Retour à Cazorla
p. 63-95
Texte intégral
1Je suis à Cazorla, nous sommes le 10 octobre 2017, il est 20 heures. C’est le bon endroit et le bon moment pour reprendre la rédaction de cette ego-histoire. Je m’étais fixé l’objectif de ne pas consacrer plus d’un mois à cet exercice. Le deuxième chapitre est achevé depuis le 22 août et j’entame seulement la rédaction du troisième retour. Ai-je lambiné ? Un séjour à Cazorla après l’achèvement du deuxième chapitre. Quelques pages écrites, aussitôt effacées. Ma mère, ma famille. Un retour aux archives paroissiales. Elles ne sont à présent ouvertes que deux heures par jour et deux jours par semaine. C’est peu. Assez cependant pour permettre à l’historien chevronné de vérifier la méthode de l’historien en herbe. J’étais passé à côté des procès-verbaux de confirmations collectives lors de ma première consultation. Celui de 1743 enregistre la présence de trois couples de Foronda, dont celui du supposé fondateur du lignage. Une arrivée groupée de trois jeunes ménages peu avant ? En retournant aux archives, mon but était aussi de vérifier la réalité de la légende familiale autour des 103 ans d’âge de l’arrière-grand-père. Cet âge est bien stipulé dans l’acte de décès de l’aïeul, du 14 février 1954. Mais l’acte de baptême, du 19 janvier 1857, oblige à raccourcir de six années sa longévité. Je crois que ma tante Antonia, sa petite-fille, préfère continuer à croire à la légende plutôt que de se rendre à l’évidence de la preuve documentaire.
2Un jury de thèse ensuite, le 7 septembre. C’est le deuxième où je siège, le premier date de 2006, et j’ai été rapporteur ou membre suppléant dans trois autres. J’ai donc été lié à cinq jurys de thèse depuis 2006. En Espagne, il n’est nullement besoin d’être habilité pour diriger une thèse ou bien siéger à un jury ou y participer. Si je n’avais pas démissionné de mon poste de chercheur contractuel à la Complutense dès 2005 – obtenu en 2004, dans le cadre de la première édition du programme ministériel espagnol Juan de la Cierva –, je serais probablement aujourd’hui profesor titular à Madrid, peut-être même ancien directeur de thèse de quelques jeunes docteurs. Je n’ai cependant jamais regretté de prendre un poste de maître de conférences (MCF) à Paris 1 en 2005. Le soir de la soutenance du 7 septembre, un dernier verre avec Ana Isabel Carrasco Manchado a décidé du programme du lendemain. Ana est ma voisine à Madrid. L’été, elle arrose mes oliviers tandis que j’arrose ses géraniums. Mais elle est aussi ma work partner en contractualité, ou encore la relectrice de mes textes en espagnol, et parfois la traductrice de mes textes en français – car quand je tente de me traduire, dans un sens ou dans l’autre, le résultat est en général un tout autre texte. La communication que j’avais prononcée à son colloque de décembre 2014, « El historiador frente a las palabras », m’avait conduit à écrire un texte de soixante-dix pages en français sur le vocabulaire de la privauté, dont même la traduction était impubliable dans le volume d’actes qu’elle était sur le point de boucler. Il fallait donc écrire un nouveau texte, perspective à laquelle j’avais renoncé afin de ne pas interrompre davantage la rédaction de cette ego-histoire. Et puis, en parlant… je lui ai fait la proposition d’écrire l’article en limitant cette interruption à vingt-quatre heures. Aurelio était au Liban – le second de nos deux traditionnels voyages d’été –, j’étais seul à la maison, nous pouvions y organiser un atelier d’écriture. Le 8 septembre, à 10 heures du matin, celui-ci était monté : deux ordinateurs, un projecteur, un drap accroché à l’une des portes-fenêtres du salon. L’article d’une bonne dizaine de pages fut terminé dans la nuit du 8 au 9 septembre, à 2 h 30 du matin. On est toujours content de ce genre de performance.
3Dans l’idée de ne pas interrompre la rédaction de cette ego-histoire, je pensais abandonner également le projet d’article que je devais rendre à José Manuel Nieto Soria le 10 septembre. Le retard était ici moins important cependant, car son colloque « Comunicación y conflicto en la cultura peninsular » datait du mois de mai. J’écris rarement mes communications. C’est la même chose pour mes cours d’ailleurs, ce qui me force à les refaire d’une année sur l’autre, même quand le programme n’a pas changé. Cette fois pourtant, je disposais déjà d’une dizaine de pages. Poser les notes ne me prendrait peut-être pas plus de quelques jours. Ce serait un moyen de formaliser enfin une première publication sur un sujet qui m’occupe depuis 2011 : les fondements matériels de l’ordre juridique, à partir des manuscrits de l’Ordenamiento de Alcalá produits entre 1348 et 1351. C’était le projet de ma troisième candidature ratée à l’IUF en 2012, mais aussi celui de ma candidature réussie à une délégation du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) la même année. J’ai produit un premier bilan de ce projet en 2013, en vue d’obtenir un renouvellement pour l’année 2013-2014. Mais le conflit entre la commission et la direction du CNRS s’était soldé cette année-là par le non-examen des dossiers par ladite commission. La direction du CNRS décida d’écarter d’office les demandes de renouvellement. J’avais heureusement déposé une demande de congé pour recherches ou conversions thématiques (CRCT) de six mois, accordé par le conseil scientifique de Paris 1.
