittoresques, a pour but de montrer que nos concepts ne sont pas forcément les meilleurs qui puissent être, ni les seuls qui existent, ni surtout les seuls possibles. Mais comprenons bien le statut non causal de la démarche de Wittgenstein ; il ne veut pas faire une explication de nos concepts en invoquant leur fondement naturel, ce serait là une recherche causale, bannie de la philosophie par le philosophe de Cambridge, il s’agit de faire concevoir au philosophe des concepts auparavant inintelligibles :
Je ne dis pas : Si tels et tels faits naturels étaient autres, les hommes auraient d’autres concepts (au sens d’une hypothèse). Mais : Quelqu’un qui croit que nos concepts sont sans aucun doute les concepts corrects et que celui qui en posséderait d’autres ne comprendrait pas ce que nous comprenons pourrait se représenter certains faits naturels très généraux autrement que nous nous les représentons d’ordinaire ; alors d’autres formations conceptuelles que celles qui nous sont habituelles lui deviendraient compréhensibles […]. Mais notre intérêt ne nous porte pas à remonter aux causes possibles de la formation des concepts. Nous ne faisons pas de science naturelle – puisque nous pouvons inventer aussi, pour nos propres buts, quelque chose comme une histoire naturelle25.
17On l’aura compris, la « correspondance » entre les faits de la nature et nos concepts n’est pas traitée ici comme causale, mais comme logique ou grammaticale (un lien de « présupposition » existe entre les propositions qui les énoncent), et pour bien formuler ce lien, il faut employer des contrefactuels. Les faits présupposés qui sont en relation avec nos concepts doivent être énoncés négativement dans l’antécédent de la proposition conditionnelle : ils apparaissent bien, mais en négatif. L’arrière-monde de tant de philosophes est remplacé, sur un plan méthodologique, par l’arrière-plan (Hintergrund) dont le rappel joue un rôle nécessaire dans l’élaboration d’une grammaire philosophique. Mais l’arrière-plan n’est pas chose fixe à ontologiser : les différents jeux de langage ont des arrière-plans différents. Si on change de jeu de langage, certains faits reculent à l’arrière-plan, d’autres vont sur le devant de la scène.
18Nous avons vu que la banalité de l’ordinaire est telle que les hommes et les objets bien connus de nous ne nous donnent pas une impression de familiarité26 . Il n’existe pas de sentiment de familiarité pour chaque chose familière : « Tout ce qui ne nous frappe pas nous donne-t-il une impression d’ordinaire, de banalité ? L’ordinaire nous donne-t-il toujours une impression d’ordinaire27 ? » Nous l’avons vu, la réponse est non. Et ici Wittgenstein semble répéter Peirce, qui le premier a soutenu qu’il est difficile de voir ce qui se trouve sous nos yeux, à savoir l’ordinaire que nous avons vu si souvent qu’il devient invisible. L’ordinaire n’attire pas l’attention. Il faut pratiquer une anamnèse, rappeler des faits bien connus de la nature ou procéder à une variation ethnographique, bref mettre au jour le dispositif factuel qui rend possible un travail grammatical. Étant donné l’importance de la vision synoptique, il faut une rééducation du regard pour nous sensibiliser à cet environnement ordinaire qui nous échappe. Wittgenstein invoque plusieurs formes d’aveuglement : par les idéologies, les images incrustées dans le langage, les idéaux, les théories, etc., et nous enjoint de revisiter l’ordinaire pour retrouver la grammaire de notre langage. Ces idéalités sont des miroirs déformants ou des biais, écrans et points de vue déformants, y compris scientifiques, qui banalisent et nous empêchent de voir les « vrais fondements » de notre recherche, « ce que nous savons réellement » et ce qui est intéressant.
