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Retour à Paris

p. 97-115


Texte intégral

1Pause le 25 octobre 2017. Impossible de se concentrer les 26 et 27 octobre. Le 26, la presse annonçait une déclaration de Carles Puigdemont à 13 h 30. Il avait décidé de convoquer des élections. Repoussée deux fois, la déclaration se fit à 17 heures finalement. Carles Puigdemont avait renoncé à convoquer ces élections et s’en remettait à la décision du Parlament, lequel entama peu après sa séance sur l’application de l’article 155. Le 27, deux directs à la fois, Barcelone et Madrid, le Parlament et le Sénat, le vote de la déclaration d’indépendance d’un côté, celui de l’application de l’article 155 de l’autre. Après le conseil des ministres, Mariano Rajoy annonce un peu avant 20 h 30 les premières mesures en application de l’article 155, dont la destitution du govern, et crée la surprise en annonçant des élections régionales le 21 décembre. Depuis, les indépendantistes se posent la question de leur participation au scrutin, les constitutionnalistes celle de leur éventuelle unité, l’organisation Société civile catalane (SCC) a fait le plein dans les rues à Barcelone, la presse publie des sondages, et le journaliste Iñaki Gabilondo évoque ce matin, lundi 30 octobre, un vuelco – « retournement » ou « renversement » – à propos de la situation créée par l’annonce des élections du 21 décembre.

2 We’ll always have Paris… C’est ainsi que je viens de répondre au courriel de Mélanie Traversier – elle sait bien quelle « croodophilie » a éveillé en moi ma filleule – s’inquiétant de la façon dont je vis l’actualité catalane. J’ai vu trois fois Casablanca, mais je n’ai de souvenir précis que de la deuxième, à Madrid, avec Aurelio, dans son appartement de la rue Hermosilla, peu après notre rencontre, le 21 mars 2001. Si j’ai ce souvenir en tête au moment d’engager ce dernier retour, c’est en raison de l’angoisse que me causait l’idée même de revenir à Paris après mon séjour à la Casa de Velázquez. De Paris, je n’étais pourtant parti qu’à reculons. Je n’imaginais pas alors pouvoir vivre ailleurs que dans cette ville. À partir de 2002, chaque printemps fut occupé par la recherche d’une solution afin de ne pas y revenir : l’année de disponibilité en 2002-2003, pour rédiger enfin ma thèse, sous couvert cependant du statut de chercheur invité au Conseil supérieur de la recherche scientifique (CSIC) que m’avait obtenu Maribel Alfonso – Cristina Jular et Julio Escalona ont eu la belle idée de lui offrir un volume de Mélanges quelque peu particulier : il consiste à rééditer les articles que ses anciens collègues auront choisi de commenter en quelques pages. J’ai retenu un article de Maribel publié en 1973, quelque peu avant sa soutenance de thèse, où elle avait édité le texte d’une amitié, un contrat d’alliance, entre un monastère et une localité, et invitait à engager une histoire de l’institution sociale qu’avait été l’amicitia – ; le poste d’ATER à Paris 1 en 2003-2004, avec une première expérience de la semestrialisation ; la candidature réussie à la première édition du programme espagnol Juan de la Cierva en 2004, sur la base d’un projet postdoctoral traitant de la contractualité politique, qui m’ouvrait la perspective rassurante d’un poste de chercheur sous contrat à la Complutense pendant quatre ans, puis d’une probable carrière dans l’université espagnole. En juillet 2004, j’avais donc trouvé la solution pour rester à Madrid, et je renonçais en septembre au renouvellement de mon poste d’ATER à Paris 1.