4Hormis la littérature grise produite dans le cadre de ces candidatures entre 2012 et 2013, et plusieurs communications sur le sujet dans des séminaires ou des colloques depuis, envisagées comme autant d’états de l’avancement du projet, je n’ai toujours rien écrit en vue d’une publication. Mon idée initiale était de réserver ce dossier pour l’inédit d’habilitation, d’où la décision de ne publier aucun de ces états intermédiaires. À moins que cette décision ne soit qu’une illustration supplémentaire de ma fâcheuse tendance à retenir mes textes. Je ne sais pas. Depuis 2014, un autre texte « retenu » a refait surface, et il me semble d’une envergure plus conforme à l’idée que je me fais de l’habilitation. Deux inédits ? Un inédit majeur et un inédit mineur ? Ce dernier, celui sur les fondements codicologiques de l’ordre juridique, pourrait être présenté sous la forme d’un dossier en cours, on the desk en somme, comme s’il s’agissait d’exposer l’un des dossiers de mes « papiers ». Il serait formé du projet IUF et CNRS de 2012 (« Les tables de la loi »), du premier bilan de 2013, destiné au CNRS, enfin de l’article, en espagnol, cette fois, destiné à être publié dans le collectif de José Manuel. Il permettrait au lecteur de se faire une idée de ma manière de travailler, de prendre la mesure de la temporalité d’exécution de mes projets, ou d’approcher ma pratique du retour à un sujet après un temps d’abandon. J’ai ainsi repris des articles antérieurs à ma soutenance de thèse dans la compilation de mes travaux afin que le lecteur se fasse une idée de cette construction par retours de mes lignes de recherches. Avec ce dossier on the desk, le lecteur pourrait mieux évaluer la distance entre l’idée d’origine et les résultats obtenus, ou à obtenir. Enfin, il pourrait aussi pénétrer dans ce territoire linguistique sans frontière entre le français et l’espagnol qui est le mien depuis que j’ai commencé à me convertir en médiéviste spécialiste de l’Espagne.
5Quoi qu’il en soit, du fait de l’absence de toute publication préalable, ce dossier est bien dans la continuité physique ou matérielle de mes papiers. Un cahier si boursoufflé que sa nature codicologique prête à confusion : des pochettes pleines de tirages en couleurs et en noir et blanc de « mes » manuscrits et des documents d’archives consultés ; d’autres avec des factures de reproduction, des billets de train ou d’avion ; enfin, des notes manuscrites ou imprimées, dont les PDF de mes présentations PowerPoint, en français ou en espagnol… à quoi s’ajoute bien entendu un nombre conséquent de dossiers et de fichiers dans le disque dur de mon ordinateur. Le dossier encombre mes bureaux, pourtant je ne crois pas cette enquête encore aboutie. Écrire l’article que je devais à José Manuel pouvait être une manière de régler la question du sort de ce work in progress, voire de surmonter le blocage que je ressentais dans la rédaction de cette ego-histoire. J’ai commencé à écrire cet article le 10 septembre, et je ne l’ai remis que le 5 octobre, sous le titre « La semiótica del libro sellado ». Les quelques jours prévus pour poser les notes à la dizaine de pages de mai se sont ainsi transformés en près d’un mois d’écriture. Il n’est pas impossible que je sois un peu naïf finalement.
6Juste avant de remettre mon article à José Manuel, j’ai fait un saut à Paris, entre le 28 septembre et le 2 octobre. J’ai forcément posé des questions à mon entourage pendant la rédaction des deux premiers chapitres de cette ego-histoire, notamment aux Rousselle, Marc et Chantal, témoins de l’installation de mes parents à Moret-sur-Loing. Ils m’avaient envoyé des photos ainsi qu’un petit guide de la ville des années 1930, par l’intermédiaire de mon frère José Luis, passé par Madrid sur le chemin de Cazorla cet été. Par courriel, nous avions évoqué l’idée d’un déjeuner fin septembre. J’ai pu ainsi récupérer quelques autres photos, de mon premier voyage à Cazorla en 1975. Pendant ce saut en France, outre un week-end chez mon frère José Luis, j’ai repris contact avec mes amis aussi, dont cette ego-histoire m’avait un peu détourné : un coup de fil à Claude, un autre à Yves-Christian et à Catherine, un autre encore à leur fille Marie-Pauline, un café avec Jean-Philippe, un déjeuner avec Françoise, un dîner avec Christine, un dîner avec Lili, des cafés avec Calou, et puis deux rendez-vous avec Patrick, le rendez-vous de travail, dans son bureau au Collège de France, et le rendez-vous familial, chez lui – j’ai ainsi découvert les Croods grâce à Madeleine, ma filleule. Patrick sera mon garant, davantage parce qu’il était en charge d’un TD d’histoire médiévale à Tolbiac en 1990-1991 que parce qu’il est au Collège de France aujourd’hui, en raison de l’étroitesse de nos liens depuis plus de vingt-cinq ans, des liens d’amitié et de travail, lesquels rendraient incompréhensible je crois le choix d’un autre garant. Dans son bureau, nous avons parlé de l’habilitation, de la synthèse des travaux, de cette ego-histoire, du jury et des inédits. Grâce à lui, j’ai trouvé la solution de placement du dossier on the desk : à la fin de cette ego-histoire, à la façon d’un autre lieu de mémoire de ma vocation historienne - mais un lieu de mémoire effaçable en définitive, car il faudra prévoir sa suppression en cas de publication de cette ego-histoire.
7De retour à Madrid, une fois réduit à la part congrue le trop gros dossier iconographique que j’avais prévu pour l’article sur les manuscrits de l’Ordenamiento et cet article remis, il me fallait me rendre à nouveau à Cazorla. L’été a beau jouer les prolongations, le remplacement des affaires d’été par celles d’automne-hiver dans le placard de ma mère à la maison de retraite s’imposait. Je suis arrivé hier à Cazorla, le 9 octobre. J’en repartirai dans quelques jours, en faisant un détour par Grenade avant d’arriver à Madrid, pour y voir mes cousines, les sœurs Camero, Paqui, Manoli et Carmen, et Carmen Pedrosa, la sœur de Pedro. Grenade pourrait bien être un autre des lieux de mémoire de cette ego-histoire. J’y reparlerais des histoires de rois maures que me racontait mon oncle Andrés ; de ma première visite de l’Alhambra, avec mes frères Toni, José Luis et leurs fiancées, avec qui mes parents m’avaient envoyé un été à Cazorla ; des sauts fréquents que j’y faisais au début de mon arrivée à la Casa de Velázquez ; de mon séjour avec ma mère en 2010, conçu tel un dernier voyage ; du voyage d’études andalou que Patrick et moi pensions offrir à Jean-Philippe après sa retraite ; des quelques jours passés avec Patrick juste avant que je ne ramène ma mère à Cazorla, pour ma part en qualité de « fixeur » pour le pilote de sa série documentaire Quand l’histoire fait dates ; enfin, du voyage que j’avais pensé organiser l’an dernier pour les étudiants de mon unité d’enseignement de troisième année de licence, « Sociétés de contact ». Dans l’inventaire des raisons de la rédaction interrompue de cette ego-histoire, il me faut cependant évoquer un autre lieu de la géographie espagnole, la Catalogne, l’attentat du 17 août 2017 à Barcelone puis le procés. Je ne peux pas faire comme si cela ne m’avait pas beaucoup occupé et ne m’affectait pas, et c’est une part aussi de cette ego-histoire sur le vif.