19Néanmoins notre langage physicaliste pose problème puisque chargé d’images ou d’analogies trompeuses, et qu’il a tendance à niveler les éléments de langage là où il devrait faire ressortir des différences. Pourquoi alors glorifier ce langage ordinaire s’il est porteur d’images nocives ? La solution de Wittgenstein consiste à prélever des éléments de langage problématiques et à les « donner à nettoyer ». Notre entendement doit donc être en lutte contre les images trompeuses charriées par le langage ordinaire : celui-ci peut pousser les locuteurs à croire en des idéaux ou en des arrière-mondes. Dewey déjà en 1925 dans Experience and Nature entend déconstruire la métaphysique occidentale. Dans une veine un peu nietzschéenne, il part à l’assaut des abstractions et des dualismes théoriques qui grèvent la philosophique depuis les Grecs en produisant des énigmes insolubles. Il préconise le retour à l’« expérience première », purement subjective, antérieure à la distinction du subjectif et de l’objectif, qui a été dénaturée par la philosophie. Celle-ci, à la recherche d’éléments premiers ou simples, découpe artificiellement, dans le flux continu de l’expérience, des éléments qu’elle croit réels : sense data, formes platoniciennes, objets de l’atomisme logique, entités hypostasiées, etc. En fait ces entités sont le produit d’un choix sélectif guidé par des considérations morales, choix qui passe inaperçu, dont la philosophie n’a pas conscience. Avant tout la philosophie est animée par le désir de trouver l’élément premier, le matériau originel (comme William James dans ses Essais sur l’empirisme radical). Mais brisant l’unité première de l’expérience, elle n’engendre que des dualismes : esprit/matière, chose/pensée, etc. Seul un « empirisme immédiat », plaide Dewey, permettra de surmonter ces distinctions, ces couples d’opposés, de renvoyer dos à dos les théories antagonistes. En fait ces divisions abstraites ne sont que des opérations intellectuelles indûment réifiées et hypostasiées. La séparation du matériel et du mental, notamment, incite le philosophe à postuler des entités fantomatiques : l’esprit, la pensée, l’ego cartésien et autres fétiches. Or l’esprit n’est en rien une entité substantielle – et ici on pressent ce que soutient Wittgenstein dès le Cahier bleu : l’usage de ce substantif nous induit en erreur. Mieux vaudrait employer un adverbe comme « mentalement », car l’esprit est en fait le produit d’interactions sociales. Plus généralement, Dewey entend en 1925 développer un naturalisme empiriste non réductionniste qui réinscrit l’esprit dans la nature, sans l’y réduire toutefois, bref, faire une « histoire naturelle » de l’esprit. On a peine à croire que Wittgenstein n’a pas consulté Expérience et nature28 avant de développer sa seconde philosophie.
20L’origine pragmatiste de certaines conceptions de Wittgenstein n’est donc pas douteuse, selon nous. Parmi les pragmatistes, C. S. Peirce, l’initiateur, est le premier à réclamer, dès 1903, une attention à l’ordinaire et au particulier corrélée à un souci descriptif en philosophie : il appelle de ses vœux, avec des formulations étonnamment proches de celles de Wittgenstein, une philosophie purement descriptive, ou « phénoménologie », définie comme description, sans présuppositions, du phénomène ou, comme il dit, du phaneron. Selon Peirce, la partie fondamentale de la philosophie devrait se composer « d’observations qui peuvent faire partie du champ d’expérience normale de tout homme à tout moment de sa vie éveillée29 ». Mais pour cela il faut comme chez Wittgenstein une conversion du regard, une sensibilisation à l’ordinaire et une valorisation de ce dernier. Il est indispensable d’abord de reconnaître que la familiarité nous aveugle à certaines réalités : « Ces observations échappent à l’œil non entraîné précisément parce que toute notre vie en est imprégnée, de même que celui qui n’enlève jamais ses lunettes noires cesse de voir cette teinte noire30. » Nous rencontrons une métaphore analogue issue de Schopenhauer chez Wittgenstein dans les Recherches à propos de l’aveuglement par l’idée : « l’idée est en quelque sorte posée sur notre nez comme des lunettes à travers lesquelles nous verrions ce que nous regardons. Il ne nous vient même pas à l’idée de les enlever31 ». En effet, affirme de son côté Peirce, « il n’y a rien d’aussi directement observable que les phanera ; et puisque je n’aurai besoin de me référer qu’à ceux (ou à leurs semblables) qui sont parfaitement familiers à chacun, le lecteur pourra contrôler l’exactitude de ce que je vais dire à leur sujet32 ». En 1904 Peirce écrit à Lady Welby que la « phanéroscopie » consiste à décrire et à classer les idées qui appartiennent à l’expérience ordinaire, ou qui surgissent naturellement en liaison avec la vie ordinaire, sans considération de leur validité ou de leur invalidité ou de la psychologie33 ».