3Si j’avais un peu attendu avant de renoncer à ce poste, c’est parce que le ministère espagnol tardait à autoriser la signature des contrats découlant du programme Juan de la Cierva. Sur le blog des lauréats, certains prédisaient une attente d’un mois encore, mais la signature du contrat n’intervint qu’en janvier 2005, sans aucun rattrapage de salaire. J’avais fait ainsi l’expérience de la précarité à laquelle étaient, et sont, confrontés les jeunes chercheurs espagnols. L’expérience ne dura certes que quelques mois, mais elle fut suffisante pour me convaincre de participer à la campagne française de recrutement du printemps 2005. S’il me fallait inventer ma vie avec Aurelio à Madrid, je ne souhaitais pas pouvoir lui reprocher un jour d’avoir renoncé pour lui à ma carrière en France. En décembre 2009, après le séjour de six mois qu’il fit à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, un contrat de travail lui fut proposé. Une vie à Paris ? J’étais contre. J’étais convaincu que son avenir professionnel était à Madrid, et je ne souhaitais pas non plus qu’il puisse un jour me reprocher d’y avoir renoncé pour moi. Ce qu’il est devenu depuis ne fait que confirmer ce que je pensais alors, de lui, de nous, de notre besoin vital à chacun de suivre pleinement nos voies pour être heureux ensemble. Madrid-Paris, ou Paris-Madrid, cette vie d’allers-retours entre deux lieux qui est la mienne est donc un choix assumé.

4Je sens bien cependant que, dans ma géographie intime, Paris occupe aujourd’hui une place secondaire par rapport à Madrid. J’ai tendance à penser que je vis à Madrid et travaille à Paris. C’est faux bien entendu, car l’enseignant-chercheur ne fait pas la distinction entre son lieu de vie et son lieu de travail. Paris est donc le lieu d’un certain travail seulement, principalement l’enseignement, tandis que la recherche et l’écriture se font plutôt à Madrid. Ce qui chez moi distingue les deux villes, c’est donc un rythme de travail, et la valeur que j’accorde au travail réalisé ici et là, laquelle est tributaire de l’échelle de valeur à partir de laquelle les enseignants-chercheurs et leurs évaluateurs jugent de leurs diverses activités. A priori, il faudrait attacher autant d’importance à l’enseignement et à la recherche. Nous savons bien que c’est faux, la recherche prend en général le pas sur l’enseignement dans notre déclinaison d’identité. De là à l’assumer dans les dossiers qu’il nous revient de renseigner périodiquement, pour obtenir des primes ou la hors-classe, nul ne s’y risquerait tout à fait. Mieux vaut afficher un profil équilibré, voire le feindre quand ce n’est pas le cas. Je ne crois pas devoir feindre cependant. Il me semble avoir assumé jusqu’ici ma fonction d’enseignant-chercheur dans les différents aspects qu’elle implique et être en mesure de faire état de cet engagement dans l’université en toute sérénité, la même avec laquelle j’aborde aujourd’hui cette étape supplémentaire dans la « carrière » que représente l’habilitation à diriger des recherches. Par rapport à d’autres collègues de ma génération, je l’aborde néanmoins avec un peu de retard peut-être – il est possible cependant que certains d’entre eux aient habilité un peu tôt.

5Un jour d’une période on de 2008, Patrick m’avait dit rue Victor Cousin que j’allais habiliter avant lui. Davantage que le constat de mon état d’habilitable, sa remarque traduisait son appréhension à l’égard d’un rituel de passage auquel sa génération avait commencé à se soumettre et vers laquelle la mienne s’avançait. Si j’en juge par le regard des autres, je ne suis devenu vraiment habilitable que quelques années plus tard, entre le départ à la retraite de Claude et celui de Jean-Philippe. Depuis, à chaque rentrée parisienne de janvier, quelqu’un me pose invariablement cette question : « alors, l’habilitation ? » D’un côté, la question flatte, car si des professeurs vous la posent c’est qu’ils vous considèrent comme apte à rejoindre leurs rangs – je dois paraître si apte qu’il m’a fallu récemment détromper un collègue d’histoire antique me croyant déjà professeur ! Il m’était arrivé auparavant de devoir détromper aussi des collègues me croyant normalien, ou encore membre de l’IUF, alors que je n’avais pas encore présenté de candidature ! La question exaspère aussi, tant elle indique quelle est l’inéluctable voie d’accomplissement de la carrière, et vous presse d’aller en ce sens. Après l’habilitation, d’autres questions me seront posées ou viendront : les postes de professeur au concours, les éventuelles auditions, un recrutement peut-être, en France, en Espagne ? Je garde l’intime conviction que faire profession d’historien ne se réduit pas à faire carrière à l’université. Aussi n’est-ce pas tant à un positionnement en termes de carrière auquel j’aspire en me plaçant à présent dans les conditions de pousser celle-ci, qu’à goûter au surcroît de liberté qu’apporte l’habilitation dans l’exercice de ma profession d’historien au sein du système universitaire français et à Paris 1 plus spécialement. Il serait d’ailleurs temps que les historiens, et les médiévistes en particulier, se posent la question du prix à payer pour obtenir ce surcroît de liberté, qui me paraît autrement plus lourd dans notre discipline qu’en économie ou en géographie par exemple.