8Je m’étais fait une promesse après l’attentat du Bataclan, le 13 novembre 2015. Ce jour-là, j’étais arrivé à Paris le matin, pour l’anniversaire de Yann le lendemain. Je dînais avec Christine rue des Archives quand arrivèrent les premières rumeurs d’attentat. Rentré rue Commines précipitamment, par crainte d’un bouclage du quartier, une foule hurlante arriva sous mes fenêtres plus tard dans la soirée. Des rescapés, certains couverts de sang. Et puis j’avais refermé mes fenêtres, et j’étais resté jusqu’à l’aube à regarder les chaînes d’info en continu sur mon ordinateur. Je m’étais promis alors, en cas de nouvel attentat, de ne plus rester ainsi prostré devant un écran. Je n’ai pas le souvenir de ce type de vécu pour celui de Port-Royal en 1996 – un 3 décembre, jour de mon anniversaire, un mardi, soir du séminaire de Claude, j’étais rentré à pied de la Sorbonne à mon appartement du square de Port-Royal, où je n’avais pas de télévision de toute façon –, ni pour celui de la gare d’Atocha du 11 mars 2004 – tout à côté de la maison également, mais j’étais alors de passage à Paris, logé chez une amie sans télévision et mon ordinateur (ou était-ce internet ?) ne me permettait pas de la regarder. Malgré ma promesse, je me retrouvais à nouveau prostré devant l’écran ce 17 août. Et puis encore le 27 août, la manifestation à Barcelone, la comparaison forcément avec celle de Paris après l’attentat contre Charlie Hebdo de janvier 2015, et le télescopage ici entre la douleur de l’attentat et la revendication de l’indépendance, qui avait gâché le rassemblement civil que j’espérais.
9Le procés, le desafío (« le défi »), la question catalane, sécessionniste, indépendantiste, le coup d’État, la révolution, l’Espagne, la Catalogne, le carlisme, le catalanisme, l’espagnolisme, le nationalisme, le national populisme, le « régime de 78 », la monarchie parlementaire, la république, la démocratie, la Constitution, la légalité, la légitimité, l’ordre, le dialogue, l’unité, le droit à décider, le référendum, l’article 155 de la constitution espagnole, qui permet au gouvernement central de suspendre l’autonomie d’une région, la DUI (Déclaration unilatérale d’indépendance), le transfert des sièges sociaux des banques catalanes… Si six cents ans me séparaient de l’événement, je pourrais traiter de cette question au travers d’une analyse lexicale, voire présenter un beau graphique factoriel. J’avais procédé ainsi pour tenter d’établir la vérité du fait à propos de l’irruption dans la chambre du roi Jean II de Castille d’un groupe armé conduit par l’un de ses cousins germains au petit matin du 14 juillet 1420, laquelle m’avait conduit vers l’analyse de la pratique du coup d’État en Castille à la fin du Moyen Âge. J’avais également produit de belles courbes pour mesurer le rôle de l’émotion, en particulier la peur, dans les discours des révolutions conservatrices des années 1460 en Catalogne – la guerre civile catalane, autrefois envisagée comme la « révolution catalane » –, en Castille et en France. Je ne dispose pas aujourd’hui de cette distance scientifique.
10Depuis plus d’un mois à présent, chaque jour, plusieurs fois par jour, sur mon ordinateur ou sur mon téléphone, je conjure mon inquiétude en scrutant la presse, le plus largement possible (El Pais, El Mundo, ABC, Público, El Diario, Infolibre, La Vanguardia, El periódico de Catalunya, Le Monde, Libération, Le Figaro, etc.), en regardant en streaming des débats parlementaires, des entretiens et des discours, ou même encore Polònia, le programme satirique de la télévision catalane TV3. Le point d’orgue a été atteint ces derniers jours : le « référendum » du 1-O(ctobre), le discours de Philippe VI le 3-O et, ce soir, le 10-O, la déclaration de Carles Puigdemont. Je l’attendais comme un dénouement, et je ne sais toujours pas, quelques heures après, si l’indépendance de la Catalogne a été déclarée ou pas. Cela m’a d’ailleurs fait penser à la loi sur le contrat première embauche (CPE) de 2006, promulguée mais suspendue, ou encore à cette formule de l’absolutisme juridique castillan prescrivant d’obéir aux décisions royales tout en dispensant de leur application (« obedézcase pero no se cumpla ») si présente dans les ordonnances, pragmatiques et privilèges du xve siècle. Entre cette actualité et mes centres d’intérêt scientifiques, il y a un évident télescopage. En témoigne encore la rédaction de mon article sur les manuscrits de l’Ordenamiento de Alcalá et la question des fondements matériels de l’ordre juridique pendant ce tempo catalan, qui est aussi mon tempo citoyen en tant qu’espagnol.
11J’y verrai peut-être plus clair tout à l’heure, ou pas. Cette nuit, j’ai tendance à penser que demain sera encore un jour bien incertain. Au fond, j’ai l’impression de voir se dérouler sous mes yeux une histoire de coup d’État. Quand a-t-il commencé ? Le vrai coup est-il celui que l’on croit ? De quel côté tombera-t-il ? Ces choses-là ne sont évidentes qu’après coup. En tout cas, je ressens le besoin vital de m’extraire de cette actualité, et le meilleur moyen est peut-être de reprendre, enfin, la rédaction de ce troisième retour. Ce besoin ne fait que confirmer ce que je crois de la vie propre des textes, ou du moins des miens, qui viennent quand ils doivent arriver, ni avant ni après, à mon grand désespoir parfois, et souvent à celui de mes éditeurs. Depuis 2013, je retiens ainsi un livre pour lequel Jean-Maurice de Montrémy m’avait fait signer un contrat, sur le malaise français produit par la guerre civile castillane de 1366-1369, en raison de l’aide apportée par Charles V, au travers de Du Guesclin, à un bâtard royal prétendant au trône, Henri de Trastamare, contre son frère le roi Pierre Ier. Dans la nuit du 23 mars 1369, Henri avait tué son frère, mais les enlumineurs parisiens de la fin du xive et du début du xve siècle avaient préféré faire passer ce régicide fratricide en tyrannicide légitime. Je n’oublie pas cet engagement. La nuit est passée. Ce matin, le président Rajoy a fait savoir qu’il avait requis le president Puigdemont afin que celui-ci précise s’il avait déclaré ou non l’indépendance hier soir… Le dénouement n’est pas pour demain.