21Le thème du retour à l’ordinaire, en liaison avec le mot d’ordre de la description, semble donc avoir inspiré tant Emerson et Wittgenstein que des pragmatistes comme Peirce et Dewey.
22Mais, et c’est là que Peirce diffère de Wittgenstein, l’observation de l’ordinaire n’est chez le philosophe américain que la première phase, somme toute aussi expérimentale et naturelle que les sciences naturelles, d’une philosophie qui ne s’en tient pas là, ayant vocation à s’épanouir en une « métaphysique scientifique ». Cela dit, tout se passe au début comme dans les sciences expérimentales, à savoir que les observations doivent pouvoir être répétées par autrui. Le lecteur « devra répéter réellement pour lui-même mes observations et expérimentations, sans quoi je ne parviendrai pas plus à me faire comprendre que si j’avais à parler des effets de la décoration chromatique à un aveugle de naissance34 ».
23L’observation directe se complète d’un classement des observations aboutissant à distinguer trois grandes « catégories » (au sens philosophique traditionnel, Peirce se réclamant de la déduction catégoriale kantienne) de phénomènes, qui se présentent dans l’expérience comme enchevêtrées, et à prouver que leur liste est très courte même si les subdivisions sont nombreuses, et que la classification qu’il présente est « naturelle ». L’étape phénoménologique n’est là que pour permettre une « déduction catégoriale » rénovée. Mais, et c’est là ce qui la rapproche au moins partiellement de l’entreprise de Husserl dans les Recherches logiques, la « phanéroscopie » doit s’avérer « sans présuppositions » :
Elle s’abstient religieusement de toute spéculation sur les relations que pourraient entretenir ses catégories avec les faits physiologiques, cérébraux ou autres. Elle n’entreprend pas, mais évite au contraire avec soin de donner des explications hypothétiques de quelque sorte que ce soit. Elle scrute simplement les apparences directes et essaie de combiner la précision du détail avec la généralisation la plus large possible. Le chercheur doit s’efforcer de n’être pas influencé par la tradition, l’autorité, les raisons qui le porteraient à supposer ce que les faits doivent être, ou par des idées fantaisistes de quelque genre que ce soit ; il doit s’en tenir à l’observation honnête et obstinée des apparences35.
24On voit poindre ici le rejet wittgensteinien des explications hypothétiques en philosophie et en anthropologie ainsi que son adhésion forte à l’idée d’une philosophie descriptive à partir de la fin des années 1920. Au vu de ces antécédents peirciens, on peut soupçonner que l’idée wittgensteinienne de philosophie descriptive n’est peut-être pas entièrement imputable à la psychologie descriptive de Brentano dont il se serait inspiré. Nombre de savants et épistémologues austro-allemands phénoménalistes (Mach et surtout Pearson) de la fin du xixe siècle ont plaidé eux aussi pour une science descriptive et non explicative, qui ne forge pas d’hypothèses.