6Le sentiment de mon retard est-il cependant une donnée objective ? J’ai trop pratiqué les méthodes quantitatives, au travers de la lexicométrie en particulier, pour ne pas tenter de m’appliquer à moi-même l’esprit de cette méthodologie. J’ai ainsi tenté de produire un graphique croisant quelques données de mon curriculum vitae, telles que les fonctions occupées, les participations à des projets financés et à des rencontres, l’organisation de celles-ci, les publications ou encore le degré d’implication au Lamop et à l’université. Bien entendu, j’ai tenté de pondérer ces données : ainsi un livre collectif pèse moins qu’un ouvrage personnel, l’introduction d’un volume collectif ou une notice d’un dictionnaire moins qu’un article, un séminaire de recherche moins qu’un colloque international ou une école d’été, un tutorat de stage postdoctoral bien moins que le secrétariat de la bourse Robert de Sorbon. En outre, j’ai ajouté quelques éléments de légende qui permettront de suivre plus facilement la chronologie de mes thématiques de recherches. Afin de ne pas surcharger d’informations le graphique, j’ai opté par exemple pour ne rien dire de la chronologie de mes thématiques d’enseignement. Le visuel produit est donc tronqué de la représentation d’une charge de cours à temps plein depuis 2005 – sauf en 2012-2014, du fait de ma délégation d’un an au CNRS puis d’un semestre de CRCT –, et nettement plus diversifiée aujourd’hui qu’au temps de mes débuts à Paris 1. En tant qu’historien français de l’Espagne médiévale, la mention des langues de publication ou des lieux d’édition pouvait avoir aussi quelque intérêt pour mesurer mon intégration académique en Espagne. Ce graphique pourrait donc intégrer d’autres données également significatives. Bien qu’imparfait, il guidera la suite de cette réflexion.

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7 Les exigences du mémoire de synthèse dans le cadre de l’habilitation imposent de considérer la soutenance de thèse comme point de départ de la réflexion. Cependant, les chapitres précédents ont confronté le lecteur à la chronologie plus ample de mon ego historien. Pour le chronogramme de mon rythme professionnel, j’ai également opté pour une chronologie de plus longue durée que celle de ma carrière après ma soutenance de thèse, avec un départ que déterminent mes premières publications scientifiques. Ainsi, le chronogramme présente-t-il un exercice de la profession sur une vingtaine d’années. L’observation de ce tempo me conduit à distinguer quatre cycles. Le premier, qui court de la fin des années 1990 au début des années 2000 est celui de la professionnalisation historienne : les premières publications scientifiques, les premières communications dans des colloques, mes premiers pas comme animateur de la recherche, dans le cadre de l’école doctorale d’histoire de Paris 1 – l’atelier « Ces obscurs fondements de l’autorité » en 2000, et ses actes publiés en 2001 – puis à la Casa de Velázquez – le colloque « Coups d’État à la fin du Moyen Âge » en 2002, actes publiés en 2005 –, la soutenance de thèse enfin (2003). Ces années marquent l’amorce de premières lignes de recherche, sur la privauté et l’échange politique, sa spatialisation et sa ritualisation ou encore le sens à donner au tournant administratif dans la relation entre gouvernants et gouvernés.