12Lors de mon dernier passage à Cazorla, en faisant mon sac, j’ai remarqué un truc énorme ou « mortel » selon la typologie potinesque. Dans l’inventaire de mes papiers, j’avais tout simplement oublié de mentionner un dossier à sangle de couleur rouge, posé sur l’un des deux rayons qu’occupe ma production scientifique dans la bibliothèque de la chambre. Je prends et ouvre ce dossier avant chacun de mes déplacements à Cazorla, ce que je n’ai pas manqué de faire cette fois encore. Énorme vous dis-je ! J’ai cependant une excuse. Les papiers contenus dans ce dossier ne m’appartiennent que depuis une date récente, en vertu d’une décision judiciaire du 16 décembre 2015 me déclarant tuteur de ma mère. Ce document prend place dans une première chemise, dans laquelle se trouvent aussi l’acte d’acceptation de cette tutelle datée du 29 janvier 2016, l’autorisation judiciaire de vente du 49 rue du peintre Sisley à Moret, du 26 avril, tous ces actes ayant été apostillés les 12 avril et 9 juin, puis traduits par un traducteur assermenté parisien les 23 mai et 15 juin. L’acte de vente du 49 rue du peintre Sisley, du 2 septembre, clôt cette série documentaire. Le dossier renferme ainsi les fondements juridiques de sa propre constitution.
13Outre ces documents fondateurs de la prise en charge d’une personne déclarée incapable sur le plan civil, le dossier permet d’envisager d’autres aspects de cette procédure, en particulier sur le plan financier ou encore médical. Logiquement, la pochette pleine de documents médicaux propose une chronologie moins soudaine que celle des actes judiciaires, avec des pièces qui forment les prolégomènes de l’expédition de ceux-ci. Les comptes rendus, relevés de consultations, protocoles de soins et autres bilans cliniques s’échelonnent ici depuis novembre 2008 jusqu’à aujourd’hui. La langue des documents, en français puis en espagnol, indique une rupture. Elle intervient le 22 juillet 2015. Il s’agit du rapport de la consultation réalisée à l’Hospital Clínico San Carlos à Madrid – Eva, merci encore de ta disponibilité, alors et aujourd’hui –, où j’étais arrivé la veille avec ma mère. Un double de ce rapport figure également dans la pochette des documents judiciaires et notariés, en tête d’une procédure de demande de tutelle interposée en mon nom par mon cousin Gregorio – merci à toi aussi de m’avoir épaulé –, avoué à Cazorla, auprès du tribunal d’instance de cette ville, qui s’amorce le 1er septembre 2015. L’acte médical du 22 juillet nous rapproche ainsi de la date réelle d’ouverture du dossier rouge, quelques jours avant cette date.
14En prenant l’avion pour Madrid le 21 juillet, ma mère ne savait pas qu’elle réalisait son retour au pays. Je lui avais fait croire à des vacances. Les jours précédents, elle avait bien vu que je passais mes journées à trier des affaires, mais elle ne s’en était pas trop préoccupée. Sa nervosité était restée celle d’un départ en vacances. Son équipage ne se réduisait-il pas à une simple valise et à son sac à main ? Quelques jours après notre départ en avion, mon frère José Luis prenait lui la route de Cazorla en voiture, avec un bagage autrement plus lourd. À Madrid, mon cousin Pedro m’appela pour savoir comment je comptais rejoindre Cazorla, et il proposa de nous y amener. Lors de l’un de nos déjeuners à Madrid, il m’avait raconté l’arrivée de ma mère et mes frères, en compagnie de mon oncle Andrés, à la gare d’Atocha en mars 1965. Pedro faisait alors son service militaire à Madrid. Le froid, la neige, l’hémorragie nasale de ma mère, une scène de film, non ? De la gare d’Atocha à l’Estación del Norte, d’où partait le train pour Irún où attendait mon père, Pedro avait pris ma sœur Loli dans ses bras. Cinquante ans après, il était là à nouveau. Je ne le remercierai jamais assez pour avoir contribué ainsi à donner du sens à un retour dont ne se doutait même pas la principale intéressée.
15 Comme tant d’autres immigrés, mes parents eurent peut-être le projet de rentrer en Espagne après leur retraite. Ma mère fut en tout cas incapable de le réaliser seule. Si elle n’avait pas sombré dans la desmemoria, elle serait probablement encore à Moret-sur-Loing, rue du peintre Sisley, où elle a passé toute une vie, sa vie. À l’audience du 16 décembre 2015 au tribunal d’instance de Cazorla, j’avais demandé au juge de bien vouloir officialiser la tutelle que j’exerçais de fait depuis quelques années déjà, afin de me donner les moyens de continuer à construire la fin de vie de ma mère tel un projet de vie. Je parlais de sa vie à elle. J’avais à l’esprit d’autres vies encore : la mienne, celles de mes frères, des vies toujours plus éloignées, qui trouveraient peut-être dans son retour le moyen de se rassembler – c’est fou comme la desmemoria d’un parent corrompt les liens entre ses enfants, à moins qu’elle n’agisse que comme le révélateur de leur fragilité intrinsèque. L’idée d’installer ma mère à Cazorla me vint assez tôt. Je me souviens d’en avoir parlé à des amis dès le diagnostic du neurologue, définitivement posé le 2 décembre 2008. Le retour au pays me semblait être la seule possibilité de donner un sens à la déraison qui s’annonçait. L’exécution du projet fut plus tardive cependant, à partir de l’automne-hiver 2014-2015. Son maintien à son domicile à Moret devint alors dangereux pour elle-même. Il fallut convaincre mes frères, entamer des démarches…
16Un soir à Paris, au Duplex, en avril ou en mai 2015, j’avais parlé avec Gonzalo, un ami d’Hélène Picard, d’origine portugaise, dont le père souffrait également de la maladie d’Alzheimer. Il regrettait de ne l’avoir pas ramené au Portugal, et cela me conforta dans mon choix, ou mon pari. Le dossier rouge fournit en ce sens quelques éléments d’explication. En plus des différentes chemises déjà évoquées, il contient en effet deux cahiers d’activités de ma mère, remis par l’un des centres de jour qu’elle avait fréquenté. Faut-il vraiment que ce type de cahier ressemble à des cahiers d’école maternelle ? J’ai remarqué néanmoins l’effort des soignants pour proposer à ma mère des exercices lui permettant d’utiliser l’espagnol, ou encore des activités de cuisine ou de jardinage ne mettant pas d’emblée en échec le patient analphabète. A-t-on conscience que le simple fait de prendre un stylo ou un crayon est déjà pour ce malade une violence formidable ? La question linguistique et l’analphabétisme posèrent un problème dès le début de la prise en charge de ma mère, au domicile ou en centres de jour, et il ne fit que s’accentuer avec la progression de la maladie. ÀCazorla, à la Fundación Marín García, une maison de retraite espagnole donc, parmi des pensionnaires, surtout des femmes, dont un bon nombre est également analphabète ou illettré, le handicap culturel serait bien moindre. Un autre argument en faveur de ce pari du retour était l’espace-temps vers lequel ma mère était entraînée par sa mémoire défaillante : Cazorla bien avant 1965, sa jeunesse chez le médecin où l’avait placée sa mère, qui avait été pour elle comme un père de substitution, qu’elle aidait parfois à son cabinet ou qu’elle accompagnait à l’hôpital de la ville, bien entendu plein de religieuses… Tout à côté de cet ancien hôpital et tenue par des sœurs mercédaires, la Fundación Marín García pouvait offrir l’avantage d’un déjà-vu familier et rassurant.