25Peirce souligne dans ce même texte que la « phanéroscopie » doit s’entendre en un sens dépsychologisé, il ne s’agit donc pas d’une psychologie descriptive à la Brentano : le phaneron n’est pas l’idea, trop psychologique, des philosophes anglais, souligne Peirce. En 1905 il redéfinit la phanéroscopie de façon mentaliste, mais psychologiquement neutre, comme description de tout ce qui est « présent à l’esprit, sans considérer si cela correspond à quelque chose de réel ou non36 » ou de « la totalité du contenu de n’importe quelle conscience. Chacune est en substance n’importe quelle autre37 », la consciousness étant définie comme « la somme de tout ce que nous avons à l’esprit de quelque façon que ce soit, abstraction faite de sa valeur cognitive38 ». Cette neutralité rapproche Peirce de Husserl, mais encore une fois la description doit aboutir à la discrimination des trois principales catégories, toute cette description phénoménologique étant subordonnée à un programme catégorial ontologique et logique : dégager « les éléments formels du phaneron39 », à savoir les catégories, avec référence à Kant et à Hegel (Peirce admet avoir repris à Hegel le mot « phénoménologie »). L’enquête catégoriale a placé Peirce dès sa jeunesse sous le signe de Kant. Le jeune Peirce commence cette enquête d’une tout autre façon, par une approche logique conforme, pense-t-il, à la démarche kantienne : il s’agit de partir de la logique pour aboutir aux catégories, la logique étant « le vestibule de la métaphysique ». Par la suite, avec la phanéroscopie, Peirce trouve un autre fil conducteur lui permettant de discriminer les trois catégories, mais les deux approches aboutissent au même résultat catégorial. Or cette description n’est pas une fin en soi. Chez Peirce la phénoménologie n’est qu’un moment de la philosophie, rendant possible une autre « déduction » des catégories que celle autrefois fournie par la logique.
26Si tentés d’ailleurs que nous soyons ici de rapprocher Peirce du Husserl des Recherches logiques (publiées à partir de 1900-1901), il s’avère à l’examen plus pertinent de le rapprocher de Wittgenstein, dont le mot d’ordre descriptiviste doit peut-être autant à certaines formules de Dewey qu’à Mach et Brentano. La description des phénomènes au sens de Peirce est calquée sur le modèle de la science de la nature, il traite la phénoménologie comme une sorte de science expérimentale macroscopique, qui œuvre sans appareil, sans microscope, et s’appuie sur « l’expérience qui nous est commune à tous ». C’est ainsi que « Tout le monde connaît au-delà de tout doute les vérités d’expérience sur lesquelles la philosophie est fondée40 », proclame-t-il, une idée qui semble avoir été aussi dans l’air du temps à Cambridge à partir de 1930 : « Voudrait-on poser des thèses en philosophie, soutient Wittgenstein, qu’on ne pourrait jamais les soumettre à la discussion, parce que tout le monde serait d’accord avec elles41. » Mais tel n’est pas le cas puisque la philosophie ne pose aucune thèse, se bornant à décrire : « comme tout est là, offert à la vue, il n’y a rien à expliquer. Car ce qui est caché ne nous intéresse pas42 ». La philosophie doit-elle oui ou non se borner à n’énoncer que des choses indiscutables parce que banales ? S’agit-il d’un simple retour au sens commun ? Pas vraiment car, si, par le rappel de faits naturels connus de tous, elle se trouve parfois retomber sur des vérités du sens commun, ce n’est pas la même démarche qui les produit et surtout on n’en fait pas le même usage. Et s’appuyer sur l’expérience de tout un chacun sert surtout à réactiver des savoirs enfouis et à élaborer ensuite une grammaire philosophique.
27Revenons à la définition par Peirce du phaneron en 1905 : elle n’est pas sans rappeler l’empirisme radical de James (1904) et le « postulat de l’empirisme immédiat » de Dewey, formulé en 1904-1905, au moment où il a des échanges intenses avec Peirce sur le statut de la logique. Dewey écrit :
L’empirisme immédiat postule que les choses – n’importe quelle chose, chaque chose, au sens ordinaire ou non technique du terme « chose » – sont ce comme quoi elles sont expérimentées [experienced as]. Si donc quelqu’un souhaite décrire véridiquement [truly] quelque chose, sa tâche est de raconter ce comme quoi elle est expérimentée43.
28Et il n’y a pas lieu d’opposer dans cette description des aspects réels et des aspects phénoménaux selon les comptes rendus qui en sont donnés. On ne saurait distinguer qu’« entre différents réels de l’expérience ». Tout comme Wittgenstein, Dewey proclame qu’on ne peut déduire aucune proposition philosophique à partir de cette « expérience » : l’expérience, souligne-t-il, est juste ce qu’elle est. Ce que propose Dewey est une simple méthode, aussi proche que possible de la méthode expérimentale, permettant de dire ce que veulent dire des termes comme conscience, idée, immortalité, liberté, Dieu. La méthode tient en quelques mots : go to experience and see what the thing is experienced as44. Comme Wittgenstein encore, Dewey souligne la modestie de cette démarche : « Une telle méthode n’est pas spectaculaire ; elle ne permet aucune démonstration improvisée de Dieu, de la liberté, de l’immortalité, ni de la réalité exclusive de la matière ou des idées ou de la conscience, etc. […] », It may seem insignificant, or chillingly disappointing45.