8Après la soutenance de thèse, le rythme d’activité gagne logiquement en intensité. En témoignent les pics des communications et des publications. C’est là le cycle de l’intégration au milieu universitaire, à la fois espagnol – le poste à la Complutense, le début de ma participation à des projets financés par le ministère espagnol de la Recherche – et français – le recrutement à Paris 1. Logiquement, ce temps d’intégration est marqué par l’exploitation des résultats de la thèse et l’obligation de leur donner une certaine publicité. J’aurais dû publier alors ma thèse. J’ai évoqué plus haut les raisons de ce premier loupé. Nuançons cependant. Je n’ai certes pas publié de monographie, mais les principaux acquis de la thèse furent bien publiés pendant cette période, sous la forme d’articles, en français et en espagnol, dont une longue synthèse publiée en espagnol en 2006, dans l’ouvrage collectif dirigé par José Manuel, La monarquía como conflicto en la Corona castellano-leonesa (c. 1230- 1504). Le fait marquant de ce cycle d’intégration est cependant tout autre. Il s’agit de l’exécution du projet postdoctoral conçu pour ma candidature au programme ministériel espagnol Juan de la Cierva en 2004, sur la question de la contractualité politique à laquelle m’avaient amené les contrats de privauté castillan. Mon recrutement à Paris 1 en 2005 n’en altéra en rien le plan d’exécution, si ce n’est l’aide que m’apporta Ana Isabel dans l’organisation du séminaire de recherche que j’avais prévu. La fin de ce programme conduit à 2008, avec ce rebond de 2011 que constitue la publication des actes du dernier colloque de ce programme.

9À partir de 2009 commence un troisième cycle, qui est à la fois un temps d’engagement, de réflexion et de renouveau. Je ne reviens pas sur l’engagement. Les courbes d’implication à l’université et dans le laboratoire confirment la césure de 2009, avec une inversion dans la hiérarchie des postes d’engagement en 2012-2013, la priorité allant au Lamop à partir de ce moment. L’implication n’est pas que politique ou administrative. À partir de 2009, la courbe de ma participation à des projets financés croît également et atteint son maximum en 2013. Cette participation me fait délaisser le rôle d’animateur de la recherche au profit de celui de contributeur. Le basculement est rendu ici visible par le nombre des publications, encore qu’une partie de celles des années 2009-2011 se contentent de liquider le train des engagements souscrits pendant la période précédente – le caractère presque toujours décalé des courbes des communications et des publications est une constante du graphique –, ainsi que par le nombre des communications, avec des maximums atteints en 2010, 2012 et 2014.

10Je n’ai cependant pas prémédité la pause observée dans l’animation de la recherche. Elle est la conséquence de mes candidatures rejetées auprès de l’IUF, en particulier celles de 2010 (« Garantir l’échange politique en Europe à la fin du Moyen Âge : de la peur du roi aux révolutions conservatrices ») et 2011 (« De la peur du roi aux révolutions conservatrices : émotion, contrat et constitution politiques en Castille et en Europe à la fin du Moyen Âge »). Ces projets visaient à prolonger mon interrogation sur la contractualité politique, mais en envisageant cette fois un contexte européen chronologiquement plus resserré, celui des années 1460. Son intérêt résidait à mon sens dans la possibilité de comparer des révolutions conservatrices ayant manqué de constitutionnaliser un état de l’échange politique, lequel était le produit de pratiques contractuelles. Si mes échecs m’amenèrent à renoncer au programme collectif pour lequel j’avais commencé à recruter des participants dès mon colloque « Avant le contrat social… » à Madrid en 2008 – dont John Watts, qui eut l’heureuse idée de commencer son ouvrage The Makings of Polities, publié en 2009, par une comparaison des manifestes nobiliaires produits en Castille et en Angleterre dans les années 1460 –, le programme personnel d’investigation ne fut cependant pas oublié. Le principal témoin de son exécution est ici mon essai « Emoción, contrato y constitución », sur l’émotion comme moteur du saut constitutionnel observable en Castille, en France et en Catalogne pendant les années 1460, à l’origine de la publication, la même année, de ma compilation d’articles El espanto y el miedo. Golpismo, emociones políticas y constitucionalismo en la Edad Media (2013). La pause observée dans l’animation de la recherche fut donc un temps de réflexion personnelle et de renouveau de mes centres d’intérêt scientifiques. Le dernier état de cette réflexion et de ce renouvellement est le projet présenté en 2012 auprès de l’IUF – un nouvel échec – et du CNRS, sur les fondements matériels de l’ordre juridique au travers des manuscrits de l’Ordenamiento de Alcalá. Il y était toujours question du contrat politique et du dépassement constitutionnel qu’enregistrait sa pratique, que j’envisageais cette fois au travers d’une orientation codicologique. Le point de départ de cette nouvelle orientation était cependant très éloigné de ce questionnement. J’étais en effet tombé dans la codicologie à la faveur de ma contribution aux Mélanges offerts à Claude, sur la représentation de la mort de Pierre Ier dans les manuscrits de chroniques françaises.