17Après quelques jours de fréquentation de cette maison de retraite, en journée, ma mère y passa sa première nuit le 10 août, une nuit paisible. Elle y demeure encore, sans savoir où elle se trouve, car la frontière entre Moret et Cazorla est désormais abolie dans son esprit, mais probablement heureuse dans son monde toujours plus inaccessible. Pour ma part, ma nuit du 10 août fut plus contradictoire, entre la satisfaction d’avoir remporté un pari et l’immense tristesse d’avoir fait ainsi un deuil supplémentaire de ma mère. Avec Loli, qui m’avait rejoint à Cazorla après le départ de José Luis, cette nuit nous amena immanquablement au souvenir d’une autre, celle de la mort de papa, où nous étions restés seuls à La Loingtaine pendant que ma mère et mes frères avaient accompagné mon père à l’hôpital de Montereau. Je n’éprouve plus cette tristesse aujourd’hui, le deuil est passé – celui-là en tout cas. Toutefois, il m’arrive encore de me réveiller en plein cauchemar : ma mère m’appelant depuis Moret, alors que j’ignore qu’elle s’y trouve, la façon de la ramener à Cazorla, l’enfer qui recommence… En feuilletant les documents rassemblés dans le dossier rouge, j’eus un réveil plus heureux. Un truc à nouveau « mortel ». J’ai repris mes agendas, consulté mes courriels, retrouvé une coupure de presse, des photos, un flyer. L’automne 2008 ! Les premières consultations neurologiques de ma mère, mais aussi l’exposition à l’Espacio Valverde à Madrid, « En este casa vivieron tres hermanos » (« Dans cette maison vécurent trois frères »), ou comment je suis retourné rue Santiago, ou Manuel Muro, à Cazorla, dans mon autre maison perdue.
18Un jour quelqu’un viendra peut-être m’interviewer sur ma trajectoire, pour la revue de Paris 1 par exemple, afin d’illustrer des parcours transnationaux. L’idée ne me viendrait pas à l’esprit si cela ne m’était pas arrivé. Mon cas ne fut cependant pas retenu. Oublions cet échec médiatique ! Imaginons un journaliste d’entreprise déjà au fait de quelques détails, parce qu’il aurait tout simplement pris le temps de préparer son entretien – ce que j’avais plaisir à faire pendant mes études quand j’écrivais pour le journal de France Télécom. Sans doute me demanderait-il ce que j’ai retenu de mon séjour à la Casa de Velázquez. Mon premier élan, badin forcément, serait de lui répondre la piscine au fond du parc ! Ensuite, j’évoquerais des choses plus attendues : la bibliothèque, les rencontres scientifiques, les conditions luxueuses d’achèvement de ma thèse. Je ne dirais probablement rien du reste, qui est pourtant le plus important : la cohabitation entre universitaires et artistes, c’est là toute la différence de la Casa de Velázquez par rapport à d’autres écoles françaises à l’étranger, et sa vraie richesse.
19Ma relation avec la création artistique n’est pas née à Madrid. Mes ambitions littéraires, le théâtre, ma participation à une première vidéo déjantée – réalisée par mon « coturne » d’un voyage linguistique à Madrid et sa bande de potes en école de commerce –, les dessins d’Édouard que je collectionnais au lycée – Sandrine a-telle gardé le dessin original qu’il avait fait pour l’affiche d’Éclats de Catherine Anne, que nous jouâmes au théâtre de Fontainebleau ? –, l’achat de ma première huile en 1991 ou 1992, d’une première photo un peu plus tard – un paysage d’écume à Belle-Île-en-Mer, d’Olivier Djian, le frère de ma copine Sophie, pour qui j’ai posé quelques fois aussi –, une deuxième vidéo déjantée – sous la direction d’Olivier et de Sophie, voire l’inverse, dans leur vieille maison de famille aux Vallades près de Saint-Léonard de Noblat. Nous en reparlerons peut-être à Grenade, où nous devons nous voir un moment avant Noël –, tout cela était l’indice d’une forte curiosité préalable. Ma découverte de la Casa de Velázquez à partir de 1997 – d’où la participation de la cinéaste Évelyne Clavaud à l’unique numéro de Demo(s) en décembre de cette année-là –, trois ans avant mon recrutement comme membre, ne fit que la décupler. J’ai bien entendu fréquenté des scientifiques à la Casa de Velázquez, mais c’est avec des artistes, et en particulier des peintres, que j’ai noué les liens les plus étroits et durables : Isabelle Geoffroy-Dechaume, Hélène Picard, le couple que formaient Charlotte de Maupéou et Thomas Verny – ce serait tellement bien si Thomas pouvait enfin retrouver le grand portrait qu’il avait fait d’Hélène et de moi sur la terrasse de son appartement rue Ave María !