29Il s’agit, tout comme dans le cas du monisme neutre des Essais d’empirisme radical de William James de 1904, d’une sorte de « retour aux choses mêmes », comme dirait Husserl, un mot d’ordre relayé à la fin de la première décennie du siècle par le mouvement de Whitehead, William James et Jean Wahl « vers le concret », contre les abstractions réifiées des idéalistes. En amont, il est difficile de ne pas songer à Emerson, bien connu de Peirce, James et Dewey, et au passage du « Clerc américain » (1837) prêchant un retour à l’ordinaire, un refus du sublime en matière de philosophie, dans un geste de libération vis-à-vis de la culture européenne livresque (« La vie est notre dictionnaire ») et des leçons du passé : « Je ne demande pas le grand, le lointain, le romanesque […]. J’embrasse le commun, j’explore le familier, le bas, et suis assis à leurs pieds46. »
30Comme Peirce, Dewey considère que « la chose qu’il est le plus difficile d’apprendre à voir, c’est l’évident, le familier, l’universellement tenu pour acquis » et il est bien malaisé de penser que Wittgenstein n’a pas eu vent de cette formule, qui resurgit chez lui dans les années 1930. D’ailleurs voici ce qu’on lit en 1937 sous la plume du même Dewey :
La philosophie devrait-elle partir des matériaux communs qui se trouvent sous la main ou des produits intellectuels de la pensée plus abstraits ? Je pense que la philosophie devrait partir des expériences communes. Mais il y a là une difficulté. Plus les choses sont communes et familières, plus elles sont dures à traiter philosophiquement. Nous n’avons plus conscience des choses qui sont tout à fait familières […]. Une autre difficulté est que chacun de nous vient à un objet avec des jugements déjà formés qu’on prend pour du sens commun quand ce ne sont que des idées en vigueur depuis longtemps et récemment acquises. Celui qui porte des lunettes bleues ne sait pas quelles choses sont vraiment bleues. Une grande part de la philosophie consiste à se débarrasser de ces présuppositions. Le peintre parle de retrouver l’innocence de l’œil. Le philosophe doit retrouver l’innocence de l’esprit47.
31Dewey rattache d’ailleurs à Peirce le thème de la difficulté de voir le familier, écrivant en 1937 :
Du fait qu’on tire la matière de la philosophie des observations que tout homme peut effectuer, il ne s’ensuit cependant pas que ces observations soient faciles à effectuer. Je ne connais rien de plus profond que la remarque de Peirce selon laquelle « Il est extrêmement difficile de porter notre attention sur les éléments de l’expérience qui sont constamment présents […]. Il faut recourir à des moyens détournés afin de pouvoir percevoir ce qui nous regarde en face avec un regard fixe qui, une fois remarqué, devient presque oppressant dans son insistance ». Par conséquent le sens commun non critique est quelque chose de très mélangé. La difficulté à voir quels sont ses constituants nous fait croire que nous les voyons quand nous voyons en fait à travers les lunettes philosophiques qui ont été sélectionnées par l’éducation et la tradition48.