11L’année 2012 marque donc le début du quatrième et dernier cycle, celui de la réorientation scientifique et, in fine, de l’habilitation. De cette réorientation découle en partie la reprise de mon rôle d’animateur de la recherche à partir de 2013-2014, dans le cadre du séminaire de codicologie du Lamop depuis cette date, puis du montage d’opérations (atelier, écoles d’été) destinées autant à souder les membres de l’équipe de codicologie qu’à établir des partenariats avec d’autres centres de recherches sur le livre médiéval (avec l’université de Namur, l’Institut de recherche et d’histoire des textes et l’École des chartes). Je n’ai cependant jamais envisagé mon rôle dans ce domaine de la codicologie que de manière transitoire. En effet, je ne crois toujours pas avoir de réelle légitimité à diriger l’équipe du livre au Lamop, mais seulement disposer d’un savoir-faire d’animateur que je mets à sa disposition, dans l’attente que la véritable relève d’Ezzio Ornato et de Carla Bozzolo soit en position d’assumer et d’actualiser leur héritage. Le livre médiéval m’intéresse certes, mais pas au point d’oublier mes marottes scientifiques. Il n’en reste pas moins que cette nouvelle casquette de codicologue a contribué à complexifier mon approche de certaines questions, en particulier de la constitutionnalité. En ce sens, mon article sur la loi-pacte de 1442, publié dans les actes des rencontres de Jean-Philippe Genet sur La légitimité implicite (2015), mais qui rend compte de communications prononcées à Madrid et à Rome, en 2011 et 2012, inaugure dans ma production une analyse du discours politique, juridique ici, plus multidimensionnelle, en raison précisément d’une attention accrue à ses supports manuscrits.

12Il serait simple de penser que, sur la base de cette réorientation méthodologique plus que scientifique, la question de la constitutionnalité accapare à partir de ce moment toute mon attention historienne. C’est en partie vrai. Un jalon en est le colloque organisé en 2014 sur l’idée constitutionnelle, « Des chartes aux constitutions », dans le cadre du projet de l’European Research Council (ERC) dirigé par Jean-Philippe, ou encore la poursuite de mon enquête codicologique et archivistique en lien avec les manuscrits de l’Ordenamiento. Toutefois, j’ai eu à cœur aussi pendant le temps de ce dernier cycle de refermer des lignes de recherches, un peu comme quand on fait place nette sur son bureau avant de prendre un nouveau dossier. De cette fermeture, voire de ce ménage, dont l’urgence était avivée par le projet d’habilitation, témoignent, par exemple, la notice consacrée au contrat dans le Dictionnaire de l’historien (2015), l’article sur l’espace de gouvernement en Castille pour le projet sur le gouvernement itinérant de Sylvain Destephen, ou encore mon retour sur le tournant administratif, au travers de la reprise en français de certaines de mes réflexions sur le rituel de l’audience publique pour le projet « Doléances » de Michelle Bubenicek. Si la question de la privauté n’a pas échappé à cette opération de nettoyage et de clôture, le résultat obtenu s’avère plus contradictoire. Car ce sujet m’a précisément rattrapé quand je pensais avoir enfin trouvé le moyen de trancher le nœud gordien qu’il a représenté dans ma trajectoire.