20Auprès d’eux, je ne cherchais pas seulement à m’oxygéner, je les observais créer. Leurs matériaux étaient certes différents des miens, ainsi que leurs modes d’expression, mais certaines de leurs inquiétudes m’étaient familières. Il me semblait parfois que nous avions la création en partage. Dès avant la fin de ma thèse, je fus recruté pour faire l’acteur par Laura Torrado, une amie photographe et vidéaste d’Isabelle. Les tournages se succédèrent entre 2002 et 2003, avec pour résultat des vidéos autour du féminin, du masculin, des corps, de l’émotion, des rapports de domination : L’été indien (2003-2007), The Members (2004), Fuga de muerte (2009). C’est assez plaisant d’aller à la Feria Internacional de Arte Contemporáneo (ARCO), par exemple, et y observer d’autres visiteurs vous découvrir à l’écran – une projection lors de la soutenance d’habilitation, cela aurait du chien, non ? Ma vie scientifique me laissa ensuite sans véritable marge de manœuvre jusqu’à l’été 2008 : la soutenance de thèse (2003) ; le poste d’ATER à temps plein à Paris 1 (2003) ; le recrutement à la Complutense (2004) ; la publication des actes du colloque sur les coups d’État (2005) ; le recrutement à Paris 1 (2005) ; le programme sur le contrat politique (2004-2008), avec la publication des actes des deux premiers séminaires en 2007 et en 2008 ; le triptyque des Mélanges en l’honneur de Claude, que Nicolas Offenstadt, Yann et moi commençâmes à concevoir au printemps 2007 ; le projet Le monde au xve siècle, engagé en 2007 également, que je quittais en juin 2008, après une dispute avec Patrick – cela a été notre seule fâcherie je crois ; et, enfin, quelques communications et quelques articles. J’ai peut-être frôlé le burn out vers le milieu de l’année 2008.
21Cette suractivité professionnelle, en particulier collective, m’avait détourné de la publication de ma thèse. Pendant le travail d’édition des actes du colloque sur les coups d’État, en 2004-2005, j’avais décliné la proposition que m’avait faite Daniel Baloup de publier la thèse en l’état aux Presses universitaires de Toulouse. Gérard Chastagnaret, alors directeur de la Casa de Velázquez, qui s’efforçait de relancer son service des publications, m’avait prié de bien vouloir attendre un peu. Ce que je fis bien volontiers, tant par fidélité pour l’institution que par manque de temps. En 2008, la fin des séminaires sur la question contractuelle me rendait plus disponible, c’était le bon moment pour publier ma thèse. Les circonstances avaient changé cependant. Depuis le putsch ministériel qui avait évincé Gérard Chastagnaret de la direction de la Casa de Velázquez en 2006 et ma candidature rejetée à la direction des études antiques et médiévales en 2007, mes relations avec cette institution s’étaient notablement refroidies. J’hésitais désormais à y faire publier ma thèse. Hélène savait bien mon état de flottement. Elle savait aussi mon inquiétude grandissante à propos de ma mère, chez qui j’observais depuis 2006 des symptômes susceptibles de relever d’une maladie d’Alzheimer. Elle savait enfin à quel point je ressentais le besoin d’aller vers un monde de la création différent de celui de la fabrique universitaire de l’histoire, où je commençais à étouffer. L’idée de faire enfin quelque chose ensemble me parut magnifique. L’exposition « En esta casa vivieron tres hermanos » ne fut cependant pas seulement la projection artistique de notre connivence.
22En plus d’Hélène, deux autres artistes, liés comme elle à la galerie Rina Bowen, participaient au projet, Vicente Chumilla et Manuel de la Flor. Ce dernier avait amené le groupe vers une autre galeriste, Asela Pérez Becerril, qui avait ouvert l’Espacio Valverde en 2000. Elle était ouverte à des projets artistiques susceptibles de promouvoir le dialogue entre diverses formes de création et d’expression, et de faire de sa galerie le lieu d’une performance ou d’une ébullition prolongée, chemin vers lequel la poussait son compagnon philosophe, Jacobo Fitz-James Stuart. Mon rôle serait d’inventer un lien entre les membres du groupe et entre ce groupe et l’espace qu’ils projetaient d’investir, le rez-de-chaussée sur cour d’un immeuble bourgeois de Madrid. Une première rencontre fut organisée le 22 juillet 2008. Les choix plastiques s’annonçaient très différents, mais tous s’orientaient vers une interrogation sur la mémoire, à partir des petites choses qui avivent le souvenir récurrent d’un moment révolu. Il me serait d’autant plus facile d’inventer une histoire pour tous que mon propre patrimoine mémoriel se trouvait engagé dans l’une des œuvres à créer, celle d’Hélène bien entendu, au travers d’une série de photos surexposées sur Polaroid qu’elle m’avait demandé de lui prêter.
23Il s’agissait de photos datant des vacances de ma famille à Cazorla en 1969, prises par mon frère Toni puis mon père ? Ou l’inverse ? Ou d’autres ? Les prises de vue avaient été faites depuis la terrasse de la maison que louaient mes parents avant leur départ pour la France, et que le propriétaire vint leur proposer d’acheter cet été-là précisément. Le clair-obscur de la surexposition et les silhouettes évanescentes ainsi tracées intéressaient Hélène. Les prises de vue sont celles de deux moments dans la même journée ou bien de deux jours différents. Les trois Polaroid furent cependant tirés pendant les fêtes patronales du Señor del Consuelo, temps traditionnel de rassemblement des familles : mon père et mon oncle Paco posent endimanchés, mon cousin Juan Carlos (†) est venu jouer avec mes frères, ma sœur Loli a passé sa robe de gitane. Cette robe intéressait aussi Hélène. Elle avait commencé en effet à faire dialoguer peinture et costume, à créer des vis-à-vis producteurs d’œuvres multidimensionnelles. L’espace ! On entendait plus que cela pendant un moment dans la bouche des artistes enclins à l’installation et à la performance. Forcément, cela parlait un peu à l’historien attentif aux dispositifs palatiaux. Ma curiosité pour ces derniers tenait néanmoins aux usages sociaux et politiques dont ils n’étaient que l’organisation provisoire ou permanente, l’écho d’un temps arrêté.