32Il semble donc qu’il y ait eu dans l’air à partir des années 1900 un mot d’ordre de retour aux choses ou aux phénomènes, le souhait d’une attitude ouverte à « ce qui va de soi », projet vague puisque diversement exploité par les différents auteurs, mais qui est à l’origine des principaux courants philosophiques du xxe siècle : pragmatisme, phénoménologie, philosophie analytique. La description de la banalité inaperçue parce que trop familière est le vœu commun de Peirce, de Dewey et de Wittgenstein. Resterait à voir comment chacun a modulé son projet de philosophie descriptive, en réalité très difficile à exécuter. Les philosophies qui se disent modestement descriptives sont en réalité plus ambitieuses que les autres, et plus orgueilleuses aussi : décrire est plus difficile qu’expliquer, comme le sous-entend sans cesse Wittgenstein, qui, dès les Carnets de 1914-1916, s’interroge sur le contenu éventuel d’un livre qu’il pourrait écrire sous le titre de « Le monde tel que je l’ai trouvé ». En 1929 Wittgenstein estime d’ailleurs que le drame de la philosophie réside dans le déni du réel et du familier : c’est prendre l’accessoire pour l’essentiel, et réciproquement ; elle croit qu’il faut chercher la réalité ailleurs que dans « ce qui va de soi, la vie », « censé être le fortuit, l’accessoire », « au contraire ce sur quoi normalement je ne me casse pas la tête serait l’authentique ». Or ce donné-là est justement ce qui nous échappe en raison même de son évidence. L’accoutumance à la réalité ambiante déréalise celle-ci à nos yeux et nous croyons que le réel est ailleurs ; mais le réel est bien là et nos constatations le reflètent : « étant donné que le langage ne tient son mode de signification que de son signifié, le monde, aucun langage n’est pensable qui ne présente pas ce monde49 ». C’est un retour au monde, à la vie, bref au donné, que prêche ici Wittgenstein. Et il dénonce l’entreprise de faire se détacher le monde sur fond de langage, de lui donner du relief, vaine puisque monde et langage sont coextensifs comme l’envers et l’endroit d’une même réalité ; leurs limites coïncident exactement, comme l’avait établi le Tractatus. Ainsi, pour décrire un fait correspondant à une proposition, on ne peut que répéter la proposition qui le dépeint, et c’est ainsi que se montre la limite du langage50. La bonne attitude serait celle qui prête de la réalité à « ce qui va de soi, la vie », c’est-à-dire à une posture réaliste. À partir de cette époque (1929), le philosophe viennois dit et redit que les phénomènes sont ce qui vérifie nos propositions : ils sont pour nous le donné, et la seule réalité que nous ayons.
33Mais qu’en est-il de la description que tous appellent de leur vœux ? Peirce l’escamote rapidement au profit de sa théorie des catégories. Husserl prend le tournant transcendantal. Wittgenstein seul applique la méthode descriptive : il l’annonce dans la première partie des Recherches, qu’il parsème d’exemples qui sont autant d’aspects de cette méthode (nous l’avons vu, la méthode est immanente au traitement des exemples, c’est-à-dire au texte ; comme le souligne Wittgenstein, il y a plusieurs méthodes comme il y a plusieurs thérapies). On trouve aussi de tels exemples dans la seconde partie, et dans sa dernière philosophie de la psychologie où il décrit nombre de vécus psychiques. La phase descriptive semble en tout cas, chez lui, non pas une fin en soi, mais le moyen d’obtenir cette vision structurale éclairante qui nous permet de retrouver une partie de notre grammaire oubliée en exhibant des corrélations entre concepts. Seule cette vision globale, qui restaure la véritable grammaire d’une partie de notre discours, nous permet de voir se dissoudre les problèmes philosophiques suscités par le manque de synopticité de notre grammaire. Seule la démarche qui combine souvenir de banalités, description de l’ordinaire et vision synoptique fait s’évanouir les puzzles qui tracassent le philosophe. Elle lui procure l’apaisement souhaité que ne lui apporterait aucune thèse ou doctrine philosophique : c’est en cela que la bonne méthode est non seulement descriptive, mais aspectuelle, faisant voir le problème sous un jour nouveau en le plaçant dans des contextes variés. Elle est aussi, sur le plan personnel, libératrice et thérapeutique.
Notes de bas de page
1 De son vrai nom Johann Scheffler, 1624-1677, poète, mystique et théologien allemand. Il influença nombre d’auteurs de langue allemande tels que Rilke, Schopenhauer, Heidegger, et probablement Wittgenstein, qui l’a lu pendant qu’il rédigeait le Tractatus logico-philosophicus, trad. G.-G. Granger, Paris, Gallimard, 1993.