13J’exagère cependant car le nœud gordien est moins ce sujet de la privauté que la thèse qui m’y avait amené. En commençant mon année de délégation au CNRS, dont j’espérais obtenir le renouvellement, j’étais convaincu de disposer d’un temps désormais suffisant pour publier enfin ma thèse tout en exécutant l’inspection des manuscrits de l’Ordenamiento et l’enquête archivistique programmées dans le cadre du projet « Les tables de la Loi ». Ce plan d’action me semblait d’autant plus réalisable que, en dépit de toutes mes stratégies d’évitement, je n’avais pas cessé de travailler à la publication de ma thèse depuis l’automne 2008. En 2009, en 2010, en 2011 et en 2012 encore, quand arrivait décembre, j’étais à chaque fois sur le point de terminer, et promettais à l’éditeur de lui adresser bientôt mon texte. Puis venait le retour à Paris, les cours, les autres engagements, et la thèse prenait à nouveau la poussière. J’ai cru sincèrement pouvoir rompre ce cycle névrotique en 2012-2013. Mais les reprises successives du texte depuis 2008 avaient transformé sa publication en une entreprise de réécriture, et il y avait dès lors quelque supercherie à vouloir le faire passer pour la thèse soutenue dix ans plus tôt.

14J’en vins à vouloir enterrer définitivement l’idée de publier ma thèse. Il me fallut cependant quelques mois pour trouver la façon de le faire tout en exposant sa dépouille, car je souhaitais laisser aux futurs lecteurs la possibilité de juger sur pièces tant du lien que de la distance entre les deux états de ma réflexion sur un sujet. Le 3 décembre 2014, je passais l’après-midi à convertir au format PDF les fichiers Word des volumes originaux de ma thèse, puis les déposais sur Academia. Le jour de mon anniversaire, j’avais enseveli ma thèse en la mettant à disposition. Du fait de ces funérailles publiques, son sujet me redevenait disponible. Et j’ai recommencé à l’aborder dès les semaines suivantes, à l’occasion des rencontres organisées à Madrid par Ana Isabel (« El historiador frente a las palabras ») et Jean-Philippe à Rome (« Les vecteurs de l’idéel »), mais à nouveau frais. L’inédit que je présente dans le dossier de mon habilitation sous le titre Privauté, gouvernement et souveraineté en Castille. xiiie-xive siècle est le résultat de ce retour sur ouvrage seulement assumé à partir de 2014-2015.

15Allons jusqu’au bout. Si le sujet m’était ainsi redevenu disponible, c’est qu’il n’avait jamais été celui de ma thèse, au départ en tout cas. En 1998, je m’étais en effet inscrit avec un sujet qui était Parler au roi en Castille au xve siècle. Sa base en était une série archivistique, celle des memoriales de la Chambre de Castille, dont l’analyse aurait dû me conduire vers une étude de la voie gracieuse et de son circuit administratif sous le règne des Rois catholiques. De ce programme de recherche, le premier témoin publié est ma contribution à l’atelier « Ces obscurs fondements de l’autorité » que j’avais organisé au printemps 2000 dans le cadre de l’école doctorale d’histoire de Paris 1 – cet article ouvre la section « Du gouvernement à l’administration : la dépolitisation de l’échange politique ? ». Je fus recruté à la Casa de Velázquez sur ce programme et mes premiers mois à Madrid furent consacrés à son exécution. En décembre 2000, du fait d’un sondage très médité, je disposais ainsi d’une belle série archivistique. J’ai certes un peu exploité cette série dans la thèse, mais pour la conclure seulement, car mon travail prit le chemin d’un autre sujet au cours de l’année 2001, celui de la privauté. En rédigeant ma thèse, il me fallut justifier de cet écart. Si j’en juge par les réactions du jury à mon mémoire, La privanza ou le régime de la faveur. Autorité monarchique et puissance aristocratique, ma justification fut convaincante. À titre personnel, elle me laissa cependant un fort sentiment d’imposture. Il revenait à chaque fois que j’entreprenais de publier ma thèse, d’autant plus que la dizaine de cartons qu’occupait toujours chez moi la série archivistique rassemblée au départ continuait de me confronter à cette recherche que je n’avais pas faite. La disparition des cartons se fit en deux temps : ceux des années 1480-1487 d’abord, à un moment dont je ne me souviens pas ; puis ceux des années 1477-1479, que j’avais continué à exploiter dans mes études sur le rituel de l’audience publique du roi, en 2011-2012, quand le projet « Les tables de la Loi » me conduisit vers la série documentaire qui occupe toujours mon bureau. Sa construction et son exploitation, toujours en cours, me laissent parfois penser que je suis devenu un véritable historien.