24 Contrairement à mes frères, je n’avais pas habité dans la maison de la rue Santiago à Cazorla, que je ne découvris qu’en 1975. Elle ne fut jamais pour moi que celle des vacances, une maison immense, pleine des traces d’une vie antérieure, sur lesquelles veillait religieusement ma tante Trini, la sœur de ma mère. Un jour j’avais ainsi découvert au grenier une vieille malle pleine des jouets de mes frères. Pourtant, en 1994, lorsque ma mère échangea cette maison qui menaçait de tomber en ruine contre un appartement, ce fut un drame profond, comme un exil qui commençait. À tel point que j’en avais gardé une vieille clé, un geste un peu séfarade j’en conviens. Les Polaroid, la galerie-appartement de la rue Valverde à Madrid : j’avais là l’opportunité de faire comme si je rouvrais la porte de mon autre maison disparue, et d’en exorciser ainsi la perte. Dans la fiction inventée pour « En esta casa vivieron tres hermanos », Vicente faisait le grand frère, Hélène la sœur et Manuel le petit dernier. Pour ma part, j’étais l’intrus, celui qui découvre les traces d’un départ précipité et tente de retendre à partir d’elles le fil de vies interrompues. Dans l’entrée de l’Espacio Valverde, le visiteur était invité à lire au mur ce fil narratif, « Recuerdos de la calle Santiago » (« Souvenirs de la rue Santiago ») et à observer la clé de la maison désertée avant d’en parcourir les pièces.
25Du 23 octobre au 20 novembre 2008, une famille recomposée s’installa dans l’Espacio Valverde. Pour le décrochage, un dernier raout fut organisé, sous la forme d’une soirée de lectures, avec les interventions d’une romancière, de poètes, d’un conteur, de philosophes et d’un neurologue autour du thème de la mémoire. Pour commencer la soirée, j’avais lu mes « Recuerdos de la calle Santiago », puis donné la parole aux intervenants. Un colloque en somme. Je l’avais organisé avec le même sérieux que mes précédentes rencontres, scientifiques, sauf que celle-ci me transportait bien loin de l’université. Je n’imaginais pas alors que la rentrée de janvier 2009 allait me donner l’occasion de vivre à l’université même mon envie de changer d’air. Je pourrais avancer des raisons politiques et syndicales à ma participation à la longue grève universitaire de 2009. Je mentirais cependant si je n’avouais pas dans cette confession le ressort intime de mon implication. Car le « mouvement » me donna l’occasion de poursuivre la démarche esthétique dans laquelle j’étais engagé depuis l’été 2008. Le diagnostic de la desmemoria de ma mère enfin posé, le 2 décembre, la veille de mon anniversaire, et l’angoisse qu’il avait suscitée, avait transformé cette démarche en une rage d’exister et d’abolir la frontière entre mes mondes. La « grève active » inventée en 2009 tombait au bon moment.
26(Les « Jordis » – Jordi Sànchez et Jordi Ciuxart –, leaders de l’organisation Assemblée nationale catalane et de l’association Omniun Cultural, sont en prison préventive depuis le soir du 16 octobre 2017. Les indépendantistes catalans, les partis nationalistes et celui de gauche Podemos réclament la libération des « prisonniers politiques ». À la requête de Mariano Rajoy, Carles Puigdemont a répondu par deux fois sans préciser s’il avait réellement déclaré l’indépendance et menace de la faire voter en cas d’application de l’article 155 de la Constitution. Un conseil des ministres extraordinaire est prévu après-demain, samedi 21, afin d’enclencher l’application dudit article, avec le soutien du parti socialiste [PSOE] et de Ciudadanos. Demain, Philippe VI abordera sans doute le sujet catalan dans le discours qu’il prononcera à la cérémonie de remise des prix Princesa de Asturias, à laquelle assisteront Jean-Claude Junker, Donald Tusk et Antonio Tajani, en raison du prix de la Concorde décerné cette année à l’Europe.)
27Le mouvement de 2009 a déjà fait l’objet de quelques réflexions de la part de sociologues s’intéressant à la rénovation des formes de revendication au début du xxie siècle. Flash mobs, happenings, performances, cours hors les murs… ont contribué à forger l’identité du groupe et à la projeter dans la société pendant la grève universitaire. Il reste beaucoup à faire cependant. Je n’ai pas connaissance d’enquêtes orales ou de collectes documentaires systématiques par exemple. Si celles-ci étaient entreprises, elles permettraient peut-être d’établir la carte des centres moteurs dans la diversification des formes de revendication dans le cadre de ce mouvement, où figurerait probablement l’université Paris 1 et, plus particulièrement, son UFR d’histoire. Je ne crois pas trop magnifier mon rôle en pensant que, sur cette carte, l’intensité du point représentant cette UFR serait en partie la conséquence de mon action.
28L’atelier Performance, que j’animais au 12e étage du centre Pierre-Mendès-France à Tolbiac, avec le concours de Marie Dejoux, fonctionna en effet, de février à avril, tel un laboratoire de recherche de nouvelles formes de revendication. Sa première création fut le drame en quatre tableaux Supplice d’Université, joué pour la première fois lors de la manifestation du 19 février. Par la suite, de cet atelier sortirent d’autres créations, d’inspiration moins médiévale cependant, telles que l’opération In memorian, ou encore les clips du groupe Princess of Clèves : Fac Off, sur la musique d’Hot Stuff de Donna Summer, Paroles Paroles, sur l’air de la chanson du même nom de Dalida, et Les mots creux, sur celui des Mots bleus de Christophe, dont le clip ne fut pas réalisé. Les tournées du Supplice d’Université, amélioré à chaque reprise, ou encore la collaboration de l’atelier Performance au Procès devant les très doctes pères de la Sorbonne de Nicolas Sarkozy & de ses complices – un message adressé en urgence à un ami conseiller de Paris me permit d’obtenir l’extinction des bruyantes fontaines de la place de la Sorbonne le jour de la création de cette pièce, cela me valut un certain respect dans le comité de mobilisation –, où je jouais Valérie Pécresse – avec le concours d’une maquilleuse hors pair, Émilie Rosenblieh – firent que le petit bureau des historiens au 12e étage se remplit d’accessoires. En contact avec Olivier Py après un passage au « Studio Théâtre » de Laure Adler sur France Inter, j’avais même songé à organiser avec ces accessoires une exposition au théâtre de l’Odéon sur les nouvelles formes de revendication. Avec les vacances de printemps vint la question des examens. Au retour, en mai, celle-ci fit imploser le mouvement.