2 Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. F. Daster et al., Paris, Gallimard, 2004, I, §122.
3 Ibid., §128.
4 Ibid., §133.
5 Ibid., §132.
6 Ibid., §126.
7 Ibid., §132.
8 Ibid., §120.
9 Ibid.
10 Ibid., §602-603.
11 Ludwig Wittgenstein, Fiches, Paris, Gallimard, 2008, §209.
12 Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., §603.
13 Ibid., §596.
14 Ibid., §129 et 415.
15 Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, trad. G. Granel, Mauvezin, TER, 1984, p. 100.
16 Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., §120.
17 Ibid., §108.
18 Ibid., §116.
19 Ludwig Wittgenstein, Notes sur l’expérience privée et les « sense data », trad. É. Rigal, Mauvezin, TER, 1982, p. 10.
20 Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., §121.
21 Ludwig Wittgenstein, Remarques philosophiques, trad. J. Fauve, Paris, Gallimard, 1975, début du chapitre 5, p. 78.
22 Ibid.
23 Collectif, Essays Philosophical and Psychological in Honor of William James, Londres, Longmans, Green and Co, 1908, p. 55.
24 Jean-Philippe Narboux, « L’obvie en négatif », Critique, 706/5, 2006, p. 406.
25 Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., II, xii.
26 Ibid., §596.
27 Ibid., §600.
28 John Dewey, Expérience et nature, trad. J. Zask, Paris, Gallimard, 2011.
29 Charles Sanders Peirce, Collected Papers of C. S. Peirce, Harvard, Harvard University Press, 8 vol., 1933-1962, 1.241.
30 Ibid., 5.246.
31 Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., §103.
32 Charles S. Peirce, Collected Papers, op. cit., 1.286.
33 Ibid., 8.328.
34 Ibid., 1.1241.
35 Ibid., 1.287.
36 Ibid., 1.284.
37 The Essential Peirce, Selected Writings, vol. 2, Indianapolis, Indiana University Press (The Peirce Edition Project), 1998, p. 362.
38 Ibid.
39 Charles S. Peirce, Collected Papers, op. cit., 1.284.
40 Ibid., 3.560.
41 Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., §128.
42 Ibid., §126.
43 John Dewey, The Influence of Darwin on Philosophy, New York, Henry Holt and Co, 1910, p. 227.
44 Ibid., p. 239.
45 Ibid.
46 Ralph Waldo Emerson, « The American Scholar », dans Selected Essays, Londres, Penguin Classics, 1982 ; trad. C. Fournier dans Critique, dossier consacré à la Nouvelle Angleterre, 1992, p. 541-542.
47 John Dewey, « Charles Sanders Peirce », The New Republic, 89, février 1937, p. 415-416.
48 Ibid.
49 Ludwig Wittgenstein, Remarques philosophiques, op. cit., début du chapitre 5.
50 Id., Remarques mêlées, op. cit., p. 63.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Philosophe, professeure émérite à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle est l’auteure d’une vingtaine d’ouvrages sur Peirce et sur Wittgenstein, dont Peirce et la signification (1995), L’œil mathématique. Essai sur la philosophie mathématique de Peirce (2008), Voir le visible. La seconde philosophie de Wittgenstein (2003), Le moment anthropologique de Wittgenstein (2004). Comprendre l’art. L’esthétique de Wittgenstein, aux éditions Kimè (2016).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Dynamiques du commun
Entre État, Marché et Société
Danièle Bourcier, Jacques Chevallier, Gilles Hériard Dubreuil et al. (dir.)
2021
Reconnaissance ou mésentente ?
Un dialogue critique entre Jacques Rancière et Axel Honneth
Jean-Philippe Deranty et Katia Genel
2020
Éthique de la nature ordinaire
Recherches philosophiques dans les champs, les friches et les jardins
Rémi Beau
2017
Expériences vécues du genre et de la race
Pour une phénoménologie critique
Marie Garrau et Mickaëlle Provost (dir.)
2022
La pensée et les normes
Hommage à Jean-François Kervégan
Isabelle Aubert, Élodie Djordjevic et Gilles Marmasse (dir.)
2021