16Ce retour à mon sentiment d’imposture appelle une question, que se pose peut-être déjà le lecteur médiéviste, qui est celle de la direction de ma thèse. Elle est d’autant plus importante à évoquer ici que je m’apprête à être en mesure de diriger des thèses à mon tour. Chacun sait que je suis un élève de Claude Gauvard. Chacun sait aussi quel fut mon rôle dans l’organisation de ses Mélanges et l’amitié qui nous lie toujours. Dans son école, on pourrait ainsi me placer parmi les élèves du premier cercle, une hiérarchie qu’elle récuserait bien entendu, telle une bonne mère qui dira toujours qu’elle aime de manière égale tous ses enfants, et ceux en histoire sont nombreux. Je manquerais pourtant à mon devoir de sincérité si je n’écrivais pas à présent que mon sentiment d’imposture après la thèse était aussi lié à ma conviction d’avoir trahi le contrat de confiance qui nous liait et de lui avoir été infidèle. Je n’avais pas fait la thèse qu’elle attendait de moi. Je sais bien que tout cela est un peu absurde, mais l’absurdité des choses que l’on éprouve ne change rien au fait de les éprouver. Objectivement cependant, les lignes de recherche nées de la réorientation de ma thèse, certaines options méthodologiques telles que la lexicométrie, le lancement d’enquêtes de dimensions européennes (les coups d’État, le contrat politique), mon enseignement à Paris 1 ou encore, plus récemment, la direction du séminaire de codicologie me posent aussi comme un héritier de Jean-Philippe Genet. Et c’est avec lui, et avec Patrick, que j’ai fait équipe à Paris 1 entre 2005 et 2013, sans jamais cependant déplacer mon bureau de la salle gauvardienne des comportements au Lamop. En somme, tout se passe comme si mon enfantement sur le plan scientifique était le fruit d’un accord entre Claude et Jean-Philippe, sur ce terrain de l’Espagne médiévale qui leur était à tous deux parfaitement étranger. Les personnalités sont très différentes, et leur style dans la direction de thèse aux antipodes. Toutefois, il me semble que quelque chose lie cette génération de professeurs, qui est de laisser à leurs élèves la liberté, et donc la responsabilité, de tracer leur propre route. Cette liberté est je crois la seule voie, dans l’université d’aujourd’hui, pour entretenir l’espoir que la génération suivante puisse s’avérer éventuellement meilleure que la précédente. Aussi, n’est-ce pas tant pour moi-même que j’aspire au surcroît de liberté qu’est censée m’apporter l’habilitation, que pour ces élèves qu’il me reviendra peut-être de diriger à mon tour vers leur réalisation historienne.

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Carte de vœux pour l’année 2015

© coll. part.