29 Des performances réalisées en 2009, celle qui m’est aujourd’hui la plus difficile à assumer est l’opération On y danse. C’était là le code du blocage du pont de la Concorde, réalisé le 3 mars 2009, afin d’interpeller la représentation nationale avec ce slogan : « République ! On tue ton école, ton Université et ta recherche ! » Le nom codé de l’opération, les courriels et les sms allusifs pour éviter les fuites, c’était là comme l’envoûtant parfum de la clandestinité. Un étrange parfum cependant. Quelques jours plus tard, une collègue me rapporta la comparaison qu’avait suscitée cette action dans l’esprit d’un spécialiste de l’histoire politique française du xxe siècle pourtant en phase avec le « mouvement », dont le caractère inédit tenait au rassemblement de la « droite » et de la « gauche » universitaires, principalement pour défendre le statut menacé des enseignants-chercheurs. La Concorde, l’Assemblée nationale, 1934 ! La comparaison était rapide, discutable, réfutable, mais elle me déstabilisa profondément dans mon engagement. En 2011, j’avais encore cette comparaison à l’esprit en observant avec défiance comment les « indignados » (« indignés ») avaient occupé la place de la Puerta del Sol à Madrid après la manifestation du 15-M(ai) ; et plus encore en 2012, toujours à Madrid, lorsque des collectifs avaient appelé à une action consistant à ceinturer l’Assemblée nationale (« Rodea el Congreso ») le 26-S(eptembre). Ma radicalité pendant le mouvement avait été plus esthétique que politique, car sur ce terrain-là je crois être assez légitimiste en fait. Lorsque la question des examens entraîna le mouvement vers l’implosion, je fus finalement partisan de leur organisation, selon une formule adaptée. Il fallut « trahir » pour faire avancer cette solution, trouver un accord avec les dirigeants de l’Union syndicale Solidaires (SUD) et de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) pour mettre en minorité les tenants de la ligne « dure » en assemblée générale – le Grenelle des examens eut lieu en salle des comportements au Lamop – et organiser enfin les épreuves. Je ne regrette aucunement mon rôle d’alors, car je ne suis pas réceptif à la mystique de la pureté en politique. Au moins les étudiants ne firent-ils pas les frais de notre échec, ni du jeu sans risque auquel s’était livrée notre bande d’insiders. Car loin de marquer une rupture, 2009 enclencha plutôt l’accès aux responsabilités de ma génération à l’université.
30(Nous sommes le 24 octobre 2017, l’examen parlementaire de l’application de l’article 155 a commencé au Sénat depuis hier, lundi. Carles Puigdemont pourrait être entendu dans le cadre de cet examen jeudi ou vendredi. Le parti indépendantiste catalan Candidature d’unité populaire [CUP] pousse dans la voie d’une déclaration d’indépendance votée par le Parlament avant que ne s’achève cet examen. En Espagne et à l’étranger, des voix se multiplient en faveur d’une convocation d’élections régionales. Le PSOE prend ses distances avec le Parti populaire [PP], car il paraît d’avis de freiner l’application dudit article si ces élections étaient organisées. Le sondage publié par El Periódico de Catalunya indique une situation inchangée en termes d’intentions de votes : un indépendantisme sous le seuil de la majorité des suffrages, mais disposant à nouveau d’une majorité au Parlament. Les experts de l’institut de prospective Elcano annoncent qu’il n’y a pas lieu d’espérer le règlement de la situation, qu’il faudra vivre avec. L’idée d’un vivre ensemble résigné (« conllevanza ») de José Ortega y Gasset refait surface. Pour un historien, l’idée n’est pas sans rappeler les concepts ou la terminologie forgée pour caractériser le temps médiéval d’une péninsule Ibérique des trois religions (« convivencia », « coexistencia », « conveniencia »…). Faudra-t-il que je parle de cette « conllevanza » à la rentrée de janvier dans mon unité d’enseignement de deuxième année de licence sur les usages contemporains de l’Espagne médiévale, ou dans celle de troisième année de licence, sur les sociétés de contact, où j’aborde précisément ce laboratoire identitaire que fut la péninsule Ibérique au Moyen Âge ?).
31Je n’ai pas échappé à ce mouvement générationnel. Après le happening, je suis passé moi aussi à l’administration, mais dans les domaines que mon rythme on/off me permettait d’investir véritablement, sans doute moins éclatants que celui de la grande politique pratiquée à la 21e section du Conseil national des universités – j’ai figuré à deux reprises sur les listes cependant, à chaque fois en position non éligible – ou dans les conseils centraux de Paris 1 – en position non éligible à nouveau en 2012. Parmi ces domaines moins visibles, se trouve tout d’abord la rénovation de la pédagogie des premières années d’enseignement en licence, avec l’ambition de généraliser certaines des innovations que Patrick et moi avions commencé à pratiquer troisième année de licence dès 2007 (le programme « L’Europe de Philippe de Commynes » avec Jean-Philippe). Vient ensuite la diversification des enseignements, au travers notamment de la création des aires culturelles, destinées à faire émerger de nouvelles voix – celles des maîtres de conférences, car à l’UFR d’histoire de Paris 1, et plus spécialement en histoire médiévale, le néo-mandarinat les empêche souvent de faire des cours magistraux ou de diriger des masters… – et à favoriser des approches trans-périodes. Le Lamop est encore un autre domaine d’investissement : le fonctionnement de la bibliothèque Halphen, la démocratie au laboratoire avec la refonte des statuts, la direction de l’équipe de codicologie après le départ de Jean-Philippe (le séminaire, les écoles d’été). Enfin, je me suis impliqué aussi dans les relations internationales à Paris 1, en particulier les liens avec l’Espagne (la signature d’une convention cadre avec l’université Complutense), et la création de la bourse postdoctorale Robert de Sorbon du Lamop est le fruit de mon expérience ainsi acquise. D’une certaine façon, le « mouvement » de 2009 fut mon véritable retour à Paris.
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L’exercice de la pensée
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