17Cette série de retours qui structure mon ego-histoire ne serait pas complète si je n’évoquais pas un dernier lieu, qui deviendra peut-être un autre des lieux de mémoire de ma vocation historienne. Il s’agit du studio, rue Commines. Pendant le « mouvement » de 2009, il se transforma parfois en studio d’enregistrement, et mes étudiants qui le fréquentaient, s’amusaient volontiers de constater que je faisais cours sur « L’Europe de Philippe de Commynes » et habitais à Paris rue Commines. Ce studio, qu’il m’arrive aussi d’appeler le studiolo, a beau m’appartenir depuis près de dix ans, j’ai cependant le sentiment de n’avoir commencé à l’habiter vraiment que depuis janvier 2015. C’est là la conséquence de mon rythme on/off, du fait que je n’entrepose aucun livre ou aucun dossier au studio, car je préfère travailler au bureau, c’est-à-dire au Lamop, quand je suis à Paris. C’est encore la conséquence de mes allers-retours à Moret quand j’étais à Paris entre 2008 et 2015, toujours plus fréquents sur la période en raison de l’aggravation de l’état de santé de ma mère. Toutefois, Moret a été aussi mon refuge entre 2013 et 2014. Car le studio a tout simplement manqué de s’écrouler en 2012. Sans le savoir, j’avais acheté une ruine fin 2007. Début 2012, le plancher s’affaissa et les cloisons se décrochèrent. Un matin, j’avais même hésité à prendre l’avion pour Pise – l’avant dernier des voyages d’études avec Jean-Philippe et Patrick –, croyant que l’écroulement n’était plus qu’une question d’heures. Il n’en fut pas ainsi fort heureusement. Mais il me fallut engager des travaux, convaincre la copropriété que je n’étais en rien responsable de la pourriture des poutres du plancher et du plafond, attendre qu’elle réalise l’intervention structurelle destinée à les renforcer, puis reconstruire un studio que cette intervention avait entièrement détruit. Ce fut un vrai cauchemar pendant trois ans, et il a sans doute eu lui aussi son rôle dans le sentiment du retard que j’éprouve à habiliter seulement maintenant.

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Hélène Picard, En otra parte ou L’Ailleurs, 2004

© coll. part.

18 Avec le recul, je préfère me souvenir du côté positif de cette aventure immobilière parisienne. Car elle m’a permis de réaliser un autre rêve enfantin, d’architecture. Avec Ann Duminil, l’architecte, notre grande trouvaille a été la cloison diagonale. Elle a cependant ses inconvénients. Je ne m’en suis rendu compte que l’an dernier, quand j’ai voulu accrocher à l’un de ces murs en diagonale la dernière toile achetée à Hélène. Croyez-moi, c’est loin d’être évident d’accrocher un tableau sur un mur en diagonale, car quoi que l’on fasse, il paraît toujours un peu de travers. Cette toile fait partie d’une série qu’Hélène avait exposée en 2005 à Madrid, sous le titre Encuentros (« Rencontres »). Le tableau lui-même, de 2004, a pour titre En otra parte, ou L’Ailleurs en français. J’ai l’habitude d’envoyer des cartes de vœux, et j’avais utilisé la photo de cette toile pour mes vœux de 2006 – ceux de 2015 furent une photo du studiolo tout juste inauguré. Depuis, j’avais gardé ce tableau en tête, mais il ne m’appartient que depuis l’an dernier. La clé de mon intérêt pour cette toile réside dans la tension du geste. Que voit-on ? Deux personnages, deux femmes sans doute, se tiennent par le bras. Peut-être s’adonnaient-elles au rituel espagnol de la promenade, le paseo. Ou bien sont-elles dans un lieu qu’elles s’apprêtent à quitter. Mais qu’importe. Ce qui compte c’est qu’elles ont vu quelque chose ou quelqu’un, et se sont retournées, d’un coup, retenues ainsi dans leur déplacement. Tandis que l’une a seulement tourné la tête et fait mine de vouloir continuer son chemin, l’autre a déjà tourné tout son corps et s’apprête à quitter sa compagne. Si ce n’était ce bras qui la retient encore, elle serait déjà revenue sur ses pas. Dans l’élan du retournement, son visage à elle gagne en netteté, comme si un arrière-pays, un ailleurs ou une rencontre venait l’illuminer, et l’avait révélé.

19Madrid, le 2 novembre 2017

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